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Revue des
cours et
conférences
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t
f
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REVUE DES COURS
ET
CONF ÉRE NCES
Directeur : N. FILOZ
Officier de l'Instruction publique
[ k France : 20 fr., payables 10 francs
adommcmcmt ,i« ) comptant et le surplus par 5 francs les
ABONNEMENT, un an j i5 ^ rier et i5 m v ai ,/ 05
f Étranger 23 fr.
Le Numéro : 60 centimes
Après douze années d'un succès qui n'a fait que s'affirmer en France et à l'étranger,
nous reprenons la publication de notre très estimée Revue des Cours et Conférences :
estimée, disons-nous, et cela se comprend aisément. D'abord, elle est unique en sou
genre ; il n'existe point, à notre connaissance, de revue en Europe donnant un ensemble
de cours aussi complet, aussi varié, que celui que nous offrons, chaque année, à nos lec-
teurs. C'est avec le plus grand soin que nous choisissons, pour chaque faculté (lettres,
philosophie, histoire, etc.), les leçons les plus originales des mattres éminents de nos
Universités et les conférences les plus appréciées de nos orateurs parisiens. Nous allons
même jusqu'à recueillir dans les Universités des pays voisins ce qui peut y être dit et
enseigné d'intéiessant pour le public lettré auquel nous nous adressons.
De plus, la Revue des Cours et Conférences est à bon marché : il suffira, pour
s'en convaincre, de réfléchir à ce que peuvent coûter, chaque semaine, la sténographie, la
rédaction et l'impression de quaranle-huit pages de texte composées avec des caractères
aussi serrés que ceux de la Revue. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, nous
ne craignons aucune concurrence : il est impossible de publier une pareille série de
cours, sérieusement rédigés, a des prix plus réduits. La plupart des professeurs, dont
nous sténographions la parole, nous ont du reste réservé d'une façon exclusive ce privilège ;
quelques-uns même, et non des moins éminents, ont poussé l'obligeance i notre égard
jusqu'à nous prêter gracieusement leur bienveillant concours ; tûute reproduction analogue
à la nôtre ne serait donc qu'une vulgaire contrefaçon, désapprouvée d'avance par les maî-
tres dont on aurait inévitablement travesti la pensée.
Enfin, la Revue des Cours et Conférences est indispensable : indispensable à
tous ceux qui s'occupent de littérature, de philosophie, d'histoire, par goût ou par pro-
fession; — elle est indispensable aux élèves des lycées et collèges, des écoles normales,
des écoles primaires supérieures et des établissements libres, qui préparent un examen
quelconque et qui peuvent suivre ainsi l'enseignement de leurs futurs examinateurs f —
elle est indispensable aux élèves des Universités et aux professeurs des collèges, qui,
licenciés ou agrégés de demain, trouvent dans la Revue, avec les cours auxquels, trop
souvent, ils ne peuvent assister, une série de sujets et de plans de devoirs et de leçons
orales, les tenant au courant de tout ce qui se fait a la Faculté ; — elle est indispensable
aux professeurs des lycées qui cherchent des documents pour leurs thèses de doctorat ou
qui désirent seulement rester en relations intellectuelles avec leurs anciens maîtres; —
elle est indispensable enfin à tous les gens du monde, fonctionnaires, magistrats, officiers,
artistes, qui trouvent dans la lecture de la Revue des Cours et Conférences un
délassement à la fois sérieux et agréable, qui les distrait de leurs travaux quotidiens, tout
en les initiant au mouvement littéraire de leur temps.
Comme par le passé, la Revue des Cours et Conférences donnera les conférences
faites au théâtre national de l'Odéon et dont le programme, qui vient de paraître, semble
des plus attrayants. Nous continuerons et achèverons la publication des cours professés au
Collège de France, à la Sorbonne, dans les Universités de province, par MM. Emile
Faguet, Alfred Croiset, Jules Martha, Augustin Gazier, Abel Lefranc, Victor Egger, Charles
âeignobos, Desdevisps du Dezert, etc., etc., — ces, noms suffisent, pensons-nous, pour
rassurer nos lecteurs, — en attendant la réouverture des cours de la nouvelle année
scolaire. De plus, chaque semaine, nous publierons des sujets de devoirs et de composi-
tions, des plans de dissertations et de leçons pour les candidats fcaux divers examens
des articles bibliographiques, des comptes rendus des soutenances de thèses.
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TanziàiM Aimés. — Obdxi&iie Sébii.
Année Scolaire 1904-1905
REVUE des COURS
ET
CONFÉRENCES
La Revue parait tous les Jeudis
Directeur : N. FILOZ
Officier de l'Instruction publique
La Revue publie CETf e Année :
Littérature française. . Cours de MM. Émile Faguet, Augustin Gazier,
Abel Lefranc ; leçons de MM. M. Souriau
et M. Mas son.
Littérature latine. . . Cours de M. Jules Martha : leçons de M. de
Labriolle.
Littérature orbcqub . . Cours de M. Alfred Croiset.
Littérature anglaise. . Conférences de M. Gaston Deschamps.
Philosophie Cours de M. Victor Egger ; leçons de M. E. Joyau.
Histoire db la philo-
sophie Cours de M. G. Milhaud.
Histoire Cours de MM. Charles Seignobos et G. Dès-
devises du Dezert ; leçons de M. Henri
Hauser.
Conférences de l'Odéon. Conférences de MM. N.-M. Bernardin et
Gaston Deschamps.
Bibliographie .... Auteurs de l'agrégation, par MM. H. Bornecque
et W. Thomas.
Soutenances de thèses. — Sujets de devoirs, leçons bt compositions. —
Programmes des cours et des examens. — Renseignements divers.
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET C««
15, RUE DB CLUNY, 15
1905
Tout droit de reproduction résiru*
UNWERSnY jj
or a
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PRÉSERVATION
COPY ADOE0
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9 Mars 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : N. FILOZ
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Le troisième chant du poème des Saisons, consacré, vous le
savez, à l'automne, est peut-être le meilleur des quatre. Le pre-
mier nous a semblé froid, comme tout ce qu'a fait Saint-Lam-
bert; rien n'est plus plat que son tableau de l'amour au prin-
temps. Le deuxième n'est pas absolument mauvais; on y remarr
que même une heureuse tentative pour donner à l'été son
véritable aspect de grandeur, grandeur qui tient en partie, —
et Saint-Lambert ne Ta pas assez vu, — à la longueur des jours,
à l'éclat persistant de la lumière. Le troisième chant contient
quelques bons passages sur la chasse, plus jolis pourtant que
puissants, et qui font songer à un petit panneau de salle à man-
ger bien plus qu'à une belle peinture à fresque. Et surtout, c'est
dans ce chant qu'apparaît, pour la première fois, l'idée spiri-
tuelle, morale, du poème, celle qui lui donne à la fois son carac-
tère didactique et son élévation. Ce n'est pas tout : l'éloge du
gentilhomme campagnard pouvait se placer un peu partout, et
cela est si vrai que Saint-Lambert l'a refait dans son dernier
* chant. Ce que le poète a bien vu et heureusement rendu, c'est
le double aspect de l'automne sur son déclin, menace de l'hiver
ou regret des beaux jours.
Voici ce qu'il dit du gentilhomme terrien et de son existence,
agréable pour lui et utile pour son pays :
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à l'Université de Paris.
Saint-Lambert (fin).
16R559
2
REVUE DES COUKS ET CONFËKENCES
0 funeste loisir ! ô poids affreux du temps !
Vous n'êtes point connus du citoyen des champs ;
Il sait du jour qui passe employer la durée ;
A des devoirs aisés sa vie est consacrée ;
Le repos n'est, pour lui, que le délassement;
La chasse ou le travail, les soins, le mouvement
Entretiennent en lui cette chaleur active
Que refuse l'Automne à la nature oisive.
Sans entraves, sans maître, et libre de choisir
Les moments du travail, du repos, du plaisir,
11 dispose, à son gré, tout le cours de sa vie...
Le développement continue, et je n'ai pas à vous demander
pardon de ne pas vous le faire connaître: je le trouve trop long.
Saint-Lambert tenait tellement à cet éloge qu'il lui a donné,
matériellement, trop d'importance. L'ensemble est bien pensé,
vigoureusement exprimé, dans une langue excellente, mais
manque vraiment de poésie.
Cependant le caractère mélancolique de la fin de l'automne
est, comme on disait alors, bien « attrapé ». Nous allons re-
trouver dans ce passage les vers que Waïpole citait à M me du
Deffand:
Les arbres ont perdu leurs derniers ornements ;
A travers leurs rameaux, j'entends des sifflements.
Doux zéphir, qui, le soir, caressais la verdure,
Quel son, quel triste bruit succède à ton murmure ?
Les vents courbent les pins, les ormes, les cyprès ;
Us semblent, dans leur course, entraîner les forêts...
De temps en temps, un vers nous met sur la voie d'une très
belle image poétique :
Les arbres ébranlés, de leurs cimes penchées,
Font voler sur les champs les feuilles desséchées.
Les rayons du soleil, sans force et sans chaleur,
Ne percent plus des airs la sombre profondeur ;
Eole étend sur nous la nuit et les nuages ;
L'ombre succède à l'ombre et l'orage aux orages...
Le vers ample, spacieux, bien étoffé, vient se mettre parfois
sous cette plume assez experle en somme; et voici, à présent, le
vers de La Fontaine, élégant, gracieux, vif, renfermant une
image juste :
L'homme a perdu sa joie et son activité;
Les oiseaux sont sans voix, les troupeaux sans gaîté.
Plus loin, nous touchons à la grande poésie élégiaque des mo- -
dernes :
Dans ces champs que l'Automne a changés en déserts,
Dans ces prés sans troupeaux, dans ces bois sans concerts,
Je viens me rappeler des pertes plus sensibles ;
Je crois me retrouver à ces moments horribles,
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SAINT-LAMBERT
3
Où j'ai va mes amis que la faux du trépas
Moissonnait à mes yeux, ou frappait dans mes bras...
Malheur à qui le ciel accorde de longs jours!
Consumé de douleurs vers la ûn de leur cours,
Il voit, dans le tombeau, ses amis disparaître,
Et les êtres qu'il aime arrachés à son être ;
Il voit autour de lui tout périr, tout changer ;
A la race nouvelle il se trouve étranger,
Et, lorsqu'à ses regards la lumière est ravie,
Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie.
N'avez-vous pas songé, en entendant ces vers, à P Automne de
Lamartine, ou à ce couplet de Musset sur La mort qui nous
accompagne à chaque instant de notre vie ? Sans doute, le nom-
bre, l'harmonie et comme la pulsation du cœur qui donne sa vi-
bration, au rythme, voilà le privilège de nos grands élégiaques ;
mais ce qu'ils ont si puissamment senti et mis en musique d'une
façon si heureuse avait été pensé avec émotion et délicatesse par
les hommes les plus distingués du xvm e siècle.
Le quatrième chant est plus froid, plus sec, et aussi plus
varié: il contient moins de paysages, ce qui est assez naturel,
moins de descriptions heureuses, sinon puissantes. C'est que
Saint-Lambert, voyant surtout dans l'hiver l'auteur de l'état
social, s'est attardé â peindre des soirées mondaines, des bals,
des veillées de paysans ; il a parlé de la Iragédie, de l'opéra, de
Voltaire. Néanmoins, ce chant se lit avec plaisir ; on n'y trouve
pas de très belles choses, mais on y passe agréablement d'un
sujet à l'autre.
Voici, d'abord, un passage descriptif :
... Borée apporta ces frimas invisibles,
Ces atomes perçants, ces dards imperceptibles,
Qui font sentir du froid la mortelle âpreté.
Ils couvrent les gazons d'un duvet argenté ;
Ils délivrent les airs de la vapeur humide,
Qui retombe en cristal sur le limon solide.
Je le sens, au matin, ce limon condensé,
Résister sous mes pas dans le chemin glacé. ..
Saint-Lambert a presque des sensations; c'est précisément ce
que nous sommes heureux de trouver chez un de ces auteurs
qui donnaient, d'ordinaire, si peu de place à la sensation poétique.
C'est plutôt une idée spirituelle qu'une sensation profonde; mais,
enfin, il y a là une silhouette de pasteur, un coin de paysage.
Déjà, je n'entends plus la course des ruisseaux ;
La cascade muette a suspendu ses eaux :
, Le berger, qui la voit au lever de l'aurore,
L'observe en écoutant, et croit l'entendre encore.
: 4
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Saint-Lambert a fait deux éloges de Voltaire ; dans le premier,
il ne le nomme pas, mais le second constitue vraiment une très
belle apostrophe :
Du plus grand de nos rois le chantre harmonieux
Remplirait seul mes jours d'instants délicieux ;
Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène,
D'un poignard plus tranchant il arme Melpomène ;
De la crédule histoire il montre les erreurs;
11 peint de tous les temps les esprits et les mœurs.
Que n'a-t-il point tenté dans sa carrière immense ?
Lui seul réunit tout: la force et l'abondance,
Le goût, le sentiment, les grâces, la gaîté ;
Le premier de son siècle, il l'eût encor été
Au siècle de Léon, d'Auguste et d'Alexandre.
Je ne puis plus, hélas ! ni le voir, ni 1 entendre ;
Perdu pour ses amis, il vit pour l'univers ;
Nous pleurons son absence en répétant ses vers ;
Je lui devrai, du moins, de vivre avec moi-même,
Et de nourrir en moi le goût des arts que j'aime ;
A ce grand homme encor je devrai mes plaisirs.
Ne Vous étonnez donc pas -.Voltaire a écrit que le seul poème
du siècle qui passerait à la postérité serait celui de Saint-Lam-
bert ; quand il le dit, il n'en croit pas un mot, mais il aime à le
croire, et il n'aurait pas été fâché qu'on vînt lui dire que deux
poèmes passeraient à la postérité: les Saisons et... la Henriade.
Voici la conclusion de l'ouvrage, qui est inspirée par un sen-
timent généreux :
Ah ! quand l'heureux fermier, l'innocente fermière,
Accourent pour me voir au seuil de leur chaumière ;
Lorsque j'ai rassemblé ce peuple agriculteur,
Qui veille, rit et chante, et me doit son bonheur ;
Quand je me dis, le soir, sous mon toit solitaire :
J'ai fait ce jour encor le bien que j'ai pu faire,
Mon cœur s'épanouit; j'éprouve en ce moment
Une céleste joie, un saint ravissement,
Et ce plaisir divin souvent se renouvelle ;
Le temps n'en détruit pas le souvenir fidèle ;
On en jouit toujours, et, dans l'âge avancé,
Le présent s'embellit des vertus du passé...
Ce poème a donc une certaine valeur, et Ton comprend qu'il ait
eu beaucoup de succès au xvm e siècle.
Insisterai-je sur ses défauts? Ce sont ceux du temps, et, d'a-
bord, l'abus de l'apostrophe : ô Soleil ! ô Cérès, fleurs, aimable
illusion, ô vertueuse mère, etc.. Il y a aussi beaucoup de pla-
titudes dans Saint-Lambert; il est souvent d'un prosaïsme outré,
et c'est ce qui vous explique les épigrammes qui lui furent lan-
cées par les hommes de 1815 et de 1820. C'est lui qui s'écrie :
SAINT- LAMB EUT 5
Heureux, cent fois heureux l'habitant des hameaux.
Qui dort, s éveille et chante à 1 ombre des berceaux,
Et suspend les baisers qu'il donne à sa compagne
Pour lui faire admirer l'éclat de la campagne !
Quand on a la prétention d'écrire en vers, on ne devrait pas
laisser échapper des platitudes comme celle-ci :
La nature, au printemps, prodigue à nos jardins
Des végétaux sans nombre, aliments des humains,
ou bien :
L'amour dans les oiseaux meurt avec le printemps;
Chez l'homme plus heureux, il vit dans tous les temps.
Il est clair que ce n'est pas là ce que Voltaire admirait dans
Saint-Lambert ; elles vers de ce genre sont, malheureusement,
très nombreux chez lui !
Voici qui n'est pas une platitude, mais qui montre encore un
défaut caractéristique du temps : un certain degré d'impropriété
élégante. Ces gens-là ne font pas attention à l'idée, quand elle
est enveloppée d'une tournure qui leur semble élégante :
Ciel ! avec qiielle ardeur la troupe impatiente
Dévorait tour à tour la framboise odorante,
La fraise, le lait frais, le cidre et le pain bis,
Placés sur le gazon qui servait de tapis !
Voyez-vous cette foule qui dévore du lait et du cidre? Pour ce
qui est des périphrases, article où vous m'attendez évidemment,
je tiens à vous faire remarquer que, soit parce que Saint-Lambert
est venu trop tôt, soit parce que son goût l'en a préservé, la péri-
phrase ne sévit pas avec trop de violence dans le poème des Sai-
sons. En voici une, pourtant, que je ne puis refuser à ma malignité
naturelle de vous faire admirer ; il s'agit de la chasse au gluau :
D'un transport vif et doux mon cœur est agité,
Quand je les vois tomber sur ces verges perfides
Qu'infecta de ses sucs l'arbrisseau des Druides.
Voilà bien la vraie périphrase, celle qu'il faut être très intelli-
gent pour comprendre au bout de cinq minutes : c'est avec une
bouillie faite des fruits du gui qu'on enduit les verges perfides...
Avis aux collectionneurs de périphrases!
Saint- Lambert n'a pas été célèbre seulement par ses Saisons :
ses Poésies fugitives, èlles aussi, ont été très admirées; elles ne sont
pas mauvaises, quoique froides et un peu sèches. La précision et la
netteté élégante de style, c'est ce qu'il savait le mieux attraper.
On a cité beaucoup son Fpître à ****, où il a parfois l'allure
preste et vive de Voltaire •
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Ces fous, pleins de misanthropie (1),
Souvent ne raisonnaient pas mal ;
lis ont eu l'art de bien connaître
L'homme qu'ils ont imaginé ;
Mais ils n'ont jamais deviné
Ce qu'est l'homme et ce qu'il doit être...
Ce n'est pas d'un poète de génie, mais d'un homme intelligent
et spirituel.
Il y a quelques autres poésies qui irritent la curiosité, parce
qu'on dirait bien qu'elles sont écrites pour M mc du Châtelet.
L'une, intitulée Sur la Paix de i 748 , se termine ainsi :
Nous savons trop quelle a été cette victoire de 1748 ! Dans
YEpître à ***, il vante les yeux noirs, la voix charmante de celle
qu'il appelle Philis. Or Voltaire a souvent parlé des yeux noirs et
de la voix de la divine Emilie... V Elégie qui précède ces deux
pièces ne contient pas moins d'allusions à M me du Châtelet: cette
Philis lettrée, qui lisait avec lui les vers de Ti bulle et qu'il adorait
sous le nom de Délie, qu'il supplie de le conduire « de l'étude aux
plaisirs et des arts à l'amour », c'est, à n'en pas douter, la châ-
telaine de Cirey.
En prose, Saint-Lambert a fait la longue nouvelle, la plus fade
qu'on puisse imaginer, qui est intitulée Sara Th... C'est une
idylle à la Gesner: il poursuit son éloge du gentilhomme cam-
pagnard. Il a trouvé en Ecosse un fermier et une fermière, qui,
tout en s'occupant des travaux agricoles, sont capables, l'un
de citer des vers anglais, l'autre de jouer de l'épinette : le bon
Saint-Lambert voudrait persuader aux lettrés de vivre à la
campagne, aux paysans de cultiver leur esprit.
Les Fables dites orientales n'ont d'oriental que le titre : ce sont
dès fables morales, dans le genre des Contes moraux de Marmon-
tel. La morale a été conçue d'abord, et la fable n'est machinée que
pour l'amener : c'est du Lamotte en prose ; c'est aussi du Flo-
rianet même du Fénelon, si Fénelon est le premier qui ait, avec
(1) Il s'agit des Jansénistes.
et, plus loin :
Tous ces sauvages cénobites,
Qui vantent à Dieu leur ennui,
Ne voudraient plus vivre pour lui,
S'il était mort pour les Jésuites.
Ne crois pas qu'à nos beaux esprits
Je veuille disputer la gloire ;
Je ne veux vaincre que Philis
Et ne chanter que ma victoire.
SAINT-LAMBERT
7
beaucoup d'esprit, fait des fables d'invention intellectuelle et
non artistique. A la vérité, il n'y a qu'un fabuliste, et je n'ai pas
besoin de le nommer, qui ait procédé en vrai poète.
Voici quelques exemples tirés de Saint-Lambert ; d'abord
V Homme vrai : « Un roi avait condamné à mort un de ses esclaves :
celui-ci, étant sans espérance, ne ménageait plus rien, et acca-
blait le roi d'injures. « Que dit-il? demanda le prince à son
favori. — Seigneur, il dit que les récompenses de l'autre vie
sont pour les princes qui pardonnent, et il vous demande grâce.
— Je l'accorde, dit le roi. » — Un courtisan, depuis longtemps
ennemi du favori, avait entendu le discours de l'esclave. «On
vous trompe, dit-il à son maître; ce malheureux vous acca-
blait d'injures ». Le roi lui répondit : « Le mensonge qu'on m'a
fait est humain, et la vérité est cruelle ». Et puis, se tournant
vers son favori : « Oh ! mon ami, lui dit-il, c'est toi qui me diras
toujours la vérité. » — Il n'y a là guère plus qu'un schéma ; ces
gens-là ne vivent pas, ce sont des entités.
Le Sommeil du Méchant est une de ses meilleures fables : « Je
me promenais avec mon ami pendant la plus grande chaleur du
jour, sous un berceau d'arbres élevés, qui formaient une voûte
de verdure impénétrable aux rayons du soleil ; un ruisseau ser-
pentait entre ces arbres, et entretenait la fraîcheur d'un gazon
épais qui invitait à se reposer. Je vis le vizir Karoun couché sur
ce gazon ; il dormait. Grand Dieu î disais-je, le souvenir des
malheureux qu'il a faits ne trouble donc pas le sommeil de
Karoun? Mon ami m'enlendait, et médit: «Dieu accorde quel-
quefois le sommeil aux méchants, afin que les bons soient
tranquilles. »
Dans ce genre, où la fable n'est qu'une préface à une épigram-
me, Saint-Lambert a parfois une grande concision, qui fait
songer aux Vers dorés de Pylhagore et aux poésies lapidaires.
Ainsi Les M)Uacks : « Des Mollacks, retirés dans les déserts de
l'Arabie, avaient volé une caravane ; les marchands les conju-
raient, les larmes aux yeux, de leur laisser du moins de quoi
continuer le voyage ; les Mollacks furent inexorables. Le sage
Lokman était alors parmi eux, et un des marchands lui dit:
« Est-ce ainsi que vous instruisez ces hommes pervers? » — « Je
ne les instruis pas, dit Lokman ; que feraient-ils de la sa-
gesse? » — « Et que faites-vous donc avec les méchants ?» —
« Je cherche, dit Lokman, à découvrir comment ils le sont de-
venus. » — La méchanceté est, en effet, une énigme pour le sage.
Tel fut cet homme intelligent et distingué, mais qui reste, en
somme, un auteur de second ordre. A. 6.
Rapports de la morale et de la religion.
I. — Quand on étudie les principes fondamentaux de l'éthique,
on ne rencontre pas de question plus grave que celle des rapports
de la morale et de la religion. Il est impossible de détacher la mo-
rale de la métaphysique : l'école de la morale indépendante, et la
revue où elle exposait ses théories n'ont eu qu'une vogue éphé-
mère et ont bientôt abouti à un échec complet, malgré la bonne
foi et le talent de Massol, de Morin, de Caubet, de H. Brisson et
de M me Coignet.
L'opinion la plus répandue est que la religion est non seule-
ment le plus ferme soutien, mais le fondement indispensable de
la morale: si l'homme est obligé de faire le bien, c'est parce que
Dieu l'a voulu; notre devoir est d'exécuter ce que Dieu com-
mande, de ne rien faire de ce qu'il défend. Cette doctrine, ensei-
gnée à la fin du xvnie siècle par Necker, dans son livre sur
l'Importance des Idées religieuses, reprise dans la première
moitié du xix e par Alex. Vinet, de Lausanne, a de nos jours
pour principal champion M. Brunetière; il met sa fougue ordi-
naire à la développer dans ses livres et dans ses conférences ;
on sait quel est le poids de son autorité, si sa manière de parler
et d'écrire compte de nombreux admirateurs.
Mais que d'objections de tout ordre soulève un tel système !
Tout d'abord, il n'est pas nécessaire de chercher hors de nous
pour trouver le fondement de l'obligation morale : il suffît de
considérer notre nature et le caractère essentiel de la raison ; il
nous est impossible de concevoir un être raisonnable qui ne se
reconnaisse pas immédiatement obligé d'agir conformément à la
raison. Comme on l'a dit, pour donner à notre conduite une
orientation sûre, nous n'avons pas besoin de découvrir dans le
ciel l'étoile polaire ; nous avons en nous la raison et la conscience
morale.
Quant à la distinction du bien et du mal, il n'y a en elle rien
d'arbitraire ; si nous nous y soumettons, c'est parce que nous la
comprenons; c'est en éclairant notre esprit qu'elle s'impose à
Leçon de M. EMMANUEL JOYAU,
Professeur à l'Université de ClermonUFerrand.
LA MORALE ET LA RELIGION
9
notre volonté ; nous voyons clairement et distinctement qu'elle
est universelle, nécessaire et absolue; étant donné ce que nous
sommes, toute autre loi serait inintelligible et inacceptable.
Duns Scot au Moyen Age, Descartes à l'aurore des temps mo-
dernes ont prétendu que Dieu avait établi cette loi en vertu de
son autorité souveraine et qu'il aurait pu tout aussi bien nous
tracer des prescriptions différentes; mais Leibnitz a triomphale-
ment réfuté celte théorie. Nous ne pouvons pas concevoir l'idée
de la liberté d'indifférence et nous ne devons pas plus l'attribuer
à Dieu qu'à l'homme. Ce ne serait point un être raisonnable et
bon, un être digne du nom de Dieu, que celui qui pourrait dire,
comme la femme en colère de la satire de Juvénal : « Sic volo, sic
jubeo, sit pro ratione voiuntas ». Si Dieu a donné des lois aux
hommes, et précisément telles et telles lois, c'est qu'il a eu une
raison suffisante de le faire et, puisque nous le concevons comme
parfait, c'est-à-dire infiniment intelligent, il ne peut y avoir
d'autre motif suffisant de sa volition que la lumière de sa raison.
Ainsi loin de dire : ceci est bien parce que Dieu l'ordonne, nous
devons déclarer que Dieu ordonne ceci, parce que ceci est bien.
C'est s'exprimer improprement que de prétendre que la distinc-
tion du bien et du mal est supérieure à la volonté de Dieu; il y a
identité entre l'une et l'autre ; nous ne saurions ni comprendre
ni accepter comme moral un commandement contraire à celui
que nous découvrons en nous-méme. Nous repoussons énergique-
ment la théorie de saint Augustin, d'après laquelle la justice de
Dieu n'a de commun avec la nôtre que le nom et que Dieu est
juste, même en faisant ce qui chez nous serait injuste.
11. — El, maintenant, examinons l'autre face de la question. Est-
il vrai que l'idée de Dieu soit logiquement antérieure à l'idée
d'obligation morale ? Est-il possible, si on ne s'appuie pas sur les
enseignements de l'éthique, de constituer une doctrine véritable-
ment religieuse et de laquelle on puisse faire sortir une morale?
L'idée de Dieu ne nous est pas donnée immédiatement et direc-
tement ; elle ne nous est suggérée ni par les perceptions des sens
ni par le témoignage de la conscience ; nous nous y élevons par
degrés, grâce au travail de la pensée. Nos réflexions, quels qu'en
soient l'objet et le point de départ, aboutissent toujours, si nous les
poursuivons jusqu'au bout, à la conception de Dieu. J. Simon
la compare à une statue élevée au milieu d'une clairière, dans un
parc, et à laquelle aboutissent toutes les avenues; mais, selon que
nous suivons l'une ou l'autre, nous apercevons telle ou telle face,
el ou tel aspect de la statue. Lorsque nous considérons les divers
ordres de preuves de l'existence de Dieu, elles nous acheminent
10
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
à concevoir différents attributs de cet être; les arguments physi-
ques et métaphysiques nous donnent l'idée de son éternité, de sa
grandeur, de sa puissance, de sa sagesse ; seules, les preuves
morales nous conduisent à reconnaître en lui un être parfaite-
ment bon, dont la volonté ne peut être qu'absolument bonne, et
qui impose à tous les êtres libres et raisonnables la loi de faire le
bien.
III. — D'un autre côté, c'est une vérité incontestable que la mo-
rale ne peut pas être détachée de la religion, qu'elle la réclame
comme son complément nécessaire. Si nous avons le sentiment
de notre dignité d'homme, nous ne nous bornons pas à faire le
bien parce que notre conscience nous le commande, parce que
notre cœur «ous y porte ; nous éprouvons le besoin de compren-
dre ce que nous faisons, de nous expliquer clairement et distinc-
tement d'où vient celte obligation et ce qui en résulte. Comment
se fait-il que nous soyons des êtres libres et que le devoir des
agents libres soit d'être bons? Alors la lumière se lève dans notre
raison et l'idée apparaît d'un être à la fois tout-puissant, parfai-
tement sage et absolument bon, dont la volonté est que le bien
soit partout et toujours.
Ceux-là donc peuvent se contenter d'une morale sans religion
qui ne vont pas jusqu'au bout de leurs réflexions, qui sont capa-
bles d'admettre un fait sans chercher à s'en rendre compte ;
mais pour ceux qui, comme dit Malebranche, ont du mouvement
pour aller au delà, il en est tout autrement.
C'est cette vérité que Pascal a exprimée dans une formule
célèbre : « Athéisme, marque de force d'esprit; jusqu'à un
certain point seulement (1). » Il est certain, en effet, que la
religiosité de bien des hommes trahit une déplorable faiblesse
d'esprit. Ce n'est chez beaucoup qu'affaire d'éducation, d'habi-
tude, d'influence du milieu. Ils répètent certaines formules et
certains actes, parce qu'ils l'ont toujours fait, parce que tout le
monde le fait autour d'eux ; ils n'osent jamais penser, agir par
eux-mêmes; ils en sont totalement incapables. D'autres, dont la
condition est plus triste encore, en s'attachant à ce qu'ils consi-
dèrent comme des pratiques religieuses, en viennent en réalité à
s'affranchir de toutes les prescriptions de la morale. Alors même
qu'ils font le bien et se gardent de tout mal, leur conduite n'a
aucune valeur, puisqu'ils n'agissent que parla crainte de s'attirer
des châtiments cruels et par l'espoir de s'assurer d'abondantes
récompenses. Us vivent dans la terreur continuelle de la mort,
(1) Pensées, xxiv, 102.
LA MORALE ET LA RELIGION
ils ont peur d'irriter un maître puissant ou bien, au contraire, ils
se préoccupent constamment de lui faire la cour, de se concilier
sa faveur, d'obtenir les biens dont il s'est réservé la dispensa-
tion. A quel point leur conduite est intéressée, puisqu'ils veulent
acheter pour un prix relativement médiocre un bonheur infini r
rien ne le montre mieux que le célèbre pari de Pascal. Ainsi les
sentiments que la religion développe en eux sont des sentiments
bas et lâches: la peur, l'esprit de flatterie et le désir immodéré
des jouissances. Ils se résignent à attendre la fin de leurs épreu-
ves, ils supportent patiemment des maux épouvantables, la mort
même au sein des supplices, ils s'imposent toutes sortes de priva-
tions et de souffrances; mais c'est qu'ils croient faire ainsi le plus
avantageux des placements ; ils s'imaginent acquérir des mérites
et être payés non pas au centuple, mais avec une largesse
infinie.
Ceux-là donc sont véritablement des esprits forts et nobles qui
se sont affranchis de ces terreurs et de ces cupidités, qui n'ont
pas besoin d'autre chose pour faire leur devoir que de l'autorité
même du devoir; ceux-là seuls méritent le nom d'honnêtes gens
qui se gardent de tout mal par l'horreur que Jeur inspire ce
qui est mauvais et laid, qui font le bien par l'amour qu'ils
ressentent pour le beau et le bon : « Oderunt peccare boni
virtutis amore. »
Mais quelque estime que nous fassions de kur vertu, ce n'est
pas chez eux que se manifeste toute la grandeur de la nature
humaine. Ils ont la vue courte, ils s'arrêtent avant d'être parve-
nus au terme de la carrière ; ils ferment l'oreille aux exigences
impérieuses de la raison, ou bien ils n'ont pas l'énergie nécessaire
pour travailler jusqu'à ce qu'ils lui aient donné satisfaction. C'est
donc la marque d'une force d'esprit plus grande encore que de
ne pas s'en tenir au mépris de la religion populaire, au respect
scrupuleux des décisions de la conscience, mais de chercher à
comprendre le sens des jugements moraux et des sentiments
moraux, à se rendre compte de notre existence et de notre na-
ture, de s'élever ainsi à la conception du principe suprême du
bien, c'est-à-dire de Dieu.
On dit souvent que le monde physique révèle Dieu à l'esprit de-
Thomme ; c'est plutôt le contraire qui est vrai : le monde cache
Dieu et nous empêche de le voir. En effet, tel est, d'une part, l'in-
térêt que présente l'étude des phénomènes si curieux et si divers
qui se produisent dans le monde matériel, des lois qui les régissent,
des êtres organisés, végétaux et animaux, qui vivent sur la terre,
que cette étude risque de nous absorber tout entiers sans nous
12
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
laisser le loisir de penser à autre chose ; et, d'autre part, si nous
considérons attentivement et sans parti pris la marche que sui-
yent les événements de la vie privée et ceux de l'histoire, nous
sommes amenés à reconnaître que cette marche, loin de donner
satisfaction à la conscience et à la raison, n'a aucun rapport avec
les lois de la justice, qu'elle est complètement amorale et de na-
ture à écarter l'idée d'une direction divine. Il faut, au contraire,
détourner les yeux de ce spectacle, en écarter jusqu'au souvenir,
considérer uniquement notre nature intellectuelle et morale :
c'est elle qui manifeste l'existence de Dieu. Pour reprendre les
expressions de Kant, Dieu est la ratio essendi de la loi morale,
c'est la loi morale qui est la ratio cognoscendi de l'existence de
Dieu. L'affirmation de Dieu est bien, à proprement parler, un pos-
tulat de la raison pratique : la rejeter ou la révoquer en doute,
c'est ou bien refuser de reconnaître l'autorité de l'impératif ca-
tégorique ou renoncer à l'expliquer, accepter d'obéir aveuglé-
ment aux impulsions de l'instinct au lieu de se faire une loi
d'agir toujours en homme, en personne intelligente.
IV. — Mais comprenons bien la place que tient et le rôle que
joue dans notre intelligence l'idée de Dieu. Ce n'est pas une idée
comme les autres; elle n'est point adventice, elle ne nous est pas
fournie par l'expérience, de telle sorte qu'elle nous ait été appor-
tée à certain jour, alors que jusque-là nous ne la possédions pas;
elle n'est pas familière à quelques-uns, tandis qu'elle demeure
étrangère aux autres : elle constitue le fond même de notre rai-
son et de toute raison. De même que nous connaissons immédia-
tement et directement notre propre existence par la conscience,
celle du monde extérieur par les sens, de même nous connaissons
par la raison l'existence de Dieu; c'est son objet propre et natu-
rel,elle aboutit à cette conception, du moment qu'elle n'est arrêtée
ni déviée par aucun obstacle, qu'elle suit jusqu'au bout son propre
mouvement. Telle est la profonde vérité métaphysique qui a in-
spiré ce que l'on appelle la preuve ontologique de l'existence de
Dieu: il nous est impossible de ne pas affirmer l'existence de l'être
absolument parfait. Mais saint Anselme et Descartes ont obs-
curci et dénaturé cette vérité en essayant de la mettre sous
forme d'une démonstration en règle. Il n'est pas exact que nous
ayons, d'une part, l'idée de l'être absolument parfait, — nous ver-
rons tout à l'heure que cela nous est impossible, — d'autre part
l'idée d'existence, de sorte que nous en venions à conclure que
celle-ci appartient nécessairement à celui-là ; il n'est pas exact
non plus que l'existence soit la première des perfections, car
l'existence est un fait et non pas une qualité. D'où vient donc que
LA MORALE ET LA RELIGION
13
ces deux idées sont inséparables ? De ce que ce que nous trouvons
au fond de notre raison, c'est la croyance à l'existence de Dieu et
que cette croyance est d'autant plus assurée qu'elle devient plus
claire et plus distincte, qu'elle se dégage de ce qui la voilait à nos
yeux. Ce n'est pas du dehors que nous la recevons, c'est par
l'émancipation de notre activité personnelle que nous nous y
élevons.
V. — Il est un point sur lequel nous ne saurions trop attirer
l'attention : autre chose est affirmer l'existence de Dieu, autre
chose connaître et définir la nature de Dieu ; c'est ce dont nous
sommes totalement incapables. Nous devons être bien pénétrés
de cette conviction, que notre intelligence finie et bornée ne peut
concevoir la nature d'un être infini et parfait. Sans doute, la pensée
de Dieu produit en nous une impression profonde et met forte-
ment en jeu notre imagination ; elle agit à la fois sur le cours de
nos idées et sur celui de nos sentiments, elle intéresse et nos juge-
ments et nos passions. Mais n'oublions pas que nos efforts, pour
réaliser l'idée de Dieu, sont impuissants et prenons garde de nous
laisser égarer par de dangereuses illusions. Toute la matière de
nos connaissances nous vient incontestablement de l'expérience;
nous n'avons d'autres notions que celles qui nous ont été don-
nées parles sens ou par la conscience. C'est au moyen de ce que
nous savons des choses et des êtres, que noire esprit s'efforce de
construire l'idée de Dieu* et, telle est son impatience d'y parvenir,
qu'il accepte avec une étrange facilité les conceptions les plus
grossières et les plus diverses. Considérons, en effet, les religions
si nombreuses et si différentes que professent les peuples répan-
dus à la surface de la terre, celles qui ont pris naissance puis ont
été abandonnées dans la suite des temps, les superstitions aux-
quelles s'adonnent beaucoup de nos contemporains, nous verrons
que, partout et toujours, l'idée que les hommes se font de la na-
ture de la divinité et de son action dans le monde, est composée
exclusivement d'éléments pris à l'expérience, et que la combinai-
son de ces éléments est déterminée par leurs préjugés, leurs ma-
nières de voir familières et surtout par leur caractère, par leurs
sentiments. Les philosophes se montrent plus exigeants que les
autres hommes ; ils entreprennent la critique de l'idée que les
esprits vulgaires se font de Dieu ; ils en éliminent non seulement
tout ce qui est propre aux choses, mais aussi ce qui en nous tient
à nos passions, aux limites de notre nature, à notre impuissance.
Mais, dès qu'ils ne s'arrêtent plus à cette conception toute néga-
tive, dès qu'ils tentent de se former à leur tour une idée positivé
de la nature de Dieu, ils n'y peuvent réussir qu'au moyen d'em-
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
prunts faits à notre conscience de nous-mêmes : « L'homme,
dit Gœlhe, ne comprendra jamais à quel point il est anthropo-
morphiste. »
Nous ne devons donc pas nous proposer pour but de nous ren-
dre semblables à Dieu ; nous ne pouvons pas accepter cette dé-
finition de la vertu, biioi^iç xy 0e(|> xaxà xô ôovaxov, puisque, loin de
pouvoir prendre ridée que nous avons de Dieu comme type et
comme modèle, nous ne pouvons la construire que d'après l'idéal
que nous concevons de la nature de l'homme.
VI. — Platon enseignait que la marche naturelle et normale de
l'esprit est une ascension dialectique. Par le travail de la ré-
flexion, nous parvenons d'abord aux idées du vrai, du beau et
du bien ; mais nous ne saurions nous y tenir ; l'effort même par
lequel nous nous y sommes élevés nous porte plus loin, et nous ne
pouvons nous arrêter jusqu'à ce que nous soyons parvenus à les
rattacher à leur principe suprême, l'idée de Dieu. Cette doctrine a
été entendue en bien des sens divers ; V. Cousin en a fait l'objet
de son fameux cours de 1818. Mais Cousin identifie, au sens pro-
pre du mot, Dieu avec le vrai, le beau et le bien ; il dit que
Dieu est la substance deTun et de l'autre. Nous ne nous attarde-
rons pas à répéter les arguments par lesquels on a réfuté son sys-
tème. Dieu ne peut être à la fois le vrai, le beau et le bien, puis-
que le vrai, le beau et le bien ne sont pas la même chose ; nous
nous refusons à croire qu'il y ait un vrai absolu, un beau
absolu, un bien absolu ; nous ne pouvons pas admettre non plus
que le bien soit un être réel, substantiel, à plus forte raison qu'il
soit Dieu, puisque le bien, c'est nous qui le faisons et qu'il
. n'existe que si nous le voulons.
Mais, si nous sommes capables de discerner et de découvrir le
vrai, d'apprécier et de créer le beau, d'aimer et de faire le bien,
c'est que nous ne demeurons pas passifs et indifférents en pré-
sence du spectacle que nous présente le monde extérieur ; le fond
de notre nature, c'est une activité spontanée et féconde qui
s'exerce en vertu de principes directeurs dont nous avons con-
science et que nous pouvons isoler par une analyse attentive ; ces
principes directeurs de la raison ne sont que diverses formes,
divers aspects d'une seule et même loi primordiale. Et maintenant,
si nous réfléchissons sur cette loi primordiale de l'activité intel-
lectuelle et morale, si nous nous efforçons de comprendre le sens
et la puissance de ce principe qui .doit son autorité indiscutable à
la clarté dont il inonde l'esprit, c'est alors qu'apparaît dans notre
pensée la conception d'une volonté parfaitement droite et par-
faitement bonne, qui est la cause de notre existence, de notre na-
LA MORALE ET LA RELIGION
15
ture et de l'univers tout entier. La connaissance exacte des carac-
tères essentiels de notre personnalité et des conditions de son dé-
veloppement provoque en nous une série de méditations dont
l'aboutissant nécessaire est l'idée de Dieu. Pour avoir cette idée,
nous n'avons pas besoin d'autre chose que du mouvement propre
et naturel de notre pensée, elle s'y élève du moment que rien
n'arrête, que rien ne détourne sa marche. Le malheur est que, à
chaque instant, un nombre infini d'objets attirent et dévient notre
attention, que toutes sortes d'influences d'origine physiologique,
mentale ou sociale, font contracter un certain pli à notre intelli-
gence, à notre sensibilité, à notre volonté, font naître en nous des
sentiments, des goûts, des passions, des préjugés, des traditions,
des habitudes, qui prennent un empire de plus en plus despotique
et nous empêchent d'ouvrir les yeux à la vérité. Toutes les cor-
ruptions, toutes les dépravations de l'idée de Dieu ont leur cause
hors de nous; notre condition est la même au point de vue
religieux qu'au point de vue moral ; la force inhérente à notre
nature tend à se développer, à atteindre sa propre fin ; mais
elle n'y peut réussir qu'à condition de lutter contre un grand
nombre de forces antagonistes et d'en triompher : le progrès est
un affranchissement graduel de la personnalité.
VII. — Le premier effet de cette émancipation, c'est de nous
dégager des limites étroites de notre individualité. On a bien des
fois montré que ces deux mots, « individualité, personnalité »,
trop souvent confondus l'un avec l'autre, expriment en réalité
deux idées contraires ; l'homme ne mérite véritablement le nom
de personne, il ne pense, il ne sent, il ne veut par soi que s'il ne
vit pas uniquement pour soi. Si notre intelligence et notre vo-
lonté acceptent les lois de la raison et s'y soumettent sans rien
perdre de leur liberté, c'est que nous reconnaissons l'universa-
lité de ces lois, nous comprenons qu'elles s'appliquent à toutes
les intelligences, à toutes les volontés comme à la nôtre, que nous
sommes unis à toutes les personnes par une évidente communauté
de nature. Ce n'est pas tout encore : ces principes qui s'imposent
à l'activité raisonnable et libre des personnes, nous sommes con-
vaincus qu'ils régissent le monde tout entier. Ce n'est pas, ici, le
lieu de discuter la question de la valeur objective de nos connais-
sances, d'examiner le sens de la doctrine exposée dans la Cri-
tique de la Raison pure ; mais l'opinion que les lois de l'intelli-
gence humaine ne sont peut-être pas les mêmes que les lois des
choses n esl-elle pas un reste des antiques préjugés anthropo-
centriques, quoique, au premier abord, elle paraisse précisément
le contraire ? Emettre un tel doute, c'est considérer l'homme
16
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
comme constituant un empire dans un autre empire, et se faire une
idée singulièrement haute de la situation qu'il occupe dans le
moade Si nous nous représentons, au contraire, le peu de place
qu'il tient et dans le temps et dans l'espace, ce que sont les épi-
sodes de sa vie en comparaison des phénomènes qui s'accomplis-
sent d'un bout à l'autre de l'univers, nous sommes amenés à com-
prendre qu'il est un être comme les autres et que les lois
auxquelles il est soumis sont celles du monde lui-même. Il ne faut
pas croire qu'il y a harmonie préétablie entre les lois de la pensée
et celles de l'objet ; non, c'est une seule et même loi qui se mani-
feste dans l'un et l'autre ordre de faits ; la norme en vertu de
laquelle notre esprit passe de la conception d'une idée à la con-
ception d'une autre idée, lorsqu'il s'exerce librement et n'est
asservi par aucune puissance extérieure, est identiquement celle
selon laquelle les faits se succèdent et s'enchaînent dans la
nature. Les principes de la pensée ne sont que ceux de l'exis-
tence ; les lois de l'activité intellectuelle ne sont que celles de la
vie.
Ainsi la religion, comme l'indique l'étymologie du mot, nous
découvre les liens étroits qui nous attachent non seulement à tous
les hommes et à toutes les générations successives, mais à l'uni-
vers ; c'est elle qui nous dit le dernier mot sur notre nature.
Lorsque nous réfléchissons sur le devoir, sur le principe de son
autorité et sur les actions qu'il nous commande, nous y recon-
naissons un caractère sacré, qui ne lui est pas communiqué par
une volonté, une puissance extérieure, mais qu'il tient de sa
propre nature ; nous nous rendons compte du rôle que nous
jouons dans le monde, quand nous faisons le bien volontairement
et en connaissance de cause; l'émotion qui s'empare alors de
nous est véritablement religieuse ; c'est bien le cas de dire avec le
poète : « His ibi me rébus quœdam divina voluplas percipit atque
horror ». En effet, nous ne sommes pas seulement une intelligence
et une volonté, nous sommes aussi un cœur ; les besoins du cœur
ne sont ni moins impérieux ni moins respectables que ceux de
l'esprit ; l'exercice entièrement libre de notre intelligence et de
notre volonté est pour nous la source delà joie la plus intense et
la plus pure. Ne dites pas que c'est par amour pour Dieu que
nous aimons les autres hommes : la personnalité humaine est
aimable par elle-même, parce qu'elle a en elle-même le principe
de sa propre valeur; pour l'aimer, nous n'avons pas besoin d'autre
chose que de n'en être empêché par aucun sentiment antagoniste.
La conception de l'ordre parfaitement raisonnable qui règne dans
tout l'univers fait naître en nous l'amour le plus vif, et nous sen-
LA MORALE ET LA RELIGION
tons que cet amour, alors même qu'il ne l'emporte pas sur les
autres en intensité, est d'un tout autre ordre et d'une toute autre
qualité. C'est ce que Spinoza appelait amor intellectuaiis Dei,
et Jacobi avait raison de dire que Spinoza, si souvent accusé
d'athéisme, était en réalité ivre de Dieu.
Dans tout ce qui existe, dans tout ce qui se produit, se mani-
feste une puissance divine: quis Deus, incertum est, habitat Deus.
Ce caractère divin, nous ne pouvons pas ne pas le reconnaître à
la loi dont notre conscience aperçoit de plus en plus distincte-
ment la clarté et l'autorité : Legem hanc sentire, Deum est audire
loquentem. Dès lors, ce n'est plus seulement du respect que nous
inspire la loi morale, c'est une piété profonde, et cette piété re-
double nos forcf s. Dans quel cas, en effet, l'homme prend-il con-
science de toute l'étendue de son pouvoir ? C'est lorsqu'il met tout
son cœur à ce qu'il fait. Or, il n'est pas de sentiment qui apporte
aux besoins de notre cœur une satisfaction plus complète, qui
remplisse mieux toute la capacité de notre âme que le sentiment
religieux. Mais ce sentiment, qui élève l'homme au-dessus de lui-
même, ne le fait pas pour cela sortir de soi, il exalte au plus haut
point les activités de notre nature ; ce n'est pas un auxiliaire
étranger qui vienne nous prêter main-forte.
VIII. — Nous n'hésitons donc pas à identifier la morale avec la
religion. La religion n'est solide que si elle repose sur la base de la
morale ; la morale n'est complète que si elle devient religion. Ce
n'est point à dire que Tune et l'autre aient toujours marché du
même pas, que tout progrès de l'une ait naturellement §t immédia-
tement amené un progrès de l'autre ; non certes : si nous considé-
rons la diversité des conceptions religieuses, non moins manifeste
et non moins profonde que celle des conceptions morales, nous
nous apercevons que certains peuples et certains siècles, où ont
régné des idées morales relativement pures et élevées, ont été en
même temps asservis à des croyances et à des pratiques très
grossières, tandis que d'autres sont parvenus à une idée très
haute de la divinité, sans que le niveau de leur moralité ait cessé
d'être fort bas. Il n'y a rien là qui soit pour nous étonner : la vé-
rité n'est pas un bloc ; il ne faut pas croire que nous la con-
naissons ou que nous l'ignorons tout entière. Il y a, au contraire,
un nombre considérable de vérités, très différentes les unes des
autres ; sans doute, elles sont étroitement liées, elles présentent
bien des caractères communs, mais nous n'en pouvons pas moins
découvrir les unes sans les autres, l'invention de l'une n'entraîne
pas nécessairement celle des autres; car, de ce que nous avons
triomphé des obstacles qui nous empêchaient de parvenir à l'une,
53
18
REVUE DES COUHS ET CONFÉRENCES
il ne résulte pas que nous ayons la force ou le bonheur de vaincre
ceux qui nous dissimulent les autres.
On parle beaucoup et surtout on a beaucoup parlé de la religion
naturelle : le fait est que, si nous comparons les religions des diffé-
rents peuples, de ceux du moins qui manifestent une certaine
activité intellectuelle et morale, nous n'avons pas de peine à y
découvrir un fonds commun et constant. Mais il ne faut pas nous
méprendre sur l'interprétation de ce fait : gardons-nous de croire
qu'il y ait eu à l'origine une religion universelle, très simple et
très pure, qui se serait graduellement corrompue suivant les
temps et suivant les lieux, à mesure que seraient venues se greffer
sur elle toutes sortes de légendes, de superstitions, de pratiques
absurdes ou criminelles. Tout au contraire, nous voyons que dans
la suile des âges les religions se débarrassent de plus en plus de
ces surcharges et qu'elles tendent à devenir de moins en moins
dillérentes les unes des autres, de sorte que l'unité et la simpli-
cité des conceptions religieuses, loin d'être le point de départ de
l'humanité, est au contraire le but vers lequel elle s'achemine,
l'idéal auquel elle aspire. N'en est-il pas de même au point de vue
de la morale ?« L'unité morale de l'espèce humaine, dit M. Ja-
net (1), ne s'est pas manifestée au berceau de notre race ; elle est
le terme où elle tend, la raison secrète de son ascension infati-
gable vers le mieux. »
IX. — Certains voyageurs rapportent qu'ils ont rencontré dans
l'intérieur de l'Afrique, de 1'A.ustralie et de quelques îles de 10-
céaniedes peuplades chez lesquelles il était impossible de relever
aucune trace d'idées religieuses ou de sentiments religieux. On
refuse souvent d'accorder aucune valeur à leur témoignage. Ces
voyageurs, dit-on, étaient tout à fait incompétents en pareille ma-
tière et ils ont mal observé. Cela est bien facile à dire. Pour nous,
nous nous refusons à adopter une telle attitude. 11 ne nous paraît
pas impossible a priori que Ton trouve des hommes chez lesquels
les croyances religieuses ne se manifestent par aucun symptôme.
Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est que, chez ces peuples, on
n'observe non plus aucun sentiment véritablement moral, aucune
activité intellectuelle, aucune curiosité ; que dis-je ? leur condi-
tion matérielle est elle-même effroyablement misérable : ils ne
pratiquent aucune forme d'industrie, pas même l'agriculture.
Partout et toujours, dès que l'intelligence s'exerce et se développe,
elle aboutit naturellement, spontanément à la constitution d'une
morale et, en même temps,d'une religion. Sans doute, les directions
s (1) Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1868.
LA MORALE ET LA RELIGION
19
qu'elle suit sont bien divergentes, de sorte qu'elle en vient à
construire des doctrines non seulement multiples, mais contra-
dictoires ; la cause de ces divergences, que nous réussissons
quelquefois à découvrir, est toujours extérieure ; à mesure que
la personnalité parvient à s'affranchir, que l'intelligence et la vo-
lonté s'exercent sans obéir à d'autres lois que celles de leur na-
ture propre, les idées morales et religieuses apparaissent et
prennent une autorité de plus en plus prépondérante.
Un mot encore au sujet de ces peuplades si cruellement déshé-
ritées. On dit généralement qu'elles nous représentent la condi-
tion primitive de l'humanité, que, tandis que les autres peuples
faisaient des progrès plus ou moins rapides, elles sont demeurées
stationnaires, qu'elles mettent sous nos yeux des exemplaires
miraculeusement conservés d'un passé partout ailleurs disparu,
qu'elles fournissent par conséquent des documents d'une valeur
inappréciable pour nos études comparatives. Nous ne sommes
pas de cet avis. Nous ne savons rien de l'histoire de ces nations, et
elle ne nous fournit rien sur quoi nous ayons le droit de nous
appuyer. Cette opinion même, que la condition de ces peuples n'a
jamais subi aucun changement ni au point de vue matériel, ni au
point de vue intellectuel, alors que, dans toutes les autres con-
trées, l'homme est un être éminemment mobile et que l'humanité
n'a cessé de marcher, cette opinion acceptée si facilement, sur
quoi repose-t-elle ? Sur rien absolument ; tout nous porte au con-
traireà la rejeter. Les peuples dont nous connaissons l'histoire ont
eu à souffrir, dans le cours des siècles, un nombre considérable de
guerres sanglantes, de conquêtes, de tyrannies, qui ont tantôt
hâté, tantôt retardé le progrès delà civilisation ; nous avons donc
lieu de conclure par analogie qu'il en a . été de même des peuples
sur le passé desquels nous n'avons pas de documents.
Il nous est impossible de croire qu'ils aient vécu jusqu'ici
sans se faire jamais la guerre entre eux, sans avoir à porterie
joug d'invasions étrangères. Bien au contraire, ce que nous sa-
vons de leur grossièreté, de leur férocité, nous donne à penser que
chez eux les guerres ont dû être plus épouvantables, les tyrannies
plus cruelles, les révolutions plus sanglantes que dans les autres
parties du globe. Il a dû se passer dans l'intérieur du Continent
noir des drames plus atroces encore que ceux dont l'histoire des
autres nations nous présente l'horrible tableau. La condition ac-
tuelle de ces tribus est donc le résultat d'une longue et lamentable
décadence; ce que nous observons, aujourd'hui, ce ne sont pas des
échantillons heureusement sauvés de l'humanité primitive, mais
les débris qui ont survécu à d'innombrables massacres, aux croi-
20
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sements de toutes sortes de races, à des siècles de servitude; il
y a eu parmi eux une véritable sélection à rebours : tous ceux
qui s'élevaient au-dessus du vulgaire par leurs qualités phy-
siques, intellectuelles ou morales, étaient impitoyablement mis à
mort par des maîtres soupçonneux et cruels ; ceux-là seuls
étaient épargnés, ceux-là seuls continuaient à perpétuer la na-
tion dont on n'avait rien à craindre, soit qu'ils fussent trop fai-
bles pour rien entreprendre, soit que leur initiative fût para-
lysée par la terreur. Voilà comment ces peuples malheureux ont
été entraînés à un tel degré d'abrutissement que nous nous de-
mandons s'ils méritent encore le nom d'hommes ; ce ne sont pas
des primitifs, ce sont des dégénérés.
Partout où le concours des circonstances antagonistes n'em-
pêche pas l'homme d être véritablement homme, il est un être à
la fois moral et religieux. Si chez quelques nations, telles que les
Grecs et les Romains, le domaine de la morale et celui de la re-
ligion sont bien distincts, de sorte que la religion n'a aucun ca-
caractère moral, la morale aucun caractère religieux, cela tient
à des causes extérieures que les historiens sont parvenus à dé-
mêler ; chez ces nations mêmes, tous les esprits supérieurs qui
ont réussi à se dégager des influences toutes-puissantes sur les
autres hommes ont proclamé l'identité foncière de la morale et
de la religion.
Comprenons bien ce que cela veut dire : les devoirs religieux
ne constituent pas une catégorie spéciale ; tous nos devoirs sont
religieux au même titre ; toute mauvaise action est une impiété.
Un grand nombre d'hommes font, en quelque sorte, deux parts
dans leur vie et croient être en règle avec Dieu, quand ils se sont
acquittés de certaines pratiques ; d'autres pensent, au contraire,
qu'en se détachant des préceptes de la religion, ils font néan-
moins tout leur devoir; c'est une erreur profonde et une mécon-
naissance complète du véritable caractère de la morale.
X. — On dit, quelquefois, que le fond essentiel de la religion, c'est
la croyance au surnaturel. Peut-être n'y a-t-il là qu'un malen-
tendu, une question de mots. Beaucoup dhommes n'appellent na-
turel que ce qui tombe sous les sens ; dès lors, les idées religieusse,
tout comme les idées morales, se rapportant à des objets qui ne
sont ni visibles ni tangibles, seront à leurs yeux complètement
surnaturelles. Mais c'est une manière de juger étroite et tout à fait
fausse. Pour d'aulres, il n'y a de religion que si l'on admet une
puissance mystérieuse qui intervient dans la production des évé-
nements, qui est capable d'en modifier le cours, qui peut, par con-
séquent, nous accabler de maux ou nous procurer les plus grands
LA MORALE ET LA RELIGION
21
biens, nous assister ou nous frapper. Cette définition est loin
d'être universellement vraie ; un grand nombre de religions sont
exclusivement naturalistes ; elles consistent dans l'adoration des
grandes forces de la nature ou même, tout simplement, de cer-
tains objets ou de certains êtres. La distinction d'un ordre naturel
et d'un ordre surnaturel suppose un degré d'instruction et de
réûexion auquel la plupart des hommes n'ont pu s'élever : pour
ceux dont l'ignorance est profonde et l'imagination vive, tout est
surnaturel ; d'autres, au contraire, sont convaincus que rien ne se
produit dans le monde qui ne soit rigoureusement naturel. Mais
cela n'a rien à voir avec laquestiôn qui nous occupe. Nous croyons
avoir montré que rien n'est plus naturel à l'homme que la reli-
gion et que, pour assurer l'empire de la morale, il n'est aucune-
ment besoin de faire appel au surnaturel. La religion ne nous
vient pas du dehors, elle sort du plus profond de notre âme; elle
ne nous est pas donnée, ce n'est pas une puissance qui s'empare
de nous, c'est l'épanouissement complet et parfait de notre raison,
de notre volonté et de notre cœur : l'idéal de la vie véritablement
humaine, c'est la vie religieuse.
Il importe de bien fixer le sens et la portée de la théorie que
nous soutenons ici. Nous ne prétendons pas qu'il soit impossible
d'admettre la réalité d'un ordre surnaturel et qu'il ne puisse y
avoir d'autres sources d'idées religieuses et de sentiments reli-
gieux que l'intelligence des vérités morales. Ce sont là des ques-
tions tellement graves et tellement difficiles, que nous n'avons
pas la prétention de les discuter en passant et de les trancher d'un
mot. Ce que nous voulons dire, c'est, d'un côté, que nous ne pou-
vons accepter, sous le nom de religion, une doctrine contraire à la
morale, dont l'autorité est immédiate et souveraine ; d'un autre
côté, que l'idée de Dieu est l'aboutissant naturel et le couronne-
ment nécessaire de la morale. Quant à la morale, elle est com-
plètement naturelle ; elle est ce qu'il y a de plus naturel à l'homme
et elle ne nous ouvre aucun jour sur le monde surnaturel.
XI. — La religion répond donc à un besoin primordial de l'âme
humaine ; l'homme pleinement homme ne peut se passer de Dieu ;
nul n'a défendu cette vérité avec une conviction plus ardente et
plus soutenue que Pierre Leroux. Sans doute, il # en est de ce be-
soin comme des autres : il s'en faut qu'il se manifeste chez tous
les hommes avec la même intensité et qu'il exerce sur tous un
même empire; il lutte, en effet, contre un nombre considérable
de tendances opposées, auxquelles toutes sortes d'influences exté-
rieures viennent sans cesse apporter de nouvelles forces ; mais il
diffère profondément de tous les autres besoins au point de vue
22
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de la qualité, de sorte que le premier résultat de la réflexion
que nous faisons sur les commandements de notre conscience
morale est de nous faire sentir que nous devons en assurer
le triomphe.
Nous entendons continuellement répéter comme un axiome in-
discutable cette étrange proposition : il faut une religion pour le
peuple. Non, ce n'est pas seulement pour le peuple qu'il en faut
une, c'est pour tous les hommes, sans exception ; les philosophes
en ont besoin plus que les autres, car la religion influe surtout
sur les sentiments ; c'est Dieu sensible au cœur, comme dit Pas-
cal, et les sentiments religieux sont, chez tous, les auxiliaires les
plus puissants des sentiments moraux.
Cette théorie, qu'il faut une religion pour le peuple, mérite de
nous arrêter plus longtemps à cause à la fois de son importance
historique et du sens qu'y attachent ceux qui la soutiennent
avec le plus d'ardeur. C'était celle que professaient dans les der-
niers temps de la république romaine Varron, Cicéron et leurs
amis ; nous la retrouvons dans les écrits des philosophes du
xvm e siècle ; certains beaux esprits de notre temps la dévelop-
pent avec complaisance. Plus dédaigneuse encore est l'attitude
adoptée par M. Renan, et M. Renan a fait école. D'autres encore
s'en vont disant qu'il faut une religion pour les femmes ; ne
serait-ce pas faire trop d'honneur à cette dernière doclrine que
de s'arrêter à la discuter ?
Il faut une religion pour le peuple ! Comment ne pas être cho-
qué de ce qu'un tel système a d'aristocratique au mauvais sens du
mot, c'est-à-dire de méprisant pour le pauvre monde ? Que veut-on
dire, quand on parle de ces gens qui sont peuple, qui sont incapables
de connaître et de comprendre la vérité, qui n'ont aucun droit d'y
prétendre ? La vérité est-elle donc le privilège de certains esprits
supérieurs, parmi lesquels on a soin de se ranger? Osera-t-on
alléguer que la vérité, si bonne et si bienfaisante pour les uns, ne
peut être pour les autres que mauvaise et funeste ?« C'est bon
pour nous, dit-on, intelligences puissantes et accoutumées à ré-
fléchir, de nous rendre compte de l'autorité et de la beauté du de-
voir, de faire le bien par amour désintéressé du bien ; mais la
multitude estinaapable de ces pensées profondes, de ces efforts
sublimes ; seule, la religion a prise sur elle par les espérances
qu'elle fait concevoir et surtout par les craintes salutaires qu'elle
inspire ; la religion seule oppose un frein assez fort à ses pas-
sions, à ses appétits; il faut donc ne rien faire qui puisse ébran-
ler l'autorité de la religion sur le peuple et faire tout son possible
pour la renforcer. » L'histoire nous apprend quel est le sort de
LA MORALE ET LA ItELIGION
23
pareils systèmes et quelle terrible désillusion atteni ceux qui ont
pu les croire efficaces. Le peuple ne tarde pas à s'apercevoir de
la comédie qu'on joue devant lui et du rôle qu'on lui réserve, sans
lui demander son avis ; justement irrité du mépris qu'on lui té-
moigne, il embrasse dans la même haine ceux qui ont entrepris
de le diriger sans son aveu et la doctrine dont ces gens- là veulent
faire l'instrument de leur domination ; il oppose les discours qu'on
lui tient et la conduite de ceux qui prétendent le mener ; il abien-
IÔL fait de perdre tout respect pour la religion et, comme il ne
connaît pas d'autre autorité que celle-là, la ruine de la religion
entraîne, du môme coup, celle de la morale.
XII. — Ne nous lassons pas de le répéter, ce système est de
la plus radicale et de la plus révoltante immoralité : il ne va à rien
moyis qu'à ériger en devoirs le mensonge et l'hypocrisie : les
soi disant esprits forts croient bien faire en enseignant aux
autres des doctrines dont ils ont eux-mêmes reconnu la fausseté,
dont ils raillent l'absurdité avec une verve intarissable ; ils leur
imposent des pratiques dont ils se sont affranchis. Il faut lâcher
le grand mot, devant lequel Nietzche a le mérite de n'avoir point
reculé : il y a deux morales, celle des maîtres et celle des escla-
ves. Qui ne voit qu'en réalité il ne faut plus parler de morale,
mais seulement d'intérêt personnel et collectif ? Nous avons la
prétention de rester les maîtres et de le devenir de plus en plus ;
l'essentiel pour cela est de maintenir le plus grand nombre possi-
ble d'hommes dans la servitude, et 1 expérience nous apprend qu'il
n'est pas d'instrument d'asservissement plus efficace que la reli-
gion, puisque les sentiments qu'elle fait naître sont les plus puis-
sants de tous et que son autorilé est considérée comme sacrée.
Ce n'est point l'observation du devoir qu'il s'agit d'assurer, mais
la sécurité de quelques privilégiés, le respect de leur vie, de
leurs biens, de leur luxe, de leurs passions. Est-il rien de plus
impudent, de moins philosophique, que les déclarations de ceux
que Ton appelle les philosophes du xvm e siècle (1) ? Un lecteur
(1) Voltaire, Diction, phitosoph.,art. Religion. Si vous avez une bourgade à
gouverner, il faut qu'elle ait une religion. — Art. Dieu. Le grand objet, le
grand intérêt n'est pas d'argumenter en métaphysique, mais de peser s'il faut,
pour le bien commun, admettre un Dieu rémunérateur, vengeur. Nous
avons affaire à force fripons, à une foule de petites gens brutaux, ivrognes,
voleurs ; préchez-leur, si vous voulez, qu'il n'y a point d'enfer et que l'âme
est mortelle. Pour moi, je leur crierai dans les oreilles qu'ils seront damnés
s'ils me volent. — Art. Athéisme. Il est absolument nécessaire pour les
princes et pour les peuples que l'idée d'un Être suprême, créateur, gouverneur,
rémunérateur et vengeur, soit profondément gravée dans les esprits... Qu'un
philosophe soit spinoziste, s'il le veut, mais que 1 homme d'Etat soit théiste.
24
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
superficiel pourrait croire que cette doctrine n'est autre que celle
qui sera développée par Kant à la fin du même siècle ; c'en est
tout juste le contraire. Ils croient, en effet, que la loi morale est
incapable de se suffire à elle-même ; pour en garantir l'autorité,
il est besoin d une sanction semblable à celle que les sociétés
humaines ont soin d'attacher à leurs lois. Nous verrons bientôt
que cette manière de concevoir le rôle de la sanction et son rap-
port à la loi du devoir ne va à rien moins qu'à renverser celle-ci
et à enlever aux actions humaines tout caractère moral: Et quelle
inintelligence à la fois des idées morales et des idées religieu-
ses ! Ce qu'il faut avant tout, disent nos auteurs, c'est qu'il ne
se commette chez les nations civilisées ni meurtres, ni vols, ni
— Vous avouez vous-même, écrit-il à d'Holbach, que la croyance d'un pieu
a retenu quelques hommes sur le bord du crime ; cet aveu me suffit. Quand
cette opinion n'aurait prévenu que dix assassinats, dix calomnies, dix juge-
ments iniques sur la terre, je tiens que la terre entière doit l'embrasser.
Le langage de Didekot est plus cynique encore : « Le gros d'une nation
sera toujours ignorant, peureux et par conséquent superstitieux. L'athéisme
peut être la doctrine d'une petite école, mais jamais celle d'un grand nombre
de citoyens, encore moins celle d'une nation. La croyance à l'existence de
Dieu, ou la vieille souche, restera donc toujours ; or, qui sait ce que cette
souche, abandonnée à sa végétation, peut produire de monstrueux ?Je ne
conserverais donc pas les prêtres comme des dépositaires de vérités, mais
comme des obstacles à des erreurs possibles et plus monstrueuses encore ;
non comme les précepteurs des gens sensés, mais comme les gardiens des
fous ; et leurs églises, je les laisserais subsister comme l'asile ou les petites
maisons d'une certaine espèce d'imbéciles qui pourraient devenir furieux, si
on les négligeait entièrement. » — Plan d'une Université dressé pour Catherine
de Russie : « Puisque S. M. I. pense que la croyance à l'existence de Dieu
et que la crainte des peines à venir ont beaucoup d'influence sur les actions
des hommes, il est à propos que l'enseignement de ses sujets se conforme
à sa façon de penser. On leur démontrera donc la distinction des deux
substances, l'existence de Dieu, l'immortalité de l ame et la certitude d'une
vie avenir. »
Rousseau lui-même, chez lequel le sentiment religieux paraît tenir une
grande place, et qui déclare une guerre acharnée aux Encyclopédistes, expose
dans le Contrat social la théorie étrange de la religion civile : « Il importe
à l'Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ;
mais les dogmes de cette religion n'intéressent ni TEtat ni ses membres
qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui
qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au sur-
plus telles opinions quil lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain de les
connaître... Il y a donc une profession de foi purement civile, dont il
appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme
dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels
il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger
personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas : il
peut le bannir non comme impie, mais comme insociable, comme incapable
d'aimer les lois, la justice et d'immoler au besoin sa vie à son devoir .»
LA MORALE ET LA RELIGION
55
adultères, ni calomnies ; c'est que la philanthropie y soit géné-
ralement pratiquée ; peu importe à quel motif obéiront les hom-
mes, pourvu qu'ils observent la loi. Pour nous, nous répondrons
avec le poète latin : 0 curvœ in terras animœ et cœlestium inanes l
Ce qui fait la valeur morale de la conduite, ce n'est pas l'acte
lui-même, mais le sentiment qui Ta inspiré ; ce n'est donc pas
en abêtissant l'homme, mais au contraire en développant son
intelligence et son cœur qu'on le rendra plus moral. Quant à
Dieu, si les philosophes en proclament l'existence et l'inter-
vention vigilante dans notre destinée, c'est qu'il leur faut un
rémunérateur vengeur, ce sont là leurs propres expressions; ils lui
assignent donc le rôle de gendarme, de garde-chiourme.
Voltaire va plus loin encore que les autres :
Si Dieu n'existait pas, (dit-il*, il faudrait l'inventer.
Pour bien comprendre ce vers, qui a été expliqué de tant
de façons différentes, il suffit de se rapporter au contexte,
qui est parfaitement clair (1). Si les sages en venaient à recon-
naître qu'il n'y a pas de Dieu, ils devraient, pour assurer le
règne de la loi, enseigner aux autres hommes qu'il y en a un et
abuser de leur confiance pour le leur faire croire. On comprend
dès lors ce cri de révolte : « Ni Dieu, ni maître ! » Oui, le pre-
mier devoir de l'homme, c'est de ne pas accepter d'autre maître
que lui-même ; le premier de ses droits, c'est la liberté. Par con-
séquent, si Dieu est conçu comme un maître, le souci de notre
dignité personnelle nous fait un devoir de nous affranchir de
sa domination. Jamais la signification de l'idée de Dieu et de
l'idée de religion n'a été méconnue à ce point. Tout autres sont les
conceptions auxquelles nous nous élevons naturellement, lorsque
nous nous attachons à comprendre clairement et distinctement
les caractères essentiels de la loi morale, à en découvrir les
conséquences et le principe. Cette pensée nous répugne de ga-
rantir notre repos en répandant autour de nous la routine et la
peur, défaire régner sur les hommes, au nom de l'intérêt bien
entendu de la morale, le pire des esclavages.
Sans doute, la plupart des humains sont incapables de concep-
(1) Voltaire, Epîlre à V auteur du « Livre des Trois Imposteurs ».
Ce système sublime à l'homme est nécessaire.
C'est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l'espérance du juste.
Si les cieux, dépouillés de leur empreinte auguste,
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
26
HEVUE DES COUKS ET CONFLUENCES
tions abstraites et de raisonnements approfondis, nous ferions
en vain appel à leur intelligence ; le sentiment seul a prise sur
eux ; ils ne se conduisent guère que par habitude, et, en ébranlant
leurs croyances religieuses, nous risquons de briser le frein qui
arrête leurs tendances égoïstes et leurs mauvaises passions. Il
ne s'agit donc pas d'abolir leur religion, mais de l'élargir et de
l'élever.
Il fut un temps où l'on croyait que la science, elle aussi, doit
êlre réservée à une caste d'élite, qu'il importe de maintenir le
peuple dans l'ignorance, si l'on veut trouver des hommes pour
cultiver la terre et pour exercer les métiers pénibles. De nos
jours encore, il ne manque pas de gens qui soutiennent cette
opinion, et c'est une des causes qui contribuent à aggraver la
crise terrible que traverse la société contemporaine. Mais la plu-
part la repoussent avec indignation. Si nous sommes convaincus
que toutes les intelligences humaines ont également droit à la
vérité, cela veut dire, bien entendu, à la vérité tout entière, à
toutes les vérités. La loi morale nous défend formellement de
leur refuser la connaissance de ce que nous croyons être le Vrai
et surtout de leur enseigner ce que nous croyons êlre le faux.
C'est la forme la plus criminelle du mensonge; ce n'est pas la vio-
lation d'une prescription particulière, c'est le renversement de
la base même de la morale
XIII. — Il est certain que. pendant les siècles passés, la reli-
gion a tenu une place prépondérante dans la vie des hommes
Leplus grand nombre des philosophes s'accordent à reconnaîlre
que son influence a été éminemment bienfaisante, qu'elle a opposé
une barrière puissante aux passions et aux vices, que c'est grâce
à elle que la vertu a été universellement admirée et souvent pra-
tiquée, tantôt avec héroïsme, tantôt avec délicatesse. Aujourd'hui,
disent les positivistes, son règne est fini; l'idée de Dieu a fait
son temps ; il nous faut la reconduire à la frontière, en la re-
merciant des services incontestables qu'elle a rendus et que nous
n'oublierons pas, mais lui interdire absolument de revenir, car
désormais elle ne pourrait être que dangereuse et perturbatrice.
D'autres sont d'un avis opposé : ils croient que, de tout temps, les
idées religieuses ont été funestes à l'humanité, quelles consti-
tuent l'ennemi le plus redoutable de la morale, qu'elles ont égaré
et perverti la conscience , ils rappellent l'usage si commun des
sacrifices humains, la violence implacable des haines religieuses,
les persécutions, les guerres civiles, les crimes abominables
qu'a dictés partout le fanatisme ; ils répètent les vers fameux de
Lucrèce :
LA MORALE ET LA RELIGION
Tamtum religio potuit suadere malorum /...
Beligio peperit scelerosa atque impia fada!
Si nous voulons assurer le triomphe de la morale, concluent-
ils, nous ne devons avoir rien plus à cœur que d'affranchir les
hommes du joug de la religion.
Telle n'est point notre opinion. Loin de rejeter l'influence de
la religion, nous voudrions au contraire l'augmenter ; mais il faut
pour cela la transformer. Il y a manifestement une évolution
des idées religieuses, tout comme des idées morales, et cette évo-
lution consiste en un affranchissement graduel de l'âme humaine,
qui se dégage peu à peu des erreurs et des passions qu'elle doit
à Tinfluence des causes extérieures. Si les sentiments religieux
sont susceptibles de tant de monstrueuses dépravations, c'est,
nous Pavons vu, par suite de leur combinaison avec les pas-
sions les plus basses et les plus grossières. Déclarer la guerre
à ces passions, ce n'est pas ébranler la religion, c'est au con-
traire l'épurer et par là même en accroître la force. On répète
souvent que la crainte de Dieu est le commencement de la
sagesse, initium sapientiœ timor Domini ; mais ce n'en est que
le commencement : nous ne devons pas nous arrêter à ce point,
servir Dieu avec tremblement et concevoir la religion comme
un joug. La véritable religion consiste à observer la loi de Dieu
avec confiance et avec joie. Mais ce qu'il faut avant tout
reconnaître, c'est que le progrès des idées religieuses a pour
cause le progrès des idées morales, et que ce sont les exigences
de la conscience morale qui triomphent de toutes les influences
qui avaient égaré la conscience religieuse.
E. Joyau.
L'intervention de Napoléon en Espagne.
Cours de M. 6. DESDEVISES DU DEZERT,
Professeur à V Université de Clermont-Ferrand.
La France et l'Espagne de 1795 à 1808.
De 1795 à 1808, l'Espagne et la France sont restées en paix et
ont été presque toujours alliées ; mais leur attitude n'a pas été
alors commandée par leurs intérêts, elle a été l'effet de l'ascen-
dant, plus ou moins marqué, du gouvernement français sur le
favori du roi d'Espagne.
Charles IV, deuxième fils de Charles III, était né à Naples en
1748 et devint roi d Espagne le 14 décembre 1788. Ce fut un
Louis XVI ignare, de moindre intelligence «t de moindre volonté.
Ses matinées se passaient aux écuries, en querelles avec les pale-
freniers, ses après-midi appartenaient à la chasse. Ayant montré
quelque curiosité des choses de la marine, son père, au lieu de
l'envoyer k Cadiz ou au Ferrol, lui fit construire une petite fré-
gate qui fut lancée sur un des bassins d'Aranjuez. Devenu roi, il
conserva la puérilité qu'on s était ingénié à lui donner. Il fit une
collection de montres. Il dépensa de grosses sommes à orner un
cabinet d'aisances.
Il détestait le théâtre, les journalistes, le gouvernement, les
idées révolutionnaires, tout progrès et tout changement ; mais il
avait voué un véritable culte à Napoléon, et son rêve était de
devenir empereur comme son ami.
La reine Marie-Louise de Parme, née en 1751, a laissé une ré-
putation infâme : elle fut la digne petite-fille de Louis XV et la
digne aïeule d'Isabelle II.
Le roi et la reine régnaient, Godoy gouvernait. Sa faveur re-
montait à 1785. 11 entra au ministère en 1791, supplanta bientôt
le comte d'Aranda (15 nov. 1792) ; toute sa politique consistait à
garder le pouvoir ou, tout au moins, la faveur du roi et de la
reine.
La paix de Bâle, signée le 22 juillet 1795 entre la France et
l'Espagne, valut à Godoy une certaine popularité. Le roi le récom-
L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE
29
pensa par le titre magnifique de priace de la Paix. Mais, si une
partie de la nation espagnole applaudissait à la reprise des rela-
tions avec la France, le parti aristocratique et ecclésiastique re-
gardait cette paix comme déshonorante et monstrueuse, et Godoy
ne tarda pas à se trouver menacé par une formidable conspira-
tion. La Curie romaine, les cours de Naples, Parme et Lisbonne,
l'Angleterre, poussaient de toutes leurs forces à la chute du favori.
L'inquisiteur général et le confesseur de la reine furent gagnés.
La reine reçut un mémoire, rédigé en son propre nom et au nom
de la reine de Naples, et concluant au renvoi de Godoy. Elle pro-
mit de le soumettre au prochain Conseil de cabinet. Elle dit à
Godoy qu'il y serait question de le créer amiral de Castille et qu'il
ferait mieux de n'y pas assister. Mais Godoy, averti par l'ambas-
sade de Naples, obtint le soir même une entrevue de la reine et
reconquit tout le terrain perdu. La reine avoua tout et lui nomma
elle-même tous les conjurés, dont quelques-uns furent arrêtés
cette nuit même.
Cette aventure rejeta Godoy du côté de la France. Le Directoire
en faisait peu de cas. La Revellière-Lepaux disait de lui : « C'est
un misérable, le mot pris dans toutes les acceptions ! » Mais on sut
en jouer. Le 18 août 1*796, un an à peine après la signature de la
paix de Bâle, l'Espagne était l'alliée de la France, et se trouvait
acculée à la guerre avec l'Angleterre.
Or, les 27 mois de guerre avec la France lui avaient coûté cher.
Le déficit s'était élevé en 1793 à 100 millions de réaux, — en 1794
à 387 millions, — en 1795 à 572 millions, et il avait encore été
de 237 millions pour 1796. La marine comptait bien sur le papier
76 vaisseaux de ligne, 51 frégates et 184 bâtiments de moindre
tonnage, exigeant 104.000 hommes d'équipage pour manœuvrer ;
mais l'Egpagne n'avait pas 100.000 marins. Les eut-elle possédés,
elle n'eût pu les nourrir, et l'Angleterre avait 108 vaisseaux de
ligne et 400 bâtiments avec une réserve de 120.000 marins. Dès le
premier jour de la lutte, l'Espagne était sans argent et sans ma-
telots, et le Directoire ne pouvait lui fournir ni un homme ni un
écu.
Cependant, le 7 octobre 1796, Charles IV déclara la guerre à
l'Angleterre.
Le 14 février 1797, l'amiral Jervis, à la tête de 15 vaisseaux, 4
frégates et 2 corvettes, rencontra au large du cap Saint- Vincent la
flotte espagnole, aux ordres de D. José de Cordova, et forte de
25 vaisseaux, et 11 frégates. Suivant leur coutume, les Espagnols
marchaient sans ordre. Un groupe de huit vaisseaux, tombés sous
le vent pendant la nuit, était séparé par un intervalle de 4 ou 5
30
HE VUE DES COUHS ET CONFÉRENCES
lieues du gros de l'armée, qui comptait 17 vaisseaux. Jervis se
jeta entre les deux divisions espagnoles et tomba avec ses
15 vaisseaux sur le gros de l'armée de Cordova. Il lui prit deux
vaisseaux de 112 canons et deux de 80. Nelson avait décidé du
succès de la journée, en essuyant à bord du Captain le feu de
4 vaisseaux espagnols.
. La flotte de Gordova était dans un tel dénuement qu'il avait
fallu déchirer des sacs à poudre afin de trouver de la toile pour
panser les blessés.
Ce désastre enleva tout courage aux hommes d'Etat espagnols,
qui, à partir de ce moment, perdirent toute espérance de vaincre
jamais les Anglais. Les soldats et les marins espagnols réussirent
cependant à défendre les Canaries contre Nelson lui-même.
Les préliminaires de Léoben (avril 1797), les conférences de
Lille (juillet) détendirent un instant les rapports entre l'Angle-
terre et la France; mais, bientôt, la lutte recommença, plus âpre
que jamais, et le Directoire se fit de plus en plus pressant.
Il accablait Godoy de réclamations, il exigeait des mesures de
rigueur contre les émigrés, il soutenait les plaintes des négo-
ciants français, il demandait des subsides et des troupes, il pres-
sait Godoy de prendre des mesures décisives contre l'Angleterre.
Godoy, occupé à se défendre contre les intrigues du cardinal
Lorenzana et du P. Confesseur, exposé à tomber sous les griffes
de l'Inquisition, ne voulait ni pousser les Anglais à bout ni
renoncer à l'alliance française. Il promettait tout, tergiversait, se
dérobait, n'accordait rien.
Le Directoire voulait la Louisiane et la Floride, et offrait le
Portugal en échange. Le Portugal serait conquis par des soldats
français et remis à Charles IV. Mais Charles IV appréciait peu le
cadeau, il lui semblait scandaleux de voir un roi en détrôner
un autre. Puis il craignait la propagande révolutionnaire que
pourraient faire les Français.
Godoy négocia avec le Portugal, le réconcilia vaille que vaille
avec le Directoire et reçut du régent de Portugal le titre de comte
d'Evoramonte. Il paraît même que Cabarrus envoya à Paris 2
millions pour acheter le Directoire.
Le Directoire se fâcha, remplaça Pérignon, trop mou à son
gré, par un nouvel ambassadeur, Truguet, et lui donna pour
mission d'obtenir le renvoi de Godoy.
Godoy était, à ce moment, beaucoup moins solide que par le
passé. Le roi avait voulu marier son cher Manuel et lui avait
donné pour femme sa propre cousine germaine, Dona Maria Teresa
de Vallabriga Borbon, fille de son oncle l'infant D. Luis. Marie-
L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE
31
Louise boudait. Godoy, craignant d'être disgracié, offrit lui-même
sa démission (28 mars 1798).
Charles IV, qui n'avait aucune connaissance de toutes ces in-
trigues, fut stupéfait que Manuel songeât à se retirer, il fît tous
ses efforts pour le retenir et lui conserva tous ses honneurs,
appointements et émoluments ; il lui laissa ses entrées à la cour,
et lui écrivit la lettre la plus amicale et la plus Ûatteuse : « Je vous
« assureque je suis extrêmement satisfait des témoignages d'affec-
« tion, de zèle et d'habileté, que vous m'avez donnés dans l'exer-
« cice de votre ministère. Je vous en serai reconnaissant toute ma
« vie, et, dans toutes les circonstances, je vous en donnerai des
« preuves pour récompenser vos services signalés. » — Le crédit
du prince de la Paix ne parut jamais mieux assuré qu'au mo-
ment où il quitta le pouvoir. Les courtisans ne s'y trompèrent
pas. Un cortège considérable accompagna l'ancien premier mi-
nistre, du palais royal à son hôtel, et, pendant deux ans et demi,
Godoy resta éloigné des affaires, toujours très bien vu du roi,
boudant la reine et n'attendant qu'une occasion favorable pour
rentrer au ministère.
Son successeur, D. Francisco Saavedra, valait mieux que
lui, et, aidé de l'intègre et savant de Jovellanos, ils allaient
peut-être donner à l'Espagne des ministres dignes des meilleurs
jours de Charles III, quand ils tombèrent tous les deux malades
d'une maladie étrange ; on parla de poison, on raconta qu'un
laquais de Jovellanos avait été acheté pour 10 onces d'or. Les
deux ministres malades donnèrent leur démission (14 et 24 août
1798).
Rien de plus tragique dans sa simplicité que la lettre où Jovel-
lanos raconte un dîner chez Godoy à l'Escorial : « Tout ici me-
« nace ruine, et la ruine nous entraînera tous. Ma confusion et
« mon affliction vont croissant. Le prince de là Paix nous a invités
« à dîner, nous y sommes allés mal vêtus. A sa droite la princesse,
« à sa gauche la Pépita Tudo... Ce spectacle a achevé ma confu-
« sion, mon âme n'a pu le supporter. Je n'ai pu ni manger, ni
« parler, ni calmer mon esprit. Je me suis enfui. Toute l'après-
« midi, à la maison, je suis resté inquiet et abattu, et voulant
« travailler, et perdant mon temps et ma tête. » (Gomez de Arte-
che, Historia de Carlos IV, t. I. p. 156.)
Après la retraite de Saavedra, la direction des affaires fut
donnée à D. Mariano Luisde Urquijo, qui semblait rivaliser d'élé-
gance avec Godoy et ambitionner les mêmes succès. « Ce n'est
« certainement pas un grand ministre, disait de lui l'ambassa-
« deur français Alquier : il n'a ni talents supérieurs, ni connais-
32
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
« sancesde détail, ni mesure, ni même ce qu'on appelle de l'es-
« prit; mais c'est un ministre utile, et, au milieu du peuple le plus
« ignorant, le plus insouciant et le plus inerte de TEurope, c'est
« encore un homme rare... Je vous ai dit combien il était facile
« de le faire tomber d'une conférence dans une causerie. C'est là
« qu'il est parfaitement à Taise et qu'il devient intéressant à
« observer. » (Lettre d'Alquier au ministre, 28 prairial an VIII.
Aff. étr. Corresp. Espagne, t. 659, f°43.)
Sa politique fut tout aussi égoïste et immorale que celle de Go-
doy. Au dedans, son seul objectif fut de se maintenir au pou-
voir par tous les moyens, le gaspillage compris. Le déficit de
l'année 1798 monta à 800 millions de réaux. Au dehors, il resta
l'allié du Directoire.
Mais les violences du Directoire préparaient une nouvelle
coalition.
Le 10 février 1898, Championnet entrait à Rome et proclamait,
le 15 février, la République romaine. Au mois d'avril, la vieille
confédération suisse devenait la République helvétique. Le 9 dé-
cembre, le Piémont était réuni àlaFrance. Le 15 janvier 1799,
Championnet entrait à Naples et y établissait la République par-
thénopéenne.
Charles IV voyait tous ces changements avec douleur et in-
quiétude. Le sort du pape, prisonnier de ses alliés, était pour lui
un grand sujet de remords. La chute du roi de Naples, son frère,
l'avait profondément irrité.
L'année 1799 s'annonça désastreuse. Battus sur l'Adige, à
Cassano, à la Trebbia, à Novi, les Français perdaient l'Italie ; la
Suisse était envahie ; une armée anglaise débarquait en Hol-
lande; le Directoire se débattait sans force entre les partis, et
l'alliance franco-espagnole semblait, chaque jour, plus compro-
mise.
Godoy s'était rejeté dans l'opposition. Il flattait le parti dévot
et faisait montre de sentiments hostiles à la France.
Urquijo, menacé d'une réaction, s'accrocha désespérément au
Directoire. L'amiral français Bruix avait reçu l'ordre de porter
des secours à J'armée d'Egypte, il avait réussi à transporter la
flotte de Brest dans la Méditerranée et était heureusement entré
à Toulon. Il en ressortit le 26 mai 1799, ravitailla Gênes le 5 juin
et, au lieu de se porter vers l'Egypte, rejoignit à Carlhagène l'es-
cadre espagnole commandée par Mazarredo. Il la détermina à
le suivre jusqu'à Brest, où il entra heureusement, le 8 août, après
une des plus belles campagnes qu'un marin ait jamais exécutées.
Le coup d'Etat de brumaire fut très applaudi à la cour d'Es-
L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE
pagne. Charles IV « accueillit avec le plaisir le moins équivoque
« et avec la satisfaction la plus vraie lanouvelte que le gouverne-
« ment de la République était confié désormais au général Bona-
« parte. » (Aff. étr., t. 657, pièce 295.)
Les premiers succès de Bonaparte ne trouvèrent à la cour
d'Espagne que des admirateurs. Lorsque l'ambassadeur Alquier
annonça à LL. MM. le roi et la reine d'Espagne que le premier
Consul avait franchi les Alpes, la reine répondit : « Je suis en-
« chantée des bonnes nouvelles que vous nous avez apprises. Je
« vous en fais mon compliment bien sincère, nos affaires vont
« bien. » Ces mots obligeants furent prononcés avec cette poli-
« tesse aisée et cette grâce parfaite, qui n'appartiennent qu'à la
« reine. Le roi, de ce ton de franchise qui le rend si respectable
« et si cher à tous ceux qui ont Je bonheur de rapprocher, voulut
« bien me dire aussi : « Vous croyez bien que je suis très con-
« tent. C'est bon, nous allons bien ; je vous fais de bon cœur mon
« compliment. » (Aff. étr., t. 659, f° 33.)
Après Marengo, la satisfaction de Charles IV devint de l'en-
thousiasme. Il commanda à M. de Musquiz, son ambassadeur à
Paris, de lui envoyer un portrait du premier Consul, en grand
costume officiel, pour le placer dans son appartement dans le
salon des grands capitaines. (Ibid., t. 659, fo 254.)
Le nouveau gouvernement français se montrait bien plus cour-
lois en la forme que n'avail été le Directoire. La présence de Tal-
leyrand au ministère des affaires étrangères se trahit tout de
suite par un changement très notable dans le ton de la corres-
pondance diplomatique. A Guillemardet, petit médecin du Niver-
nais, porté au poste d'ambassadeur par les hasards de la poli-
tique, succéda Alquier, ancien avocat vendéen, plus modéré, plus
intelligent et incomparablement mieux élevé.
Bonaparte comprit très vite tous les avantages de l'alliance
espagnole et n'épargna rien pour gagner Pamitié de Charles IV.
Il lui fit offrir par l'ambassadeur des fusils de la manufacture de
Versailles. Le roi se montra très content, et demanda aussi « une
belle Bible ». La reine demanda à son tour « si le général Bona-
« parte ne lui enverrait rien ». Elle voudrait avoir deux belles
robes de gala et un déjeuner en porcelaine des formes les plus
nouvelles et lès plus jolies. La reine a déjà dans ses cabinets
beaucoup de porcelaines de Sèvres ; les formes en sont anciennes
et lui déplaisent ; Alquier se demande si on ne pourrait lui pro-
curer de la manufacture du Temple quelque chose qui serait d'un
goût plus moderne et plus pur. Pour les robes delà reine, les
plus brillantes, les plus fraîches de couleur, celles enfin que choi-
54
34
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
çirait une brune piquante de vingt ans sont précisément ce qu'il
faut. Point de diamants, point de pierreries ; Ja reine en a pour
20 millions,, mais une étoffe riche et charmante à la fois, d'un
dessin exquis et nouveau ; c'est ce qu'on désire. M. Desbas, qu
est chargé à Paris des détails de la garde-robe de la reine,
pourra recevoir les étoffes et faire faire les robes. Les fusils du
roi doivent être d'un travail précieux et bien éprouvés. On y
joindra aussi un nécessaire de pistolets pour le chevalier d'Ur-
quijo. (Aff. étr., t. 658, pièce 255.)
Alquier indique, en même temps, au premier Consul le point
précis sur lequel doivent porter tousses efforts. « Il n'y arien au
« monde que la reine né fît si on donnait au duc de Parme
« quelque accroissement de possessions et le titre de roi. »
(Lettre d' Alquier, 9 germinal an VIII. — Aff. étr. 658, pièce
120.) « Ce n'est pas seulement comme sœur du duc régnant que
« la reine aspire à voir ses projets appuyés par la France. L'in-
« fante Louise-Marie, mariée au prince héréditaire de Parme, est
« de tous ses enfants celui qu'elle chérit le plus, et il n'est rien
« qu'elle ne fît pour accroître et pour embellir la destinée de
« cette jeune princesse. » (lbid. 9 pièce 147. 17 germinal an VIII.)
Le 1 er octobre 1800, l'Espagne signe avec la France le second
traité de Saint-Ildefonse : elle donne 6 vaisseaux, rend la Loui-
siane et s'engage à obliger le Portugal à fermer ses ports aux
Anglais ; mais, le 9 février 1801, le duc de Parme est fait roi
d'Etrurie.
La première conséquence du traité est d'amener une guerre
entre l'Espagne et le Portugal. Urquijo, qui ne la voulait pas,
tombe, le 13 décembre 1800, et est envoyé prisonnier à Pampe-
lune.
Il est remplacé par Cevallos, mais le véritable vainqueur est
le prince de la Paix, rentré en faveur auprès de la reine dès le
mois de juillet 1800. Pendant longtemps, Godoy n'avait point eu
confiance dans la fortune de Bonaparte : « Au milieu des trans-
« ports dont le premier Consul et l'armée française étaient l'ob-
« jet, un seul homme marquant contrariait l'enthousiame géné-
« ral'et opposait à la satisfaction publique des doutes absurdes
« et une malveillance qu'il ne dissimulait point. C'était le prince
« de la Paix. Il s'était trouvé au palais au moment où le roi arri-
« vait d'Aranjuez avec sa cour: « Eh! bien, Manuel, que dis-tu
« de Bonaparte et des Français ? — Il faudra voir, Sire, comment
« Bonaparte finira. Ce qui vient d'arriver est un grand malheur
« pour ces pauvres Italiens. Les Français vont encore leur faire
tu éprouver toutes sortes d'horreurs. — Tu ne connais ni Bona-
L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE
« parte ni les Français, je sais qu'ils se conduisent à merveille
« à Milan. Le culte y est respecté. — Le prince de la Paix avait
« appris avec beaucoup plus d'intérêt la prise de Gênes par les
« alliés. Le jour où la nouvelle lui était parvenùe, il avait été d'une
« gaîté parfaite et avait fait pendant son dîner les plaisanteries
« les plus plates et les dégoûtantes sur le compte des Français. »
(Aff. élr., t. 659, f° 133. Alquier au ministre, 14 messidor an VIlï.)
Marengo lui ouvrit les yeux, il comprit qu'il n'avait qu'à gagner
à suivre le vainqueur. Il fit la paix avec la reine (juillet) et poussa
Urquijo à s'opposer à la guerre de Portugal. La colère de Bona-
parte fit tomber le ministre, et Godoy, généralissime de l'armée
espagnole, se chargea de la guerre.
Il était, d'ailleurs, résolu à ne pas la faire sérieuse. Personne ne
voulait se battre. — «Pourquoi nous battre? disait le duc de
« Lafoës au général Solano, nous sommes des mulets de charge.
« L'Angleterre nous a lancés, la France nous aiguillonne. Sautons,
« agitons nos grelots ; mais, au nom de Dieu, ne nous faisons
« pas de mal, on rirait trop à nos dépens. »
Après trois mois de préparatifs, Godoy se décida à commencer
les opérations. Le général Leclerc était arrivé à Ciudad-Rodrigo
avec 12.000 Français.
La campagne dura dix-sept jours et se termina brusquement
par le traité de Badajoz. Pinto, le négociateur portugais, signa
ce qu'on lui présenta. Interdiction des porls portugais aux na-
vires anglais, cession d'Olivenza à l'Espagne, paiement à la France
d'une forte contribution de guerre. Il obtint, en échange de tous
ces sacrifices, l'évacuation immédiate du territoire portugais par
les troupes espagnoles. Le roi Charles, heureux au fond du cœur
de n'avoir plus à se comporter en ennemi vis-à-vis de son gendre,
ratifia immédiatement le traité, et Lucien Bonaparte, ambassa-
deur de France à Madrid, ne vit aucune raison pour refuser d'y
apposer aussi sa signature.
Napoléon ne fut pas du même avis. Il demanda l'annulation du
traité.
Godoy, qui le savait engagé dans une négociation très difficile
avec l'Angleterre, pour la conclusion de la paix d'Amiens, se
donna la satisfaction de faire, une fois au moins, acte de volonté
indépendante vis-à-vis de son despotique protecteur. Il déclara
le traité de Badajoz inviolable, s'opposa résolument à l'entrée de
nouvelles troupes françaises en Espagne, et exigea même le
départ immédiat des régiments français qui se trouvaient encore
sur le territoire espagnol ou sur le territoire toscan.
Bonaparte fut transporté de fureur à la réception de ce mes- .
36
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sage:« Il semble, dit-il à l'ambassadeur d'Espagne, que LL.
« MM. Catholiques sont fatiguées d'être sur le trône, et qu'elles
« aspirent à partager le sort des autres Bourbons. »
Talleyrand réussit à empêcher une rupture complète, mais la
lettre que lui écrivit Bonaparte porte la trace évidente de sa co-
lère : « Faites connaître, citoyen ministre, à l'ambassadeur de la
« République à Madrid qu'il doit se rendre à la cour et y déployer
« le caractère nécessaire dans cette circonstance. Il fera connaître
« que j'ai lu le billet du Prince de la Paix ; qu'il est si ridicule
« qu'il ne mérite pas une réponse sérieuse, mais que si ce prince,
« acheté par l'Angleterre, entraînait le roi et la reine dans des
« mesures contraires à l'honneur et aux intérêts de la République,
« la dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné. »
(Lettre du premier Consul à' Talleyrand, 21 messidor, an IX.)
Lucien Bonaparte, gagné par de riches présents de diamants,
négocia avec son frère et finit par obtenir de lui la ratification du
traité (29 octobre 1801).
Au mois de juillet de la même année, la marine espagnole avait
encore subi un grave échec. Le 6 juillet, le contre-amiral français
Linois avait soutenu devant Algésiras un très brillant combat.
Avec trois vaisseaux, il avait résisté à six vaisseaux anglais dirigés
par l'amiral Saumarez ; mais ses vaisseaux avaient beaucoup
souffert du combat, et l'amiral Moreno se porta à son secours avec
"six vaisseaux détachés de Cadiz. 11 arriva, le 9 juillet, à Algésiras
et en repartit, le 12, avec les trois vaisseaux français.
Saumarez lança le Superb sur l'arrière-garde ; à la faveur de la
nuit, le Superb se glissa entre deux navires espagnols, le Real-
Carlos et le San-Hermenegildo, leur lâcha à chacun quelques coups
de canon et disparut. Chacun des bâtiments espagnols prit l'autre
pour ennemi ; ils se canonnèrent toute la nuit et s'incendièrent
réciproquement.
L'avantage remporté par Linois à Algésiras et le dévouement
des marins espagnols contribuèrent à calmer l'irritation du pre-
mier Consul. Il savait, d'ailleurs, l'Espagne ravagée par la fièvre
jaune et à bout de forces.
Après cinq mois de négociations, la paix entre la France et
l'Angleterre fut signée à Amiens, le 25 mars 1802. L'Espagne y
était comprise et voyait rétablie enfin la liberté de ses commu-
nications avec l'Amérique. Dans l'année qui suivit le traité, le
port de Cadiz reçut pour 1.600.000.000 réaux de produits améri-
cains, chiffre égal à l'exportation totale de l'Angleterre en 1790.
(Humboldt, Essai sur la Nouvelle Espagne, t. IV, p. 150.)
La paix fut pour TEpagne un immense bienfait; mais Napoléon
L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE
37
la lui fît acheter cher et lui marqua une malveillance tout à fait
impolitique. Il réclama avec instance la remise de la Louisiane,
et, sans consulter l'Espagne, offrit aux Anglais la Trinité en
échange de la Martinique.
Godoy lui ayant demandé son portrait, présent banal qui ne
lirait nullement à conséquence, il le lui refusa, et écrivit à la
reine « qu'elle ne devait pas compter sur lui, tant qu'elle conser-
« verait à ses côtés un ministre aussi immoral ».
Il ordonna à l'ambassadeur Gouvion Saint-Cyr « de déclarer à
« LL. MM. qu'il était très mécontent de la conduite injuste et
« inconséquente du prince de la Paix. Durant les six derniers
« mois, disait-il, ce ministre a fait tout ce qu'il a pu contre la
« France, il n'a épargné ni les fausses démarches ni les avis
« insultants. S'il continue, dites franchement à la reine que cela
« finira par un coup de tonnerre. »
On sait que la paix ne dura pas longtemps. Conclue à Amiens
le 25 mars 1802, elle faisait place à la guerre, le 17 mai 1803.
ftès le 30 avril, Bonaparte avait vendu la Louisiane aux Etats-
Unis, pour une somme de 15 millions de dollars, et sans tenir le
moindre compte delà clause qui stipulait le retour de la Loui-
siane à TÈspagne en cas d'abandon par la France.
Dans la lutte formidable que Bonaparte venait de rouvrir pour
des raisons très spécieuses, sinon très sages, l'intérêt évident de
l'Espagne était de demeurer neutre ; mais ni l'un ni l'autre des
belligérants ne voulaient le lui permettre, et ils étaient de taille
l'un et l'autre à lui imposer leur volonté. L'Espagne n'eût pu rester
neutre que si elle eût été de force à défendre sa neutralité; ruinée
comme elle l'était, elle n'avait qu'à choisir entre la guerre à la
France avec l'appui de l'Angleterre, ou la guerre à l'Angleterre
avec l'appui de la France.
Godoy ne tarda pas à le comprendre. Il eut, un instant, la pré-
tention de garder la neutralité et voulut essayer de négocier avec
Bonaparte, qui lui témoigna aussitôt, avec la dernière brutalité,
sa colère et son mépris.
Le 4 août 1803, il se plaignit que des milices espagnoles eussent
été convoquées et des garnisons changées, sans que son ambassa-
deur eût été averti. Il réclama une satisfaction immédiate, et, en
cas de refus, menaça de se venger par la ruine de la monarchie.
Au mois d'octobre, l'ambassadeur de France Beurnonville
reçut Tordre de remettre à Charles IV, en pleine audience solen-
nelle, une lettre autographe de Bonaparte, dans laquelle le pre-
mier Consul de la République française avertissait le roi d'Es-
pagne des désordres et des scandales de son palais.
38
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Godoy eut assez de crédit sur Charles IV pour obtenir que le
roi rendît la lettre à l'ambassadeur sans l'avoir ouverte, mais il
comprit qu'il ne pouvait plus lutter. Le 23 octobre 1803, il s'en-
gageait à fournir à la France un subside de 4 millions 1/2 pendant
toute la durée de la guerre. Il s'avouait vaincu et se rendait à
merci.
L'exécution du duc d'Enghien passa, pour ainsi dire, inaperçue
à la cour d'Espagne.
« Elle a pu causer, écrivit Beurnonvillé, le sentiment pénible
« attaché aux châtiments qui suivent les grands crimes, surtout
« quand le coupable porte un nom célèbre; mais je n'ai pas ouï
« dire que les personnages les plus célèbres de cette cour en
« aient été remarquablement affectés. Les Anglomanes ont cla-
« baudé, ils se sont récriés sur la rigueur d'un jugement militaire,
<( ils ont tenté de faire de la violation prétendue du territoire de
« Baden un crime de nature à effacer l'affreux complot. J'ai même
« distingué avec déplaisir que le ministre de Russie fit cause
« commune avec cette classe impuissante d'obscurs mécontents;
« mais, dans le fond, les hommes qui ont une patrie n'ont vu que
« le coupable pris en armes contre la sienne et le prestige du noni
<( ne les a point éblouis. Le roi, dit-on, a témoigné qu'il aurait
« désiré que le ci-devant prince ne se fût point compromis ainsi,
« et le prince de la Paix m'a rajeuni à ce sujet le mot déjà usé
« que, lorsqu'on a du mauvais sang, il faut bien s'en défaire. »
(Aff. étr., t. 666, f° 181. Beurnonvillé au ministre, 22 germinal
an XII.)
La proclamation de l'Empire fut saluée à la cour de Madrid par
des applaudissements serviles. «L'Espagne se croyait intéressée
« à tout ce qui aurait pour but la tranquillité durable de la
« France, et, par ses sentiments d'admiration personnelle pour
« le premier Consul (l'Empereur), S. M. Catholique n'aurait
« rien déplus à cœur que défaire tout ce qui pourrait lui être
« agréable dans la circonstance brillante où l'avaient placé son
« génie et la reconnaissance nationale. » (Aff. étr., t. 666, f°249.)
Mais plus l'Espagne marquait de soumission aux exigences de
la France, plus l'Angleterre lui témoignait d'animosité.
Le 1 er octobre 1804, elle donna elle-même le signal des hosti-
lités en attaquant, en vue de Cadiz, quatre frégates espagnoles qui
revenaient des Indes.
Charles IV négocia encore pour éviter « une rupture avec une
« nation qui paralyserait le commerce de l'Espagne, intercepte -
« rait ses relations avec le Nouveau-Monde et ajouterait à la Hé-
« chirante situation où elle se trouvait, après tant de malheurs>
LiNTERVENTION DE NAPOLÉON KN ESPAGNE
39
« l'horrible fléau de la guerre. » (Aff. élr., t. 666, f° 87, 28
février 1804). Ses efforts furent vains, il dut relever le gant et
déclarer la guerre à la Grande-Bretagne (il décembre 1804).
La nation entière avait ressenti l'insulte faite à son pavillon.
On espéra, un instant, dans la fortune de César. Une activité,
inconnue depuis longtemps, régna dans les arsenaux. Quand
Villeneuve se présenta devant Cadiz, Gravina en sortit avec six
vaisseaux et une frégate, et le suivit aux Antilles.
Les deux escadres réunies luttèrent honorablement contre
Calder au cap Finistère (22 juillet 1805).
Mais l'incurable antinomie des caractères et la maussade inca-
pacité de Villeneuve menèrent les deux marines au désastre de
Trafalgar (21 octobre 1805).
La marine espagnole y perdit 2.400 hommes et 10 vaisseaux, et
l'opinion publique se détacha de l'alliance française.
Napoléon, de son côté, attribuait tout le mai à l'inertie de ses
alliés et devenait de plus en plus intraitable. Comme Charles IV
faisait quelques difficultés pour reconnaître Joseph en qualilé de
roi de Naples : « C'est bien, dit l'Empereur ; son successeur le re-
« connaîtra. » Et, voyant tomber les vieux trônes, il ajoutait avec
complaisance: « Ma dynastie sera bientôt la plus vieille de l'Eu-
rope. »
Au début de la campagne de Prusse, Godoy crut le moment
venu de se venger des dédains du maître. Le 5 octobre 1806, il
adressa à la nation espagnole un manifeste insensé, où il prêchait
la guerre sainte contre un ennemi qu'il ne nommait pas, mais qui
ne pouvait être que Napoléon.
Le 14 octobre, Napoléon écrasait l'armée prussienne à Iéna, et
Godoy entreprenait de lui prouver que sa proclamation du 5 ne
visait que l'Angleterre. Napoléon eut l'air de le croire, mais de-
manda l'envoi en Danemark d'un corps espagnol de 15.000 hommes
et 2.000 chevaux, qui partit pour le Nord au mois de mars 1807,
sous les ordres du comte de la Romana.
Le 8 juillet 1807, la paix de Tilsitt rendait à Napoléon toute la
liberté de ses mouvements, et il commença aussitôt à s'occuper
des affaires d'Espagne. Le coup de tonnerre, annoncé dès 1801,
allait éclater.
G. Desdevises du Dezert.
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. 6. MILHAUD,
Professeur à l* Université de Montpellier.
Premier Essai de critique générale (suite).
Quand on ouvre le premier Essai de critique générale, on est
' frappé de ce que le ton n'est plus du tout celui des études méta-
physiques antérieures, notamment de la conclusion du premier
manuel et de l'article « Philosophie » de l'Encyclopédie nouvelle.
Renouvier veut rompre avec la vieille métaphysique ; il veut
construire une philosophie de la connaissance en s'adressant au
sens commun, et ne faisant appel qu'à des notions ou des juge-
ments que tout homme est capable de formuler. L'impression
que donne la lecture des premières pages de Y Essai rappelle celle
que donnait le Discours de la Méthode, ou mieux encore celle
que donnaient les premières pages du Cours de Philosophie
positive.
Ce dernier rapprochement est d'autant plus naturel que l'attitude
de Renouvier est ici, à sa manière, franchement positiviste. Les
attaques contre la substance, et, à cette occasion, le langage
énergique et méprisant contre les préjugés qui font garder et ho-
norer de chimériques idoles, — quitte, pour les penseurs à cesser
même de se comprendre; — puis la préoccupation des limites de
la connaissance possible, en ce qui concerne le monde : tout cela
rappelle étrangement l'altitude d'Aug. Comte. — La différence est
pourtant très grande entre les deux penseurs, même quand ils sem-
blent dire la même chose. Comte reste sur le terrain de la science
objective, et ne se préoccupe en aucune manière du « représen-
tatif » et de ses lois. Nous ne trouvons pas trace chez lui du
moindre essai d'analyse des conditions de la pensée et de la con-
naissance. Par son effort, au contraire, Renouvier reste dans la
tradition philosophique et particulièrement dans la tradition kan-
tienne, et Ton peut dire que son phénoménisme dérive en ligne
droite de la Critique de la Raison pure. Peu importe qu'il croie
devoir faire appel à la loi du nombre pour donner des démons-
trations spéciales de l'idéalité de l'espace et du temps ; l'esprit de
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LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
41
ce phénoménisme tel qu'il se dégage de l'ensemble des analyses
de Renouvier, c'est celui même de Kant. Le noumène de Kant,
c'est exactement la substance inconnaissable et inaccessible de
Renouvier, — sauf que le premier surajoute comme une sorte de
dogme la croyance à son existence, et que lé second juge ce
dogme inutile. Mais, en dehors du noumène, Kant a expliqué la
réalité et l'objectivité de la connaissance scientifique ; il a expli-
qué les choses et les êtres, par la permanence, la constance des
lois qui relient entre elles toutes les manifestations phénomé-
nales, et c'est là, en somme, l'idée essentielle de Renouvier.
Mais il ne faut rien exagérer, ni prendre trop à la lettre la
déclaration par laquelle Renouvier se donne simplement comme
le continuateur de Kant. Sans revenir sur la solution des anti-
nomies par la loi du nombre ni sur le rejet du noumène, si l'on
va au fond du problème des catégories, c'est-à-dire du problème
fondamental du criticisme kantien, il y a une distance appré-
ciable entre les deux penseurs. Je ne vise pas, par là, seulement
les différences que mentionne Renouvier lui-même, et dont
quelques-unes, comme la séparation des intuitions sensibles et
des catégories de l'entendement, correspondent à des divergences
générales et profondes. Je vise surtout la notion même de la caté-
gorie chez l'un et chez l'autre. Pour Kant, il s'agit de conditions
a priori que l'esprit humain, par sa nature même, impose à tous
les éléments matériels de connaissance; ce sont desl ois de l'es-
prit à travers lesquelles, nécessairement, il connaîtra les choses.
Cette opposition de l'esprit et des choses n'a plus de sens chez
Renouvier, qui ne se trouve plus en présence que des représen-
tations ; et les catégories sont seulement les lois générales, aux-
quelles nous constatons qu'elles sont soumises. Ce sont des faits
généraux comparables à ceux que les sciences découvriront dans
les choses, ou dans les représentations vues du côté subjectif
(pour parler comme Renouvier). Il peut bien être question encore
de forme, opposée à matière, comme pour Kant, mais non tout
à fait dans le même sens. « J'appelle forme, dit Renouvier, à pro-
pos de la loi de relation, ce qu'une relation a de général et par
quoi elle embrasse un nombre indéfini de relations d'ailleurs
distinctes ; le nombre, l'étendue, etc., sont des formes suivant ce
langage ; et j'entends par la matière ce qui est propre à une rela-
tion donnée dans un phénomène tout à fait individuel et différent
de tout autre phénomène : ce nombre concret, cet intervalle déter-
miné sensible, cette sensation, l'objet particulier représenté dans
eette sensation, etc., sont des matières qui entrent dans les rela-
tions où elles se subordonnent à des formes communes. » Les
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42
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
éléments formels sont donc les rapports généraux, et les éléments
matériels sont les choses particulières auxquelles ils s'appliquent,
et qui sont données par l'expérience. Celle-ci ne saurait donner
le général. C'est pourquoi les catégories, quoique passant néces-
sairement sous les conditions de l'expérience pour se manifester,
« se présentent pourtant comme supérieures à l'expérience,
capables de l'envelopper, propres à la conduire et à lui imposer
des règles », — mais logiquement, et comme le général enveloppe
le particulier et le conditionne. Il n'y a plus, ici, pour Renouvier
de problème proprement métaphysique : il ne se pose pas la
question de l'origine de la connaissance et de l'innéité. Si les
catégories sont antérieures à l'expérience, c'est logiquement ;
comme la loi de la gravitation universelle conditionne celles de la
chute des corps, et comme celles-ci conditionnent le mouvement
de tel projectile.
Cela se comprend mieux encore, si Ton songe qu'il est permis
de rapprocher ici Renouvier d'Aristote lui-même. Ecoutons-le
d'ailleurs: « Aristote s'est, le premier, servi du mot catégorie. Il
désigne sous ce nom les termes principaux auxquels peuvent se
ramener les choses qu'on énonce. Le problème qu'il se propose en
essayant d'énumérer ces termes, est bien au fond celui qu'au-
jourd'hui nous énonçons ainsi : définir et classer les rapports irré-
ductibles et fondamentaux de la représentation... D'ailleurs, les
rapports généraux, dont je parle, n'étant pas des faits d'expé-
rience, en tant que généraux, il faut nécessairement les concevoir
comme régulateurs de l'expérience (1). » Renouvier, il est vrai,
adresse quelques reproches très sérieux à la table des dix caté-
gories d'Aristote, mais on est loin de sentir que les deux philo-
sophent aient parlé des langues différentes. On a, au contraire,
l'impression que c'est bien à propos du même problème, entendu
de la même manière, sans que tous deux assurément y aient
ajouté la même importance, qu'ils apportent des solutions
diverses.
Est-ce à dire qu'il faudrait rapprocher Renouvier des philo-
sophes anglais, dont les tendances empiriques se concilient avec
le souci de l'analyse subjective des conditions de la connaissance?
Bien loin de là : il profite de toutes les occasions qui s'offrent à
lui de combattre l'école anglaise. Très voisin de Hume en ce qui
touche les idoles de la substance et de la cause, très voisin de
Stuart Mill en ce qui concerne sa définition de la cause dans les
sciences, — il s'éloigne d'eux comme de Spencer, et il le répète
(1) Logique, t. T, p. 4 94.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUV1ER
43
assez souvent, en ce qu'ils veulent expliquer par l'expérience les
lois irréductibles et premières des représentations, — ou en
ce qu'ils attribuent à l'expérience les données fondamentales
des sciences mathématiques. Et c'est ce qui fait l'originalité
de Renouvier, de s'opposer à la fois aux philosophes dogma-
tiques et aux empirisles, en même temps qu'à la fois il
touche de très près aux uns et aux autres. Quand, par exemple,
on est frappé de l'entendre parler comme Hume à propos de la
cause, quelle surprise n'a-t-on pas aussitôt après de le voir
poser avec le système de ses relations, de ses fonctions, de
ses rapports, une sorte d'harmonie universelle telle que Ta
conçue Leibniz, dit-il, et telle que Font préparée tous les Car-
tésiens? (D'ailleurs, il fait prévoir comment il corrigera cette
conception de Leibniz par l'admission des actes libres dans
l'ensemble des déterminations.)
Rapproché de la pensée contemporaine, quel eflet produit le
premier Essai de critique générale ? Il nous semble très actuel et
très vivant. D'abord, parce qu'il est trts peu métaphysique, et
qu'en somme, même dans ses études sur la substance et sur les
catégories, il ne cesse de se placer à un point de vue positif. Il
observe, il note les données distinctes de la pensée, il décrit, mais
n'explique pas. L'objet de ses analyses et de ses descriptions
étant d'ailleurs uniquement la représentation, cela achève
de placer Renouvier au point de vue même de la connais-
sance scientifique. Et c'est pourquoi les développements dont
il a rempli la deuxième édition sont souvent de très riches
aperçus sur les principes et les méthodes de l'analyse, de
la géométrie, de la mécanique et des sciences naturelles. Tantôt
Renouvier s'y montre très réaliste (je ne dis pas empirisle),
comme dans les sciences du nombre et de la géométrie, ratta-
chant nécessairement tous leurs énoncés aux conditions générales
de la pensée; tanlôtil a le sens des constructions utiles et com-
modes échafaudées par le savant, comme dans les principes de la
dynamique, et dans l'étude des notions de force et d'inertie...
Toujours il se montre un homme de son temps, dont les discus-
sions (si j'en excepte son horreur de l'infini) ont gardé de nos
jours, leur intérêt puissant.
Quant aux thèses philosophiques elles-mêmes, — et d'abord
aux attaques contre la mystérieuse substance, — ne remuent-
ellespasune foule d'idées qui sont dans le sens du progrès de
la pensée philosophique ?
Quand, au nom d'une doctrine positiviste, on demande à l'âme
humaine de cesser de méditer sur tel ou tel problème insoluble,
44
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
c'est souvent une exigence contre laquelle nous protestons par le
seul fait que ce problème nous intéresse, théoriquement ou prati-
quement. — Mais il arrive que, d'eux-mêmes, certains problèmes
cessent de se poser, soit que, par une évolution naturelle de la
pensée, ils en viennent à se poser autrement, soit que, consciem-
ment ou non, nous ayons un jour le sentiment que nous nous
étions fait illusion sur leur véritable intérêt. Or, ne semble-t-il
pas en être ainsi de la vieille question métaphysique des choses
en soi ?
Essayez donc dédire à un physicien de notre temps que les
innombrables travaux sur les propriétés calorifiques, électriques,
lumineuses, magnétiques de la matière, sur certains états nou-
veaux de cette matière, sur ses propriétés radioactives, — ainsi,
d'ailleurs, que toutes les lois énoncées en chimie ou en miné-
ralogie ; — essayez de dire que tout cela ne nous fait rien connaître
de la matière elle-même; que l'esprit humain en est resté, à
l'égard de celle-ci, à l'ignorance complète, — car la matière
proprement dite, la substance qui se cache sous les manifestations
sensibles, est par sa nature même insaisissable et inconnaisa-
ble pour nous... Notre physicien ne sera-t-il pas quelque peu
surpris de votre préoccupation ? Certes, il accordera sans
peine l'impossibilité pour ses recherches de se terminer jamais,
il dira que la totalité des propriétés de la matière doit lui
échapper toujours; mais il aura quelque peine à s'intéresser
à la possibilité de l'existence d'une chose si mystérieuse et si
insaisissable que rien ne s'en montre jamais dans les multiples
manifestations qu'il étudie. — Est-ce le besoin d'unité ou de
stabilité, de permanence, qui justifierait ce problème de la suh-
stance inconnaissable? Mais la science poursuit autrement cette
unité, cette permanence, et sur le terrain des phénomènes, des
lois et des causes, s'efforce avec succès de les atteindre toujours
davantage... Est-ce le besoin, au contraire, de contester l'unité
fondamentale des choses et des êtres, et de reléguer dans une
sorte de substance inférieure tout ce qui est mouvement, force,
matière, pour en dégager d'autres substances plus riches
ou plus pures ?... La lecture de Renouvier est, à cet égard, des
plus édifiantes. Nul plus que lui ne sent la nécessité de séparer
radicalement les choses hétérogènes. Il affirme l'irréductibilité des
faits chimiques aux faits mécaniques, des faits organiques aux
faits physico-chimiques, des faits psychiques aux faits orga-
niques..., et il l'affirme précisément parce qu'il ne s'embarrasse
plus de lachose en soi. Dupoint de vueoù se confondent les choses
et les synthèses régulières de phénomènes, comment pourrait-on
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LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
45
entendre, par exemple, la réduction du biologique au physico-
chimique ? Si le chimiste parvient à faire naître un organisme
vivant dans son creuset, cela empêchera-t-il qu'avant cette
naissance il n'y avait pas d'organisme, d'adaptation, de vie,
tandis qu'il s'en trouve après? — Au contraire, si l'on pose
cet absolu qu'est la chose en soi, au nom de quelle nécessité
voudra-t-on parler de distinctions irréductibles ? pourquoi plu-
sieurs sortes de substances?
Un problème pratique, la possibilité de survie pour l'âme
humaine, a semblé étroitement lié à celui de la substance. Et
pourtant, cette liaison des deux problèmes n'a- t-elle pas pesé d'un
poids très lourd sur le vieux spiritualisme? Voyez les diffi-
cultés inextricables où l'entraînait la simple question de l'âme
des animaux, difficultés dont témoigne, par exemple, la théorie
des animaux machines de Descartes et de Malebranche. En fait,
sentons-nous seulement le besoin de demander aujourd'hui, à
propos d'un philosophe, s'il est spiritualiste ou matérialiste,
au sens que donnaient autrefois à ces mots les problèmes méta-
physiques de la substance ? Ne faudrait-il pas répondre en tous
cas le plus souvent, ou bien que nous n'en savons rien, si
familière que nous soit sa pensée profonde, — ou bien que ni
l'une ni l'autre épithète ne lui sont applicables? il y a et il y
aura toujours deux catégories d'esprit, dont les unes ne verront
dans le monde que forces brutales et nécessité, et dont les autres
laisseront une place à l'idée, à la pensée, à Pénergie de l'effort
humain.... Mais, de moins en moins, croyons-nous, ils rédui-
ront leurs préoccupations à la subtilité insaisissable des difficul-
tés que posait le vieux spiritualisme substantialiste.
Si le souci de la chose en soi s'atténue dans le mouvement
naturel et spontané de la pensée philosophique, il est clair que le
problème des catégories, surtout au sens général où l'a posé
Renouvier, doit être plus que jamais le problème fondamen-
tal de toute critique de la connaissance et de la science. S'agit-
il de tenter une classification des sciences, voyez si l'une des
solutions les plus récentes, celle de M. Goblot, n'implique pas au
fond qu'on dresse le tableau des notions irréductibles : nombre,
position, durée, adaptation (oufinalilé), etc.. S'agit-il d'expliquer
non pas même la nécessité, mais seulement l'utilité, la commo-
dité, de certaines constructions théoriques de la science ration-
nelle, les analyses psychologiques ou physiologiques ne dispense-
ront jamais de chercher s'il n'y a pas quelques lois générales de la
pensée, créant pour l'esprit certains besoins (ordre, unité, simpli-
cité, etc..) et expliquant son choix parmi plusieurs constructions
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
possibles. — Mettons en question, et c'est un des problèmes les
plus passionnants pour nos contemporains, la possibilité d'une
morale qui ne se réduise pas à une statistique des mœurs,
ne serait-ce pas en proposer une solution que de placer Yidéal
parmi les catégories? S'il était vrai, — comme je le crois d'ail-
leurs, — que, dans toute pensée, par cela même qu'elle s'exprime
et se communique, à plus forte raison dès qu'elle prétend devenir
une vérité humaine, se trouve une dose d'idéal, et s'il était vrai
que nous ne pouvons même pas traduire les faits et ce que nous
nommons les réalités positives sans les dépasser quelque peu ;
s'il était vrai que, dans les sciences exactes elles-mêmes, la vérité
la plus simple ne se peut énoncer que comme un postulat dépas-
sant l'expérience ; bref, s'il était vrai que l'esprit pense toujours
-sous l'aspect de l'idéal, n'oserait-on pas davanlage parler de
vérité à propos d'idéal moral? — Renouvier rattache les consi-
dérations morales à la catégorie de la finalité ; mais c'est, en
somme, par un détour. J'aimerais mieux franchement inscrire
l'idéal comme une des lois les plus générales de la pensée.
Aussi bien, d'ailleurs, il ne s'agissait pas ici de refaire la table
des catégories de Renouvier, mais de montrer qu'avec de
semblables préoccupations il se plaçait au cœur même des
problèmes les plus actuels.
D'un mot encore, par son premier Essai de critique générale,
Renouvier a bien suivi le mouvement qui entraîne la pensée
♦philosophique, s'il est vrai que celle-ci tende à devenir, de plus en
;plus, humaine.
G. Milhaud.
Sujets de devoirs.
UNIVERSITÉ DE NANCY
AGRÉGATION ET LICENCE
Dissertation française.
Examiner, d'après le Père Goriot, jusqu'à quel point Balzac
peut être considéré comme un réaliste.
Version latine.
Cicéron, De finibus bonorum et malorum, 1. I, chap. îv, depuis:
« Ego quouiam forensibus operis... », jusqu'à : «... persecuti su-
mus. »
A. — Dégager les principaux traits de la philosophie sociale
de Balzac.
B. — Discuter ce jugement d'un critique contemporain : « il
faut bien convenir que, au point de vue du théâtre, Phèdre n'en
commence pas moins à sortir des conditions de l'œuvre drama-
tique, et, en la dépassant, à violer la définition de la tragédie...
N'est-il pas vrai que, avec le romanesque, c'est le descriptif et le
lyrique aussi qui s'insinuent traitreusement dans le drame ? »
C. — Pascal est-il lyrique, est-il poète ; de quelle manière et
dans quelle mesure ?
Faut-il distinguer la raison théorique de la raison pratique ?
Qualis sit doloris ac voluptatis natura ad Aristotelem ac Cice-
ronem respicientes inquiretis.
Dissertation française.
Philosophie.
Dissertation latine.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Thème latin.
Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, 3 e partie.
Les Empires , chap. v, depuis : Il (Alexandre) trouva les Macé-
doniens non seulement aguerris... », jusqu'à: «...et ce qui a
élevé celui d'Alexandre. »
Thème grec.
La Bruyère, Des Ouvrages de V Esprit, chap. i, page 62 (édi-
tion Servois, Rebelliau), depuis : « Les synonymes sont... »,
jusqu'à : «... qui en soient capables. »
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'iMPRIMBRIE ET DE LIBRAIRIE.
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Treizième Année {* Série) N" 19
16 M\m 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Le roman français au XVII e siècle.
La pastorale en Italie, en Espagne et en Angleterre. —
Plan pour l'étude de « l'Astrée » ; description bibliogra-
phique et histoire de sa publication.
Les auteurs de pastorales se sont inspirés de l'antiquité', de la
tradition du Moyen Age et des œuvres de la littérature étran-
gère contemporaine, apportées d'Italie, d'Espagne et d'Angle-
terre. On connaît assez les emprunts faits à l'antiquité grecque
ou latine, pour qu'il soit encore nécessaire d'y insister; il suffît,
en effet, pour montrer l'importance de ces emprunts, de citer
les deux célèbres traductions d'Amyot : Daphnis et Chloé, d'après
Longus, elThéagène et Chariclée, d'après JHéliodore. — A propos
de la pastorale au Moyen Age, il convient surtout de remarquer
que la tradition s'en était perpétuée grâce à une catégorie parti-
culière de chansons, les pastourelles ou les bergerettes. Dans ces
chansons, qui étaient extrêmement populaires, il s'agit presque
toujours de la rencontre du poète avec une bergère et des succès
divers qu'obtient sa requête d'amour. « Ces petites pièces, nous
dit Gaston Paris, consistent habituellement en un récit et un
dialogue; elles sont composées en strophes de petits vers, géné-
ralement d'un rythme très vif et très coupé...» Le genre des
pastourelles est ancien; mais la plupart de celles que nous pos-
Directeur : N. FILOZ
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur au Collège de France.
55
50
REVUIC DES COURS ET CONFÉRENCES
sédons sont très habilement composées ; quelques-unes, d'ori-
gine picarde, présentent des tableaux vifs et colorés des plai-
sirs et des jeux des villageois. D'autres nous montrent un
chevalier s'efForçant d'enlever l'amour d'un berger à une ber-
gère, etc.
C'est aux pastourelles qu'emprunte son thème, par exemple,
la fameuse pièce d'Adam de la Halle, le Jeu de Robin et de
Marion ; car Robin est le nom du berger et Marion le nom de la
bergère dans mainte chanson de ce temps-là. Remarquons aussi
que cette pièce renferme un mélange de chants et de déclamation,
qui l'a fait, avec raison, regarder comme le premier essai d'opéra
comique en France. Aussi ne serons-nous pas surpris de rencon-
trer, dans VAstrée, des pièces de vers ou des chants ; ce n'est
que le résultat d'une tradition bien française.
Avant nous, ou en même temps, les Italiens, les Espagnols et
les Anglais connurent et aimèrent la pastorale. Voyons quels
furent les écrivains les meilleurs et les œuvres les plus célèbres
de ce genre, dans la littérature étrangère.
i<> En Italie. — Le premier nom qu'on trouve en Italie est
celui de Jean-Baptista Spagnoii, dit le Mantuan, qui fut général
des carmes et admirateur de Savonarole. Ses Idylles et ses
Eglogues eurent un énorme succès : dès 1513, elles étaient tra-
duites et éditées en France, — très peu de temps après en Angle-
terre, — et pendant tout le xvi 6 siècle, il en parut des traductions
et des rééditions. — VArcadie, de Sannazar, qui parut de 1489 à
1502, exerça une notable influence sur les poètes de la cour de
François I er et de Henri II. — Mais les deux ouvrages qui méritent
le plus de retenir l'attention, dans un préambule à l'étude de
YAstrée, sont à coup sûr VAminta, du Tasse, et le Paslor ftdo, de
Guarini. — La première est de 1573: c'est un véritable hymne en
l'honneur de l'amour, surtout de l'amour sensuel, voluptueux,
violent. L'ouvrage comprend douze morceaux de prose, suivis
d'autant d'églogues en vers, le tout formant un roman pastoral ;
— et l'on constate, une fois de plus, combien est alors fréquent
l'usage de mêler la prose et les vers. — La seconde, de 1585, est
un drame pastoral en cinq actes, consacré à la peinture de la
passion avec toutes ses inconséquences. Sans doute, Honoré
d'Urfé connaîtra le Tasse et Guarini.
2° En Espagne. — Il connaîtra mieux encore la Diane, de
l'Espagnol Georges de Montemayor : c'est le récit d'une belle
¥ ¥
LE ROMAN FRANÇAIS AU XVII e SIÈCLE
51
histoire d'amour, qui se serait passée entre bergers et bergères
du pays de Léon, sur les bords de la rivière Esla. En l'absence
de son amant Syrène, et sur les instances de son père, Diane a
épousé Délio. Syrène revient, et les deux amants souffrent cruel-
lement d'être séparés ainsi par la destinée. Mais il y a là une prê-
tresse de la déesse Diane, la sage Félicie, qui est quelque peu
magicienne et dirige les événements ; vers la fin de la troisième
partie, elle préside à la réconciliation générale, après la mort
opportune du malencontreux mari. Telle est la trame principale
de l'histoire, dans laquelle sont enchevêtrés une foule de récits
ou d'épisodes secondaires. On y rencontre même des récits fa-
buleux. „
La Diane de Montemayor est le premîr roman pastoral régu-
lier, et Ton peut le regarder comme le prototype de YAstrée, et
d'un poème de d'Urfé intitulé la Sirène. Elle eut une fortune
incroyable, comme la Suite que donna l'écrivain Gil Polo.
L'un et l'autre ouvrage furent, de bonne heure, traduits en
français ; et Cervanlès, dans son Don Quichotte, leur décerne un
éloge qui n'est certes pas à dédaigner. — De Cervantès nous pou-
vons citer Galatée, qui fut publiée à Paris, en 1611, dans le texte
espagnol, avec une charmante préface de « Galatée aux Dames
Françoyses » ; et, en outre, certains épisodes de Don Quichotte,
qui ont une allure toute pastorale. — En 1624, Lope de Vega
donna une Arcadie, qui parut en France dans le texte espagnol,
comme la Galatée de Cervantès : c'est qu'alors la langue espa-
gnole se parlait couramment à la cour des rois de France.
3° En Angleterre. — Au xvi e siècle, il exista entre notre pays et
l'Angleterre un commerce littéraire assez considérable, qui n'a
pas encore été bien étudié. Cependant nous sommes en mesure
d'affirmer que plus d'un écrivain anglais s'inspira de l'œuvre de
nos prosateurs ou de nos poètes. Ainsi Spenser s'inspire fréquem-
ment de Marot et de Du Bellay, qu'il traduit, et dont il adapte
plusieurs ouvrages; ainsi Skakspeare utilise les Essais de Mon-
taigne, de bonne heure traduits en anglais. Si donc les écrivains
d'outre-Manche ont exercé quelque influence sur les nôtres,
nous savons d'autre part ce qu'ils doivent à notre littérature.
Aux environs de 1580, sous Je règne de la reine Elisabeth, deux
grands faits dominent l'histoire, ou mieux la vie littéraire en
Angleterre : 1° l'engouement général pour le genre pastoral et
bucolique, la prédilection pour les bergeries : tout devient aux
poètes sujet de bergerie, et l'on écrit des bergeries à propos des
morts, des guerres, des amours; 2° en 1578-79 paraît un ouvrage
qui jouit d'un succès extraordinaire : Euphuès ou YAnatomie de
52
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
V Esprit, par John Lyly. Le style de cet ouvrage est raffiné, plein
de comparaisons, d'allitérations, d'antithèses: c'est un genre
qu'il est bon de rapprocher, à la même époque, du gongorisme
espagnol, du marinisme italien et de la préciosité française ; on
Ta nommé Yeuphuisme.
Spenser, suivant son goût et la mode, publie en 1579 le Ca-
lendrier des Bergers; remarquons, en passant, que le titre de cet
ouvrage est emprunté à la France, où l'on fabriquait de nombreux
almanachs destinés à distraire les vrais bergers, durant leurs
longs séjours dans la montagne. Le calendrier eut du succès,
ainsi que la Reine des Fées, du même auteur, qui est de 1590.
Cette année vit aussi la publication d'une Arcadie % que sir Philip
Sidney composa pour distraire sa sœur Marie, comtesse de
Pembroke. Résumer cet ouvrage semble impossible. « Dans les
vingt-cinq premières pages, nous apprend Taine, vous trouverez
un naufrage, une histoire de pirates, un prince à demi noyé re-
cueilli par des bergers, un voyage en Arcadie, des déguisements,
la retraite d'un roi qui s'est confiné dans une solitude avec sa
femme et ses enfants, la délivrance d'un jeune seigneur pri-
sonnier, une guerre contre les Ilotes, une paix conclue, et bien
d'autres choses. Continuez, et vous verrez des princesses enfer-
mées par une méchante fée qui les fouette et les menace de mort,
si elles refusent d'épouser son fils; une belle reine condamnée à
périr par le feu, si des chevaliers qu'on désigne ne viennent pas la
délivrer; un prince perfide torturé en punition de ses méfaits, puis
jeté du haut d'une pyramide ; des combats, des surprises, des enlè-
vements, bref, tout l'attirail des romans les plus romanesques. »
Le Comme il vous plaira, de Shakspeare, offre un double
intérêt: on y voit d'abord figurer un curieux personnage, Rosa-
linde, femme métamorphosée en homme, qui se retrouvera dans
YAstrée. — De plus, cet ouvrage révèle un sentiment profond de
la nature, qui est considérée, ainsi que par les romantiques,
comme une tendre mère et une grande consolatrice. Qu'on en
juge par ce couplet de la Chanson d'Amiens:
Quelqu'un veut-il, sous l'arbre vert,
Se coucher avec moi,
Et accorder sa chanson joyeuse
A la mélodie de ces doux oiseaux ?
Qu'il vienne ici, qu'il vienne ici, qu'il vienne ici.
Ici il ne trouvera
D'autre ennemi
Que l'hiver et le gros temps...
Aux faits qui précèdent, si l'on ajoute qu'en 1588 Abraham
LE ROMAN FRANÇAIS AU XVII e SIÈCLE
53
Fraunce publia un Traité de Rhétorique arcadienne, on com-
prendra aisément quelle importance la pastorale avait prise dans
ce pays-là.
Ainsi le xvi e siècle et le commencement du xvn e sont le règne
de la pastorale et de la bucolique ; la Renaissance a découvert la
Nature, qui est devenue le refuge de l'homme, la grande et Tu-
nique consolatrice. Au Moyen Age, il n'y avait rien eu de sem-
blable : on avait étudié l'homme, seulement l'homme. — Tout
cela s'explique, lorsqu'on songe que la pastorale et la bucolique
ne peuvent pas fleurir au milieu du trouble et de l'agitation pu-
blique, mais seulement dans la paix et la prospérité. C'est en 1808,
nul ne l'ignore, que Beethoven composa sa Symphonie pastorale,
dans la seule période de paix profonde que le grand musicien ait
connue, au moment de son violent amour pour Thérèse de
Brunswick, sous le charme bienfaisant de cette passion qui fit
alors produire à son génie ses fruits les plus magnifiques.il écrit,
à cette date: « Suis-je assez content, lorsqu'une fois je puis
errer dans les buissons, dans les forêts, parmi les arbres, les
herbes, les rochers ! Aucun homme ne saurait aimer la campagne
autant que moi. Si seulement les forêts, les arbres, les rochers,
rendaient l'écho que l'homme désire ! »
La tranquillité publique et privée, favorable au recueillement, à
la paix de l'âme, au bonheur de vivre, est donc une condition
nécessaire aux productions artistiques du genre de la pastorale.
Voilà pourquoi la France paraît, à certains égards, avoir retardé
sur l'Italie, l'Angleterre et l'Espagne. Mais, au lendemain des
guerres de religion et de partis, naquit un enthousiasme soudain
pour la nature ; et la peinture bucolique du Poussin ou de Claude
de Lorraine, dont les bergers furent contemporains de YAstrée,
montre que cet enthousiasme ne fut point confiné à la seule lit-
térature. — Dès maintenant, nous pouvons conclure que le
roman pastoral devait, par la force des choses, supplanter le
roman de chevalerie, auquel il s'était vite mêlé, et dont il allait
se dégager plus vite encore. Et nous sommes tout naturellement
conduits à aborder l'étude de YAstrée, qui comprendra :
I. L'histoire de la publication de YAstrée et la description bi-
bliographique des éditions originales de chaque livre et des
principales éditions de l'ouvrage ;
II. La biographie de d'Urfé ;
III. Un résumé de YAstrée ;
# #
54
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
IV. Un jugement sur la valeur littéraire de YAstrée, et une
explication de sa vogue et de son long succès ;
V. La recherche des sources ;
VI. Enfin un commentaire sur l'influence de YAstrée, et sur la
fortune de ce roman en France et à l'étranger.
Mais, d'abord, il importe de se demander s'il est possible, au-
jourd'hui, de reconstituer le cadre dans lequel se déroulent les
péripéties du roman, si ce cadre a quelque chose de réel et si les
descriptions qu'Honoré d'Urfé nous présente ne sont pas toutes
imaginaires, — s'il existe, en un jnot, une géographie de YAstrée.
Eh ! bien, cette géographie existe, et il est aisé de s'en rendre
compte par un voyage dans larégion de Montbrison, qui est le
principal théâtre des événements. Les scènes pastorales de YAs-
trée se passent, en effet, sur les bords du Lignon, petit affluent de
la Loire, qui coule dans l'arrondissement actuel de Montbrison.
Il est formé de deux Lignons secondaires, dont l'un vient de
Chalmazel et l'autre de Cervières, et qui se rencontrent près de
Boen ; il se dirige de Boen vers Feurs. — D'autre part, on peut
reconnaître facilement, à 1 aide d'une carte régionale, plusieurs
des lieux dont il est question dans le roman ou qui concernent la
vie de l'auteur : la Bâtie d'Urfé, par exemple, le pont de la Bou-
teresse, et trois sommets appelés le Monlverdun, le Marcilly, le
Mont d'Uzore. — On voit, par là, que d'Urfé a tenu à observer une
certaine vérité dans la description des lieux ; on verra, plus tard,
qu'il a su presque toujours observer la vérité psychologique, et
qu'il n'y a d'imaginaire dans son livre que les aventures de ses
héros.
L'édition originale de YAstrée es. restée pendant longtemps
ignorée, et personne, sauf Brunck, n'en avait soupçonné l'exis-
tence. Les soupçons de ce philologue naquirent à l'occasion d'un
passage des mémoires de Bassompierre (voir le Manuel du Li-
braire, t. V, à l'article d'Urfé), où il est dit : « Pendant la goutte
du Roy, il commanda à M. le Grand de veiller une nuyct près de
lui, Grammont une autre et moy une autre, et de nous rempla-
cer ainsy de trois en trois nuycls, durant lesquelles ou nous luy
lisions le livre de YAstrée, ou nous l'entrelenions 'orsqu'il ne pou-
vait dormir empesché par son mal » (Ed. Chanterac, I, 214). Les
mémoires étant de janvier 1609, Brunck supposa fort justement
qu'il existait, avant cette date, une édition de YAstrée qu'il
fallait tâcher de découvrir.
LE ROMAN FRANÇAIS AU XVII e SIÈCLE
55
La découverte de Tunique exemplaire que Ton connaisse ac-
tuellement fut faite à Augsbourg, en 1869, par l'Allemand Edwin
Tross. Une note sur cet « exemplaire unique » parut sous la si-
gnature de A. Benoist dans la Revue Forézienne (III, 1870, p. 269),
et, de plus, la description en est faite dans le catalogue de la bi-
bliothèque du possesseur, M.James de Rothschild (t. II, p. 197).
C'est un ouvrage très curieux, qui porte les indications suivantes:
« Les douze livres à'Astrée où par plusieurs histoires et sous per-
sonnes de bergers et d'autres sont déduits les divers effets de
l'honneste amitié. A Paris, chez Toussaincts du Bray au Pallais,
en la galerie des Prisonniers. MDGVII (1607). — Avec privilège du
Roy. » Et, h la fin, cette mention : « A Paris, de l'Imprimerie de
Charles Chappelain, rue des Amandiers, à l image Nostre Dame. »
Le livre est un in-8° comprenant 8 feuillets non chiffrés, dont le
dernier est blanc, et 508 feuillets chiffrés. — On y remarque encore
cette devise : Cultu ferlilior; et, enfin, le privilège, daté du 18
août 1607, a été accordé pour dix ans à l'auteur, qui le transporte
à son éditeur Toussaint du Bray. Nous aurons l'occasion plus
tard, à propos du texte, de reparler de l'édition originale.
Pour la II e partie de YAstrée, nous savons l'existence de deux
exemplaires publiés en 1610 également chez Toussaint du Bray,
qui n'offrent rien de particulièrement intéressant. L'un est à
la bibliothèque de Marseille, l'autre à celle de Leipzig.
En ce qui concerne la III e partie, on ignora longtemps la date
exacte de son apparition. Sans doute, on avait le passage des
Mémoires du duc de la Force, où. sa belle-fille le prie, dans une
lettre datée du 19 décembre 1617, « de lui apporter la III e partie
de YAstrée, imprimée depuis peu, comme on le luy a assuré ».
Mais, faute de texte formel, la question était demeurée en sus-
pens. Depuis, on a découvert un privilège daté du 7 mai 1619,
et l'indication que l'impression avait été terminée le 3 juin 1619,
et le dépôt à la Bibliothèque royale fait le 5 juin, deux jours
après. Ainsi es doutes ont cessé 'érudition a conquis une
nouvelle certitude.
R. A.
Les discours judiciaires de Cicéron,
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à l'Université de Paris.
A. — Les raisons personnelles de ses préférences.
J'ai recherché, dans ma dernière leçon, quelle était la nature
des causes plaidées le plus volontiers par Cicéron. Ma conclusion
se trouvait être la suivante : ce qui domine, dans la collection
des discours judiciaires de Cicéron, ce sont les plaidoyers relatifs
à des affaires criminelles; notre orateur semble avoir une affec-
tion particulière pour ce que nous appellerions, aujourd'hui, les
causes d'assises.
Mais il faut préciser davantage. Ces causes d'assises, en effet,
étaient très nombreuses dans l'ancienne Rome. Vous vous sou-
venez que, au commencement de ce cours, je vous ai incidem-
ment parlé des espèces principales qu'elles comprenaient. Or,
il se trouve que Cicéron s'attache à certaines de ces espèces et
néglige les autres; de même, il préfère certains clients et re-
fuse de plaider pour d'autres. Le moment est venu de rechercher
les raisons plus ou moins cachées de ces préférences, de faire
ressortir les motifs principaux qui décident son choix.
Ces motifs, on peut les diviser en deux catégories: il en est de
personnels, il en est de politiques. Nous allons étudier, aujour-
d'hui, les premiers.
Ce qui détermine, le plus souvent, Cicéron à parler pour un
client, c'est un sentiment d'amitié.
La chose est naturelle ; elle nous est d'ailleurs prouvée par les
textes mêmes de ses discours, aussi bien que par ses autres ou-
vrages et par sa correspondance. Considérons, par exemple, le
pro Roscio comœdo et le pro Quinctio, que je mets ensemble
parce qu'ils se rapportent tous les deux à des questions d'inté-
rêts et qu'ils sont prononcés en faveur de deux beaux-frères.
Roscius était un grand acteur. Au lieu d'être méprisé, comme
les autres « histrions » de l'ancienne Rome, il jouissait au con-
DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
57
traire de la faveur de tout le monde aristocratique. Ce qui la lui
valait, paraît-il, c'était la sagesse parfaite de ses mœurs et la
bonne tenue de sa vie privée. Cicéron en témoigne, Valère Maxime
aussi. Selon eux, ce n'était pas seulement le talent qui avait
gagné à Roscius l'estime publique, mais encore et surtout l'amitié
dont l'honoraient les premiers membres de la cité, la familiarité
dans laquelle il vivait avec eux. 11 était digne d'entrer au Sénat
par sa vertu morale, « propter abslinentiam », et Ton pouvait
dire, ajoute Cicéron, que cet homme intègre, le seul qui méritât
comme artiste de monter sur un grand théâtre, méritait par sa
moralité de ne monter sur aucun. Roscius avait donc, dans ce
monde peu estimé des histrions, une situation à part, que lui
valait sa conduite.
Cicéron avait toujours eu avec Roscius des relations affec-
tueuses. Il l'avait connu dans sa jeunesse, dans la maison des
aristocrates chez lesquels il fréquentait; il avait souvent causé
avec lui, et il lui avait même laissé deviner son talent oratoire
précoce. Or le talent oratoire, dans l'antiquité, touchait par cer-
tains côtés au talent de l'acteur. L'avocat antique se tenait
debout, sur une estrade, visible à tous des pieds à la tête ; il
était astreint â une certaine tenue; il devait prendre des atti-
tudes, et, pour cela, il s'instruisait auprès d'un comédien durant
ses années de préparation. Cicéron fut naturellement amené, le
moment venu, à demander des conseils de maintien à Roscius
qu'il connaissait. Avant de monter à la tribune, ce fut de lui
qu'il apprit la façon la meilleure de s'y tenir, l'art de faire les
gestes, de porter la tète, en un mot V « actio », si vivement
recommandée par les rhéteurs aux jeunes gens qui se desti-
naient au barreau.
Ces relations nouvelles eurent pour résultat de resserrer les
liens qui unissaient déjà le jeune Cicéron et Roscius. Dès que Ci-
céron se mêle d'écrire, il fait partout allusion à son amitié pour ce
grand acteur. Son nom, ainsi que celui de son confrère ^Esopus,
revient souvent sous sa plume, et, chaque fois, avec des marques
nouvelles d'admiration et d'affection. Cela va même si loin que
Quintus finit par se moquer de ce goût extraordinaire de son
frère pour Roscius. Dans le de Divinatione, il le plaisante à ce
sujet et lui reproche sur un ton ironique et badin d'en raffoler,
d'en faire ses délices (« Roscius, delicise tua?... »).
Or, le jour vint où Roscius eut un procès. Il s'était entendu avec
un propriétaire pour dresser au métier d'acteur un jeune esclave
qui lui paraissait avoir du talent. Les deux associés, d'après le
contrat, devaient se partager les bénéfices, l'un pour avoir fourni
58
REVUE DES COURS ET CONFERENCES
l'esclave, l'autre pour l'avoir instruit et formé. Malheureusement,
un contretemps se produisit: l'esclave mourut. Comme on devait
s'y attendre, Roscius et le propriétaire se disputèrent ; les dis-
cussions devinrent vives ; finalement, un procès s'engagea. Les
tribunaux allaient être appelés à trancher par une sentence
une question sur laquelle les deux associés n'avaient pu s'accor-
der à l'amiable.
Qu'arriva-t-il ? Roscius demanda à Gicéron le secours de sa
parole. Cicéron accepta de le défendre, et il plaida, comme il le
dit dans son discours, par pure amitié.
Il en fut de même pour Quinctius, le beau-frère de Roscius,
chez qui il avait eu plusieurs fois l'occasion de le rencontrer. Nous
avons, ici encore, le plaidoyer de Cicéron pour garant. L'orateur
y déclare que, vu sa jeunesse, vu les circonstances très délicates
du procès, vu le peu de temps dont il disposait pour instruire la
cause, vu aussi le talent redoutable d'Hortensius, son adversaire,
il avait été sur le point de refuser de plaider. Mais force avait été
pour lui d'affronter toutes les difficultés : que répondre, en effet,
aux supplications de son ami Roscius intercédant auprès de lui
pour son beau-frère ?
Voyez encore le pro Cœcina, qui roule sur une contestation de
propriété. Cicéron, ici encore, parle pour un ami. On a beaucoup
discuté sur l'identité du personnage : les uns veulent qu'il s'agisse
de Caecinale père ; les autres prétendent qu'il s'agit du fils. Pour
notre étude particulière, celte discussion importe peu. Cicéron,
en effet, avait des relations avec le fils comme avec le père. Il
nous en fournit lui-même la preuve dans une lettre écrite vers la
fin de sa vie : il y déclare que Caecina, qui lui a fait concevoir de
grandes espérances par son talent et par sa vertu, est son ami le
plus cher ; il ajoute que son amitié pour lui remonte loin, car il
aimait aussi beaucoup son père. L'affirmation est nette. Il est vrai
que la lettre d'où elle est tirée est une lettre de recommandation,
et il pourrait se faire que Cicéron y exagérât sa pensée et y forçât
son sentiment ; mais il n'en est rien. Le fait même, en effet,
d'écrire à cette date, en faveur de Caecina, une lettre de recom-
mandation, prouve de sa part beaucoup d'affection pour ce
personnage : on était après Pharsale, et Caecina était un partisan
de Pompée. N'est-ce pas une marque d'amitié à son égard que
d'inîercéder en sa faveur, quand Pompée est vaincu et que César
est le maître ? — Quand Cicéron avait plaidé pour lui devant
les tribunaux, c'était donc bien par amitié.
C'est pour un motif semblable qu'il prononça le pro F undanio.
Une lettre à Quintus nous montre, en effet, que Cicéron était très
DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
59
lié avec son client. Fundanius, pendant une absence de Cicéron,
avait eu un procès : visiblement, les torts étaient de son côté.
Cicéron, qui écrit sur ce sujet à son frère, déclare que l'adver-
saire de Fundanius a le droit pour lui, et il fait ressortir précisé-
ment qu'il le déclare malgré les sentiments d'amitié qu'il
professe pour celui qui a tort. Par suite, quand il plaida pour
lui, on" est autorisé à croire que ce fut par une complaisance
affectueuse.
Passons au pro Ligario. Ligarius était un chaud partisan de
Pompée. Après Pharsale, tandis que la plupart des Pompéiens
étaient rentrés chez eux, attendant sans espoir l'issue des événe-
ments, il n'avait pas voulu, pour sa pari, accepter les faits accom-
plis : au lieu de se résigner, il avait suivi les débris de l'armée
de Pompée en Afrique, et il avait été de ceux qui, avec Sextus,
avaient commencé la campagne qui devait se terminer par la
défaite de Thapsus. C'était donc unennemiirréconciliabledeCésar.
Celui-ci, à son retour, clément pour les Pompéiens qui avaient
cédé après Pharsale, ne voulut montrer aucune indulgence pour
ceux qui étaient passés en Afrique. Les frères de Ligarius eurent
beau intercéder : César refusa avec obstination de laisser rentrer
son ennemi. Bientôt, d'ailleurs, il se trouva quelque flatteur qui,
pour se faire bien venir du maître, osa accuser Ligarius d'un
complot contre le vainqueur de Pompée. La plainte appelait un
procès : le procès eut lieu.
Il était, comme on pense, aussi compromettant pour l'avocat
que pour l'accusé, surtout si l'avocat était un ancien Pompéien.
A qui Ligarius allait-il s'adresser pour sa défense? Il pensa à
Cicéron. Celui-ci, malgré les risques, accepta de plaider pour lui,
quelque fausse que fût sa propre situation vis-à-vis de César.
Dans une lettre à Ligarius, il lui déclarait qu'il avait trop d'af-
fection pour ses frères et pour lui-même, pour négliger aucune
occasion de le servir.
Enfin, pour en finir avec ces raisons d'amitié, signalons le pro
Dejotaro. Dejotarus était un roitelet de Galatie. 11 avait obtenu ce
titre après l'expédition de Pompée contre Mithridate : les ser-
vices qu'il avait rendus à Pompée pendant la campagne le lui
avaient valu. Par reconnaissance, il était resté fidèle à son bien-
faiteur, et il lui avait même envoyé quelques secours pour lutter
contre César. Malheureusement, Pompée avait été vaincu à Phar-
sale ; César, par rancune, avait enlevé à Dejotarus une partie de
ses Ftats ; et, pour comble d'infortune, le pauvre roi se voyait
accuser, tout comme Ligarius, dont nous parlions tout à l'heure,
de complot contre le dictateur.
60
HE VUE DES GOUHS ET CONFÉRENCES
Sa première pensée fat de prendre Cicéron pour défenseur.
Quand celui-ci, en effet, était allé en Cilicie comme proconsul, il
s'était pris d'amitié pour Dejotarus, et voici pourquoi. On sait
que Cicéron aurait voulu, dans sa province, se couvrir de gloire
militaire et revenir à Rome avec le titre d' « imperator » et le
droit au triomphe. Il avait imaginé, à cet effet, une incursion de
populations voisines de la Cilicie et il avait prétendu qu'il fallait
repousser par la force ces populations dangereuses ; de fait, il
avait brûlé quelques cabanes, pris d'assaut une petite bourgade
et rédigé, pour l'envoyer au Sénat, un beau rapport sur ces magni-
fiques victoires. Or, pendant cette soi-disant campagne, Dejotarus
lui avait envoyé quelques auxiliaires. Cicéron lui devait donc de
la reconnaissance pour ce service.
Il lui en devait encore pour une autre raison. Le climat de la Cili-
cie était malsain et fiévreux. Cicéron, qui était parti de Rome avec
son fils et son neveu, ne tarda pas à s'apercevoir que ces deux
enfants ne pouvaient guère rester dans sa province. Dejotarus lui
offrit de les prendre chez lui pendant la mauvaise saison.
C'était pour cette amabilité et d'autres du même genre, c'est-
à-dire, en somme, par un sentiment de reconnaissance affec-
tueuse, que Cicéron avait en main la cause de Déjotarus, quelque
dangereuse qu'elle fût pour lui.
Dans tous les plaidoyers que nous venons de passer en revue,
l'amitié est seule en cause. Il en est d'autres où un sentiment
un peu moins noble entre en ligne, par exemple, dans le pro
Archia.
C'est bien pour une raison d'affection que Cicéron plaide en
faveur d'Archias, mais c'est aussi pour autre chose. Archias
était un Grec d'Antioche, très versé dans la connaissance des
poètes, et poète lui-même. A Rome, où il était venu de bonne
heure, il était entré dans la société des Lucullus. Il connaissait
les Méteilus, les Catulus, les Caton; il était très lié avec Marius,
et il avait aussi pour ami un propre oncle de Cicéron, appelé
Aculéo. C'est chez Aculéo que Cicéron l'avait quelquefois ren-
contré : il avait causé avec lui et, probablement, il lui avait
demandé quelques conseils sur la composition des vers grecs,
à laquelle il se livrait volontiers. Or, un beau jour, un envieux
accusa Archias, qui bénéficiait depuis longtemps des préroga-
tives de la « civitas » romaine, d'avoir usurpé son titre de
*
DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
6i
citoyen. Accusé, Archias se souvint qu'il connaissait Cicéron el
lui demanda de vouloir bien le défendre.
Cicéron aimait Archias, mais sans excès. Il avait eu avec lui des
relations mondaines, et rien de plus. Cependant, il se décida à
plaider, parce que son client était poète : il avait chanté.en vers,
en l'honneur de Marius, la guerre des Cimbres et des Teutons ; il
se proposait de chanter en vers grecs les victoires de Lucullus en
Asie. Bien plus, il avait insinué qu'il y avait eu, h Rome, un évé-
nement mémorable qui méritait de devenir le sujet d'une épopée :
c'était le consulat même dq Cicéron ! Cette épopée, il promettait
de la faire. Cicéron pouvait-il, dans ces circonstances, refuser
son concours à un poète si complaisant ? Un sentiment de vanité
cette fois, plutôt que d'amitié pure, l'avait poussé à prendre en
main la cause d'Archias. Il est vrai que, un peu plus tard, il le
regretta : Archias, après avoir eu gain de cause grâce au talent de
Cicéron, ne composa pas l'épopée promise. Le consul s'en plai-
gnait avec amertume à son ami Atticus ; sa vanité avait lieu de
n'être point satisfaite.
Remarquez aussi le sentiment qui le pousse à prononcer le pro
Flacco. Sans doute, Flaccus était un ami de Cicéron, mais un ami
comme l'orateur en avait beaucoup. Il y avait entre eux des
rapports très ordinaires, sans indifférence, mais sans chaleur. En
réalité, c'est pour une autre raison qu'une raison d'amitié que
Cicéron plaide pour lui. On la devinera aisément si l'on considère
que Flaccus était préteur en 63, Tannée même du consulat fameux
de Cicéron. Le consul, depuis quelque temps déjà, voyait venir la
conjuration ; on sentait à Rome, d'une façon imprécise, que
quelque chose se tramait dans l'ombre contre l'ordre établi.
Malheureusement, on manquait d'indices, on était sans preuves.
Ce fut alors que l'idée vint à quelqu'un, à Flaccus ou à Cicéron,
peu importe, de faire surprendre, comme on sait, des lettres
écrites par les conjurés aux Allobroges. Dans ces lettres, les
Allobroges étaient sollicités de se révolter contre Rome, au moment
même où la conjuration de Catilina éclaterait dans la ville même.
Or, ce fut Flaccus, le préteur, qui fut chargé de s'emparer avec
une escorte des porteurs de ces lettres dangereuses, et c'est grâce
à ce même Flaccus, par suite, que Cicéron put accuser les conju-
rés et aussi les faire mettre à mort. Mais on sait que celte vigilance
et cette sévérité furent les causes de bien des malheurs pour
Cicéron. On l'accusa d'avoir fait périr des citoyens sans juge-
ment, et, après bien des démêlés avec Clodius, il fut exilé. Au
retour, son dessein fut de démontrer au grand jour que, en somme,
la conduite qu'il avait tenue sous son consulat était légale, qu'il
62
REVUE DES COURS ET . CONFÉRENCES
avait eu raison de faire ce qu'il avait fait. Quelle plus belle
occasion pour affirmer ses droits que le procès de Flaccus !
Plaider pour celui-ci, n'était-ce pas d'abord, sans doute, témoi-
gner de la reconnaissance à un zélé collaborateur de jadis, mais
aussi ei surtout avouer, en prenant en main sa défense, que cet
ancien préteur avait bien agi en 63 et conservait son estime; bref,
n'était-ce pas affirmer, pour qui saurait lire entre les lignes, que
la conduite du consul auesi était louable, puisque celle du pré-
teur Tétait? Cette fois, c'était une considération d'intérêt qui
venait s'ajouter au sentiment d'amitié.
Exminez encorelepro Plancio. Durantl'exilde Cicéron, Plancius,
qui était questeur en Macédoine, avait recueilli dans sa maison
le banni qu'on chassait de partout pour ne pas se compromettre.
Cicéron avait conservé le souvenir de ce service. Le jour vint où
son ancien hôte eut besoin à son tour de l'appui de sa parole.
Cicéron, par gratitude, le lui prêta. Etait-ce toutefois par pure
reconnaissance? Non, probablement. L'orateur comptait bien, en
parlant de Plancius, parler aussi des misères de son exil, de ses
pérégrinations de ville en ville, bref entretenir le public de sa
personne, parler de lui-même, satisfaire sa vanité. Cette consi-
dération ne fut pas sans poids pour le décider à plaider : un senti-
ment de vanité venait ici encore corrompre un peu le sentiment
de la reconnaissance.
Enfin, il y a trois plaidoyers que prononce Cicéron pour une
raison de vengeance, par rancune personnelle : ce sont le pro
Cœlio, le pro Ceslio, le pro Milone.
Caelius était un jeune élégant de Rome, un viveur, qui avait eu
des relations avec Clodia, la sœur même de Clodius. Celle-ci,
abandonnée un beau jour par son amant, s'avisa, pour se venger
de lui, de l'accuser d'avoir voulu l'empoisonner. Un procès s'en-
gagea, et ce fut Cicéron qui parla pour Caelius. Pourquoi ? Sans
aucun doute, par baine du frère de Clodia, de qui lui venaient tous
ses malheurs. Un plaidoyer pour Caelius ne serait, se disait-il,
qu'un moyen de se glorifier lui-même et de se livrer à une charge
à fond contre son ennemi et contre sa sœur.
Un sentiment de même nature le fit plaider pour Cestius. Ce
personnage, qui détestait Clodius, était tribun l'année même de
l'exil de Cicéron. Il avait tout fait, après le départ de l'orateur,
pour amener son retour. Il avait toutefois échoué. Or, plus tard,
il eut un procès à soutenir. Il se trouvait que, précisément à cette
époque, une brouille était survenue entre lui et Cicéron. Aussi va-
t-il trouver Hortensius, pour lui proposer de le défendre. A cette
nouvelle, Cicéron est mécontent ; il se hâte de se réconcilier avec
Digitized by
DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
63
Gestius et lui demande comme un service la permission de
plaider pour lui, à côté d'Hortensius. C'est qu'il avait là une oc-
casion de parler de Cestius par amitié, de lui-même par vanité,
mais surtout de Clodius par vengeance.
H en est de même du pro Milone. On connaît les origines du
procès : au milieu d'une des bagarres fréquentes qui ensanglan-
taient le forum à cette époque, Clodius, à la tête de ses esclaves
armés, avait été tué par Milon, le chef de bande du parti séna-
torial. Malgré sa qualité, Milon dut répondre du meurtre. Cicéron
se chargea de sa défense, non pas seulement par amitié, mais
aussi par rancune : le plaidoyer pour Milon devait être, entre ses
mains, une occasion de s'acharner une fois de plus sur Clodius.
Telles sont les raisons personnelles qui poussent le plus sou-
vent Cicéron à plaider ; nous examinerons, la prochaine fois, les
raisons politiques.
G. C.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Les trois premières Provinciales forment un groupe à part :
toutes les trois, elles ont trait à J'affaire Arnauld, elles sont diri-
gées contre la Sorbonne. La première prouve que l'affaire n'est
pas sérieuse, et que la Sorbonne s'est rendue méprisable ; la
deuxième confond les Dominicains, ces lâches qui votent en Sor-
bonne contre leur conscience; la troisième montre que la censure
est inique, monstrueuse, absurde, nulle de toute nullité. Avec
cette troisième Provinciale finit le plaidoyer en faveur d'Arnauld.
Après avoir défendu son ami par tous les moyens dont pouvait
disposer le laïque et l'homme du monde, l'auteur anonyme va le
venger en immolant ses ennemis.
Mais, si les trois premières Provinciales sont des machines de
guerre destinées à battre les murs de la citadelle, elles sont aussi
des œuvres d'art. Ceux que n'intéressent ni Arnauld, ni la Sor-
bonne de 1656, ni les Dominicains du Grand Couvent de la rue
Saint-Jacques, ni le pouvoir prochain ni la grâce suffisante, ceux-
là font leurs délices de la lecture des Petites Lettres. Il faut donc,
avant de continuer notre étude, contempler à loisir ces admi-
rables pamphlets, et connaître l'impression qu'ils produisirent
sur ceux qui eurent le privilège de les goûter dans leur fraîcheur
et leur nouveauté.
Ce que pensèrent les contemporains, l'auteur de la troisième
lettre prétend le savoir, et il se donne le plaisir de l'apprendre à
ses lecteurs. La troisième lettre, en effet, est précédée de la
Réponse du Provincial aux deux premières lettres de son ami, datée
du 2 février 1656 : « Monsieur, vos deux lettres n'ont pas été pour
moi seul. Tout le monde les voit, tout le monde les entend, tout
le monde les lit. Elles ne sont pas seulement estimées par les
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à l'Université de Paris.
Le premier groupe des Provinciales.
LKS PROVINCIALES
65
théologiens; elles sont encore agréables aux gens du monde, et
intelligibles aux femmes mêmes.
«Voici ce que m'en écrit un de Messieurs de l'Académie, des
plus illustres entre ces hommes tous illustres, qui n'avait encore
que la première : « Je voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à
la mémoire de feu M. le Cardinal, voulût reconnaître la juridiction
de son Académie française. L'auteur de la Lettre serait content;
car, en qualité d'académicien, je condamnerais d'autorité, je
bannirais, je proscrirais ; peu s'en faut que je ne die j'extermi-
nerais de tout mon pouvoir ce pouvoir prochain, qui fait tant de
bruit pour rien, et sans savoir autrement ce qu'il demande. Le
mal est que notre pouvoir académique est un pouvoir fort
éloigné et borné. J'en suis marri ; et je le suis encore beaucoup
de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquit ter envers
vous, etc.. »
« Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en
aucune sorte, en écrit à une dame qui lui avait fait tenir la pre-
mière de vos lettres :
« Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer
de la lettre que vous m'avez envoyée : elle est tout à fait ingé-
nieuse et tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer ; elle éclair-
cit les affaires du monde les plus embrouillées ; elle raille fine-
ment ; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses ;
elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent . Elle est encore
une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente
censure. Et il y a enfin tant d'art, tant d'esprit et tant de juge-
ment en cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc. »
« Vous voudriez bien savoir aussi qui est la personne qui en
écrit de la sorte ; mpis contentez-vous de l'honorer sans la
connaître, et, quand vous la connaîtrez, vous l'honorerez bien
davantage.
« Continuez donc vos lettres sur ma parole, et que la censure
vienne quand il lui plaira ; nous sommes fort bien disposés à la
recevoir. Ces mots de pouvoir prochain et de grâce suffisante,
dont on nous menace, ne nous feront plus de peur. Nous avons
trop appris des Jésuites, des Jacobins et de M. Le Moine en com-
bien de façons on les tourne et quelle est la solidité de ces mots
nouveaux pour nous mettre en peine. Cependant, je serai tou-
jours, etc. » m
Voilà ce qui peut s'appeler un éloge, et un éloge en trois points ;
nous connaissons par là l'impression de trois catégories de per-
sonnes :1e provincial d'abord, l'académicien, enfin la dame du
monde ; et si l'auteur des deux premières Provinciales a, comme
56
66
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
le croit Sainte-Beuve, composé cette réponse de toute pièce, il
aime à se donner de l'encensoir à travers le visage ! Le grand
public s'est donc emparé de ces deux lettres, comme il le faisait,
cette année même, de celles de la marquise de Sévigné; tout le
monde les voit : estimées des théologiens, agréables aux gens du
monde, elles sont intelligibles aux femmes mêmes. Ce dernier
terme n'est nullement injurieux aux femmes, qu'on n'accuse point
de ne pas appartenir au sexe intelligent. Il n'a rien de commun
avec le mot terrible prononcé, un jour, en pleine Académie par
Le Verrier devant l'illustre Brongniart : « C'est si simple qu'un
botaniste le comprendrait! » Les femmes ne sont pas compa-
rées au botaniste. L'auteur veut dire simplement que ces
questions subtiles et absconses ont été si clairement élucidées
que les gens les moins au courant de ces discussions épineuses
peuvent suivre le raisonnement du pamphlétaire.
L'auteur de la troisième lettre aurait pu s'en tenir à ces quel-
ques lignes. Combien il a été plus rusé en laissant la parole
à d'autres personnes, en faisant parler un académicien des plus
illustres, et une grande dame écrivant à une de ses amies! On
s'est demandé si ces deux billets sont apocryphes ou s'il faut
les considérer comme authentiques, et, s'ils sont authentiques,
de qui ils émanent. On aurait pu croire que le premier était de
Balzac, ou de Voiture : mais ils sont morts l'un en 1648, l'autre
en 1651 ; peut-être est-il de Godeau, le nain de Julie, ou de Cha-
pelain, qui a beaucoup écrit en prose : malheureusement, nous
n'avons aucune de ses lettres de 1656. Il serait assez piquant
qu'il fût de Cotin ou de Ménage, de Trissolin ou de Vadius. Quant
à la grande dauie, Racine, dans une de ses lettres contre MM. de
Port-Royal, insinue que ce pourrait être M lle de Scudéry ou
M me de Sablé. En ce qui me concerne, je croirais très volontiers
à l'authenlicilé des deux billets. Et voici pourquoi. Les deux
billets réunis ne parlent que de la première lettre. S'ils ont été
fabriqués, je ne vois pas pourquoi l'auteur n'aurait rien, dit de
la deuxième, qui est encore plus malicieuse et plus parfaite. En
second lieu, vous avez vu que le premier billet ne contient pas
un seul mot d'éloge à l'adresse du pamphlétaire, pas l'ombre
d'une critique littéraire: en bon académicien, pénétré de son im-
portance, l'ami du Provincial n'a vu dans la première lettre que
ce qui vise l'Académie; il parle de Richelieu, jl commente l'invi-
tation faite par l'auteur à l'Académie de bannir ce mot barbare
de « pouvoir prochain », et toute la suite de la lettre n'est
qu'un jeu de mots sur les divers sens de ce terme. Enfin le billet
*de la grande dame est d'une touche bien délicate, bien féminine,
LES PROVINCIALES
67
qui surprendrait chez un homme, chez un célibataire, fût-il l'au-
teur du Discours sur les Passions de V Amour. Puis cette finesse
spirituelle, cette tendance à la prolixité dans la brièveté même, à
l'antithèse, à l'hyperbole, tout cela est bien d'une femme. On ai-
merait à croire que cette femme est M me de Sévigné, et la chose
n'est pas invraisemblable : la marquise avait alors trente ans ;
veuve depuis quatre ans bientôt, elle était apparentée à Renaud
de Sévigné, l'un des bienfaiteurs et des amis les plus ardents de
Port-Royal. On a peu de ses lettres datant de 1656 ; pourtant
Tune d'elles, du 12 septembre, adressée à un ami qui lui avait
fait parvenir aux Rochers un paquet de nouveautés, contient
la phrase suivante: « J'ai lu avec beaucoup de plaisir la onzième
lettre des Jansénistes : il me semble qu'elle est fort belle.
Mandez-moi si ce n'est pas votre sentiment. » Plus tard, je vous
apporterai, àl'appui de cette opinion, de nouvelles preuves tirées
du caractère même de l'auteur des Lettres Provinciales. Pour
l'instant, nous restons en présence d'oeuvres anonymes.
Si ces billets sont authentiques, leur lecture et leur' commen-
taire simplifient singulièrement notre tâche de critique. On y parle,
comme fera la postérité, des perfections de ces deux lettres, et
nous pouvons associer la troisième à cet éloge si mérité. Si nous
les considérons en homme du métier, distinguant le fond et la
forme, l'invention et la disposition, la composition générale et
particulière, nous ne pouvons qu'être transportés d'admiration.
L'auteur, suivant sa propre expression, dit tout ce qu'il veut en la
manière qu'il veut et à la place où il veut. Ainsi la dame a raison :
les lettres sont tout à fait ingénieuses, et nous donnons au mot
toute sa force étymologique. Elles sont aussi tout à fait bien écri-
tes, sauf deux ou trois négligences sans doute volontaires, et
d'ailleurs imperceptibles.
On comprend donc l'enthousiasme des gens de 1656, qui, au
reste, n'étaient pas encore blasés, comme ils devaient l'être plus
tard, alors que chaque année leur apportait un chef-d'œuvre
nouveau. En 1656, on était bien obligé de se contenter de peu.
Consultons la chronologie en remarquant que les Provinciales
étant de janvier 1656, toutes les autres œuvres leur sont posté-
rieures. Le Dépit amoureux a été joué à Lyon ; mais il est inconnu
de toute la France et de Paris en particulier, où il ne sera imprimé
qu'en 1663. On fait grand bruit, à ce moment, autour d'une œuvre
qui, annoncée depuis vingt ans, va bientôt voir le jour : \&Pucelle
de Chapelain. Au théâtre, nous avons des tragédies en cinq actes
et en vers, le Timocrate de Thomas Corneille, la Mort de Cyrus,
de Quinault. Puis c'est le Voyage de Chapelle et Bachaumont, la
68
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Clélie de M lle de Scudéry. Voilà le bilan de cette année 1656, qui
ressemble fort à celles qui l'ont précédée. Depuis 1637. date de
l'apparition du Discours sur la Méthode, il n'y a pas eu un seul
chef-d'œuvre en prose. Que trouvons-nous, en effet, dans cet
espace de vingt années ? Ibrahim ou Y Illustre Bassa de M lle de
Scudéry (1641), Y Histoire de France de Mézeray (1643-1651), les-
Remarques de Vaugelas sur la langue française (1647), le Roman
comique de Scarron (1651), Artamène ou le grand Cyrus^ de
M lle de Scudéry (1653). Ajoutez à cela quelques ouvrages de
jésuites en style extravagant comme la Dévotion aisée du P. Le-
moine, et les livres compacts de Messieurs de Port-Royal, aussi
correctement écrits que sagement pensés, mais sans élégance,
car leur rigorisme y voyait une vanité condamnable. C'est peu,
c'est même trop peu ; et Ton n'a même pas la consolation de se
dire qu'au moins les orateurs et les poètes pourront nous dé-
dommager.
Après l'échec de Pertharite, roi des Lombards (1652), Corneille
s'éloigne de la scène, et laisse entendre qu'il l'abandonne peut-
être pour toujours ; il cède la place aux faiseurs de tragédies
fades et doucereuses, son frère Thomas et Quinault. Molière est
un très jeune chef de troupe, qui fait son tour de France et ne
reviendra à Paris avec ses Précieuses qu'en 1659. Bossuet, confiné
dans son canonicat de Metz, commence, depuis deux ans à
peine, à étendre au dehors sa réputation de prédicateur. Il n'y a
guère qu'un homme qui puisse être mis en parallèle, comme
écrivain, avec Fauteur des Provinciales, et cela parce que les
circonstances l'ont placé dans une situation analogue, Pont jeté
au milieu de luttes ardentes, moitié politiques, moitié religieuses.
Accablé comme Arnauld par Mazarin, « le favori victorieux »,
il a dû se défendre et se venger, en recourant à la seule arme
dont il pût disposer, l'arme redoutable du pamphlet : c'est Paul
de Gondi, cardinal de Retz, archevêque de Paris depuis 1654»
A cette date, il est en Italie, et, depuis le 2 janvier 1656, il envoie
de Rome des lettres, des monitions, des mandements, qui sont
non seulement des actes de sa vie politique, mais encore de»
monuments delà langue française. Leur succès, il est vrai, est
moindre que celui des Provinciales, parce qu'il s'adresse à un
public plus restreint : la majorité des Français, alors, ne s'occupe
pas de politique. Puis la police' est vigilante : elle empêche le
public de connaître ce qui déplaît à Mazarin. C'est même, pour le
dire en passant, une des causes de l'impunité relative dont a pu
jouir l'auteur des Provinciales: on ne peut pas être partout, et les
mouches de police durent,plus d'une fois,relâcher leur surveillance-
LES PROVINCIALES
69
Il ne faut donc pas s'étonner que les Provinciales aient soulevé
l'enthousiasme public : elles doivent leur succès à cette incom-
parable beauté qui fut si bien goûtée des vrais connaisseurs, les
gens du monde et les dames.
Les Provinciales sont au Discours de la Méthode ce qiïAndro-
maque est au Cid. .
Aussi quelle eût été la déception du public, si cette troi-
sième lettre avait dû être la dernière I 11 l'avait pu croire un
moment : elle était plus courte que les autres, elle n'annonçait
pas la quatrième, elle était signée enfin, quoique d'une façon
assez mystérieuse. C'est donc avec une grande joie que seize
jours plus tard, le 25 février 1656, les Parisiens virent paraître
la Quatrième lettre écrite à un provincial par un de ses amis.
Elle forme la transition entre le premier et le deuxième groupe
de Provinciales. Si les Provinciales avaient dû être exclusivement
un plaidoyer pour Arnauld, l'auteur se serait arrêté brusque-
ment avec cette troisième lettre. Dans la quatrième, il ne sera
plus question ni de la Sorbonne, ni d'Arnauld, ni même de la
censure dont il a été victime : tout cela semble de l'histoire an-
cienne. Voyez les premières lignes de la lettre : « Il n'est rien tel
que les Jésuites.. », et les dernières : « Le Père me parut surpris,
et plus encore du passage d'Aristote que de celui de saint Augus-
tin. Mais, comme il pensait à ce qu'il devait dire, on vint l'avertir
que M me la Maréchale de... et M mc la Marquise de... le deman-
daient. Et, ainsi, nous quittant à la hâte : J'en parlerai, dit-il, à
nos Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse : nous en avons
ici de bien subtils. Nous l'entendîmes bien, et, quand je fus seul
avec mon ami, je lui témoignai d'être étonné du renversement
que cette doctrine apportait dans la morale. A quoi il me répon-
dit qu'il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez- vous donc
pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la
morale que dans la doctrine ? Il m'en donna d'étranges exemples,
et remit le reste à une autre fois. J'espère que ce que j'en appren-
drai sera le sujet de notre premier entretien. Je suis, etc.. »
L'auteur démasque brusquement ses batteries; jusque-là, il avait
dissimulé ses véritables sentiments. Il n'avait pas prononcé le
nom de Jésuite dans la première lettre, il était à peine question
d'eux dans les deux autres. Cette fois, ce sont eux qui sont en
cause.
Trois personnages sont en scène : l'auteur, son ami Janséniste,
son inséparable, qui l'avait déjà accompagné chez les Domini-
cains, et un bon Père, qui joue le rôle principal, et qui, pour
n'être pas encore odieux, est bien ridicule. Une discussion s'en-
70
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
gage, discussion théologique, cela va sans dire, sur la question de
la grâce : il ne s'agit plus du pouvoir prochain, ni de la grâce
suffisante, mais de la grâce actuelle, celle qui fait agir. On dis-
cute textes en main, on invoque l'autorité des Jésuites modernes,
car les Pères de l'Eglise sont inconnus ou dédaignés du bon Père,
celle de Dominicains comme le Père Lemoine, celle d'Aristote et
celle de saint Augustin. C'est donc une œuvre à part : il suffit de
la lire rapidement pour voir qu'elle est beaucoup plus travaillée
que les autres, qu'elle a exigé des recherches nombreuses, des
confrontations de textes, qui, jusque-là, n'avaient pas été néces-
saires. Aux pamphlets théologiques vont succéder les pamphlets
moraux.
Et Arnauld, que devient-il au milieu de tout cela ? Il semble
abandonné à son malheureux sort. Il a été justifié, innocenté, aux
yeux du public ; on lui laisse le soin de répondre aux gens de sa
robe, aux théologiens que dédaigne le pamphlétaire, et il n'y
manque pas: il entasse écrits sur écrils, lettres sur lettres, disser-
tations sur dissertations, en latin, en français ; les pages s'ajoutent
aux pages. Il fait même ses petites Provinciales à lui tout seul ou
du moins sans le secours de Pascal. Du 10 mars au 15 avril, il
répand dans le public trois lettres imprimées en in-4°, puis une
quatrième restée manuscrite pendant plus de cent ans, imprimée
seulement en 1783 dans la collection de ses œuvres complètes, en
43 volumes. Les première, deuxième et troisième Lettre apologé-
tique de M, Arnauld, docteur de Sorbonne, sont tout à fait con-
temporaines des Provinciales, leur format est le même, et il est
plus que probable qu'elles furent imprimées par les mêmes
presses : ce sont les mêmes caractères, les mêmes fleurons, les
mêmes ornements. Le style alerte et vif de ces lettres rend très
vraisemblable l'hypothèse de la collaboration du célèbre avocat
Antoine le Maître. Arnauld atteignit son but : nous savons que
ces lettres ouvrirent les yeux à l'évêque d'Alet, Pavillon, qui de-
vint par la suite un des plus fermes soutiens de Port-Royal.
La polémique d'Arnauld est indépendante de celle des Petites
Lettres. Il semble ainsi qu'on se soit partagé la tâche : au docteur
de confondre les théologiens, au laïque de dénoncer les machi-
nations odieuses des vrais coupables.
Encouragé par le succès, le laïque va continuer, et publier
treize lettres contre ce qu'il dit être la morale des Jésuites. Il a
un plan ; dans des magasins spéciaux, il a accumulé vivres et
munitions : tout est prêt pour l'attaque.
A. B.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Pro fémur à V Université de Paris.
De l'invention psychique (suite). — Etude critique
de la loi de l'association des idées.
J'ai montré la loi de l'association dans son unité ; mais cette
unité, je le prouverai, n'est qu'apparente.
L'association des idées, ai-je dit, est la loi de la reproduction
des idées ou images, ou, en général, des faits de conscience déjà
parus dans la conscience. Mais, si Ton examine une suile de sou-
venirs, on s'aperçoit que les uns.sont rappelés en tant que conti-
gus, et les autres en tant qu'analogues à ceux qui les précèdent.
11 y a donc, et c'est là ce que les psychologues anglais d'il y a
un demi-siècle ont établi, deux lois d'association ; la loi d'associa-
tion se dédouble, la loi d'association est une loi ambiguë, car,
étant donné un premier terme dans la conscience, celui d'après
sera son contigu ou son analogue ; et la théorie établie par les
psychologues anglais ne dit pas dans quel cas l'état suivant sera
le contigu, dans quel cas il sera l'analogue. C'est là un grave
défaut: cette loi n'est pas une véritable loi, puisqu'elle laisse une
alternative, une ambiguïté dans la succession qu'elle prétend
régler. Je crois inutile de refaire au lableau la figure déjà tracée;
je dois dire simplement, supposant que cette figure est dans les
mémoires, qu'elle représente le cas de succession mentale le plus
simple et le plus représentable. Le plus simple : voici ce que j'en*
tends par là. Les faits qui se suivent dans la conscience s'appellent,
d'après la notation adoptée, a ABCD. Mais il peut arriver que
l'antécédent qui provoque la venue à la conscience de ABCD soit
analogue à B et non pas à A. Pour qu'un mot revenu à la conscience
rappelle un vers de poète français où il figure, il n'est pas néces-
saire que ce mot ^oit identique ou analogue au premier mot du
vers en question : il peut l'être à un autre mot. Le cas se présente
souvent. D'autre part, les contigus, ainsi nommés à juste litre, ne
sont pas toujours et nécessairement des successifs ; il y a, dans
la conscience, de la simultanéité. Mais comment représenter la
simultanéité ?Cela n'est pas facile. Si elle amène à sa suile quatre
72
KE VUE DES C0U11S ET CONFÉRENCES
fails, il se peut que trois de ces fails (BGD) forment une sorte de
bloc dans la conscience, au lieu de s'y présenter comme successifs.
Il y a donc d'autres cas que le cas figuré, et celui que j'ai figuré
n'est que le plus aisément représentable et le plus simple.
Telle est la loi de l'association des idées dans ses grandes
lignes et dans son unité, unité tout à fait décevante.
Le concept d'association est un concept mal fait, ambigu, et il
convient maintenant d'en faire la critique. Pour faire cette cri-
tique, pour dissiper cette ambiguïté qui existe dans l'idée de
l'association, il faut revenir quelque peu en arrière.
L'association suppose des associés. Quels sont-ils ? Pour com-
prendre le complexe, l'association, étudions les éléments du
complexe, les associés.
L'idée d'association implique la contiguïté dans le temps, la si-
multanéité ou succession sans intervalle de ce qu'il convient d'ap-
peler des termes de conscience, des états de conscience distincts.
Les associés, ce sont des unités de conscience. Ces unités de
conscience restent unes et distinctes dans l'association. Chacune
reste elle-même, donc reste une, et distincte de toutes les autres.
Bref, dans ce qu'on appelle une association, les associés restent
à l'état d'individus. Cela est important à dire dès le début de
cette critique, et voici pourquoi. La théorie de l'association des
idées que je viens d'exposer, c'est la démonslration de cette loi
de l'âme : deux faits qui se suivent spontanément dans la
conscience sont ou analogues ou contigus l'un à l'autre. Mais il y
a dans la psychologie anglaise autre chose : il y a la doctrine
associationniste, qui explique les principes rationnels par des
associations répétées dont les termes, à force d'être unis, ont
fini par fusionner et former des touts homogènes ; cela est pré-
senté comme une conséquence de la théorie proprement dite de
l'association des idées. Il faut donc distinguer, au moins, deux
moments dans le jeu de l'association des idées : un premier mo-
ment, où les termes sont distincts ; un deuxième, où ils sont con-
fondus. Mais sont-ce bien là deux moments d'un même fait, qui
est l'association? Tout d'abord, quand les idées sont distinctes,
on pose une loi de la conscience, puis on dit : une conséquence
de l'association des idées, c'est que les idées distinctes fusion-
nent. Dans l'intervalle, entre le groupement naturel et primilif
des idées et cette conséquence ultérieure où les termes, d'abord
distincts, ont fusionné, quelque chose s'est passé, la spécificité
des lermes a peu à peu disparu pour aboutir à leur fusion. Ainsi
nous devons considérer ce deuxième stade de l'association bien
plutôt comme une conséquence ; le moment où les termes
DE L'INVENTION PSYCHIQUE
73
sont confondus, ce n'est pas le moment où joue l'association des
idées, c'est un moment de beaucoup ullérieur. J'insiste sur cepoint,
pour dissiper tout de suite une des équivoques qui se trouvent
dans la théorie de l'association. Lorsque les termes associés ont
fusionné, il n'y a plus d'associés, donc plus d'association. L'asso-
ciation est à l'origine, mais le résultat n'est pas une association.
Les principes rationnels, tels que Passociationnisme les expli-
que, ce sont, si l'on veut, des associations d'idées, en ce sens que
l'association les a formés, mais on n'y voit plus l'association,
puisqu'il n'y a plus là d'associés distincts. Remarquez, en second
lieu, que l'association, au second sens du mot (sens que je cri-
tique), ne peut avoir lieu qu'entre analogues. Il n'y a fusion
qu'entre analogues, jamais entre contigus. Deux coups de ton-
nerre, analogues malgré l'intervalle qui les sépare, peuvent
fusionner dans le souvenir; mais l'éclair et le tonnerre, distincts,
quoique très contigus dans la conscience, ne fusionneront jamais.
La fusion est le résultat des associations de ressemblance qui se
multiplient et deviennent habituelles. Lorsqu'il y a association
de faits semblables, alors les différences entre les semblables
rappelés ensemble sont peu à peu effacées, et il ne reste bientôt
plus dans la conscience que leurs éléments identiques. Ces élé-
ments identiques restés seuls se confondent, d'ailleurs, bientôt.
C'est ainsi que se fait la fusion, passage de l'association (pre-
mier sens du mot), aux associations (deuxième sens du mot). Au
terme de ce travail, il y a des unités psychiques autres que les
unités que l'on considère dans la théorie proprement dite de l'as-
sociation. L'unité des deux coups de tonnerre, l'idée du tonnerre,
en général, c'est une unité, mais une unité factice.
Je ne vais pas m'attarder à montrer comment c'est une fusion
analogue à celle que je viens de décrire qui produit les lois dans
les esprits. Le même procédé, lorsqu'il s'applique à des couples de
phénomènes qui vont toujours ensemble, donne des lois. C'est
donc la fusion des semblables qui produit les genres et les lois,
et c'est peut-être aussi cette fusion qui produit les principes ra-
tionnels. Puisqu'il en est ainsi, puisqu'il n'y a fusion qu'entre
analogues et non entre contigus, ceux-ci étant dissemblables,
alors on peut essayer de prouver que l'association de ressem-
blance est la clef de l'intelligence. C'est là une hypothèse que nous
examinerons, lorsque nous ferons la psychologie spéciale de l'in-
telligence. Pour le moment, nous étudions l'association des idées
dans son premier état, dans ses premières manifestations, non
dans ses conséquences.
Les associés sont des unités de conscience, ou, pour parler un
74
REVUE DES COURS ET CONFERENCES
langage plus usuel, des faits de conscience distincts. En quoi con-
siste leur unité, leur distinction? Veuillez vous rappeler que la
loi fondamentale de l'âme, c'est, la lof du changement qualitatif.
Les éléments de la pluralité, simultanéité ou succession, ce sont
toujours des qualités. Ces qualités ont une certaine intensité, une
certaine durée, c'est-à-dire une certaine quantité. Gela les déter-
mine, s'ajoute à elles, mais c'est l'accessoire. Tant que la qualité
ne change pas, il y a un phénomène ; quand elle change, il y
en a deux. Bref, la pluralité et l'altérité sont qualilatives, et rien
d'autre. Rappelez-vous aussi que la répétition d'habitude, c'est
la répétition après intervalle, après changement. Un fait a eu lieu,
puis d'autres faits : voilà le changement. Puis le premier fait
revient : nous avons le même après Vautre. Quand nous disons le
même et l'autre, nous pensons toujours à la qualité.
Maintenant, comment se fait-il qu'un fait qui revient dans la
conscience soit estimé être le même que le premier fait? On dit
que c'est le même; mais, en disant cela, on en distingue deux.
On ne peut pas dire le même, sans penser qu'il est venu deux fois.
Comment peut-on expliquer cette contradiction, cette identifica-
tion et cette distinction dans le même moment? Voici com-
ment. Lorsque le phénomène revient dans la conscience, son
contexte phénoménal, si je puis m'exprimer ainsi, n'est pas le
même qu'à sa première apparition. Le nouveau fait rappelle
l'ancien, et nous nous disons : c'est le même que jadis ; mais Je
fait nouveau est présent avec des connexes actuels et le fait
passé est rappelé avec d'autres connexes.
Il en est de même dans le cas très banal où Ton estime que
plusieurs objets simultanés sont le même objet, mais en nombre,
ce qui revient à reconnaître le propre qualitatif du premier aperçu
dans le second, puis dans le troisième, etc. Si l'on compte des
jetons de même couleur étalés sur un tapis, comment les distin-
gue-t-on? C'est parce qu'ils ont des milieux distincts, parce qu'un
intervalle, parce que de l'autre les sépare. Au contraire, si deux
gouttes d'eau d'abord distinctes pour cette raison se rejoignent,
elles fusionnent, et dès lors, il n'y en a plus qu'une.
Ainsi la conscience discrimine les faits analogues; et, à plus
forte raison, les faits différents. Mais comment peut-elle distinguer
discriminer, sans réfléchir, c'est-à-dire sans arrêter son propre
cours? A cela je répondrai que la conscience ne fait pas profondé-
ment celte discrimination. Elle n'atteint pas, elle ne poursuit
même pas ses éléments irréductibles, ses atomes. Incontestable-
ment, les états de conscience proclamés uns sont intérieurement
multiples, et, néanmoins, ils sont déclarés uns, parce qu'un de
DE L'INVENTION PSYCHIQUE
75
leurs éléments est ou paraît dominant. Aucune unité n'est défini-
tive dans la conscience. L'unité d'une forêt disparaît, si l'on s'ap-
proche de sa lisière, et l'unité d'un arbre, si on le voit de près;
de même pour toutes les unités de la conscience. Nous jugeons
de l'unité de conscience d'après la qualité dominante. De plus,
la conscience discrimine à mesure de son devenir, sans s'attarder
à mieux faire qu'elle ne fait spontanément. Chaque état de con-
science, distingué de ses antécédents et de ses simultanés, est
un par cela même. Toute conscience discrimine constamment, et,
en cela, elle est déjà en quelque mesure une intelligence. J'ajoute
qu'un très léger effort est probablement nécessaire pour discrimi-
ner, et c'est pour celte raison surtout que l'âme est toujours effort.
Ces remarques permettent de réfuter une objection faite à
toutes les théories de l'association. L'aesociation, a-t-on dit,
supposerait un atomisme psychologique. Mais ces atomes psy-
chiques, si je me suis bien fait comprendre, ne sont pas antérieurs
à la discrimination. L'unité psychique n'est pas un objet que la
conscience trouve en elle et constate : l'atome psychique résulte
et date de la discrimination. L'unité est, sans doute, suggérée
parla qualité; mais il n'y a là qu'une indication fournie à la
conscience, et cette unité, dans la suite, pourra être divisée en
parties, dont chacune sera une unité ou réunie à d'autres unités.
Il n'y a pas, en d'autres termes, d'atomes psychiques donnés à
la conscience : l'âme fait ses unités, les atomes psychiques sont
les résultats de l'activité psychique. Unifier et séparer, compter
des unités, dissocier et associer des unités, c'est là une des
activités de la conscience, et cette activité, c'est le premier essai
de l'intelligence. Les atomes psychiques ne sont pas chimériques,
par cela même qu'ils sont toujours provisoires et révisables.
Telle est la conception de l'unité de conscience, qui est préalable
à toute théorie intelligible et cohérente de l'association des idées.
Sachant ce que c'est qu'une unité de conscience, nous compren-
drons maintenant, sans trop de peine, qu'il peut y avoir deux
sortes d'associations d'idées. Voici la première : une première
expérience nous donne des termes simultanés ou successifs (ce
second cas sera considéré de préférence pour les raisons que
j'ai dites), que nous distinguons facilement d'après l'homogénéité
qualitative de chacun d'eux et d'après l'opposition qualitative
qu'ils présentent pris deux à deux. Les termes distingués dans
cette première expérience sont des individus de conscience.
Plus tard, une deuxième expérience nous représente la même
série de termes. Nous la reconnaissons et nous distinguons les
termes comme la première fois. Cette répétition peut être de
76
HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES
hasard ou d'habitude ; si c'est une répétition d^habitude, c'est
un souvenir ou une réminiscence ; c'est aussi une association de
contiguïté. Lorsque les termes ABCD sont dans la conscience
pour la seconde fois, nous avons une seconde expérience de ces
termes, et nous pouvons dire qu'ils s'amènent les uns les autres,
parce que chacun entraîne son contigu. Mais quand a lieu l'as-
sociation? Est-ce lors de la répétition ? Nullement. Elle a lieu lors
de la première expérience. L'association établie alors entre
ABCD est répétée aujourd'hui, puisque les termes anciens re-
viennent dans leur ordre ancien. Ce qui a lieu, c'est une répéti-
tion. Le premier acle, l'acte répété dans le second, se composait
-de qualre termes successifs, ABCD. Quand je me rappelle tout un
vers d'un poète à la suite du premier mot, il y a là un sou-
venir, un seul; car l'association de ces mots a été faite la pre-
mière fois que j'ai lu ou entendu le vers.
Voici une succession: a ABCD ô. Après D, nous supposons
qu'il y a autre chose que EFG, c'est-à-dire autre chose que les
-conséquents naturels de D. C'est un fragment du passé, ABCD,
qui revient fragment, limité par ce qu'il y a avant et après, par
a et 8. Ce souvenir peut être court ou long, réduit à AB, prolongé
par EFGH : ce n'en est pas moins un souvenir. Dans les trois
cas, un souvenir a lieu, au cours duquel nous dissocions les
éléments qui le constituaient à sa première apparition ; nous
nous répétons ce qui était autrefois dans la conscience ; mainte-
nant que cela est de nouveau dans la conscience, nous remar-
quons que nous distinguons les éléments, et nous appelons
cela associer! Mais il n'y a là rien d'original; il n'y a là
qu'une répétition d'habitude. Les termes sont distincts ? mais ils
Tétaient déjà; ils sont associés ? mais ils sont associés une se-
conde fois, parce qu'ils ont été déjà associés une première fois.
Je me demande donc à quel titre on appelle ce phénomène
association d'idées. Il n'y a pas là un fait d'association, si ce que
l'on dit associé l'a déjà été. C'est un morceau du passé qui
revient. Ainsi on peut soutenir que cette association n'en est pas
une. Au contraire, quand deux éléments distincts, séparés dans
le passé, non contigus, se reproduisent successifs, quand a ramène
A, quand D amène 8, il y a association, parce que c'est la première
fois que ces termes s'associent. Ainsi les deux associations, as-
sociation de ressemblance et association de contiguïté, n'ont de
commun que le nom, et l'association de contiguïté ne mérite
guère son nom d'association; car, si l'on y regarde de près, elle
apparaît bien plutôt comme une discrimination, c'est-à-dire
comme une sorte de dissociation.
V. H.
L'intervention de Napoléon en Espagne-
cours de M. G. DESDEVISES DO DEZERT,
Professeur à l'Université de Clermont-Femand.
Le procès de l'Escorial. — La cour et la nation espagnoles
en 1808.
« Je hais les Anglais autant que vous, avait dit le czar à
Napoléon sur le radeau de Tilsitt.
— Alors, la paix est faite, » avait répondu Napoléon.
Et la paix avait été signée le 7 juillet 1807. Napoléon était
empereur des Français et roi d'Italie, son frère Jérôme était roi
de Westphalie, son frère Louis roi de Hollande, son frère Joseph
roi de Naples ; le roi de Saxe, son allié, était grand-duc de Varso-
vie. L'Autriche et la Prusse semblaient écrasées. L'Espagne était
depuis longtemps vassale.
L'empereur était au comble de la gloire et l'Empire au comble
de la puissance. Un seul ennemi, l'Angleterre, irréductible,
mais impuissante, et tout le continent pacifié. La paix générale,
troublée dès le mois de septembre 1805, était rétablie après une
série de victoires telles que l'histoire n'en offrait pas d'exemples.
Napoléon était à un tournant de son histoire; la liberté, qui ne
nous apparaît qu'à de rares moments de notre destinée, s'offrait
à lui. De ce qu'il allait faire dépendait l'avenir du monde.
Nous, qui savons tout ce qui s'est passé par la suite, nous
savons ce que Napoléon aurait dû faire : donner la paix à l'Europe,
développer la richesse de ses Etats, préparer sans, relâche la
reprise des hostilités maritimes, reprendre l'idée de Boulogne et
aller chercher l'Anglais jusque chez lui. Il parait en avoir eu, un
moment, l'idée. Arrivé à Saint-Cloud le 27 juillet, il reçut les
hommages de sa famille et des grands corps de l'Etat, et tint le
langage le plus raisonnable :
« Voilà la paix continentale assurée : quant à la paix maritime,
« nous l'obtiendrons bientôt parle concours volontaire ou imposé
« de toutes les puissances continentales. J'ai lieu de croire
« solide l'alliance que je viens de contracter avec la Russie. Il me
« suffirait d'une alliance moins puissante pour contenir l'Europe v
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REVUE DES COURS ET CONFERENCES
« pour enlever toute ressource à l'Angleterre. Avec celle de la
« Russie, que la victoire m'a donnée, que la politique me conser-
« vera, je viendrai à bout de toutes les résistances. Jouissons
« de notre grandeur et faisons-nous maintenant commerçants et
« manufacturiers. »
Et s'adressant particulièrement aux ministres : « J'ai assez
« fait le métier dégénérai, je vais reprendre avec vous celui de
« premier ministre et recommencer mes grandes revues d'affai-
« res, qu'il est temps de faire succéder à mes grandes revues
« d'armes. » (Thiers, VIII, p. 8.)
Mais Napoléon avait le tort immense d'être pressé. Son empire
s'était bâti comme un palais de nuages en un jour d'été. A le voir
si vite monter dans le ciel, Napoléon avait perdu le sens du réel
et du possible. La gloire l'aveuglait et le sentiment de sa force lui
<Hait du cœur ses dernières sagesses et ses derniers scrupules.
Sous l'empereur sévère qu'il avait été jusque-là s'éveillait le
tyran, le sultan implacable, sans autre foi que la fortune, sans
autre loi que son caprice. Le duc de La Rochefoucauld, qui le vit
alors, dit de l'empereur : « Son profil rappelait les portraits des
« plus mauvais Césars ». L'admiration se taisait devant lui pour
faire place à la terreur.
Il avait fait de grandes choses, il rêva d'en faire de colossales.
A lui la France, l'Espagne et l'Italie; à lui l'Allemagne morcelée et
impuissante, zone de combat en avant de ses frontières ; à lui
la mer ; h lui les Indes, les mines d'or et d'argent, les épices, les
bois précieux ; au czar il laissera l'Asie... provisoirement ; à
l'Angleterre rien. C'est l'horrible chimère de l'empire universel
qui lui tend la main et qui va lentraîner au gouffre. — Et savez-
vous à qui revient la responsabilité de l'effroyable aventure que
l'on va courir ?... Non pas tant au César ébloui qu'à la France
servile, à ce pays qui a suivi le maître là où la justice et l'honneur
défendaient de le suivre, à la France qui avait vendu son âme à
Napoléon.
L'empereur avait imaginé contre l'Angleterre une véritable
machine infernale : le blocus continental. Ne pouvant aller atta-
quer l'Angleterre chez elle, il lui fermait l'Europe pour la faire
périr d'apoplexie ; ne pouvant l'étrangler, il la murait.
Le Portugal vivait depuis 1703 dans la mouvance de l'Angle-
terre, qui lui avait garanti l'indépendance. Il lui vendait ses vins
et lui achetait tous les objets manufacturés dont il avait besoin.
Lisbonne, port neutre, voyait affluer devant ses quais les navires
de toutes les nations et était devenue l'entrepôt du commerce de
l'Angleterre avec l'Europe. La reine de Portugal était folle.
NAPOLÉON KN ESPAGNE
79
Le prince régent Joâo, semi-imbécile, partageait son tempsentre
la dévotion et le repos. Allongé dans son fauteuil, les mains dans
ses poches, les yeux baissés, il restait de longues heures sans dire
uoe parole, sans faire un mouvement. Sa femme, Carlotta Joa-
quina, infante d'Espagne, vivait à i'andalouse dans un coin du
palais, au milieu de guitaristes et de danseuses, toujours en
fjête et en joie. — Un historien national, Oliveirgt Martins, a
admirablement peint cette décrépitude et cette moisissure.
Le prince-régent n'avait qu'un axiome : maintenir à tout prix
l'alliance anglaise.
C'était justement de dénoncer cette alliance que Napoléon lui
faisait une loi.
M. de Lima, ambassadeur de Portugal à Paris, reçut l'ordre
d'annoncer à sa cour la volonté de l'empereur. — Le duc de Frias,
ambassadeur extraordinaire d'Espagne, M. de Masserano, ambas-
sadeur ordinaire, et M. Yzquierdo, agent d'affaires du prince de la
Paix, furent chargés d'avertir la cour d'Espagne de se préparer
à envahir le Portugal, s'il refusait d'obéir à l'ultimatum de l'em-
pereur des Français.
Le général Junot reçut l'ordre de se rendre à Bayonne et d'y
prendre le commandement d'un corps de 25.000 hommes, destiné
à opérer éventuellement contre le Portugal.
Le Portugal ayant refusé d'adhérer au blocus continental,
Napoléon ordonna à Junot de franchir la frontière espagnole
(12 octobre 1807), et écrivit en même temps à la cour d'Espsgne
pour lui faire connaître ses intentions : — Le royaume d'Etrurie,
cette difformité de la Péninsule italienne, serait supprimé. Le
Portugal serait conquis à frais communs par la France et l'Espa-
gne. On en ferait trois parts : une serait donnée à la reine d'Etru-
rie sous le nom de Lusitanie septentrionale, avec Porto comme
capitale. Godoy aurait les Algarves avec le titre de prince, Napo-
léon occuperait le centre jusqu'à la paix, et Charles IV prendrait
le titre d'empereur des Amériques (Traité de Fontainebleau, 23-
27 octobre 1807).
Napoléon se tenait pour si assuré du consentement du roi d'Es-
pagne à tous ces arrangements, qu'il fit signifier, le 23 novembre,
à la reine d'Etrurie par son ambassadeur, M. d'Aubusson, que son
royaume avait cessé d'exister. La reine quitta Florence le 1 er dé-
cembre et se rendit à Milan, d'où elle passa en Espagne pour y
attendre les événements.
Junot franchit la frontière le 17 octobre 1807.
Le 12 novembre, il était à Salamanque.
Le 19, il entrait en Portugal par Alcantara. Ses troupes, formées
80 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de recrues, eurent une peine extrême à avancer à travers les
rochers et les ravins qui rendent le Portugal presque inabordable
de ce côté. Cependant on marcha. Le 24 novembre, Junot était à
Abrantès.
Il écrivit au prince régent : « Je serai dans quatre jours à Lis-
« bonne. Mes soldats sont désolés de n'avoir pas encore tiré un
« coup de fusil ; ne les y forcez pas. Je crois que vous auriez tort. »
Le 27, le prince-régent s'embarquait nuitamment avec toute sa
famille pour le Brésil.
Le 30, Junot entrait à Lisbonne à la tête des cadres de ses qua-
tre bataillons d'élite. Son armée présentait l'aspect pitoyable
d'une bande de loqueteux et de fiévreux, armés de fusils rouillés,
et munis de cartouches mouillées.
Mais ces soldats déguenillés se sentaient fils de la Grande Armée
et regardaient de haut les bourgeois de Lisbonne.
Avec ce peu de forces, Junot courut à Belem et fît tirer le canon,
par les canonniers du prince-régent, sur les derniers bâtiments
de la flotte royale qui, restés en arrière, cherchaient à joindre le
convoi. Il les força à rentrer au port. Il mit garnison dans les bat-
teries fermées des deux rives du Tage et rentra fièrement en ville >
escorté par 30 cavaliers portugais.
Napoléon, qui avait fait la guerre à des peuples soumis depuis
longtemps à la centralisation administrative, crut le Portugal
conquis parce qu'il en tenait la capitale.
Sous prétexte d'envoyer des renforts à Junot, il expédiait sans-
cesse de nouvelles troupes en Espagne.
Le 13 novembre 1807, Dupont entra en Espagne avec 14.000
hommes. Au mois de janvier 1808, il établit son quartier général
à Valladolid; les habitants passèrent l'hiver à regarder les
Français apprendre l'exercice.
Le 9 janvier, Moncey passa la frontière avec 25.000 hommes.
Au mois de février, Duhesme pénétra en Catalogne et occupa
bon gré, mal gré, Figuières, Barcelone, la citadelle de Barce-
lone et le Montjouich.
Le général d'Armagnac occupa la citadelle de Pampelune.
Les arsenaux espagnols tombés au pouvoir des Français furent
aussitôt mis en œuvre avec une activité inouïe.
En mars 1808, le prince Murât, beau-frère de l'empereur, vint
prendre le commandement des armées françaises en Espagne. Le
13, il était à Burgos; le 19, il était à dix lieues de Madrid.
Que faisait donc pendant ce temps le roi d'Espagne? Quel vent
de folie avait passé sur cette cour, qui livrait sans combat ses
forteresses à l'homme le plus ambitieux que la terre ait jamais vu?*
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NAPOLÉON EN ESPAGNE
81
La famille royale étalait à tous les yeux ses discordes et ses
hontes.
La cour était partagée en deux factions, prêtes à se déchirer.
D'un côté, les partisans de Godoy et des vieux rois (los reye$
viejos^ los reyes padres).
De l'autre, les partisans du prince des Asturies.
Ferdinand avait alors 24 ans. Médiocrement intelligent, il avait
été élevé par un sot vaniteux, le chanoine Escoïquiz ; l'étiquette
et la monotonie de la vie de cour avaient achevé d'étioler son
intelligence. Il ne valait guère mieux au moral ; il était à peu
près aussi dépourvu de cœur que d'esprit. C'était un pauvre être,
lâche et sournois, aussi incapable d'une idée haute que d'un sen-
timent généreux.
Il jalousait et haïssait Godoy, qui aurait voulu lui faire épouser
une sœur de la princesse de la Paix, et qui, n'ayant pu le gagner,
songeait peut-être à l'écarter du trône.
Aux yeux des Espagnols, Ferdinand, victime de Godoy, devint
un héros. Puisque Godoy était son ennemi, c'est que le prince
était vertueux, c'est que le prince était bon Espagnol. Godoy in-
carnant en lui l'immoralité et la trahison, Ferdinand devint pour
tous la personnification de l'honneur et du patriotisme. L'imagi-
nation populaire, que rien n'éclairait, travailla sur ce Ihème sé-
duisant et se fit du prince nue idée merveilleuse et fantastique.
Ferdinand vivait à l'écart, très surveillé, séparé de tous ceux
qui lui avaient témoigné quelque intérêt. Il était veuf depuis 1806,
sans enfants, et songeait à se remarier.
Au mois de mars 1807, le chanoine Escoïquiz entama, sur sa
demande, des négociations secrètes avec M. de Beauharnais,
ambassadeur de France, en vue d'obtenir pour le prince la main
d'une princesse de la famille impériale.
Le li octobre 1807, Ferdinand adressait une longue lettre à
l'empereur des Français. Il se plaignait des ennuis de sa situa-
tion, des intrigues qui lui avaient aliéné l'esprit du roi. Il priait
Napoléon de le marier à une princesse de son sang, et d'aplanir
tous les obstacles qui pourraient se présenter (Lettre publiée au
Moniteur de V Empire, le 5 février 1810).
Avant même que l'empereur eût reçu cette lettre, le secret de
Ferdinand était découvert.
Avertie par une de ses dames, la reine avait fait saisir tous les
papiers du prince (28 octobre).
Le 29, à 6 h. 1/2 du soir, les ministres etD. Arias Mon y Velarde,
gouverneur par intérim du royal Conseil de Castille, se réunirent
dans la chambre du roi et procédèrent à l'interrogatoire du
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82
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
prince des Asturies ; après quoi le roi, accompagné de ses minis-
tres et escorté de sa garde, reconduisit le prince jusqu'à son
appartement. Il dut rendre son épée et des sentinelles furent
placées à toutes les portes de sortie. Tous ses serviteurs furent
aussi décrétés d'accusation.
Dans le premier mouvement de sa colère, Charles IV annonça à
ses sujets que son fils avait voulu le détrôner : « Ma vie, tant de
« fois menacée, était devenue à charge à mon successeur, qui,
« préoccupé, aveuglé et abjurant tous les principes de la foi
<( chrétienne, était entré dans un complot pour me détrôner. »
Il écrivit aussi à Napoléon pour lui demander conseil en un cas
si grave: « Monsieur mon frère, dans le moment où je ne m'oc-
« cupais que des moyens de coopérer à la destruction de notre
« ennemi commun, quand je croyais que tous les complots de la
« ci-devant reine de Naples avaient été ensevelis avec sa fille
« (la femme du prince des Asturies), je vois avec une horreur qui
« me fait frémir que l'esprit d'intrigue a pénétré jusque dans le
« sein de mon palais. Hélas! mon cœur saigne en faisant le récit
« d'un attentat si affreux. Mon fils aîné, l'héritier présomptif de
« mon trône, avait formé le complot horrible de me détrôner. Il
« s'était porté jusqu'à l'excès d'attenter contre la vie de sa mère.
« Un attentat si affreux doit être puni avec la rigueur la plus
« exemplaire des lois. La loi qui l'appelait à la succession doit
« être révoquée ; un de ses frères sera plus digne de le remplacer
« et dans mon cœur et sur le trône. Je suis, en ce moment, à la
« recherche de ses complices, pour approfondir ce plan de la plus
« noire scélératesse, et je ne veux pas perdre un seul moment
« pour en instruire V. M. I. et R. en la priant de m'aider de ses
« lumières et de ses conseils... A Saint-Laurent, le 29 octobre
« 1807. »
Les papiers trouvés chez l'infant ne contenaient guère que trois
pièces compromettantes :
1° Une nomination du duc de l'Infantado comme capitaine
général de Castille-Nouvelle avec la date en blanc.
2o Un mémoire (d'Escoïquiz) sans signature, rédigé le 18 mars
1807 à Talavera. Ce mémoire en 12 feuillets résumait l'histoire du
prince de la Paix, l'accusait des délits les plus graves et lui prétait
l'horrible projet de vouloir s'emparer du trône en assassinant la
famille royale. Ferdinand s'y plaignait d'avoir été éloigné de son
père, qu'on ne lui permît ni d'aller à la chasse avec lui, ni d'assister
au Conseil. On proposait de donner au prince pleins pouvoirs
pour arrêter le favori et le faire enfermer dans un château. On
demandait encore la confiscation d'une partie de ses biens, l'ar-
4
NAPOLÉON EN ESPAGNE
83
restation de ses domestiques, de Josefa Tudo et d'autres per-
sonnes. — On indiquait comme moyen préventif l'organisation
d'une battue au Pardo ou à la Casa de Campo, où le prince des
Asturies pourrait expliquer au roi la justice de ses plaintes et
faire entendre des témoins. — Le prince suppliait son père de le
garder auprès de lui dans les premiers moments qui suivraient
l'arrestation du prince, pour éviter que la première explosion des
regrets de la reine n'altérât les décisions de S. M. — Ferdinand
priait son père de lui garder le secret, dans le cas où il jugerait à
propos de ne pas donner suite à cette affaire.
3° Un mémoire en cinq feuillets, où Escoïquiz, sous le nom d'un
moine, indiquait à Ferdinand le moyen d'arriver à obtenir la
main d'une princesse française. Il lui conseillait d'invoquer pre-
mièrement l'assistance de la Vierge et de se mettre sous sa
protection. Le prince s'adresserait à sa mère et chercherait à la
gagner à ses projets et à la détacher de Godoy, dont il lui repré-
senterait les déportements.
Les pièces saisies ne faisaient pas mention de la lettre écrite, le
11 octobre, à Napoléon. Ce fut Ferdinand lui-même qui en avoua
l'existence au ministre de grâce et justice, marquis Caballero, le
30 octobre, dans une entrevue sollicitée par lui.
M.Thiers juge que rien de tout cela n'était bien compromettant;
un historien espagnol, Toreno, n'est pas loin d'y voir un crime
de lèse-majesté : « Le décret expédié en faveur de Tïnfantado eût
« amené en d'autres temps la perte de tous les individus com-
« promis dans l'affaire; les excuses alléguées auraient été tenues
« pour nulles, et la crainte d'une mort prochaine de Charles IV,
« les allusions aux desseins ambitieux du favori auraient été plu-
« tôt considérées comme des indices aggravants qu'admises
« comme des circonstances atténuantes. De pareilles précautions
« prélent, même entre particuliers, à des interprétations dou-
« teuses; dans les cours, ce sont des crimes d'Etat, quand elles
« n'aboutissent pas à leur complète exécution. Avec plus de rai-
« son encore, on aurait considéré comme telle la lettre à Napo-
« léon. . où un prince, un prince espagnol, à l'insu de son père
« et légitime souverain, écrivant à un souverain étranger, lui
« demandait son appui, la main d'une princesse de sa famille et
« s'obligeait à ne jamais se marier sans sa permission » (Toreno,
Cette lettre, qui aurait dû perdre le prince, te sauva. Quand on
sut que Napoléon se trouvait mêlé à celte affaire, chacun trembla,
et Godoy accourut à TEscorial pour arrêter tout. Il vit Charles IV
et la reine, s'offrit comme médiateur entre eux. et son fils, et
I, p. 16.).
84
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
passa de là chez le prince. Il avait préparé les brouillons de deux
lettres. Tune au roi, l'autre à la reine. Il les présenta à Ferdinand,
qui les recopia docilement. « Sire et mon père, je me suis rendu
« coupable, en manquant à V. M. ; j'ai manqué à mon père et à
« mon roi. Mais je m'en repens, et je promets à V. M. la plus
« humble obéissance. Je ne devais rien faire sans le consentement
« de V. M. ; mais j'ai été surpris. J'ai dénoncé les coupables
« et je prie V. M. de me pardonner et de permettre de baiser
« vos pieds à votre fils reconnaissant. » (5 novembre 1807).
« Madame et ma mère, je me repens bien de la grande faute
« que j'ai commise contre le roi et contre vous, mes père et mère.
« Aussi, je vous en demande pardon avec la plus grande sou-
« mission, ainsi que de mon opiniâtreté à vous nier la vérité
« Vautre soir d (5 novembre).
Ces lettres dégradantes parurent tout au long dans la Gazette
de Madrid, avec le pardon royal.
« La voix de la nature désarme le bras de la vengeance, et,
« lorsque l'inadvertance réclame la pitié, un père tendre ne peut
« s'y refuser. Mon fils a déjà déclaré les auteurs du plan horrible
« que lui avaient fait concevoir les malveillants. Il a tout démon-
ce tré en forme et en droit, et tout est constaté avec l'exactitude
« requise par la loi pour de telles preuves. Son repentir et son
« étonnement lui ont dicté les remontrances qu'il m'a adressées.
« En conséquence des lettres qu'on vient de lire, et à la prière
« de notre épouse bien-aimée, je pardonne à mon fils, et il ren-
« trera dans ma bonne grâce, dès que sa conduite me donnera
« des preuves d'un véritable amendement. » Le grotesque bon-
homme qu'était le roi vit là une mauvaise affaire terminée, une
nouvelle preuve de l'affection de son cher Manuel, et partit pour
la chasse.
Comme toujours, ce furent les comparses qui payèrent pour le
principal coupable.
Le 6 novembre, le roi nomma une commission composée de
D. Arias Mon y Velarde, D. Sébastien de Torrès et D. Domingo
Campomanes du Conseil de Castil'e, avec D. Benito Arias
Prada, alcalde de cour, comme secrétaire.
Le marquis Cabaliero fixa lui-même la procédure et interdit aux
juges de mettre en avant l'ambassadeur français ou l'empereur.
L'enquête terminée, la cause fut remise au fiscal D. Simon de
Viegas, et huit membres du Conseil furent adjoints aux trois
commissaires enquêteurs pour prononcer la sentence. — Viegas
demanda l'application des peines portées par les lois de Partida
contre les traîtres, Escoïquiz et Infantado, et requit différentes
NAPOLÉON EN ESPAGNE
85
peines contre le comte d'Orgaz, le marquis d'Ayerbe et différents
autres individus de l'entourage du prince, sur le conseil du
vieux D. Eugenio Caballero.
Les juges considérèrent qu'il était inique de châtier les com-
plices, quand l'auteur principal du délit était en liberté. Ils
pensèrent aussi que le prince des Asturies serait roi un jour.
Ils acquittèrent purement et simplement tous les accusés (25 jan-
vier 1808). Le roi, furieux du dénouement donné à l'affaire,
interna Escoïquiz et les ducs de S. Carlos et de l'Infantado dans
un couvent et dans des forteresses.
Cet orage domestique s'était donc dissipé ; mais la haine de
Ferdinand contre Godoy s'était accrue de toutes les humiliations
auxquelles le prince avait dû se soumettre. Charles IV et la reine
avaient perdu toute confiance en leur fils. La nation en voulait
au favori d'avoir cherché à déconsidérer l'héritier de la cou-
ronne, et Napoléon, appelé par les princes d'Espagne eux-mêmes
à s'occuper de leurs affaires domestiques, perdait à les voir de
près le peu de considération qu'il pouvait avoir gardée jusque-là.
Napoléon commençait à être hanté de l'idée de détrôner les
Bourbons d'Espagne. Il lui semblait qu'en remplaçant des princes
aussi misérables par un de ses frères, il s'assurerait l'appui
efficace d'une Espagne régénérée et mériterait du même coup la
reconnaissance de la nation. Cependant cette idée tentatrice, il
ne l'accepta pas tout d'abord. Il eut comme le pressentiment
d'une guerre nationale possible. Il envoya en Espagne son cham-
bellan, M. de Tournon, homme de grand bon sens et d'esprit fin,
avec ordre de le renseigner sur la situation, et, le 16 novembre,
il partit lui-même pour l'Italie.
C'était un répit que la cour d'Espagne essaya de mettre à profit.
Godoy eût voulu fuir, abandonner l'Espagne à Napoléon et
se réfugier avec le roi et la reine au Mexique, où Charles IV eût
continué à régner comme empereur des Amériques.
Cette idée était une idée de poltron ; mais elle aurait certaine-
ment sauvé Godoy, jusqu'à la mort du roi.
La reine y eût volontiers donné les mains.
Le roi, goutteux et casanier, s'effrayait d'un si long voyage,
du changement de climat et d'habitudes, et ne pouvait se rési-
gner à laisser ses maisons de campagne, ni ses chasses.
Il préféra se jeter dans les bras « de son magnanime ami, l'em-
« pereur Napoléon », et, reprenant pour son compte le projet
d'alliance, ébauché par le prince des Asturies, il écrivit à Napo-
léon une lettre affectueuse et confiante, où il lui demandait la
main d'une princesse de la maison impériale pour Ferdinand.
86
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Napoléon était à Mantoue, quand il reçut la lettre du roi. 11
offrit à son frère Lucien de marier sa fille (âgée de 12 ans) au
prince des Asturies. Il répondit à Charles IV, qu'absorbé par les
affaires d'Italie, il ne pouvait lui donner pour l'instant une
réponse définitive. Il la promit à son retour en France, mais se
refusa à la publication du traité de Fontainebleau et activa
l'entrée de ses troupes en Espagne. Comme on sait, d'autre part,
qu'il reçut très froidement la reine d'Etrurie, et qu'il proposa la
couronne de Portugal à Lucien, on peut affirmer qu'il ne pensait
déjà plus s'en tenir au traité de Fontainebleau.
Napoléon rentra à Paris le 1 er janvier 1808 et recommença à
s'occuper de l'Espagne.
Il hésitait entre trois projets :
1° Accorder une princesse de sa maison à Ferdinand, donner le
Portugal à l'Espagne et attendre tout de la reconnaissance du
prince et de la nation : c'eût été le meilleur parti, — Napoléon
l'a reconnu (à Sainte^Hélène), — mais il lui apparaissait comme
une duperie ;
2° Donner la princesse et le Portugal, mais demander la ligne
de TEbre ou garder le Portugal en demandant un passage :
c'était abandonner l'Espagne à elle-même et l'observer du haut
des remparts de Barcelone, de Saragosse et de Pampelune. —
C'était la solution préconisée par Talleyrand.
Thiers trouve que c'était la plus mauvaise (VIII, p. 388). Il
a raison, parce que cette solution eut entraîné la guerre et
que, mal pour mal, mieux valait avoir la guerre pour le tout que
pour la partie.
Toreno émet cette singulière idée que la proposition eût mérité
d'être sérieusement discutée, si elle eût été faite de bonne foi.
3o Ne rien demander à l'Espagne, mais renverser les Bour-
bons. — C'était avantageux à la France, ce l'eût peut-être été à
l'Espagne ; — c'était jeter un défi à la nation et inquiéter tous les
souverains de l'Europe. C'est la solution à laquelle Napoléon
finit par arriver, après s'être arrêté d'abord à la seconde.
La fille de Lucien, mandée à Paris, auprès de Madame mère, ne
s'habitua pas aux Tuileries, écrivit des lettres trop franches à son
père et à ses frères. Les lettres furent décachetées, lues par Napo-
léon devant toute la famille, et la petite bavarde fut renvoyée en
Italie. Il n'y avait plus de princesse impériale à donner à
Ferdinand.
Charles IV hâta lui-même la solution par une démarche mala-
droite. Il écrivit, le 5 février, à Napoléon pour lui demander une
réponse catégorique. II lui rappelait candidement les sacrifices
NAPOLÉON EN ESPAGNE
87
qu'il avait faits, le don de sa flotte, l'envoi d'un corps d'armée
sur la Baltique, il s'adressait àPhonneur et au cœur de Napoléon.
Il semblait au vieux brave homme que sa lettre eût touché des
pierres et que l'empereur des Français ne pouvait y être insen-
sible.
Cette lettre apprit à Napoléon dans quelles terreurs vivait
déjà la cour d'Espagne et lui inspira l'idée de les exagérer encore
pour la déterminer à fuir.
Son premier soin fut de s'entendre avec la Russie. Il lui aban-
donna la Finlande et consentit à discuter le partage de l'Empire
turc.
Rassuré du côté de Saint-Pétersbourg, il démasqua tout à coup
ses batteries.
Le 20 février, Murât était expédié en poste à l'armée d'Espagne
pour en prendre le commandement en chef.
Le 24, le chargé d'affaires de Godoy, à Paris, Yzquierdo, était
renvoyé brusquement à Madrid.
Le 25, Napoléon écrivait à Charles IV un billet fort sec où il
se plaignait que, dans sa dernière lettre du 5 février, Charles IV
ne parlât plus du mariage de son fils avec une princesse fran-
çaise.
Toutes ces nouvelles, se succédant coup sur coup, devaient,
dans la pensée de Napoléon, porter la terreur dans l'âme de
Charles IV, de la reine et de Godoy, et les déterminer à fuir en
Amérique.
Il pensait que, si quelque soulèvement avait lieu, ce serait
encore un excelent prétexte pour justifier son intervention et la
chute de la dynastie.
Enfin, il songeait même, après avoir discrédité Charles IV par
la fuite, à le faire arrêter à Cadix pour l'empêcher d'aller régner
aux Indes (dépêche du 21 février à l'amiral Rosily ; Thiers, VIII,
page 473).
Là, il eût certainement échoué ; car Charles IV, fuyant les
Français, ne serait certainement pas allé s'embarquer à Cadix,
quand il avait Valence, Alicante, Alméria, Malaga et Séville à sa
disposition, et l'événement montra d'ailleurs que Rosily n'eût pu
tenir dans la rade de Cadiz, puisqu'au mois de juin il était réduit
à se rendre avec toute son escadre.
Charles IV avait reçu, le 5 mars, les confidences alarmantes
d'Yzquierdo. Quelques jours plus tard, M. de Tournon lui remit
la lettre de Napoléon ; le roi, malade d'un rhumatisme au bras,
déclara simplement qu'il ne tarderait pas à répondrex
Il eût voulu attendre l'Empereur.
88
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Ferdinand, qui se croyait sûr de Napoléon, voulait aussi
l'attendre.
Le Conseil de Gastille, consulté, répondit sagement qu'on avait
mal fait d'admettre les étrangers dans le pays, mais que, puisque
le mal était fait, il n'y avait qu'à leur déclarer la guerre en faisant
appel à toute la nation, ou à les attendre avec confiance comme
de sûrs et fidèles alliés.
Mais la reine et Godoy comprenaient que l'arrivée de Napoléon
allait être le signal de leur ruine, et poussaient de toutes leurs
forces au départ. Godoy allait jusqu'à dire qu'il ferait enlever le
roi plutôt que de renoncer à son projet.
Les Espagnols commençaient à s'indigner.
Pour les rassurer, le Conseil publia, le 17 mars, l'édit suivant :
« Mes chers vassaux, votre noble agitation, en ces circon-
« stances, est un nouveau témoignage qui m'assure des senti-
ce ments de votre cœur, et moi, comme un tendre père qui vous
« aime, je m'empresse de vous rassurer dans l'inquiétude qui
« vous assiège. Respirez en paix, sachez que l'armée de mon cher
« allié, l'empereur des Français, traverse mon royaume dans des
« idées de paix et d'amitié. Son but est de se rendre sur les
« points où l'ennemi menace de débarquer, la concentration de
« ma garde n'a pas pour objet de défendre ma personne, ni de
« m'accompagner dans un voyage auquel, seule, la malveillance
« vous a fait croire. Entouré de la noble loyauté de mes vassaux
« bien-aimés, dont j'ai reçu tant de preuves, que puis-je
« craindre? Si la nécessité l'exigeait, puis-je douter des forces
« que me donneraient vos généreuses poitrines ? Non ; mais
« cette nécessité, mes peuples ne la verront pas. Espagnols,
« calmez vos esprits. Conduizez-vous comme vous l'avez fait
«jusqu'ici avec les alliés de votre roi; vous verrez bientôt
« la confiance renaître dans vos cœurs, et je jouirai de la paix
« que le ciel me donne au sein de ma famille et de votre
« amour. »
Et le départ du roi pour Séville fut fixé à la nuit du 18 mars»
G. Desdevises du Dezert.
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. 6. MILHAUD,
Professeur à V Université de Montpellier.
Le deuxième Essai de eritique générale.
(/" édition, 1859. — 2 e édition, 1875.)
Le deuxième Essai de critique générale a pour objet la psycholo •
gie. A la suite d'une analyse des fonctions humaines, il pose avec
les problèmes de la volonté, delà liberté, de la certitude, les
bases fondamentales de la philosophie de Renouvier.
Résumons d'abord, brièvement, l'analyse des fonctions hu-
maines, dont la distinction et la classification nous sont présen-
tées d'après la table des catégories.
Aux catégories de nombre, position, succession et devenir,
prises isolément, correspondent les fonctions mécaniques du
corps humain. Avec l'addition de la qualité, on passe aux fonctions
physico-chimiques, — et au delà par la causalité et la finalité, aux
fonctions biologiques, lesquelles se distinguent donc d'une ma-
nière définitivement tranchée de toutes les précédentes, qu'elles
supposent d'ailleurs. La conscience apparaît avec la sensibilité,
qui reconnaît en fait la condition préalable de l'organisation,
mais qui, en aucune manière, ne peut se réduire à celle-ci.
On ne passe pas de la sensibilité à l'entendement, comme on
le faisait des fonctions biologiques à la sensibilité ; car la sensibi-
lité, étant déjà représentative, implique, dans quelque mesure,
l'entendement.
Les fonctions de l'entendement se laissent diviser, toujours
d'après la distinction des catégories. A la relation correspond la
fonction de comparaison qui se trouve chez l'animal et chez
l'homme, mais s'accompagne chez l'homme d'attention et de ré-
flexion. A la quantité correspond la fonction de numération ; à
la position, l'imagination ; à la succession, la mémoire. La pensée
est la fonction du devenir de la conscience . « Les phénomènes de
conscience... admettent autant de modes de liaison et de tran-
sition dans le devenir, qu'il y a de rapports et de lois pouvant les
enchaîner mutuellement à l'état de repos. Cette loi générale et
irréductible est l'unique explication des séria de la pensée, ou de
90
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
l'association des idées » (1). Renouvier fait correspondre ensuite
la raison à la catégorie delà qualité. L'infini, l'absolu et l'incon-
ditionné n'étant que des chimères, la raison ne dépasse pas en
réalité l'entendement, et n'en est qu'une fonction, à côté des
autres, — à savoir, celle qui distribue les phénomènes suivant
la qualité, différencie, généralise et spécifie. Elle est propre k
l'homme. Pour faire son office, elle nous oblige à chercher dans
la mémoire et dans l'imagination des signes, des noms, qui per-
mettent des déterminations claires et se prêtent à la communi-
cation de la pensée entre les hommes. — Par sa définition même,
la raison est surtout la fonction du jugement, et par suite aussi
du raisonnement.
Raison, jugement, raisonnement, signification, appartiennent
en puissance à l'enfant, qui les met en acte pour communiquer
avec ses semblables. L'animal possède de ces fonctions la part
qui reste si l'on en retranche la réflexion, les séries de la pensée
ne dépendant alors que de la nature ou de l'habitude.
En somme, aux six premières catégories correspondent la
raison et l'entendement, réunis sous le nom d'Intelligence. Il n'y
a pas entre l'entendement et la raison plus de différence qu'il
n'y en a entre une catégorie et l'ensemble de quelques autres.
Leur caractère commun est de subordonner le représentatif au
représenté. Des trois dernières catégories (finalité, causalité,
personnalité) dépendent maintenant la passion et la volonté, qui
subordonnent au contraire le représenté au représentatif.
La passion est la fonction donnée dans la synthèse d'un état et
d'une tendance de la conscience. Ou bien elle est développante, si
la fin est à atteindre, a pour objet le bien ou le mal, le beau ou
le laid, et s'appelle désir ou aversion, amour ou haine, espérance
ou crainte, etc. Ou bien la passion est possédante, si la fin est
possédée (joie ou tristesse, ami lié ou inimitié, admiration ou
mépris, etc.). — Ou bien enfin la passion est acquérante, si la fin
est atteinte dans le moment même, et est alors un transport joint
à l'émotion (ravissement, enthousiasme, attendrissement ; éton-
nement et sentiment du sublime et du ridicule ; — peur, colère,
etc.). La passion chez l'animai ou chez l'homme peut être, suivant
les cas, instinct ou habitude.
Je dois m'excuser de résumer en aussi peu de mots toute cette
première partie du deuxième essai, si pleine de fines analyses, mais
j'ai hâte d'arriver aux questions qui nous placent surtout au cœur
de la philosophie de Renouvier, et d'abord à l'étude de la volonté.
(1) Psychologie, t. III, p. 377.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
91
*
La volonté est caractérisée par le fait que nous nous sentons
capables de suspendre, ou de prolonger /ou de susciter des repré-
sentations. Elle est quelque chose de plus que la spontanéité.
Celle-ci s'observe déjà dans l'organisme le plus simple, qui ne se
réduit pas uniquement aux effets des actions extérieures, qui
a comme une prédisposition fixe en lui-même, qui est capable de
réaction sur le dehors. Elle s'observe encore dans certains faits
de conscience qui se suivent, comme dans les rêves, ou dans les
mouvements locaux et changements internes qui naissent des pas-
sions... Mais, dans tous ces cas, il y aloi, nécessité. « Quand aux
autres représentations de conscience se joint celle d'appeler, sus-
pendre ou bannir ces mêmes représentations ; quand le pouvoir
qui résulte de la généralisation de ce phénomène paraît établi
grâce à ces faits d'attention, d'abstraction systématique, de ré-
flexion soutenue et variée, dont l'ensemble est une véritable
analyse automotive ; quand l'indépendance de la représentation
appelante, suspensive ou bannissante, trouve une confirmation
spécieuse dans la divergence des actes humains, dans leur op-
position ou dans l'imprévu de leurs conséquences ; quand une
passion est retenue et neutralisée, puis vaincue, puis extirpée
jusqu'à sa racine par l'appel et le maintien constant de quelque
motif pris de plus haut ou de plus loin, d'ordre différent : alors il.
faut dire qu'il y a volonté. Un grand fait est donc celui-ci : que la
représentation se pose, en puissance, comme suspensive d'elle-
même, et comme suscitative de telles autres qu'elle envisage
dans l'avenir... (1) » La volonté est une cause, on peut le dire
clairement à la condition d'écarter la substantialisation de la
cause ; l'acte de la volonté se nomme volition, et Renouvier
en donne cette définition : « J'entends par volition le caractère
d'un acte de conscience qui ne se représente pas simplement
donné, mais qui se représente pouvant ou ayant pu être ou n'être
pas suscité ou continué, sans autre changement apparent que
celui qui se lie à la représentation même, en tant qu'elle appelle
ou éloigne la représentation (2) ».
La volonté fait la personnalité. Dans toute représentation se
puise, jusqu'à un certain point, la conscience du moi individuel,
mais mêlée à des éléments étrangers, qui viennent de l'expérience,
ou qui, par leur généralité, appartiennent aux autres conscien-
ces. La mémoire, quelle que soit la permanence qu'elle crée,
(1) T. I, p. 299.
(2) Idem, p. 301.
92
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
n'empêche pas le moi d'apparaître « comme un fragment d'un
ordre total » ; — les passions, quelle que soit l'individualité qui
s'y montre, nous dominent et constituent des chaînes qui nous
soumettent aux lois du monde. «Mais, lorsque paraît ce pouvoir... ,
cette représentation toujours possible qui se pose avant toutes les
représentations, pour elles, contre elles, pour elle-même et contre
elle-même, on peut dire l'individualité humaine constituée. La
synthèse de la mémoire avec ce pouvoir élève la conscience au
point culminant, et constitue essentiellement ce que nos langues
et nos lois nomment une personne (1). »
La volonté a son rôle dans toutes les fonctions, mais surtout,
se trouve à la racine de l'attention et de la réflexion. On peut
même presque dire que les faits volontaires se confondent pour
Renouvier avec ceux d'attention et de réflexion,— lesquels carac-
térisent l'homme et le distinguent de l'animal. Par .ces deux
fonctions se réalise le développement delà volonté, qui aboutit à
ce qu'on a coutume d'appeler la raison chez l'homme comparé à
l'animal et à l'enfant même. Un empire s'établit sur les instincts,
sur les passions; des habitudes naissent qui luttent contre
d'autres ; « une nature se produit par-dessus la nature ». L'abs-
traction et la science deviennent alors possibles.
Mais cet empire de la raison par la volonté ne se réalise pas
constamment ni aisément. L'énergie de l'homme est un état nor-
mal, mais violent ; c'est un état de lutte, qui est loin d'être per-
manent. Il y a d'abord dans la vie de l'homme de nombreux états,
et actes organiques ou instinctifs, en tous cas échappant pres-
que complètement à la volonté. Tels sont tous les faits qui se.
produisent pendant le sommeil; tels sont les songes et les séries,
de représentations qui les composent ; tel est l'état de somnam-
bulisme naturel.
Durant la veille et dans la vie normale, au moins en apparence,,
la volonté peut avoir plus ou moins d'action : 1° sur les mouve-
ments organiques ; — 2° sur les affirmations.
i° La volonté et les mouvements.— En exceptant les mouve-
ments inconscients des organes, distinguons les mouvements-
instinctifs; les mouvements consécutifs aux passions ; ceux qui
suivent l'imagination et se produisent comme si l'objet imaginé
était présent ; ceux qui suivent la simple représentation de mou-
vements envisagés seulement comme possibles ; enfin les mouve-
(i) T. I, p. 306.
LA PHILOSOPHIE Dlfi RENOUVIER
93
ments consécutifs à la volonté. — Gelle-ci peut opposer des
habitudes aux mouvements instinctifs, agir sur les passions,
suspendre les représentations, et avoir ainsi une action sur les
mouvements correspondants ; enfin, toute une série de mouve-
ments musculaires semblent être les effets directs de la volonté. —
Gomment faut-il l'entendre? Dans ses définitions, Renouvier n'a
jamais parlé de la volonté comme d'un pouvoir moteur de l'or-
ganisme, mais seulement comme d'un pouvoir d'agir sur les
représentations.— D'autre part, l'analyse des cas de mouvements
consécutifs d'une imagination ou de la simple représentation du
mouvement comme possible (vertige) montre bien qu'il faut
séparer, k l'occasion d'un mouvement, la préreprésentation et le
processus organique qui s'ensuit. Poussant cette indication
jusqu'au bout, Renouvier n'admet pas que les mouvements
volontaires soient directement produits par la volonté. Celle-ci
à ses yeux suscite la représentation, la maintient et écarte toute
autre qui lui serait contraire. « La volonté n'est ni un fait biolo-
gique ni un fait directement lié à des faits biologiques. Elle
produit la locomotion dans certains cas, en ce sens seulement
qu'elle appelle ou qu'elle cesse de suspendre une représentation,
laquelle, en possession exclusive de la conscience, est immédia-
tement suivie du mouvement : ceci à raison desjlois qui rattachent
les fonctions organiques à celles de la sensibilité, de l'entende-
ment et de la passion. L'effort, le nisus, ne doit pas être fixé dans
le rapport de la volition, comme d'une sorte de ressort mystique,
avec l'acte propre du mobile matériel... (1) » Maine de Biran se
trompait, quand il croyait pouvoir établir la parfaite connexité de
V effort voulu et de la sensation musculaire, ce qui l'amenait à
l'aperception immédiate et certaine de la causalité libre. Il con-
fondait la volition et l'organe, et omettait l'élément qui les sépare :
l'imagination du mouvement prévu (2).
2° La volonté et les affirmations ; théorie du vertige mental.
— Quand certaine sensation nous conduit à affirmer la présence
d'un objet réel, il peut se faire que nous nous abandonnions trop
vite à son témoignage. C'est ce qui se produit dans le cas de
l'hallucination. On affirme la réalité de l'objet, parce qu'on ne
contrôle par son jugement; on ne cherche pas si toutes les im-
pressions qu'on peut en recevoir sont d'accord avec la première;
on ne se demande pas si les autres formulent le même juge-
ment ; ou bien on ne veut pas tenir compte de ce que l'on
(1) T. I, p. 398.
(2) Idem, p. 401.
94
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
juge (Tune façon exceptionnelle, etc. Bref, on ne s'applique pas
à douter, à critiquer; la volonté s'abandonne. A sa place, les
passions interviennent pour confirmer Terreur, crainte, colère,
orgueil...
Les mêmes remarques s'appliquent à ces états de sensibilité
interne, qui font dire au sujet : on me persécute, on m'empoi-
sonne, on m'électrise, etc., et au nombre desquels il faut
compter les affections démoniaques.
La folie enfin, dans ce qu'elle a de plus général, réside surtout
dans les affirmations inexaçtes, qui ne subissent aucun contrôle
rationnel. Certes elle peut s'accompagner de lésions organiques,
mais les médecins auraient tort de ne songer qu'à ces lésions ;
en fait, et intellectuellement, le malade offre l'exemple de cet
abandon delà volonté, que Renouvier nomme le Vertige mental.
D'ailleurs, ce vertige mental s'étend bien au delà des faits que
d'ordinaire on considère plus proprement comme morbides; nous
avons constamment à nous tenir en garde contre lui, et Renouvier
l'analyse dans un certain nombre de cas particulièrement intéres-
sants. Écoutons-le nous décrire le vertige d'ordre mystique : « Le
cas fondamental, où l'on voit des populations entières céder au
même vertige, s'observe sous l'influence de la foi au merveilleux,
quand l'imagination crée ou transforme des événements qui
puissent répondre à l'attente des consciences. Il s'agit de consta-
ter des miracles, de vérifier des prophéties. Quelques hommes se
trouvent capables de voir et d'entendre ce qu'ils attendent, et par
cela seul qu'ils l'attendent ; un plus grand nombre, d'avoir vu ou
entendu ; presque tous d'altérer de bonne foi la vérité des faits
qu'on leur transmet: les récits qui passent par la filière des
masses reçoivent l'amendement des passions de chacun , une
moyenne s'établit et le peuple se voit enfin en possession d'un
système de témoignages et de traditions qui ne témoignent et ne
propagent que sa propre pensée. C'est ainsi que les religions se
fondent sur des miracles, et que, même au temps d'incrédulité
relative,il n'est pas impossible de rencontrer des témoins sincères
de prodiges contemporains... (1) ».
Renouvier montre une autre application des phénomènes du
vertige mental dans l'effet des pratiques habituelles en ma-
tière de religion. « La plupart des hommes contractent des
habitudes d'opinion et de croyance par suite de la répétition et
- de l'imitation, soit que la réflexion y ait ou non présidé à l'ori-
gine ou y soit intervenue depuis. Un vertige qui agit dès l'enfance
(i) T. il, p. 2i.
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LA PHILOSOPHIE DK RKNOUVlliR
95
devient souvent insurmontable, et c'est ainsi qu'on est de la
religion de ses pères. Mais prenons l'homme fait, maître de sa
raison et capable de l'exercer. Toute représentation prolongée ou
répétée devient une tentation ; donc celui-là même qui réfléchit
est naturellement conduit de la pratique à la théorie, dans
chaque ordre de conception. L'imagination prend peu à peu les
formes appropriées aux objets dont on la frappe, et la pensée
s'exerce à découvrir des motifs de faire ce qu'on fait, d'assurer
ce qu'on assure, et à s'en persuader. Il suffit de mentir un peu
d'abord; on est de bonne foi plus tard. Qui veut croire croira:
« Faites comme si vous croyiez, pliez la machine », disait Pascal. La
méthode est infaillible, surtout si l'on tient sa raison bien sou-
mise, à quoi Ton parviendra en se la représentant ployable en tous
sens, autre expression de ce même grand génie qui unissait les
dons de la raison la plus forte à ceux de l'imagination la plus
vertigineuse... (1) ».
Quel remède faut-il appliquer au vertige mental ? Le traite-
ment médical physique est sans doute quelquefois rationnel, dans
la mesure où les troubles organiques facilitent les tentations ver-
tigineuses. Mais Renouvier demande dans tous les cas une
éducation de la volonté et deja raison, et il réclame à grands cris
cette éducation pour le genre humain. « C'est vraiment là que
s'ouvre une source d'espérance, car rien n'a été tenté jusqu'à ce
jour, et les générations successives... se développent dans un
triste abaissement des fonctions volontaires, au profit exclusif de
la mémoire, qui assujettit l'homme à l'acquis et au passé en toutes
choses ; puis de l'imagination particulière et de la logique parti-
culière de chaque profession, autres puissantes chaînes ; enfin
des passions, qu'on le contraint de dissimuler et qui ne le domi-
nent que mieux... L'éducation seule, dans le sens élevé du mot,
couperait la racine du mal, si elle était dirigée de manière à exercer
la réflexion propre et indépendante, à fortifier la volonté, à créer
l'habitude d'une comparaison désintéressée des motifs de juger et
de croire dans tous les cas possibles. — Le dernier mot de l'édu-
cation dont je parle, celui qui comprend tout, quand on le creuse,
est savoir douter, apprendre à douter. Et n'est-ce pas aussi le
secret du bonsens ? L'ignorant doute peu et le fou ne doute jamais.
Si les hommes savaient douter, il n'y aurait point de fous parmi
eux, intellectuellement parlant : et, si l'éducation du genre humain
n'est pas une utopie, ce n'en est pas non plus une que la dispari-
(1) T. II, p. 25.
96
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
tion graduelle de la folie en tant que maladie mentale et aliéna-
tion de la conscience (1) ».
Gomme application de cette théorie du vertige mental, Renou-
vier nous donne, dans la 2 e édition de la Psychologie, une brève
mais très originale étude sur Pascal. Il fait tenir sa pensée dans
cinq thèses principales : 1° Incertitude, au point de vue de la rai-
son raisonnante, des doctrines philosophiques et religieuses; —
2° obligation pour teut homme d'examiner l'énigme à lui proposée
par une religion existante (le catholicisme); — 3° le fameux pari ;
— 4° l'assimilation de l'homme à une machine dirigée par des im-
pressions et des habitudes; — 5° possibilité pour chacun de croire
ce qu'il a décidé de croire, en faisant comme s'il croyait. Renou-
vier rend justice à quelques-unes de ces affirmations; montre,
à propos du pari, l'erreur de Pascal, qui oublie les innombrables
religions ou conceptions auxquelles s'appliquerait aussi bien son
raisonnement; puis conclut, à propos de la dernière thèse, qu'elle
est purement et simplement une provocation au vertige mental.
« La cinquième thèse, thèse pratique succédant aux thèses d'ob-
servation et de raisonnement, consiste à engager le sujet intel-
lectuel, le penseur inquiet et découragé qui veut se reposer dans
une croyance, et ne sait s'en faire une par lui-même et dans sa
raison, à employer toutes les ressources de volonté qui lui restent
à se créer des habitudes systématiques, avant de les connaître
bonnes, et de se placer ainsi dans une situation d'esprit telle que
ses déterminations imaginatives et passionnelles deviennent à la
fin fatales dans un sens prévu. C'est l'homme qui, voulant se jeter
dans un précipice et n'en ayant pas le courage, est invité par un
psychologiste à se mettre sur le bord et à regarder assidûment le
fond, dans l'espoir que le vertige le prendra et lui fera faire ce
qu'il craint. Ainsi les thèses de Pascal se résument en ces mots :
une provocation au vertige moral. Seulement, ici, ce que le psycho-
logiste conseillait, il l'avait fait lui-même, et disait s'en trouver
bien : « Sachez que ce discours... (1). »
Nous avons insisté sur cette théorie du vertige mental, d'abord
pour l'intérêt qu'elle présente en elle-même ; ensuite, parce qu'il
faudra la connaître et s'en souvenir — quand nous aurons parlé
de la croyance, et du rôle que Renouvier y reconnaît à la liberté —
pour se garder de le confondre avec ceux qui, voulant atteindre
à la certitude, s'abandonnent et ferment les yeux. G. M.
(i) T. Il, p. 38.
Le gérant : E. FroaTantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année (* série) N° 20
23 Mars 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : N. FILOZ
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à V Université de Paris.
Roucher.
iRoucher a eu deux célébrités : Tune avant la publication de
son œuvre, l'autre après sa mort; entre ces deux dates, il a été
un peu raillé et un peu oublié. Cela fait donc, en quelques sorte,
trois périodes de la vie réelle et de la [vie posthume de Roucher,
puisqu'il est bien entendu que tout homme célèbre a deux exis-
tences, Tune avant, Pautre après sa mort. La première période va
de 1768 environ à 1779 : Roucher écrit son poème, le lit avec
beaucoup de succès dans les sociétés et les soupers du temps ;
pendant la seconde (1779-1794), l'ouvrage publié est peu goûté :
sa réputation baisse. Après sa mort tragique, — vous savez qu'il
est mort de la même façon et le même jour qu'André Chénier, —
il devient naturellement très sympathique, très intéressant :
on recueille sa correspondance, et sa a gloire se relève. A partir
de l'époque romantique, Roucher entre dans la catégorie des
auteurs dont on ne parle plus, qu'on méprise et qu'il nous appar-
tient de réhabiliter.
Né le 22 février 1745, à Montpellier, il est mort le 25 juillet
1794 (7 thermidor an II). Il fut élevé avec douceur, bonne grâce,
soins infinis et préoccupations littéraires, par son père et la
seconde femme de celui-ri. De la biographie de Roucher on ne
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sait à peu près que ce qu'il en a dit lui-même. Il a, plusieurs
fois, célébré sa patrie avec un enthousiasme bien méridional et
d'ailleurs justifié ; il a parlé aussi en termes agréables de son
père et de sa belle-mère :
Ma Patrie !... A ce nom si doux et si chéri,
Jusqu'au fond de mon cœur je me sens attendri.
Un penser douloureux, qui pourtant a des charmes,
Et me trouble, et m'oppresse, et fait naître mes larmes.
0 murs de Montpellier ! ô mon premier séjour l
Le mortel vertueux qui me donna le jour
Habite votre enceinte, et le sort m'en exile.
Quand pourrai-je rentrer dans ce modeste asile,
Où, sans cesse attentif à mes besoins nouveaux,
11 prodiguait pour moi le prix de ses travaux ;
Où, sa sévérité me cachant sa tendresse,
De ma raison trop lente il hâtait la paresse,
Me formait aux vertus et portait dans mon cœur
La noble soif d'un nom des ténèbres vainqueur?
En général, les parents voient d'un assez mauvais œil les en-
fants montrer des tendances à la carrière littéraire. C'est, je crois,
Arsène Houssaye qui s'est beaucoup amusé de ce fait que, de tous
les poètes, le seul qui ait été destiné par sa famille à la littéra-
ture, c'est... Chapelain. Vous voyez qu'on pourrait y joindre Rou-
cher.
Et toi, cité fameuse, ô moderne Epidaure,
Conserve-moi longtemps ce père que j'adore ;
Conserve son épouse, en qui, dès le berceau,
J'ai retrouvé le cœur de ma mère au tombeau...
Roucher vint à Paris, on ne sait à quelle date : en 1768, je sup-
pose ; il devait bien y être depuis un an ou deux, lorsqu'il fit une
pièce de circonstance pour le mariage du Dauphin (1770). Il ob-
tint par là une petite munificence royale, et, ce qui valait mieux,
la protection de Turgot, dont il a fait l'éloge vingt fois, si ce n'est
pas cinquante. Le ministre lui donna — cela ne sent pas l'intri-
gant— la recette des gabelles à Montfort-1'Amaury. Cette petite
place, qui lui demandait peu de travail, lui permettait de se
livrer à son goût pour la littérature. En 1775, Roucher se marie à
Beauvais avec une jeune fille du nom de Hachette, qui se croyait
de la famille de l'illustre Jeanne. Si nous le savons, c'est que,
cette fois encore, c'est lui qui nous l'a dit :
D'Hachette et de son nom garde bien la mémoire,
France I Et si dans Beauvais, encor plein de sa gloire*
Moi qui, jeune, aux autels formant un doux lien,
Viens à ce nom sacré d'associer le mien,
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ROUCHER
99
Oh! si je porte, un jour, mon filial hommage,
Entretiens-moi d'Hachette, offre-moi son image,
Que j'y puisse attacher mon œil religieux,
Et couronner de fleurs ce front victorieux !
Avouez qu'il faudrait être presque prévenu pour comprendre 1
A partir de son mariage, jusqu'en 1789, Roucher vit d'une vie
assez intellectuelle : il était souvent invité aux soupers de la
secte philosophique, dont il faisait, s'il faut en croire La Harpe,
très malveillant pour lui, quelquefois les beaux jours et quel-
quefois les heures ennuyeuses. Roucher, avec le peu de délica-
tesse qu'il a toujours mis à manier les idées, pousse à l'excès les
lieux communs philosophiques de l'époque. Il dépeint avec
complaisance les horreurs de la guerre, sans transition bien
solide. Après avoir décrit la fête solennelle par laquelle l'empe-
reur de Chine ouvre la saison des semailles, il s'écrie :
Roucher fut, en particulier, Tarni de Rousseau; il serait intéres-
sant de savoir à quelle époque : est-ce alors que Rousseau, atra-
bilaire et intellectuellement affaibli, n'a pu lui donner que de
médiocres conseils ; ou bien est-ce au temps où, plein de virilité et
de force, il a pu exercer sur lui une influence plus solide et plus
sérieuse? Nous ne savons qu'une chose, c'est qu'il a été ami de
Rousseau, un peu moins qu'il ne le dit peut-être, mais enfin il l'a
été, puisqu'il le dit lui-même :
et puisque, d'autre part, quatre lettres de Rousseau, qui d'ail-
leurs ne sont pas adressées à Roucher, ont été, pour la première
fois, publiées par lui dans les notes de son poème. Ils étaient unis
par une amitié de vieillard à jeune homme, mais pleine de con-
fiance. Roucher était botaniste, et c'est sans doute en apportant
à Montmorency des plantes curieuses, qu'il a pu, comme Bernar-
din de Saint-Pierre, s'ouvrir un chemin au cœur de Rousseau.
Roucher fut excellent époux, excellent père, excellent ami ;
c'est La Harpe qui nous l'affirme : nous pouvons donc en être
assurés.
En 1779, parut son poème en douze chants, les Mois, qui, vous
Et des rois, pour enfler l'orgueil de leurs drapeaux,
Feront gémir les champs sous le faix des impôts !
Et leurs lois dévoûront aux fureurs de la guerre
Le paisible sujet qui féconde la terre...
0 toi dont l'indulgence encourageait mes chants,
Qui te disaient la paix et le bonheur des champs ;
Grand homme dont j'allais admirer la vieillesse
Malheureuse en silence et fière avec simplesse, etc.
100 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
le savez, ne fut pas goûté : son succès avait été trop escompté.
Rappelez-vous ce mot de La Bruyère : « L'impression est l'é-
cueil »; et cette remarque de je ne sais plus qui, qu'entre recueil
et cercueil, la rime est singulièrement riche...
Roucher travailla, sans l'achever, à un poème sur Gustave
Wasa, et à une traduction de la Richesse des Nations de Smith,
qui, publiée en 1790, est, paraît-il, appréciable.
Arrêté comme suspect au début de 1794, il fut enfermé à'Sainte-
Pélagie, puis à Saint-Lazarre, où il rencontra Chénier au milieu
d'un groupe très brillant de prisonniers, qui comprenait la
duchesse de Coigny (la Jeune Captive), le prince de Rohan, le
prince de Broglie, le duc de Noailles, le comte de Montalembert,
Guinguené, les deux Trudaine, la marquise de Saint-Aignan. Il
était accusé de complot contre le gouvernement révolutionnaire
avec la complicité dé l'étranger; plus tard, on l'accusa d'avoir fait
partie de la fameuse conspiration des prisons, à demi réelle, à
demi inventée pour les besoins du gouvernement révolution-
naire. Sa correspondance avec sa femme et sa fille le montre
résigné, plein de stoïcisme, de générosité, d'élévation d'esprit.
Tout le monde connaît le quatrain qu'il composa pour sa femme,
ses enfants et ses amis, en leur envoyant son portrait :
Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux,
Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage :
Quand un savant crayon dessinait cette image,
J'attendais l'échafaud et je pensais à vous.
On a voulu que, sur la charrette fatale, Roucher et Chénier se
soient rencontrés et abordés avec les vers fameux du début d'.4n-
dromaque. Il est clair que c'est une simple légende, car tous deux
étaient dans la même prison depuis longtemps ; et puis, qui
aurait bien pu rapporter ce trait? Ni l'un ni l'autre, à coup sûr;
ni leurs compagnons d'infortune, ni ceux qui les conduisaient
au supplice. Ce qui est possible, c'est qu'en voyant arriver à
Saint-Lazare le poète des Mois, Chénier, en bon humaniste, en
poète, en homme spirituel même dans sa mélancolie, Tait ac-
cueilli par cette adaptation ingénieuse.
Quoi qu'il en soit de cette légende, le poème des Mois fut, si
l'on en croit cette mauvaise langue de Rivarol, « le plus beau nau-
frage poétique du siècle ». La Harpe, qui ne pouvait pas suppor-
ter Roucher, lui a consacré, dans son Cours, une soixantaine de
pages qui ne sont qu'un long écrasement. Il rend justice à ses
qualités morales, mais il ne tarit pas en propos désagréables sur
ses digressions, et il a raison ; sur ses déclamations,et il a raison;
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RUUCUER
101
sur ses transitions puériles, et il n'a pas tout à fait tort ; sur sa
manie de parler de soi : nous sommes à un temps où lalittérature
personnelle n'existe guère ou du moins ne s'avoue pas encore.
Mais La Harpe n'est-il pas mal venu à lui reprocher cette manie,
lui qui a fait,dans sa très belle pièce des Regrets, tout ce qu'il y a
de plus personnel dans la littérature élégiaque, à tel point qu'il
annonce le tour d'esprit mélancolique de Lamartine? La Harpe
reprend aussi les impropriétés de sa langue, avec des cris de co-
lère qui ressemblent à des cris de joie, le charlatanisme de ses
principes philosophiques, sa rhétorique, son pathétique factice et
froid, et son pédantisme. Sur la versification, il est impitoyable.
L'éloge comprend à peine trois pages : La Harpe relève, çà et là,
de beaux détails dans le mois de Mai et le mois d'Août : le dernier,
Février, lui semble le meilleur : il y trouve des descriptions qui
sont d'un homme qui pense et qui sent ; c'est, à mon avis, le plus
Voici quel est le plan de Roucher : consacrer un chant à chaque
mois, en commençant par Mars. Saint-Lambert avait été plus
judicieux en divisant l'année en quatre saisons. Car, s'il y a entre
les saisons des différences essentielles, il n'y en a pas de bien con-
sidérables entre tel mois et le suivant, Décembre et Janvier, par
exemple. Roucher se condamnait à donner une physionomie ca-
ractéristique à des mois qui n'en ont pas: nous verrons par quel
artifice pénible il a essayé de se tirer d'affaire. Le plan de Saint-
Lambert lui-même n'était pas très bon : chaque saison a un
commencement et une fin, très différents l'un de l'autre. Le vrai
plan, encore qu'un peu bizarre, ce serait Ja coupe de six chants,
répondant aux six physionomies caractéristiques des parties de
l'année.
Le premier chant porte donc sur Mars. Il est précédé d'un
petit prologue en deux parties contenant une « proposition »,
pour employer les termes de la vieille rhétorique, et une invoca-
tion. Saint-Lambert invoquait Dieu, puis le soleil ; Roucher, pour
des raisons philosophiques, se contente de l'invocation au
soleil. Roucher considère Mars comme l'aurore du printemps et
le caractérise assez mal; puis, brusquement, ilpasse à l'âge d'or,
dont il fait une description rapide et perfide, car, après avoir
joliment soufflé dans la flûte d'Ovide, l'auteur se reprend tran-
quillement en palinodie, et s'écrie :
faible.
Oh ! comme le mensonge, à l'aide des beaux vers,
Peut aisément tromper ce crédule univers I
Nous vantons le bonheur de ces belles journées
Qu'aux premiers des humains firent les destinées,
102
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Et jamais il ne fut d'âge plus malheureux.
Les éléments impurs, luttant sans cesse entre eux,
Sur le monde naissant promenaient le ravage,
L'Océan mutiné s'égarait sans rivage.
Ge globe, sur son axe encor mal affermi,
Flottait d'un pôle à l'autre ; et, longtemps endormi,
Le Soleil au hasard éclaira la Nature.
Les champs, terrain fangeux, languissaient sans culture.
Eh 1 comment les dompter ? Le génie inventeur
N'avait point amolli le fer agriculteur.
Les besoins dévorants, l'importune détresse
De l'homme faible et nu châtiaient la paresse :
Une horrible maigreur déformait tous ses traits.
Jeté par les destins au milieu des forêts,
Sur la ronce épineuse errant à l'aventure,
11 demandait au chêne une vile pâture ;
Heureux de la ravir, armé d'un pieu sanglant,
Au vorace animal qui s'engraisse de gland.
La périphrase, ici, était nécessaire ; et ce n'est pas moi qui
songerai à l'incriminer.
C'est, l'avez-vous reconnu ? le passage célèbre de Lucrèce,
adouci, alangui et énervé. Roucher Ta jugé d'un goût trop amer
et d'une couleur trop crue pour ses contemporains. Vous voyez
d'ici la suite ; ce prétendu âge d'or fut un siècle de fer :
Voilà la maladresse : quand il s'agit de l'âge d'or, je veux bien
qu'on ne le place pas dans le passé ; mais il ne faut pas en parler
dans le présent : c'est dans l'avenir qu'il faut le mettre, parce
que de l'avenir on est sûr... !
Roucher fait ensuite la description des semailles, trop sou-
vent interrompues par la guerre ; l'éloge des peuples pacifiques,
et, naturellement, des Chinois, considérés comme peuple agri-
culteur : tous les hommes du dix-huitième siècle ont été entêtés
des Chinois, de leur sagesse, de leur philosophie, de leurs
mœurs.
Le second chant est consacré à Avril. Roucher nous montre
d'abord les fleurs brûlées parles gelées tardives, puis décrit les
amours des animaux, et, en particulier, des vers à soie (je vous
ai dit qu'il était de Montpellier). Il fait, ensuite, la peinture des
fleurs naissantes plutôt en botaniste exact qu'en poète épris de
couleur.
Après l'anecdote glacée des amours de Pauzias et de Glycère,
Roucher chante les premiers navigateurs qui ont osé affronter
C'est nous, nous qui vivons sous l'empire d'Astrée ;
Enfants et favoris de Saturne et de Rhée,
Nous voyons tout renaître au gré de nos désirs...
ROUCHER
103
l'élément humide. Est-ce bien en avril qu'ils eurent cette audace?
Je croirais plutôt qu'ils choisirent la saison où les jours sont les
plus longs.,. Roucher procédait comme Saint-Lambert, et comme
Boileau dans ses Satires : il se laissait guider par son inspiration;
un jour, il rimait quelque chose sur les premiers navigateurs, le
lendemain, sur une bataille de cerfs. Ces morceaux s'entassaient
dans ses tiroirs, et, en faisant son poème, il a cherché à les y
introduire, en les cousant tant bien que mal :
Là, contre des écueils d'une énorme grandeur,
La vague en bondissant heurte, et, brisant ses lames,
Du fluide électrique en fait jaillir les flammes :
Ici, le flot, coupé de rapides courants,
Tourbillonne et s'entrouvre en gouffres dévorants...
Et la description se poursuit, avec une certaine harmonie
expressive. A l'aspect de ces flots menaçants, l'homme va recu-
ler d'épouvante, quand un Dieu bienfaisant lui apparaît et lui
La mer a des périls 1 Ose les mépriser;
Viens sur un frêle bois leur disputer ta vie ;
Viens : d'immortels succès ton audace est suivie.
J'aime à te les prédire ; oui, je vois tes enfants
Dans mes vastes déserts s'avancer triomphants.
Aux climats qu'elle habite, ils ont surpris l'Aurore ;
L'Occident les appelle : ils y volent encore ;
L'Océan du Midi reconnaît leur pouvoir,
Et le Pôle glacé s'accoutume à les voir.
L'homme alors se promet de régner sur ce théâtre, où la gloire
l'attend :
Les sapins abattus se creusent en nacelles,
La rame les emporte et leur prête des ailes :
Bientôt la voile ajoute à ces premiers essais ;
Et, courant chaque jour de succès en succès,
Les navires, guidés par l'aiguille polaire,
Cherchent enfin des bords qu'un autre ciel éclaire :
L'Univers étonné s'est agrandi par eux.
C'est de la rhétorique, sans doute, mais assez puissante.
La Harpe trouve absurde que ce Dieu de la mer ait choisi précisé-
ment un jour de tempête, pour exhorter l'homme à affronter les
flots. Il est bien possible, au contraire, que ce soit justement le
péril qui ait attiré l'homme : l'idée est ainsi plus poétique, plus
chevaleresque et plus héroïque.
dit:
A. B.
Histoire générale des temps modernes.
Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS
Professeur à V Université de Paris.
La Réforme française.
Je vous ai précédemment montré comment est né, en Alle-
magne, le premier mouvement de Réforme au sens moderne du
mot: une Eglise séparée du pape s'est fondée; l'opération a été
lente, confuse, et ce n'est qu'assez tard qu'on est parvenu à fixer
une doctrine. Nous allons voir, aujourd'hui, en étudiant le-
deuxième mouvement de Réforme : 1° comment a été créée
l'Eglise calviniste de Genève ; 2°comment ces nouvelles doctrines
se sont propagées en Europe.
I. — Sur la fondation de l'Eglise calviniste, nous avons d'excel-
lents documents rassemblés dans la bibliographie de Y Histoire
générale (article de F. Buisson); il faut consulter aussi les lettres
et les œuvres de Calvin, et surtout les règlements officiels de
Genève, biographies de Calvin, etc.
La Réforme française est l'œuvre d'un Français, Calvin, qui a
été amené à organiser son Eglise, non en France, mais à Ge-
nève. Pour comprendre les causes et le caractère de cette ré-
forme, il faut tenir compte : 1° de la situation de la France, qui a
obligé Calvin à exposer sa doctrine au dehors ; 2° du caractère et
de l'existence de Calvin lui-même ; 3° du gouvernement de Ge-
nève ; 4° des circonstances dans lesquelles le mouvement s'est
produit.
1° Sur la première question on peut consulter le Bulletin des
sociétés protestantes françaises (Lemonnier a recueilli les faits).
En France, comme en Allemagne, on se plaint beaucoup du
clergé ; bien des gens ne recherchent plus la doctrine chrétienne
que dans l'Ecriture. Un vieil érudit, Lefèvre d'Etaples, même avant
de connaître Luther, a émis des idées hardies et a groupé autour
de lui un certain nombre d'élèves (psautier de 1508-1509); il a
commenté les épîtres de saint Paul, 1512; il déclare que la
doctrine du Christ est dans l'Ecriture, que le reste n'est que
superstition. Protégé par l'évêque de Meaux, Briçonnet, et la
LA RÉFORME FRANÇAISE
105
sœur du roi, il traduit le Nouveau Testament en français, pour le
rendre accessible à tous; il connaît, d'autre part, les écrits de
Luther, quoiqu'il ne veuille pas encore rompre avec Rome.
Bientôt les partisans de Lefèvre d'Etaples sont considérés
comme luthériens; la Sorbonne condamne la doctrine du réfor-
mateur allemand, ainsi que le livre de Lefèvre ; les persécutions
commencent dès 1523.
Durant quelques années, il n'y a pas de mesures d'ensemble;
François I er hésite, défend de poursuivre Lefèvre ; mais la Faculté
de théologie prend l'initiative (Concile de Sens, 1528, à Paris); on
expose la doctrine chrétienne, on énumère les princes qui ont
châtié les hérétiques, on indique les réformes.
Ce qui active la persécution, c'est que quelques hérétiques
manifestent leur mépris des pratiques religieuses par des actes
qui font scandale: en 1528, on a mutilé une image delà Vierge ; la
Faculté en profite pour condamner et faire exécuter brusquement
Berquin. Cependant le calme renaît; François I er est allié avec les
princes luthériens; les idées nouvelles se répandent parles écrits,
surtout parmi les bourgeois et les imprimeurs; ce mouvement
est isolé, nous ne constatons pas l'existence de communautés;
toutes ces doctrines sont différentes, il y a peut-être des baptistes.
La persécution se ranime à la suite d'un nouveau scandale :
des placards sont affichés dans plusieurs villes et jusque dans la
chambre du roi (1534) ; la messe est considérée comme une idolâ-
trie; le pape, les cardinaux, les évêques, les prêtres, les moines,
sont traités de cafards et de diseurs de messes, etc. Alors com-
mencent des processions et des exécutions (potences et bûchers).
L'édit de janvier 1535 défend d'imprimer sous peine de la hart.
Dans ces conditions, et quoique les persécutions soient inter-
mittentes, il est impossible de créer une église en France; la
Réforme se fera hors du royaume.
Sur Calvin, nous avons les travaux de Lemonnier ; citons aussi
ses lettres depuis 1529. Dans sa ville natale, on ne parlait pas de
lui (Cf. Lefranc : La jeunesse de Calvin). Jean Calvin est né à
Noyon, en 1509 ; son père est un bourgeois, procureur fiscal de
la cour de l'évêque; il est brouillé avec les ecclésiastiques; le
jeune Calvin est pourvu d'un bénéfice, a été tonsuré , a étudié les
lettres, puis le droit; il a connu à Paris les doctrines luthé-
riennes, puis est allé apprendre le grec à Orléans. Revenu à
Paris, il suit les cours des érudits, se montre travailleur et pieux.
Comment s'est-il converti? Nous n'avons là-dessus que des sou-
venirs; il a dû procéder graduellement.
Calvin est brusquement tiré de sa vie d'études par un accident.
106
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Le recteur de l'Université de Paris prononce, à la rentrée (1533),
un discours probablement préparé par Calvin (une page), où il
est question de la justification par la foi. On y relève, en outre,
cette phrase : « Gloire à la vérité et h ceux qui sont persécutés ».
La Faculté de théologie défère au Parlement ; des poursuites sont
ordonnées, Calvin et son ami quittent Paris.
Calvin, réfugié à Bâle, écrit, sous sa première forme, le
livre de Y Institution religieuse chrétienne (1535), le publie en
1836 en latin, puis en 1641 en français (lire la lettre-préface)..
Toutes ses doctrines reposent sur les mêmes fondements que
celles de Luther : justification par la foi (grâce) ; l'homme n'a
aucune part à son salut ; une vie vertueuse n'est pas un titre
suffisant; il faut le signe d'élection. Calvin met plus en évidence
la conséquence pratique et la prédestination : dès l'origine,
Dieu a choisi les élus et les réprouvés : celui qui a la grâce ne
peut la perdre. La différence avec Luther est l'interprétation de
l'eucharistie en tant que symbole : ce n'est ni le corps ni le sang,
mais seulement la communication des bienfaits, « quae in suo
corpore nobis Christus praestitit ».
La véritable doctrine est dans l'Ecriture. Calvin n'admet pas
qu'on en doute ; la véritable Eglise est celle des vrais croyants;
donc, l'Eglise de Rome n'est pas la véritable; le pape est l'an-
téchrist ; toutes les pratiques du Moyen Age ne sont que de
l'idolâtrie ; Calvin rejette les reliques, le jeûne, la messe, tous
les sacrements à l'exception de deux, le purgatoire et toute
l'organisation épiscopale.
L'Eglise est la commune visible des saints (les élus); elle doit
ressembler à la commune invisible ; donc, il faut surveiller
chaque membre, pour qu'il conforme sa conduite à la parole de
Dieu ; il faut expulser les réprouvés.
Calvin est encore un exilé et ne peut que formuler une doc-
trine ; mais il a trouvé le moyen de la réaliser à Genève.
3° Genève est alors une ville souveraine ; elle a traversé une
crise de quinze ans, d'abord des luttes entre les partisans de
l'évêque et les libertins aidés des Eidgnossen : en 1526, l'évêque
est expulsé ; puis la guerre éclate entre les partisans de deux
villes : Fribourg (catholiques) et Berne (réformés). Les catho-
liques sont vainqueurs, et l'évêque est rappelé (1532) ; mais les
partisans de Berne, de plus en plus mécontents, prennent bientôt
leur revanche, et, maîtres du pouvoir, laissent entrer dans la ville
les prédicateurs. Le plus actif de tous est un gentilhomme dau-
phinois, Farel, élève de Lefèvre ; il a prêché la Réforme à Neuf-
chàtel et fait détruire les images.
LA RÉFORME FRANÇAISE
107
Une discussion sur la religion (janvier 1534) est organisée ;
Farel parle de supprimer la messe. La ville souveraine décide
alors d'avoir sa propre religion : un conseil de 200 membres,
puis un conseil général sont établis (assemblée de bourgeois).
L'intention des citoyens est très nette : revenir à la pure religion
chrétienne, et la rendre obligatoire pour tous les habitants ; mais
on ne sait pas encore comment on l'organisera.
4° Calvin arrive par hasard à Genève ; il a, jusqu'ici, mené
une vie errante, est peut-être allé en Italie (à Ferrare) ; mais
nous n'avons aucun documentcontemporain.il veut ensuite se
rendre à Strasbourg, passe à Genève (les récits qu'il a faits de ce
voyage sont postérieurs). Farel le prie de rester ; Calvin, après
avoir hésité, accepte et est nommé prédicateur.
Cet événement fortuit décide du sort de Calvin et de Genève,
et amène, la création de la nouvelle Eglise. Ce travail d'élabo-
ration se fait lentement, et non sans de vives résistances.
Calvin est un homme d'étude, timide et maladif; il regarde
comme un devoir d'appliquer sa doctrine et n'éprouve aucun
scrupule à employer la force.
D'abord, on organise une surveillance méthodique sur tous
les habitants : l'enseignement religieux devient obligatoire :
sermon chaque dimanche et catéchisme; on interdit tous les actes
qui pourraient offenser Dieu, comme blasphèmes, jeux, danse,
paillardise. On crée un Consistoire, composé de laïques du conseil
et de prédicateurs, pour faire la police religieuse. Quiconque est
soupçonné de ne pas connaître la vraie doctrine ou de ne pas se
conduire correctement, est d'abord admonesté, puis excommunié;
le pouvoir laïque punit d'amende ou de prison. Les premières
années, les admonestations ne portent que sur des fails d'igno-
rance, et on ne prononce que des peines légères.
Les anciens habitants finissent par s'émouvoir : Farel et Calvin
doivent lutter contre les gens de Berne ; le Conseil est très mé-
content de leur opposition ; ils se retirent (Calvin à Strasbourg),
mais les conflits recommencent : le chef du parti adverse est
exécuté, Calvin rappelé.
L'opposition n'en devient que plus vive contre Calvin et les
Français réfugiés. C'est maintenant une lutte entre les anciens
habitants (libertins) et les étrangers ; elle prend un caractère de
violence ; Gruet est décapité pour blasphème (1547) ; Servet périt
sur le bûcher (1553) ; mais cette dernière exécution est étran-
gère à la question que nous éludions maintenant. Perrin est
nommé bourgmestre; Calvin cherche un appui auprès des autres
Eglises suisses et fait recevoir trois cents bourgeois nouveaux.
108
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Cet acte provoque des émeutes : le Conseil fait arrêter les chefs
delà révolte, dont plusieurs sont torturés et exécutés ; les vieux
Génevois émigrent, mais on protestera encore contre les nou-
veaux citoyens.
Genève est alors une ville de 15.000 à 20.000 âmes ; sa popula-
tion a été transformée : toute la classe moyenne a été remplacée
par des Français ou des Ilaîiens, zélés partisans du réformateur.
Genève n'est donc plus qu'une colonie de calvinistes.
Calvin est toujours prédicateur ; l'ancien gouvernement de
Genève reste souverain, mais ce simple prédicateur a une in-
fluence dominante (on l'appelle le pape de Genève) ; il décide
les Génevois à adopter l'organisation qu'il considère comme
fondée sur l'Ecriture, d'après le modèle des apôtres ; il censure
toutes les institutions antérieures ; du petit Conseil (25 mem-
bres) et du grand Conseil (200 membres), on fait le grand Conseil
(Seigneurie) centre du gouvernement ; la république de Genève
est donc une oligarchie de familles bourgeoises.
De plus, on crée deux corps (Vénérable compagnie), ensemble
des pasteurs de Genève et du territoire, réunis en congrès chaque
semaine ; ils sont chargés de veiller sur les autres pasteurs,
d'examiner les candidats proposés au Conseil, de les répriman-
der, de les destituer. Le Consistoire est réorganisé ; douze an-
ciens (laïques) et six pasteurs, choisis par l'autorité laïque, rem-
placent le Conseil de Pévêque. C'est un délit de ne pas croire au
diable, de ne pas admettre la prédestination, de ne pas aller au
sermon, etc.
Le culte est réduit au prêche, aux prières publiques, k la cène
(quatre fois par an) ; les ornements sont proscrits.
Ainsi se crée un type nouveau d'Eglise, différent du catholi-
cisme et du luthéranisme. La direction ecclésiastique est confiée
à un corps de pasteurs égaux entre eux (suppression de la hiérar-
chie). Une oligarchie surveille la conduite privée des laïques, de
façon à leur imposer des mœurs sévères ; on abolit tous les diver-
tissements. Le pouvoir est donné à un corps en majorité laïque.
Tous ces actes auront pour conséquence d'établir une unité
rigide de doctrine et de mœurs ; chaque Eglise aura son autono-
mie sous la domination des pasteurs : cela vient de ce que c«
régime a été réalisé, d'abord, sur un petit territoire; mais il se
conservera dans les grands Etats (régime presbytérien).
Genève transformée par Calvin devient le modèle de l'Eglise
réformée française. Calvin fonde, plus tard, une académie (école
de théologie) ; sa réputation est rapidement faite dans toule
l'Europe (cf. Bergeaud, VA cadémie de Genève) ; on vient de pat-
LA RÉFORME FRANÇAISE
109
tout dans cette ville; là se forment les pasteurs qui se répandront
dans les pays réformés : c'est la Rome de Phérésie.
II. — Ce système d'églises calvinistes s'est propagé dans plu-
sieurs pays à la fois, dans ceux qui ne sont pas devenus luthé-
riens, mais surtout dans deux directions, Nord-Ouest et extrême
Sud (France, Ecosse, Pays-Bas).
1° Sur la France, nous avons les documents rassemblés dans
le Bulletin de la société historique protestante, et par Lemonnier.
La persécution a continué ; on a exterminé un groupe ancien
(les Vaudois de Provence) et les débris de la première Réforme
(groupe de Meaux) 1546. Mais les doctrines de Calvin commen-
cent à pénétrer en France : des prêtres et des moines embrassent
spontanément la Réforme ; puis des pasteurs viennent de Suisse.
Le mouvement change de caractère : nous ne voyons plus d in-
dividus isolés qui se séparent de l'Eglise romaine et sont persé-
cutés pour ne pas croire ; ce sont maintenant des groupes réunis
dans une commune, pour former une Eglise positive ; ils s'as-
semblent secrètement. Nous ne pouvons pas en déterminer le
nombre, mais ils paraissent nombreux dans les villes.
Une partie du clergé se montre assez tolérante ; on désespère
de la Réforme catholique, le concile de Trente n'a donné aucun
résultat. C'est l'autorité laïque qui réorganise la persécution.
Le Parlement de Paris crée une Chambre spéciale (Chambre
ardente), dont les actes nous sont connus par les registres (1547).
C'est ensuite le gouvernement qui réunit toutes ces mesures
en un édit (1550) contre les livres, l'école, la parole. Plus tard,
pour éviter la concurrence, on réserve à la justice laïque les
crimes d'hérésie ; la peine prononcée est la mort.
Le gouvernement échoue dans ses projets ; les hérétiques de-
viennent plus nombreux. Les calvinistes commencent à s'organi-
ser sur le modèle de Genève ; des prédicateurs établissent des
consistoires d'anciens et de diacres. A Paris, ils tiennent une as-
semblée. Evidemment, la plupart des Eglises n'ont qu'un pasteur
qui réunit les fidèles où il peut. En mai 1559, les délégués des
Eglises se réunissent secrètement à Paris durant trois jours, pour
confirmer la doctrine et la discipline. Déjà en mai 1558, des cal-
vinistes s'étaient montrés au Pré-aux-Clercs, et avaient chanté
des psaumes. On prévoit que ces Eglises s'étendent sur un vaste
territoire; on établit un lien (synodes provinciaux) : ce n'est pas
toutefois une Eglise dominante.
Le nombre des réformés augmente : de grands seigneurs, les
neveux de Montmorency, le roi de Navarre, sont calvinistes ; le
Parlement ne peut plus rien faire. Le roi est occupé par la guerre
110
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
étrangère ; il a besoin de la paix intérieure pour concentrer' ses
forces ; il intervient en personne au Parlement. Le calvinisme
est sauvé par un hasard ; Calvin dira : par la Providence.
La mort de Henri II change la situation : le nouveau roi est un
enfant ;les gens de son entourage se disputent le gouvernement;
quelques-uns soutiennent les calvinistes; au lieu de persécutions,
nous allons assister à des guerres de religion.
2° Dans les Pays-Bas, même évolution qu'en France ; des
luthériens isolés sont persécutés par des édits, et exterminés.
Dans la période qui va de 1550 à 1560, des réfugiés calvinistes
viennent des pays wallons, forment des groupes pour lutter
contre l'idolâtrie. En 1559, un prédicateur wallon re'dige en
français une confession, qui, revue et corrigée, est envoyée à
Philippe II (1562). Des synodes se tiennent à Anvers (1566) ;
la répression tentée plus tard par le roi d'Espagne amènera une
grave révolte.
3° Dans l'Europe centrale, nous constatons deux courants
parallèles. Les Allemands adoptent la Réforme luthérienne ;
les nobles préfèrent se rallier au calvinisme, malgré les sou-
verains.
En 1555, les nobles Polonais réclament à la Diète un concile
national et obtiennent le droit de pratiquer leur culte dans leurs
maisons.
En Hongrie, on adopte d'abord la confession d'Augsbourg et la
Réforme helvétique (cette dernière réussit beaucoup auprès des
Madgyars). Une opposition se forme ; des unitaires viennent de
Pologne (1558) ; en fait, quatre religions se partagent inégale-
ment la Hongrie.
En résumé, la Réforme calviniste, comme la Réforme luthé-
rienne, part d'une tentative pour restaurer la doctrine ; dans la
suite, elle arrive à mépriser les pratiques, à transformer radica-
lement le culte, à le réduire à la prière et à des psaumes ; elle dé-
truit l'organisation et la puissance épiscopales,et établit un autre
principe : l'autonomie de la communauté.
C. D.
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. 6. MILHAUD,
Professeur à V Université de Montpellier.
Deuxième Essai de critique générale (suite). — Liberté et
certitude.
Tant qu'il se bornait à l'analyse de la volonté, Renouvier pou-
vait dire qu'il s'en tenait aux apparences, mais déjà sa théorie du
vertige mental n'impliquait-elle pas la réalité de la liberté? A
défaut de celle-ci, tout n'est-il pas vertige? La question se trouve
doue posée, dès maintenant, dans toute sa gravité : la liberté est-
elle, ou non, autre chose qu'une apparence ?
Aux partisans de la nécessité, on peut opposer les objections
suivantes :
1° Nous parlons tous comme si certains faits avaient pu être
autrement. Si tout est nécessaire, si les actes humains sont
pré-déterminés, notre langage est ridicule et extravagant.
2° Si tout est nécessaire, les notions morales perdent leur signi-
fication. « Il ne faut plus parler de crimes, il faut parler de loups
et de tempêtes; il ne faut plus citer des actions vertueuses, il
faut montrer d'inoffensifs agneaux et des plantes bienfaisantes.
La justice n'est plus justice pour réprimer, elle est exécution : on
tue un ennemi, on étouffe un enragé... Mais il faut plaindre,
aimer, sauver des hommes que la fatalité des circonstances per-
vertit ou entraîne ? Pourquoi cela? Vous pouvez éprouver cette
faiblesse, d'autres la surmonteront,... » Il n'y a plus de devoir, il
n'y a plus de droit. Tout cela n'a plus aucun sens.
3° Si tout est nécessaire, il n'y a plus de vérité. « L'erreur est,
en effet, nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs titres sont
pareils à cela près du nombre des hommes qui tiennent pour
l'une ou pour l'autre, et qui demain peut changer. » Cet argu-
ment, le plus original de ceux que présente ici Renouvier, ne se
comprend bien que si Ton se souvient de sa théorie du vertige
mental, et que lorsqu'on a vu sa théorie de la certitude. Il n'y
aura pas de vérité, digne de certitude, s'il n'y a pas possibilité de
douter, de suspendre son jugement, de soumettre ses affir-
mations à une libre critique.
4° Si les notions de moralité et de vérité disparaissent dans
l'hypothèse de la nécessité, il faut rejeter aussi l'idée d'un pro-
grès humain.
Ces arguments sont-ils décisifs? Qui nous dit que nous ne nous
112
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
trouvons pas en présence d'une nécessité « semblable à l'esca-
moteur, qui, de toutes les cartes du jeu qu'il nous présente ouvert,
sait nous faire prendre librement celle qu'il nous a prédestinée? »
D'autre part, que nous disent en général les partisans de la
liberté ? Voulant échapper à la détermination par les motifs, ils
déclarent que la volition est indépendante des motifs ; qu'elle se
surajoute aux apparences de la raison ou de la passion, sans con-
nexion avec elles. Et, en vérité, la liberté d'indifférence qu'ils affir-
ment ainsi se prête aux mêmes objections que la nécessité, ne pou-
vant davantage justifier ni les notions morales, ni celle de vérité.
Les théories de la nécessité et de la liberté d'indifférence ont
un vice commun : elles séparent radicalement la volition des
motifs qui la précèdent. D'un côté, on déclare qu'elle suit toujours
le dernier motif, comme l'effet suit sa cause; de l'autre côté, on
voit la volition se surajouter sans cette liaison. De part et d'autre,
on refuse de reconnaître la volition impliquée déjà dans les
motifs eux-mêmes. « Lorsque, à la place de la formule à termes
abstraits : le motif prépondérant détermine la volonté, on essaie
d'introduire un énoncé à termes pleins et synthétiques, on
trouve : l'état formé de passion, d'intelligence et de volonté,
duquel fait partie la représentation d'un motif jugé capable de
déterminer un acte subséquent , détermine effectivement le dernier
acte. — Et si, dans cette autre formule : la volonté est à elle-
même son motif, ou comble les mêmes lacunes, il vient : l'acte
formé de volonté, d'intelligence et de passion, duquel fait partie la
représentation d'un état jugé la conséquence de cet acte, détermine
effectivement cet état.
Du moins, voilà comment Renouvier conçoit la liberté, du
point de vue de la conscience, et comme fait représentatif.
Du point de vue synthétique, quand nous passons à Tordre
général des phénomènes, le fait de la liberté ne se trouve-t-il pas
^n contradiction avec la causalité universelle?
Ecartons, d'abord, toute doctrine substantialiste, qui, dans la
nature, dans le monde, dans la matière ou dans l'esprit univer-
sel,- pose un être unique et avec lui consolide le système
de la nécessité. La science elle-même ne nous montre-t-elle
pas la chaîne des choses ? — D'abord, il n'existe pas de science
totale liant les faits de tout ordre, et Ton peut encore parler des
faits volontaires auxquels n'atteignent pas les lois des sciences
positives. La science s'achèvera, dit-on, et déjà nous assistons à
des tentatives de construction des sciences morales qui enve-
loppent dans leurs lois les prétendus actes libres de l'homme. —
Pardon ! répond Renouvier : « Personne ne conteste , quelque
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
113
opinion qu'on puisse avoir de la liberté morale, qu'il y ait des
actions humaines diversement possibles, diversement probables,
en raison des tendances établies dans une certaine société, et des
causes qui les favorisent dans une certaine mesure » ; mais il ne
s'agit alors que de la cause abstraite des actes considérés dans
leurs moyennes approximatives et dans leurs résultantes, et
nullement de la cause active de chaque acte individuel. La loi
des grands nombres, que d'aucuns invoquent contre la liberté,
n'est au conlraire que la mise en formule de l'égale possibilité
d'une série de cas, c'est-à-dire, en somme, d'une indéterminalion
complète, de sorte que, si on voulait la faire intervenir dans le
problème de la liberté, elle serait plutôt favorable à celle-ci.
En outre, il n'est nullement question, à propos des actes libres,
d'une exception à la causalité. Les actes libres ont une cause :
c'est « l'homme dans l'ensemble et la plénitude de ses fonctions ».
Loin d'être isolés, ils se rattachent étroitement aux données anté-
rieures des passions et de la connaissance; le fait de la liberté
consiste seulement en ce qu'un autre ordre aurait été possible.
Enfin, si le mystère qu'on trouve dans la liberté est celui d'un
premier commencement, n'oublions pas que le principe du
nombre s'en accommode infiniment mieux que les doctrines
nécessitaires, lesquelles se heurtent aisément à la contradiction.
Ainsi la liberté apparaît comme probable, ce L'analyse fait pen-
cher en sa faveur, contre la nécessité, la balance du jugement.
Mais de quel jugement? D'un jugement libre, s'il est vrai que je
délibère librement, et que je ne suis point prédéterminé à
recueillir et à combiner bien ou mal les éléments de ma convic-
tion. Alors c'est à la liberté qu'il appartient de déclarer si la
liberté est ou non. Dans cette hypothèse, que peut être pour moi
la certitude, et qu'est-ce encore qu'une probabilité? Si, au con-
traire, je porte nécessairement un jugement que nécessairement
d'autres rejettent, comme je sais qu'ils le font, et si nécessai-
rement je me trompe, où sera le signe de mon erreur, où la
preuve de la vérité? Et l'erreur et la vérité en général que sont-
elles?... Le problème de la liberté se pose donc jusque dans le
fait de la solution qu'on y donne, et on voit à quel point la
liberté et la vérité sont liées (4). » Et Renouvier est conduit,
avant d'aller plus loin, au problème de la certitude.
On est certain, quand on voit, quand on sait ou quand on croit.
Le troisième terme semble ordinairement correspondre aux con-
ditions les moins stables de la certitude. — Erreur I il exprime
(i) Psychologie, t. Il, p. 92.
59
144
UISVUIS DES COU II 23 ISÏ CONFÉKlfiNCES
le faille plus général; car voir et savoir, c'est bien plutôt croire
que Ton voit, croire que Ton sait. — Voyons de plus près les
éléments qui font cette croyance exempte de doute ; en d'autres
termes, analysons les conditions de la certitude.
Quand je suis incertain, cela peut tenir à trois causes. Ou bien
les données de la sensibilité et de l'entendement sont insuffi-
santes; elles manquent de clarté, de sécurité, de rigueur; la
représentation intellectuelle est incomplète. Je ne comprends
pas ou je ne suis pas sûr, — bref, je ne sais pas.
Ou bien je sensqueles faits à propos desquels je doute sont éloi-
gaésde moi, qu'ils ne m'intéressent pas, et que je ne fais pas le moin-
dre effort pour les atteindre et les connaî tre;— je ne me passionne pas.
Ou, enfin, je me laisse tirailler dans des sens différents par des
représentations opposées, et je n'ai pas l'énergie de prendre parti,
je suis sans volonté, — je ne veux pas.
Inversement, la certitude se réalisera si : 1° je suis en posses-
sion d'éléments intellectuels assez clairs, assez précis, assez sûrs ;
2° si je suis suffisamment attiré par les faits dont il est question
pour apporter à les éclaircir toute la complaisance nécessaire ;
3° si ma volonté est capable de fixer mon jugement.
Tout le monde n'admettra pas aisément l'intervention de l'élé-
ment passionnel et de l'élément volontaire dans la certitude. Il
convient donc d'insister.
A,. — élément volontaire. — Il n'y a lieu d'en parler que si l'on
écarte l'hypothèse de la nécessité, car celle-ci entraîne que la
volonté se fonde dans % la passion ou dans l'intelligence, que l'er-
reur «oit nécessaire et qu'aucune preuve n'existe de certitude.
Avec la liberté, se trouve rétabli le pouvoir de doute et de con-
trôle critique à propos de toute affirmation, quelle qu'elle soit.
Qu'on n'invoque pas Y évidence avec laquelle s'offre et s'impose
teAle ou telle connaissance. Il ne saurait en être question que
pour les faits de conscience, qui sont assurément les données
irréductibles. Mais, dès qu'on les dépasse et qu'il s'agit seule-
ment d'affirmer la réalité extérieure du moindre objet corres-
pondant à une sensation, l'évidence disparaît, la réflexion, et,
par conséquent, la volonté a son office à remplir. Dans toutes les
opérations de la pensée intervient la mémoire ; or sur quelle ga-
rantie s'appuie-t-elle au delà du sentiment actuel d'après lequel
on pense ne pas se tromper? Le jugement et le raisonnement
impliquent toujours l'exercice de la mémoire; et, d'ailleurs, nous
savons bien qu'en dépit de leur évidence ils conduisent parfois
au sophisme et à l'équivoque. Mais, môme en admettant la va-
leur logique des raisonnements, ceux-ci ne portent la conscience
la philosophie; de renouvier
115
au delà du point où ils la trouvent que s'il intervient dans leurs
séries des synthèses, que Ton accepte telles qu'elles s'offrent. Or,
ou bien ce sont des données de l'expérience, auxquelles s'appli-
quent les remarques suggérées par le moindre fait de percep-
tion, ou bien il s'agit de principes qui affirment certains rapports
généraux des représentations, mais dont aucun en réalité ne se
dégage complètement de la réflexion. Le principe de contradic-
tion lui-même n'a-t-il pas été contesté?
B. — L'élément passionnel. — A propos de toutes nos affirma-
tions, il accompagne l'élément volontaire. La clarté, la force per-
suasive des représentations exercent une attraction sur la con-
science qui poursuit, dans la certitude, la tranquillité, la sécurité ;
qui poursuit aussi la joie de savoir, pour le savoir lui-même et
pour ses conséquences. L'élément passionnel a particulièrement
son rôle dans les jugements dits nécessaires, et qui semblent le
plus évidemment s'imposer à notre intelligence. S'ils sont néces-
saires, en effet, c'est que, eux rejetés, Tordre entier du monde s'é-
croule, et que nous ne résistons pas à la passion qui nous porte
à affirmer la réalité des lois et la possibilité de la connaissance.
« En résumé, nous distinguons dans la constitution de la cer-
titude, outre l'apparence intellectuelle, deux forces dont nous ne
séparons pas cette apparence : la force qui pousse à affirmer et
celle qui se fait sciemment affirmative : la passion et la volonté
Le signe radical de la volonté, la marque essentielle de ce déve-
loppement achevé qui fait l'homme capable de spéculation sur
toutes choses, et l'élève à la dignité d'être indépendant et auto-
nome, c'est la possibilité du doute. Aussi n'est-il pas étonnant que
l'homme vraiment éclairé et profondément cultivé se distingue
beaucoup plus par les points de jugements où il se laisse aborder
au doute, et convient de son ignorance, que par ceux où il pos-
sède une ignorance imperturbable. Au contraire, l'ignorant doute
peu, le sot encore moins, et le fou jamais. Le monde serait bien
différent de ce qu'il est si la plupart des hommes savaient dou-
ter La certitude n'est donc pas et ne peut pas être un absolu.
Elle est, ce qu'on a trop souvent oublié, un état et un acte de
l'homme La certitude est une croyance, comme je le disais
d'abord... Commune à tous les hommes, essentielle à leur nature,
quant à ses données ou applications fondamentales, on voit à quel
point elle diffère de la foi mystique, variable, arbitraire, que
l'imagination enfante pour la plus grande partie, et que l'édu-
cation et la coutume perpétuent dans les nations (1)... »
(1) T. II, p. 151 et suiv.
116
HEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Parmi les penseurs qui l'ont précédé, le seul dont Renouvier ait
le sentiment de se rapprocher par cette théorie de la certitude, —
qu'il déclare devoir à Jules Lequier, — c'est l'auteur de la Criti-
que de la Raison pratique. Mais une distance très grande l'éloigné
encore de Kant, qui, en séparant radicalement la raison théorique
et la raison pratique, partage artificiellement et faussement
l'homme en deux, et méconnaît l'étroite indissolubilité de tous les
éléments qui interviennent dans toute certitude, soit qu'elle
affirme ou qu'elle nie.
# #
Comment s'établit en fait, chez l'homme, cette « assiette
morale » qu'est la certitude, à propos des divers problèmes qui
se posent ? Il faut distinguer plusieurs ordres d'affirmations. Au
premier rang sont les « thèses de réalité ». La première pose
la conscience identique et permanente avec ses fonctions et ses
lois. C'est la réalité de la personne représentée à elle-même. —
La seconde pose la réalité du monde, en dehors de notre repré-
sentation. — La troisième vise, dans le monde, les fonctions,
les lois, les consciences. — La quatrième établit la conformité
des lois du monde et des êtres qui le composent à celles que
notre représentation leur applique par ses catégories.
La volonté libre avait certes un rôle dès ces premières affirma-
tions ; mais, en fait, elles sont formulées par tous les hommes,
comme d'instinct, et sans que Ton songe à soulever le problème
de la liberté. Il ne saurait en être de même, dès que nous dépas-
sons ce premier ordre de connaissances, et que nous abordons le
domaine où apparaissent les innombrables systèmes philosophi-
ques et que domine le problème même de la liberté. Au second
ordre de certitude, c'est donc elle-même que la liberté affirmera,
si elle s'y sent conduite par des motifs moraux suffisants ; Renou-
vier nous fait assister à la délibération dernière, en reprenant
toutes les raisons déjà indiquées en faveur de la liberté. Il peut
insister 'davantage, maintenant, sur le rôle qu'a la volonté dans la
vérité et la certitude. Enfin, il nous montre la liberté comme fai-
sant la personne humaine, l'empêchant d'être un rouage et com-
blant ainsi la seule lacune qui semblait subsister après la dispa-
rition de la substance. La liberté qui, sans contredire aucun des
principes directeurs de la science, apparaît comme le seul fonde-
ment de la moralité, de la vérité, la seule justification de la certi-
tude, le fondement delà personne, la liberté met décidément fin
au doute sur sa propre réalité et fixe la croyance en elle-même.
G. Milhauo*
Digitized by
L'intervention française en Espagne.
Goura de M. G. DESDEVISES DU DEZERT,
Professeur à l'Université de Clermont-Ferrand.
Le coup d'Etat d'Aranjuez.
Le 16 mars 1808, Charles IV, alors installé au palais royal d'A-
ranjuez, à 49 kilomètres de Madrid, rassurait son peuple
contre les bruits fâcheux qui s'étaient répandus de toutes parts
et repoussait hautement toute idée de voyage en Andalousie.
Mais les Madrilènes remarquèrent que les troupes de la garde
quittaient la ville pour se porter sur Aranjuez et que le Conseil de
Castille ne faisait pas publier la proclamation, déjà connue des
habitants d'Aranjuez.
Pendant toute la journée du 17, le malaise général ne fît que
s'accentuer.
Godoy et la reine voulaient fuir — et, sans qu'on puisse leur en
faire un grand mérite, leur plan était assurément le plus sensé.
Charles IV, habitué à céder à sa femme et à Manuel, ne résis-
tait plus que mollement, mais tout ce qui n'était pas attaché au
prince de la Paix était opposé au départ et se préparait à s'y
opposer.
L'amhassadeur de France, Beauharnais, qui n'était pas dans
le secret de Napoléon, se prononçait hautement contre le voyage.
— Il était ridicule de s'enfuir au moment où l'empereur faisait
annoncer son arrivée, — où Dupont était déjà à l'Escorial et
Murât au Sud de Soma-Sierra, à Buytrago.
Le prince des Asturies était résolu à attendre les Français. 11
avait dit à un garde du corps : « Le voyage est pour ce soir, et je
ne veux pas partir. »
Aranjuez s'emplissait de gens venus des environs, qui avaient
tous la mine de conjurés. Les troupes mandées de Madrid parta-
geaient les sentiments des Madrilènes, et étaient toutes prêtes à
empêcher le voyage qu'elles étaient venues protéger.
La nuit venue, les conjurés, dirigés par le comte de Montijo et
la garde elle-même, commencèrent à faire des patrouilles par la
ville et à observer le palais du prince de la Paix.
118
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Vers onze heures et demie, Dona Josefa Tudo, bien drapée dans
sa mantille, en sortit, sous la protection des gardes d'honneur de
Godoy. Une patrouille arrêta le groupe ; le chef voulut voir le
visage de la dame, il y eut querelle et un coup de feu fut tiré. —
On ne sait si ce fut l'officier Tuyols, qui accompagnait Dona Jo-
sefa, ou si ce fut le garde du corps Merlo. Mais l'alarme était
donnée, un trompette sonna le boute-selle et, en un instant,
Aranjuez s'embrasa et s'emplit de tumulte.
Ce fut une soudaine et sauvage éruption de haine: des paysans,
des gens habillés en paysans, domestiques du palais, gardes de
l'infant D. Antonio, soldats débandés..., assaillirent le palais de
Godoy et se ruèrent à travers les appartements, brisant tout sur
leur passage, et cherchant de la cave au grenier, pour le tuer, le
tout-puissant et odieux favori.
L'attaque eut tous les caractères d'une mesure de justice popu-
laire. Le peuple fracassa les meubles et en brûla les débris, mais
ne vola rien. — Les décorations de Godoy furent remises au roi.
— La princesse de la Paix et sa fille furent conduites respectueu-
sement au palais ; la populace s'attela à la berline.
Quand il n'y eut plus rien à briser, les soldats regagnèrent
leurs casernes et deux compagnies de gardes espagnoles et wal-
lonnes gardèrent le palais du favori, contre un retour offensif
de la fureur populaire.
Dans la matinée du 18, le roi expédia un ordre par lequel
D. Manuel Godoy était relevé de ses fonctions d'amiral et de géné-
ralissime et exilé de la cour. Le roi le laissait maître de se retirer
où il voudrait, et s'empressait d'avertir Napoléon de ce qui
venait de se passer.
A la nouvelle de la chute de Godoy, le peuple manifesta une
joie sans bornes, se porta en foule au palais en prodiguant les
applaudissements au roi, à la reine et au prince des Asluries. La
famille royale parut au balcon. Charles IV put se croire, encore
une fois, maître de la situation.
Cependant, à de certains symptômes, on devinait que les trou-
bles ne faisaient que commencer. D. Diégo Godoy, frère du favori
et colonel des gardes espagnoles, était désarmé et arrêté par ses
soldats. Le roi priait les ministres de passer la nuit au palais.
Le 19 mars, au matin, le prince de Castelfranco et les capitaines
des gardes du corps prévenaient personnellement le roi que
l'émeute allait recommencer. Comme le marquis Caballero leur
demandait s'ils étaient sûrs de leurs troupes, ils haussaient les
épaules et répondaient que « seul, le prince des Asturies pouvait
tout arranger ». — Caballero passa chez le prince et obtint de lui
l'wTSRVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
Î19
qu'il se rendit chez le roi. Ferdinand s'offrit à apaiser les esprits
et se montra si sûr d'apaiser la sédition que tout le monde crut
qu'il pouvait bien en être le premier auteur.
Au moment où tout danger immédiat semblait conjuré, l'incen-
die, mal éteint, se rallumait.
Godoy n'avait pu s'enfuir, lors de l'attaque de son palais, et
venait d'être découvert.
Surpris par l'émeute, au moment où il allait se mettre au Ut, il
s'était couvert d'un manteau de molleton, avait rempli ses poches
d'or, pris sur la table un petit pain et, ne pouvant se réfugier
chez la duchesse veuve d'Osuna, qui habitait la maison voisine,
il avait gagné les greniers de son hôtel, s était roulé dans une
natte et était demeuré caché dans un coin, sans bouger ; l'éniettte
avait pendant de longues heures rugi autour (Je lui, il n'avait pas
été découvert.
Mais, après un jour et deux nuits passés dans cette terrible
situation, la fatigue, la faim, la soif surtout, chassèrent le mal-
heureux de son abri. Il descendit et fut bien vite reconnu par
un soldat des gardes wallonnes, qui donna l'alarme. En une *
minute, le bruit se répandit que Godoy était trouvé, la populace
accourut et l'eût écharpé, si quelques gardes du corp&ne tai
eussent ouvert leurs rangs et n'eussent consenti à le conduire
jusqu'à leur quartier.
On avait toute la ville et la grande place de San-Antonio à tra-
verser. En une minute, le peloton de cavaliers fut entouré
d'une foule hurlante, qui,àcoups de bâton ei à coups de pierres,
s'efforçait d'atteindre Godoy entre les jambes des chevaux.
Debout entre deux chevaux, pendu par les mains aux arçons
de la selle de ses défenseurs, Godoy suivait les chevaux, auxquels
on avait fait prendre le trot, et, d'instant en instant, un pro-
jectile venait l'atteindre et le meurlrir. 11 reçut une blessute
à la cuisse, il eut un sourcil fendu. Arrivé au quartier, on le jeta
haletant et sanglant dans un coin d'écurie, sur une botte de
paille, et ce fut là que Ferdinand vint lui annoncer qu'on lui
faisait grâce de la vie. En face de son ennemi, Godoy retrouva sa
dignité : « Es-tu déjà roi ? » demanda-t-il fièrement ; — et le
prince répondit : « Pas encore, mais je vais l'être. »
Il assura au peuple que Godoy serait jugé et puni suivant ta
rigueur des lois, et la ville reprit bientôt son calme. — Mais vers
deux heures, une voiture attelée de six mules ayant paru à la porte
de la caserne, le bruit se répandit que Ton allait emmener Godoy
à Grenade, et le peuple détela les mules et brisa la voiture.
Au palais, Charles IV et la reine, atterrés, tremblaient pour la
120
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
vie de leur cher Manuel. On leur fît comprendre que le plus sûr
moyen de le sauver était d'abdiquer, et Charles IV n'hésita pas
k payer de sa couronne le salut de son ami.
A sept heures du soir, les ministres furent convoqués au palais,
et le roi leur lut Pacte d'abdication qu'il avait préparé: « Comme
les infirmités dont je souffre ne me permettent pas de supporter
plus longtemps le lourd fardeau du gouvernement de mes royau-
mes, et que j'ai besoin, pour rétablir ma santé, d'un climat plus
tempéré et de la tranquillité de la vie privée, après la plus sé-
rieuse délibération, j'ai résolu d'abdiquer la couronne en faveur
de mon très cher fils, le prince des Asturies. Ma royale volonté
est donc qu'il soit reconnu et obéi comme roi et seigneur naturel
de tous mes royaumes et domaines. Et pour que ce royal décret
de libre et spontanée abdication ait tout l'effet et accomplisse-
ment convenable, vous le communiquerez au Conseil et à tous
ceux qu'il appartiendra. Donné à Aranjuez, le 19 mars 1808. —
Moi, leroy. — AD. Pedro Cevallos. » #
Le prince baisa avec un respect hypocrite la main de son père
• et de sa mère, et se relira dans ses appartements, où les minis-
tres, les grands et les courtisans vinrent, à l'envi, lui présenter
leurs hommages.
La nouvelle ne tarda pas à se répandre dans Aranjuez et fut
accueillie par des démonstrations de joie folle, dont les éclats
arrivaient jusqu'aux oreilles des vieux rois et mettaient le comble
à leur chagrin, à leur colère et à leur confusion.
La chute de Godoy ne fut connue à Madrid que le 19 mars, vers
midi. En un clin d'œil,les rues se remplirent de monde et partout
retentirent les cris de : « Vive le roi ! Vive la reine ! Vive le prince !
« Mort au saucissonnier ! (el chorizero). »
- Des bandes se formèrent et parcoururent la ville, sans cesse
grossies à mesure que se répandait la nouvelle et qu'arrivaient les
gens des quartiers bas, de Ségovie, de l'Avapiés, du Rastro et
d'Embajadores.
A la nuit, D. Adrian Marcos Martinez, gouverneur des alcaldes
de cour, vint afficher au milieu des émeutiers l'édit royal qui dé-
crétait Godoy d'accusation et annonçait sa mise en jugement;
la foule applaudit, mais continua à se porter vers les maisons des
parents et des partisans de Godoy, et à les piller.
La populace assiégea et pilla les hôtels de la mère de Godoy,
Dona Antonia Alvarez ; — de son frère, D Diégo; — de ses parti-
sans, D. Josef Marquina, D. Manuel Sixto Espinosa, D. Josef Mo-
reno, D. Anlonio Noriega, D. Antonio Alvarez de Faria, du mar-
quis de Branciforte et du comte de Fuenteblanca. — Les meubles
1/ltfTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
121
étaient jetés par les fenêtres et brûlés dans la rue, au milieu des
cris de joie et des danses de la manolaria délirante.
Vers minuit, une multitude de gens portant des torches, pré-
cédée de clairons et de tambours, vint manifester devant le
palais des Conseils. D. Arias Mon y Velarde, gouverneur du
Conseil, parut au balcon, harangua le peuple, l'engagea au
calme et lui promit de nouveau que Godoy serait jugé. La foule
cria: « Vive le Conseil » ! mais les pillages continuèrent.
Le 20, au matin, les émeutiers menaçaient l'Hôtel de l'Ami-
rauté, demeure de Godoy (aujourd'hui, le ministère de la marine)
et le palais de Buenavista (aujourd'hui, ministère de la guerre),
donné au prince par la ville de Madrid, et qu'il n'avait pas encore
eu le temps d'occuper.
A ce moment, le Conseil reçut l'acte d'abdication de Charles IV;
il s'empressa de le faire publier et fit faire des rondes par la ville
pour engager les émeutiers à se disperser.
La nouvelle amena une détente sérieuse ; mais, vers 9 h. 1/2 du
matin, une foule nombreuse vint demander au Conseil un portrait
du nouveau roi; et les magistrats eurent toutes les peines du
monde à faire comprendre aux séditieux qu'ils n'en avaient
point.
A midi, de nouveaux groupes revinrent à la charge. Les ma-
gistrats durent rester en séance jusqu'à une heure.
Dans l'après-midi, le Conseil fît afficher un nouvel édil annon-
çant que les biens de Godoy étaient confisqués, — et que le roi
ne tarderait pas à arriver, — « mais lorsque le peuple de Madrid,
si loyal et si attaché à sa royale personne, lui aurait donné la
preuve de son apaisement et de son retour à la tranquillité ».
Le peuple applaudit, mais les désordres continuèrent, la foule
était lâchée, s'amusait prodigieusement et ne songeait qu'à pro-
longer la fête.
Dans la nuit du 20 au 21, on pilla les maisons de la marquise
de Mejorada, de D. Juan Diégo Duro, de D. Pedro Truxillo.
Beaucoup de soldats se joignirent aux émeutiers. On pilla les
boutiques des marchands de comestibles et d'eau-de-vie, on
délivra les forçats du Prado, les femmes de la Galera ; Madrid
avait l'air d'une ville frappée de démence. On chantait, on dansait
dans les rues ; quiconque avait pu se procurer un fusil et des
cartouches tirait en l'air, sans but et sans raison, par amour du
bruit, en signe de joie et de délivrance.
Le Conseil finit par obtenir du capitaine général le rappel des
troupes, il permit aux marchands de repousser la force par la
force, il ordonna aux alcaldes de cour de former sans délai des
122
REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES
rondes et des patrouilles de gens honorables ; — et, après trois
jours de saturnales, le calme commença à renaître dans la ville
(22 mars).
Les alcaldes de cour auraient voulu obliger à restitution tous
les individus qui s'étaient approprié des objets mobiliers, durant
le pillage; mais le Conseil jugea la situation trop dangereuse
pour permettre la publication d'un semblable édit et se borna à
remercier au nom du roi la noblesse et toutes les classes de la
population d'avoir contribué au rétablissement de Tordre (Archi-
ves du Conseil, 1808).
Au moment même où le peuple de Madrid s'enflammait à la
simple nouvelle de la chute de Godoy, Napoléon semble avoir
soupçonné la force sauvage contre laquelle il allait entrer en
lutte.
Dans une lettre, adressée le 29 mars au grand-duc de Berg, et
dont M. Thiers a prouvé l'authenticité, Napoléon témoigne de
l'effet que produisirent sur son esprit les événements d'Aran juez,
et devine, par un véritable don de prophétie, les inextricables
difficultés dans lesquelles il devait s'engager.
« L'affaire du 19 mars, dit-il, a singulièrement compliqué les
événements. Je reste dans une grande perplexité... La révolution
du 20 mars prouve qu'il y a de l'énergie chez les Espagnols. Vous
avez affaire à un peuple neuf ; il a tout le courage, et il aura tout
l'enthousiasme que l'on rencontre chez les hommes que n'ont
point usés les passions politiques.
«L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne. S'ils
craignent pour leurs privilèges et pour leur existence, ils feront
contre nous des levées en masse, qui pourront éterniser la
guerre. J'ai des partisans ; si je me présente en conquérant, je
n'en aurai plus.
« Le prince de la Paix est détesté, parce qu'on l'accuse d'avoir
livré l'Espagne à la France ; voilà le grief qui a servi l'usurpation
de Ferdinand ; le parti populaire est le plus faible.
« Le prince des Asturies n'a aucune des qualités qui sont né-
cessaires au chef d'une nation ; cela n'empêchera pas que, pour
nous l'opposer, on n'en fasse un héros. L'Espagne a plus de cent
mille hommes sous les armes» c'est plus qu'il n'en faut pour sou-
tenir avec avantage une guerre intérieure. Divisés sur plusieurs
points, ils peuvent servir de noyau au soulèvement total de
la monarchie...
« L'Angleterre ne laissera pas échapper cette occasion de
multiplier nos embarras...
« La famille royale n'ayant pas quitté l'Espagne pour aller
i/lNTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
123
s'établir aux Indes, il n'y a qu'une révolution qui puisse changer
l'état de ce pays, c'est peut-être le pays d'Europe qui y est le
moins préparé. Les gens qui voient les vices monstrueux de ce
gouvernement et l'anarchie qui a pris la place de l'autorité légale
sont le plus petit nombre ; le plus grand nombre profite de ces
vices et de cette anarchie.
« Dans l'intérêt de mon empire, je puis faire beaucoup de bien
à l'Espagne. Quels sont les meilleurs moyens à prendre?
« Irai-je à Madrid ?Exercerai-je l'acte d'un grand protectorat,
en prononçant entre le père et le fils ? Il me semble difficile de
faire régner Charles IV; son gouvernement et son favori sont
tellement dépopularisés qu'ils ne se soutiendraient pas trois
mois.
« Ferdinand est l'ennemi de la France ; c'est pour cela qu'on Va
fait roi. Le placer sur le trône sera servir les factions, qui, depuis
25 ans, veulent l'anéantissement de la France. Une alliance de
famille serait un faible lien: la reine Elisabeth (femme de Phi-
lippe IV) et d'autres princesses françaises ont péri misérablement,
lorsqu'on a pu les immoler impunément à d'atroces vengeances.
Je pense qu'il ne faut rien précipiter, qu'il convient de prendre
conseil des événements qui vont suivre.
« Je n'approuve pas le parti qu'a pris V. A. I. de s'emparer
aussi précipitamment de Madrid. Il fallait tenir l'armée à dix
lieues de la capitale. Vous n'aviez pas l'assurance que le peuple
et la magistrature allaient reconnaître Ferdinand sans contesta-
tion. Le prince de la Paix doit avoir dans les emplois publics des
partisans; il y a, d'ailleurs, un attachement d'habitude au vieux
roi qui pourrait produire des résultats. Votre entrée à Madrid,
en inquiétant les Espagnols, a puissamment servi Ferdinand.
J'ai donné ordre à Savary d'aller auprès du vieux roi voir ce qui
se passe. Il se concertera avec V. A. I. J'aviserai ultérieurement
au parti qui sera à prendre; en attendant, voici ce que je juge
convenable de vous prescrire. Vous ne m'engagerez à une entre-
vue en Espagne avec Ferdinand que si vous jugez la situation
des choses telle que je doive le reconnaître comme roi d'Espagne.
Vous userez de bons procédés envers le roi, la reine et le prince
Godoy. Vous exigerez pour eux et vous leur rendrez les mêmes
honneurs qu'autrefois. Vous ferez en sorte que les Espagnols ne
puissent pas soupçonner le parti que je prendrai; cela ne vous
sera pas difficile, je nen sais rien moi-même.
« Vous ferez entendre à la noblesse et au clergé que, si la France
doit intervenir dans les affaires d'Espagne, leurs privilèges et
leurs immunités seront respectés. Vous leur direz que Tempe-
124
REVUE DES GOUKS ET CONFÉRENCES
reur désire le perfectionnement des institutions publiques de
l'Espagne, pour la mettre en rapport avec Tétat de civilisation de
l'Europe, pour la soustraire au régime des favoris. Vous direz
aux magistrats et aux bourgeois des villes, aux gens éclairés, que
l'Espagne a besoin de recréer la machine de son gouvernement,
qu'il lui faut des lois qui garantissent les citoyens de l'arbitraire
et des usurpations de la féodalité [celte phrase prouve que Napo-
léon ignorait absolument l'état politique de l'Espagne], des insti-
tutions qui raniment l'industrie, l'agriculture et les arts. Vous
leur peindrez l'état de tranquillité et d'aisance dont jouit la
France, malgré les guerres où elle s'est trouvée engagée, la
splendeur de la religion qui doit son rétablissement au Concordat
que j'ai signé avec le pape. Vous leur démontrerez les avantages
qu'ils peuvent tirer d'une régénération politique : l'ordre et la
paix dans l'intérieur, la considération et la puissance à l'exté-
rieur. Tel doit être l'esprit de vos discours et de vos écrits. Ne
brusquez aucune démarche. Je puis attendre à Bayonne, je puis
passer les Pyrénées, et, me fortifiant vers le Portugal, aller con-
duire la guerre de ce côté.
« J'ordonne que la discipline soit maintenue de la manière la
plus sévère ; point de grâce pour les plus petites fautes. L'on
aura pour l'habitant les plus grands égards ; l on respectera prin-
cipalement les églises et les couvents.
« L'armée évitera toute rencontre soit avec les corps de Parmée
espagnole, soit avec les détachements; il ne faut pas que, d'au-
cun côté, il soit brûlé une amorce.
« Laissez Solano dépasser Badajoz ; faites-le observer; donnez
vous-même l'indication des marches démon armée pour la tenir
toujours à une distance de plusieurs lieues des corps espagnols.
Si la guerre s'allumait, tout serait perdu... »
J'ai tenu à citer presque en entier cette lettre, dont l'intérêt
documentaire ne vous aura pas échappé. Elle n'a qu'une valeur
psychologique ; car, réellement écrite le 29 mars 1808 par Napo-
léon, elle ne fut jamais envoyée à Murât. Elle marque seulement
un arrêt dans le développement des plans de l'empereur. Elle
montre quelle forte impression avaient faite sur son esprit les
événements d'Aranjuez. Napoléon était l'homme de la force.
Une nation bourgeoise comme l'Espagne de Charles IV, bigote et
voluptueuse, ignorante et nonchalante, n'excitait que ses mépris.
Quand il la vit se redresser, arracher le favori de son palais,
écarter son vieux roi et se donner un jeune chef, Napoléon
l'approuva et, dans un éclair de génie, eut la vision de l'avenir.
— Le gouffre où il allait tomber s'éclaira un instant ; il fit
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 125
un pas en arrière; puis, comme pris de vertige, il se pré-
cipita.
A la nouvelle des événements d'Aranjuez, et conformément aux
ordres antérieurs de l'empereur, Murât avait accéléré sa marche
sur Madrid.
Ferdinand VII avait envoyé à sa rencontre le duc del Parque,
pour lui annoncer officiellement son avènement au trône et ras-
surer de son dévouement à Napoléon. Murât répondit courtoise-
ment, mais déclara que Napoléon seul avait qualité pour recon-
naître Ferdinand, et qu'il attendrait les ordres de l'empereur
pour le traiter en roi d'Espagne.
Le 22 mars, une proclamation royale apprit aux Madrilènes
que le roi suivrait le même système d'alliance avec les Français
que son auguste père ; le roi engageait le public à fournir aux
troupes françaises tout ce dont elles pourraient avoir besoin et
assurait que ces troupes venaient « en amies et dans un but utile
« au roi et à la nation ».
Le Conseil, prévenu dès le 17 mars de l'arrivée prochaine des
Français, avait pris les mesures les plus sérieuses pour préparer
les logements des officiers et des soldats. On avait disposé des
lits dans les appartements inoccupés, on avait loué aux particu-
liers tous leurs lits disponibles (Diario de Madrid — 23 mars
1808) ; des tavernes spéciales avaient été établies pour les Fran-
çais, « afin d'éviter la grande afïïuence et le stationnement de la
foule dans les autres tavernes de la ville, où le bruit et le
désordre qu'on y remarquait étaient vraiment scandaleux ».
(Lettre du doyen du Conseil au gouverneur de la Sala.)
Murât fit son entrée à Madrid le 23 mars, précédé par les ma-
gnifiques escadrons de la cavalerie de la garde et ses plus belles
troupes, et entouré d'un fastueux état-major ; mais son infanterie,
composée en grande partie de jeunes recrues, était loin de pré-
senter un aussi bel aspect, et la malignité des Madrilènes ne
manqua pas de s'en égayer. — Murât lui-même indisposa les
gens par sa vanité. Le Conseil lui avait fait préparer des apparte-
ments au Retiro, le second palais royal de Madrid; mais Murât
ne trouve, sans doute, pas la position du Retiro assez avanta-
geuse au point de vue militaire, et de sa propre autorité, il se
transporta au palais de l'Amirauté, à moins de trois cents mètres
du palais Royal.
On lui annonça que Godoy, chargé de chaînes, allait être
amené à Madrid. 11 donna l'ordre de le laisser au village de Pinto,
ne voulant pas que la présence du ministre déchu fût pour
Madrid une occasion de troubles.
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126
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Il dirigea également un détachement de cavalerie sur Aran-
juez, pour entrer en relations directes avec la vieille cour, et
attendit les événements.
Le lendemain même de son entrée à Madrid, Ferdinand VII
venait prendre possession de sa capitale, déjà occupée par l'é-
tranger .
Le spirituel et savant auteur des Scènes madrilènes et du Vieux
Madrid, D. Ramon de Mesonero Romanos, nous a laissé, dans
ses Mémoires d'un septuagénaire, une curieuse description de
cette inoubliable journée, où tout un grand, peuple acclama la
plus misérable idole qui fut jamais.
L'enthousiasme national faisait toute la beauté de la fête.
Quatre éclaireurs des gardes du corps ouvraient la marche.
Derrière eux venait le roi, monté sur un cheval blanc ; D. Car-
los et D. Antonio Pascual, ses frères, le suivaient dans un
carrosse fermé; une légère escorte accompagnait la voiture, et
c'était tout.
« Mais le peuple délirait d'enthousiasme. C'était un vertige de
passion et d'idolâtrie. Le cheval pouvait à peine avancer :
hommes et femmes se précipitaient pour baiser les mains du roi.
D'autres jetaient en l'air leurs chapeaux, jetaient leurs capes et
leurs manteaux sous les pieds de son cheval. On jetait des
fleurs, on donnait la volée à des colombes ; des gens montés dans
les clochers sonnaient avec frénésie, tiraient des pétards et des
coups de fusil. Le roi mit deux heures à aller de la Puerta del Sol
au Palais ! »
Il est presque exact de dire qu'il n'était déjà plus roi, lorsqu'il
y entra.
Charles IV avait abdiqué le 19 mars, sous l'impression d'une
très vive terreur, et pensant par son abdication sauver la vie de
Godoy. Il ne tarda pas à s'apercevoir de la faute lourde qu'il avait
commise, et, dès le 21 mars, la reine d'Etrurie, sa fille, entrait en
relations avec Murât, qui n'était pas encore entré à Madrid, et lui
faisait parvenir une lettre de la reine d'Espagne.
La reine écrivait en son nom et au nom du roi, que ses dou-
leurs rhumatismales empêchaient d'écrire lui-même. La grande
affaire des deux époux était d'obtenir le salut de Godoy. Ils
demandaient que l'empereur s'entremît en sa faveur, qu'on
plaçât auprès du prince quelques-uns de ses domestiques ou des
chapelains, et qu'on leur donnât à tous les trois le nécessaire
pour pouvoir vivre, tous les trois ensemble, dans Tendroit qui
conviendrait le mieux à leur santé, sans autorité ni intrigues.
Le 22 mars, un aide de camp de Murât, M. de Monthyon, arriva,
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
127
à huit heures du matin, à Araujuez et fit remettre à la reine
d'Etrurie la réponse du Grand-Duc de Bery. La reine n'était pas
encore levée ; elle s'habilla à la hâte, passa chez le roi et la
reine, qui, une demi-heure plus tard, eurent une longue con-
versation avec M. de Monthyon.
Ils se plaignirent amèrement de leur fils, l'accusèrent d'avoir
voulu les faire assassiner. Le roi, s'attendrissant sur son mal-
heur, ne concevait pas l'excès d'ingratitude où s'était porté Ferdi-
nand : il voulait le marier à une princesse française et lui céder
sa couronne, sitôt que le mariage aurait été conclu ; au lieu
d'attendre les effets de sa bonté paternelle, Ferdinand s'était
révolté. Le pauvre prince de la Paix, dont le seul crime était son
amitié pour le roi et sa fidélité à Napoléon, le pauvre prince de
la Paix, blessé, couvert de contusions, était en prison, menacé de
mort ; toutes les supplications du roi et de la reine en sa faveur
avaient été vaines, et, pour surcroît d'infortune, Ferdinand allait
exiler son père et sa mère à Badajoz, triste ville forte de la fron-
tière portugaise, où les pauvres vieux princes se trouveraient
abandonnés à leurs ennemis et hors d'état de recevoir le moindre
secours de leur fidèle ami Napoléon.
M. de Monthyon rapporta à Murât tout ce quMl avait entendu,
et Murât comprit aussitôt quel avantage donnerait à Napoléon
une protestation en forme faite par Charles IV contre son acte
d'abdication. — Suivant le mot très juste de Thiers, l'Espagne se
trouverait alors entre un roi qui n'était plus roi et ne pouvait
plus l'être, et un roi qui ne Tétait pas encore, qui ne le serait
jamais, si Napoléon ne voulait pas qu'il le fût. Il renvoya M. de
Monthyon à Aranjuez, et, le 23 mars, Charles IV signa une pro-
testation solennelle contre son abdication du 19. — Il écrivit
également à Napoléon :
« Monsieur mon frère, V. M. aura sans doute appris avec peine
les événements d'Aranjuez et leurs résultats, et ne pourra voir
avec indifférence un roi forcé de renoncer à la couronne, qui
vient se jeter dans les bras d'un grand monarque, son allié, et se
mettre à l'entière disposition du seul homme qui puisse assurer
son bonheur, celui de sa famille et de ses fidèles vassaux...
« J'ai été forcé de renoncer à la couronne, mais maintenant
rassuré, et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du
grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris la réso-
lution de me conformer à tout ce que ce grand homme voudra
faire de nous et décider de mon sort, de celui de la reine et du
prince de la Paix. J'adresse à V. M. I et R. une protestation contre
les événements d'Aranjuez et contre mon abdication. Je me
128
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
livre et me confie entièrement au cœur et à l'amitié de V. M.,
et je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. —
Carlos. »
Muni de cette pièce, Murât -n'hésita pas à refuser de recon-
naître Ferdinand comme roi d'Espagne.
Il interdit à M. de Beauharnais de se joindre au corps diploma-
tique pour saluer Ferdinand à son entrée à Madrid. Il blâma les
ambassadeurs qui s'étaient rendus au palais. L'ambassadeur
de Russie lui-même s'excusa.
11 déclara ne connaître d'autre roi d'Espagne que Charles IV et
ne pouvoir donner à Ferdinand VII que le titre de prince des
Asturies, aussi longtemps que l'empereur ne se serait pas^pro-
nonçé.
L'idée d'obtenir l'assentiment de l'empereur devint aussitôt
l'idée fixe de Ferdinand.
Il avait appelé autour de lui ses amis des mauvais jours, les
xlucs de S. Carlos et de l'infantado, le chanoine Escoïquiz ; il
avait gracié les victimes du procès de TEscorial, rappelé d'exil
les hommes que Godoy avait persécutés.
Mais, à ces mesures explicables ou clémentes, il en avait ajouté
d'autres, qui donnaient une fort triste opinion de son caractère.
Sans attendre le jugement du prince de la Paix, il avait con-
fisqué ses tuens meubles et immeubles, et se servait de son
argenterie.
Il abolissait la Junte de police créée en 1807, mais laissait
subsister l'Inquisition.
Il suspendait la vente du septième des biens ecclésiastiques,
accordée par le pape deux ans auparavant, et que le comte
Toreno considère comme une mesure de salut public, la pro-
priété étant à cette époque presque complètement immobilisée
aux mains du clergé et des propriétaires de majorats. "
Le nouveau gouvernement s'annonçait ainsi comme dédai-
gneux des formes de la justice, capricieux, vindicatif, dur à ses
adversaires et indulgent pour les abus.
Ferdinand ne sut garder vis-à-vis des Français aucune dignité.
Le 25 mars, il envoyait à Bayonne trois grands d'Espagne de
première classe pour féliciter Napoléon.
Sur un ordre de Murât, il ordonna aux généraux Solano et
Taranco, qui se rapprochaient de Madrid, de se replier vers la
frontière de Portugal.
Murât témoigna le désir de ravoir l'épée de François I er . Fer-
dinand aurait dû refuser de. rendre un trophée national aussi
vénérable ; il l'envoya à Murât avec une ridicule ostentation.
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
129
L'épée, enveloppée d'une pièce de satin orné de galons et de
franges d'or, était posée sur un plateau d'argent, et occupait à
elle seule la place d'honneur d'un carrosse. Elle fut présentée à
Murât par le grand écuyer, marquis d'Astorga.
Murât parlant sans cesse de la prompte venue de l'empereur,
Ferdinand fit préparer les plus beaux appartements du palais du
Reliro, et s'occupa avec ses conseillers de dresser le plan des fêtes
qui seraient offertes à Napoléon, pendant son séjour à Madrid.
Un jour, on apporta au Retiro un chapeau et des bottes pour
l'empereur ; il n'en fallut pas davantage pour mettre la cour en
joie.
Mais Murât pensait qu'il n'était pas nécessaire de faire venir
Napoléon à Madrid et qu'il serait bien plus simple d'envoyer Fer-
dinand à Bayonne.
La démarche était si hasardeuse que la proposition n'eut pas
d'abord grand succès. Cevallos y voyait un piège et le peuple de
Madrid, lui-même, commençait à tenir les Français pour des alliés
très suspects. Le 25 mars, une collision terrible faillit éclater sur
la place de la Cebada entre la troupe française et les Madri-
lènes.
Mais, le 28 mars, arriva à la cour le chanoine Escoïquiz, plus
féru que jamais de l'idée de marier Ferdinand VIT à une prin-
cesse impériale, — quoiqu'il n'y eût plus de disponible qu'une
demoiselle de Beauharnais. — Cette idée était si bien ancrée dans
la tête des amis de Ferdinand que le comte de Fernan Nufiez,
envoyé à Bayonne pour complimenter Napoléon, poussa jusqu'à
Tours pour le rencontrer plus vite, et là, rencontrant M. de
Bausset, préfet du palais impérial, lui demanda où était la cou-
sine de l'empereur, fiancée du roi d'Espagne. M. de Bausset
répondit que la fiancée n'était pas du voyage et qu'il n'avait
jamais entendu parler de ce mariage, et Fernan Nunez en conclut
simplement que M. de Bausset n'était pas au courant — comme
lui — des secrets de la diplomatie impériale.
Escoïquiz représenta à Ferdinand que son intérêt consistait
avant tout à gagner l'empereur, et qu'au lieu de l'attendre à
Madrid il serait bien plus habile d'aller au-devant de lui. Puisqu'on
le disait déjà entré en Espagne, il ne pouvait qu'être flatté de
l'empressement du jeune roi.
Ferdinand s'arrêta d'abord à un moyen terme. Le 5 avril, il
envoya son frère cadet D. Carlos sur la route de France, au-
devant de Napoléon.
Ce premier succès engagea Murât à en obtenir un second plus
important ; il fît jouer ses derniers ressorts, et essaya d'influer
60
130
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sur la volonté de Ferdinand, par l'intermédiaire de l'ambas-
sadeur Beauharnais et du général Savary.
Beauharnais n'était pas dans le secret de l'empereur et croyait
toujours que toutes ces difficultés finiraient par un heureux ma-
riage. Il éprouvait une véritable sympathie pour Ferdinand, il
ne pouvait se faire à l'idée que Napoléon usurperait le trône
d'Espagne et il engageait le roi k s'en remettre à la bonté de
l'empereur; honnête et maladroit, le pauvre ambassadeur ne
voyait qu'un roman bourgeois dans le sombre drame qui se jouait
sous ses yeux.
Savary, au contraire, savait tout et arrivait muni des instruc-
tions les plus complètes et des pouvoirs les plus étendus. Véri-
table âme damnée de Napoléon, Savary, qui avait précipité
l'exécution du duc d'Enghien, avait été choisi pour pousser les
princes d'Espagne dans le piège que leur tendait Napoléon.
A peine arrivé à Madrid, Savary demanda une entrevue / à Fer-
dinand et lui affirma « qu'il venait de la part de l'empereur pour
le complimenter et savoir de S. M. si elle demeurait à l'égard
de la France dans les mêmes sentiments que son père. S'il en
était ainsi, l'empereur était décidé à oublier tout le passé, ne se
mêlerait en rien des affaires de l'Espagne et reconnaîtrait immé-
diatement Ferdinand comme roi d'Espagne et des Indes ». (To-
reno, I, p. 63.)
Cette démarche acheva de persuader Ferdinand. — D. José
Martinez de Hervas,qui avait accompagné Savary en Espagne, eut
beau prévenir le roi qu'il courait au-devant d'une catastrophe ;
Escoïquiz l'emporta. Ferdinand VII annonça au peuple de Madrid
qu'il le quittait pour quelques jours et se rendait au-dévant de
son ami et intime allié, l'empereur des Français.
Il laissa la présidence du Conseil des ministres à son oncle
l'infant D. Antonio, et partit de Madrid, le iO avril 1808, avec
D. Pedro Cevallos, ministre d'Etat, les ducs de l'Infantado et de
San Carlos, le marquis de Muzquiz, D. Pedro Labrador, D. Juan
de Escoïquiz, le capitaine des gardes du corps comte de Villa-
riezo, et trois gentilshommes de la Chambre, le marquis
d'Ayerbe, MM. de Guadalcazar et de Feria.
Escoïquiz s'excusait, plus tard, d'avoir si mal conseillé son
maître, en objectant qu'on pensait que Napoléon exigerait tout
au plus les provinces de la rive gauche de l'Ebre en échange
du Portugal.
Et, tandis que s'en allait, insouciant et joyeux, ce roi résigné-
d'avance au démembrement de ses Etals, le peuple de Madrid,
plus patriote, surveillait d'un œil soupçonneux les moindres.
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 131
mouvements des Français, et s'attroupait sous les fenêtres de
Murât, pour lui crier aux oreilles : « Vive Fernando! Vive la
religion! Vive Notre-Dame d'Aloeha! » et lui chanter, à grands
renforts de tambours de basque et de cris la chanson à la mode .
Quand le roi Fernando
Larena !
Va à la Florida,
Juana et Manuela,
Va à la Florida..
Prenda î
Jusqu'aux petits oiseaux
Larena,
Lui crient : Viva I
Juana y Manuela
Lui crient : Viva !
Prenda!
(Mémoires d'un Septuagénaire, p. 33.
G. Desdevises du Dezkrt.
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Le théâtre de Racine. — « Phèdre ».
Conférence, à l'Odéon, de N.-M. BERNARDIN,
Docteur ès lettres.
Mesdames et Messieurs,
Je sais qu'il est parmi vous des abonnés fidèles, qui, depuis
plusieurs années, assistent régulièrement à ces matinées du
jeudi. C'est pourquoi, M. Ginisty m'ayant demandé déjà une
conférence sur Phèdre (1), je ne veux pas aujourd'hui faire
jouer à nouveau devant quelques-uns d'entre vous Je mécanisme
délicat de la tragédie de Racine, ni leur montrer une seconde
fois l'art savant et achevé avec lequel le grand poète a composé
un harmonieux chef-d'œuvre defragments empruntés à la doulou-
reuse et tragique Phèdre d'Euripide comme à la Phèdre ardente
et passionnée de Sénèque. Aussi bien j'ai, aujourd'hui, autre chose
à vous dire, autre chose qui est généralement moins connu etpar
quoi même vous serez mieux préparés, quoique indirectement, à
goûter l'interprétation curieuse du principal rôle, qui va être pour
vous un des grands attraits de cette représentation de Phèdre.
En effet, si grecs et latins sont les éléments dont est formée
la tragédie racinienne, l'esprit qui l'anime est tout moderne, tout
chrétien, tout janséniste. Parmi les œuvres de la jeunesse de
Racine, il n'en est pas une où le grand poète ait mis autant de
son cœur meurtri, pas une qui reflète aussi bien son âme trou-
blée. Racine a écrit Phèdre non pas avant, comme il est dit pres-
que partout, mais pendant même la grande crise de sa vie, pen-
dant cette crise qui va, malheureusement pour nous, l'arracher
au théâtre et l'agenouiller repentant au pied de la croix du Sau-
veur (2). Dans le cadre d'un drame antique, sous le couvert d'évé-
nements fictifs et sous le nom d'une héroïne légendaire, ce sont
donc ses propres faiblesses, ses propres souffrances, ses propres
remords, que le poète nous fait entendre dans les vers de sa tra-
gédie comme dans la prose de sa Préface, en sorte que la Phèdre
de Racine sert de transition de ses premières tragédies, entière-
ment passionnées et profanes, à ces tragédies purement religieu-
ses, que, plus apaisé et plus tranquille, il écrira longtemps après
pour les demoiselles de Saint-Cyr. Vous peignant donc l'état d'es-
(1) Voir notre livre : Devant le Rideau, à la Société française d'Impri-
merie et de Librairie.
(2) J'ai plaisir à me rencontrer, ici, avec M. A. Gazier (Petite Histoire de la
littérature française et Mélanges de littérature et d'histoire).
LA <( PHÈDRE )) DE RACINE
133
prit où se trouvait Racine quand il a composé sa Phèdre, je vous
ferai voir, du même coup, quelle est l'inspiration du plus émou-
vant de ses chefs-d'œuvre, et comment il me paraît, en effet,
convenir de l'interpréter.
Et pour ce faire, comme vous avez bien voulu, Tan passé, vous
laisser conduire par moi au château somptueux de Vaux afin d'y
assister à la première représentation des Fâcheux de Molière,
j'espère que vous me voudrez bien suivre aujourd'hui dans le
vallon sauvage, mais à jamais fameux, où se cachait Porl-Royal-
des-Champs, bien que ce ne soit plus à une fêle brillante, mais
presque à un pèlerinage que je vous convie.
A huit lieues de Paris, près dé Chevreuse, dans la commune de
Magny-les-Hameaux, au fond d'une gorge sinueuse, encore aujour-
d'hui à peu près déserte, un chemin s'embranche sur la route ; il
se rétrécit bientôt en sentier ; il laisse à gauche une étroite salle
de verdure, où s'élevait jadis une croix, devant laquelle ont coulé
bien des pleurs ; il franchit enfin un petit pont ruslique, et nous
introduit dans un enclos paisible, qui semble, en vérité, à cent
lieues de Paris, la grand'ville. Ce lieu, si calme encore aujour-
d'hui, c'est l'emplacement même où se dressait la célèbre abbaye
de Port-Royal, que Louis XIV a fait raser en 1710. Voici, au pièd
d'un petit musée en forme de chapelle, les soubassements de
l'église, qui, par les soins d'une société d'amis de Port-Royal, ont
émergé du marais sous les eaux duquel la haine avait voulu noyer
jusqu'au souvenir même du monastère supprimé par le pape et
des religieuses dispersées par le roi ; et voici, près du mur
extérieur de cette église, la place où fut creusée la tombe, douze
ans après violée et profanée, du glorieux poète qui a rimé Phèdre.
C'est là, Mesdames et Messieurs, dans ce vallon de Port-Royal,
dans cette solitude, dans cette Thébaïde, comme l'appelait M me de
Sévigné, et de laquelle, disait-elle, se dégageait une sainteté qui
se répandait à une lieue à la ronde, c'est là que se sont formés le
goût, l'esprit, l'âme de Racine ; et l'on peut dire que Port-Royal
enveloppe toute la vie du grand poète, depuis son berceau jusqu'à
son lit de mort, comme toutes les œuvres de Racine sont marquées,
plus ou moins profondément, de l'empreinte de Port-Royal.
Qu'était-ce donc que Port-Royal ?
C'était, originairement une communauté de femmes, fondée
au xiii e siècle, après la quatrième croisade, par l'épouse de
Matthieu 1 er de Montmorency. Soumise d'abord à la règle de saint
Benoît, puis à celle, beaucoup plus douce, de Cîteaux, — rappelez-
vous que Boileau fera de Cîteaux la Cour de la Mollesse, — elle fut
réformée très sévèrement, au commencement du xvii« siècle, par
134
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
une jeune abbesse de dix-huit ans, la célèbre mère Angélique
Arnauld. Plus tard, une partie des religieuses se transportèrent
à Paris, dans des bâtiments qui ont bien changé de destination,
puisqu'ils sont aujourd'hui l'hospice de la Maternité !
La mère Angélique avait une nombreuse famille ; elle élait
fille de l'avocat Arnauld, appelé à bon droit M. Arnauld le père,
puisqu'il eut vingt enfants, et M me Arnauld la mère devait pré-
senter ce cas, absolument unique, je crois, dans les annales du
christianisme, d'une religieuse mourant entourée de six de ses
filles et de six de ses petites-filles religieuses dans le même cou-
vent qu'elle. Si tant de femmes delà famille Arnauld s'étaient
enfermées, sous la direction de la mère Angélique, dans le mo-
nastère cloîtré de Port-Royal, le dégoût du monde et une foi sin-
cère attirèrent invinciblement aussi de ce côté plusieurs hommes
de la famille, d'abord deux frères de la mère Angélique, Arnauld
d'Andilly, et le petit dernier, qui fut le grand Arnauld, puis trois
neveux del'abbesse, M. de Sacy, M. deSéricourt, et Antoine le
Maître, un des plus illustres avocats de l'époque, qui renonça aux
succèsdu barreau, à vingt-neuf ans, pour venir, comme ses frères,
vivre non loin de leur mère, laquelle, après la mort de son mari,
avait pris le voile à Port-Royal. Les solitaires, comme on les appe-
lait, ainsi que plusieurs hommes d'étude et de piété, M. Nicole,
M. Lancelot, M. Hamon, qui s'étaient joints à eux, songèrent,
pour occuper utilement leurs loisirs, à instruire de jeunes gar-
çons, de même que les religieuses instruisaient les filles de la
noblesse ; et voilà comment se fonda, pour un petit nombre d'é-
coliers, dans des bâtiments voisins de Port-Royal-des-Champs, et
qui en dépendaient, l'école des Granges, où Racine devait achever
son éducation.
Tout l'appelait à Port-Royal. Lorsque, une première fois per-
sécutés pour leur doctrine, les solitaires avaient dû se disperser
en 1638, MM. Lancelot, le Maître et de Séricourt s'étaient réfu-
giés à la Ferté-Milon, dans la famille même de Racine ; en sorte
que le poète naîtra dans une maison déjà tout acquise au jansé-
nisme. Quand il eut appris au collège de Beauvais tout ce qu'il y
pouvait apprendre, sa grand'mère Marie Desmoulins et sa tante
Agnès Racine, toutes deux religieuses à Port-Royal, demandèrent
aux « Messieurs » de prendre l'orphelin aux Granges, pour qu'il
achevât sous leur direction ses humanités, avant d'aller étudier à
Paris la philosophie et la jurisprudence. Ce sont, Mesdames et
Messieurs, les pieux et lettrés solitaires qui ont fait de Racine un
poète unique entre tous nos poètes.
A M. le Maître, dont les Plaidoyers furent publiés tandis même
LA « PHÈDRE » DE RACINE
135
que Racine était son élève, le poète doit cet art merveilleux
de la composition, que vous allez tout à l'heure admirer dans
sa Phèdre; et, par là, je n'entends pas seulement un si solide
agencement des diverses parties de la tragédie que L'on ne sau-
rait essayer de retirer une pièce de l'édifice sans l'ébranler tout
entier ; dans chacun des discours que vous entendrez se retrouve
cette science du développement et celle habileté à forger la
chaîne logique des idées qu'avait enseignées à son élève chéri
le brillant orateur.
Ce fut M. de Sacy, et nous ne saurions Ibi en être trop recon-
naissants, qui donna à Racine le goût de la poésie; il lui faisait
lire les vers, pleins de bonnes intentions, qu'il écrivait lui-même,
sa traduction du Poème de saint Prosper contre les ingrats, ou ses
Enluminures du fameux almanach des Jésuites ; il corrigeait les
odes du jeune homme sur le paysage de Port-Royal, ses bois, son
étang, ses prairies, ses jardins ; surtout, il lui inspira pour la
grâce pure et simple de Térence une admiration dont nous
retrouverons la trace dans Andromaque.
M. Lancelot, lui, était l'helléniste de Port-Royal. Il achevait
alors une Nouvelle Méthode pour apprendre la langue grecque,
nouvelle, en effet, puisqu'elle était rédigée non plus en latin,
comme les autres, mais en français, et ce fameux Jardin des ra-
cines grecques, que nos pères apprenaient encore, mis par l'excel-
lent M. de Sacy en vers, parfois un peu ridicules, mais par là
même plus faciles à retenir, comme celui-ci :
Grâce à M. Lancelot, l'apprenti poète se trouva bientôt en
état de lire couramment les écrivains grecs, et son plaisir était
de s'enfoncer dans les grands bois qui dominent Port-Royal, en
compagnie de Sophocle, ou d'Euripide, ou même de cet amu-
sant Héliodore, qui raconte dans son roman de si belles histoires,
comme celle du roi Hydaspes, nouvel Agamemnon, contraint
d'immoler sa fille à la Lune, et celle de l'odieuse Demeneté,
nouvelle Phèdre, qui accuse son beau-fils innocent du crime
qu'elle a voulu commettre elle -même.
Et ainsi, par le triple enseignement de le Maître, de Sacy et de
Lancelot, se formait le goût impeccable, le goût véritablement
attique de Racine, le plus grec de nos poètes français, après le
demi-grec André Chénier.
Mais, si l'abeille attique fait un miel d'une douceur exquise,
"Ovoç, l'âne, qui si bien chante ;
ou encore cet autre :
à{ji»;, pot qu'en chambre on demande.
136
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
elle a un dard qui pique, et cruellement. Il y aura dans le tendre
Racine un satirique impitoyable, et c'est à Port-Royal que s'est
formé l'auteur des Plaideurs tout comme l'auteur à'Andromaque.
Les solitaires n'étaient pas des rêveurs mystiques ; c'étaient des
combattifs et des combattants. A preuve, les immortelles Provin-
ciales de Pascal. Or, Mesdames et Messieurs, elles ont été écrites
pendant que Racine étudiait à Port-Royal, et même le jeune
homme a travaillé sous la direction de Nicole à les traduire en
latin, pour que daignassent les lire les savants de l'époque, les-
quels croyaient généralement devoir s'affubler, pour se rendre
plus respectables, de noms latins en us, voire de noms grecs en
es, comme Marin le Roy, qui signait ses poésies latines : Tha-
lassius Basilidès. A l'école de Pascal, Racine a grandement pro-
fité et son esprit s'est singulièrement aiguisé, comme le prouve
la première lettre que nous ayons de lui, et qui est dirigée, elle
aussi, contre les grands ennemis de Port-Royal et de la famille
Arnauld, contre les jésuites. Il y apprend à Arnauld d'Andilly
comment, avec un de ses amis, il vient d'assister à un catéchisme
fait dans l'église Saint-Louis de la rue Saint-Antoine par les jé-
suites voisins, ceux dont la maison professe est devenue le lycée
Charlemagne. On appelait catéchisme une distribution de prix,
accompagnée d'une représentation dramatique, d'une sorte de
revue à la fois religieuse et satirique. Et rien n'est plaisant
comme ce spectacle, raconté par l'élève de Port-Royal : on voit
ces petits bergers rangés autour de la crèche du Sauveur; on voit
monter sur des bancs, pour être mieux aperçus de l'assistance
édifiée, ces cinq petits Innocents, trois garçons et deux filles,
armés chacun d'une grande épée; on les entend réciter à tour de
rôle de leur voix enfantine cinq phrasés destinées à réfuter les
cinq propositions de Jansénius qu'avait condamnées le pape; on
entend le bon Père, qui dirige le catéchisme, et qui de cette revue
est en quelque sorte la commère, dire à sa dernière interprète :
« Allons, Henriette, courage, ma fille! Un cinquième coup d'épée
sur ce monstre; il n'en peut plus, vous l'achèverez. » Après une
pareille lettre, on ne peut nier que MM. de Port-Royal aient formé
l'esprit de leur élève, comme ils avaient formé son goût et son âme.
Ils l'avaient, en effet, pénétré d^s doctrines de Jansénius ; ils
lui avaient profondément inculqué cette idée, que 1 homme, aban-
donné à lui-même, ne saurait, par la seule force de sa volonté,
triompher de ses passions, comme font ces héros imaginaires
dressés par Corneille sur le théâtre; que nous avons perdu, par
suite du péché originel, notre libre arbitre, et que, dans notre
déchéance, il nous faut, pour nous soutenir contre les tentations,.
LA (( PHÈDRE )) DE RACINE
137
un secours envoyé par Dieu, la Grâce ; si Dieu nous le refuse,,
nous avons beau détester le mal et faire vers le salut des efforts
désespérés, nous sommes impuissants à nous sauver par nous-
mêmes. Le Christ, que MM. de Port-Royal avaient montré au
jeune Racine, ce n'était pas le Christ aux bras étendus sur la
croix pour embrasser toute l'humanité rachetée par son supplice
volontaire ; c'était un Christ aux bras symboliquement étroits,,
pour faire entendre qu'il appelait seulement à lui de rares élus
prédestinés. De là, la morale austère des jansénistes, si opposée
à la morale relâchée des je'suites. Pour les solitaires et pour
les religieuses, toujours hantés de la terreur des éternels sup-
plices, il n'y avait pas de péché véniel ; aussi regardaient-ils
la seule pensée du crime avec autant d'horreur que le crime
même. Toujours ces saints, dit Bossuet, traînaient l'enfer après
eux, et cette crainte de Tenter, « où Dieu n'est pas », faisait trem-
bler sur son lit de mort l'admirable mère Angélique, « comme
le criminel auprès de la potence, au moment même de l'exécu
tion ». Aussi, désespérant toujours de leur salut, essayaient-
ils constamment d'appeler sur eux, non pas seulement par la
pureté de leur vie, mais par des humiliations réitérées, mais par
les mortifications de la pénitence, le bienfait divin de la Grâce.
Vous retrouvez la conception janséniste de l'humaniié dans tout
le théâtre de Racine, où toujours l'homme, livré sans défense
à ses instincts et à ses appétits, devient ainsi l'artisan involon-
taire, et par conséquent, digne encore de compassion, de sa des-
tinée tragique.
De cette faiblesse de l'homme quand ne le soutient pas la grâce,
l'élève chéri de Port-Royal, Racine, devait fournir d'ailleurs lui-
même une preuve éclatante. A peine est-il sorti de la sainte
maison qu'il se met à hanter, — ô scandale ! — les coulisses de
l'hôtel de Bourgogne ; il songe à écrire des tragédies pour des
comédiennes galantes ; il compose sa Thébaïde ou les Frères enne-
mis. Port-Royal ne s'émut pas tout de suite, d'abord parce que
les nouvelles du monde ne franchissaient que tardivement les
grilles du cloître, ensuite parce que, de leur côté, dans leur
pieuse candeur, les bons solitaires crurent naïvement que leur
disciple rimait là quelque poème édifiant en l'honneur des soli-
taires chrétiens de la Thébaïde d'Egypte. Mais, enfin, le voile se
déchira et la vérité apparut dans toute son horreur. Ce fut l'abo -
mination de la désolation. Versant des larmes douloureuses à la
pensée que son neveu, dont le salut lui était si cher, se déshono-
rait devant Dieu et devant les hommes, en fréquentant des comé-
diens, des excommuniés (car les comédiens Tétaient alors), la
138
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
mère Agnès de Sainte-Thècle lui signifia de ne la plus venir voir.
Racine, tout à fait enfoncé dans le monde et dans les coulisses,
haussa les épaules, et se consola.
Il devait bientôt faire pis. Un fou, Desmarets de Saint-Sorlin,
qui allait répétant que son poème de Clovis lui avait été dicté par
le Saint-Esprit, — ce qui était grandement injurieux pour le
Saint-Esprit, — avait attaqué violemment les religieuses de Port-
Royal. Dans sa riposte, Nicole déclara qu' «un faiseur de romans
et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps,
mais des âmes des fidèles ». Racine eut l'orgueil de se croire
visé personnellement, et il répliqua par deifx lettres, que rendent
en vérité dignes des Provinciales leur vivacité spirituelle et leur
mordante ironie, mais où, sans souvenir du passé, sans mémoire
des bienfaits reçus, oublieux du Poème de saint Prosper contre les
ingrats, il raillait cruellement ses anciens maîtres et les reli-
gieuses, non seulement les vivants, comme Nicole et Sacy, mais
jusqu'aux morts, comme la mère Angélique et Antoine le Maître,
lequel pourtant Pavait aimé aussi tendrement qu'il eût aimé son
fils. Ah ! certes, Port-Royal pouvait être fier de l'esprit etde l'art
de son élève; car il est, dans ces lettres, des récits qui sont de
véritables petits cbefs-d'œuvre, témoin l'historiette des deux
capucins, contée par Racine pour établir que religieuses et soli-
taires jugeaient des gens uniquement d'après ce que ces gens
pensaient de Jansénius :
« Un jour deux capucins arrivèrent au Port-Royal et y deman-
dèrent l'hospitalité. On les reçut d'abord assez froidement, comme
tous les religieux y étaient reçus (premier coup de griffe). Mais
enfin il était tard, et l'on ne put pas se dispenser de les recevoir
(Port-Royal était dans un véritable désert). On les mit tous deux
dans une chambre, et on leur porta à souper. Comme ils étaient
à table, le diable, qui ne voulait pas que ces bons Pères soupas-
sent à leur aise, mit dans la tète de quelqu'un de vos Messieurs
que l'un de ces capucins était un certain P. Maillard, qui s'était
depuis peu signalé à Rome en sollicitant la bulle du pape contre
Jansénius. Ce bruit vint aux oreilles de la mère Angélique. Elle
accourt au parloir avec précipitation, et demande qu'est-ce
qu'on a servi aux capucins, quel pain et quel vin on leur a donnés.
La tourière lui répond qu'on leur a donné du pain blanc et du vin
des Messieurs. Cette supérieure zélée commande qu'on le leur ôte,
et que Ton mette devant eux du pain des valets et du cidre. L'or-
dre s'exécute. Ces bons Pères, qui avaient bu chacun un coup,
sont bien étonnés de ce changement. Ils prennent pourtant la
chose en patience et se couchent, non sans admirer le soin qu'on
LA « PHÈDRE » DE RACINE
13£
prenait de leur faire faire pénitence. Le lendemain, ils deman-
dèrent à dire la messe, ce qu'on ne put pas leur refuser. Comme
ils la disaient, M. de Bagnols entre dans l'église, et fut bien sur-
pris de trouver le visage d'un capucin de ses parents dans celui
que Ton prenait pour le P. Maillard. M. de Bagnols (c'était un des
protecteurs de Port-Royal) avertit la mère Angélique de son erreur,
et l'assura que ce Père était un fort bon religieux, et môme dans
le cœur assez ami de la vérité (entendez : du jansénisme). Que fit
la mère Angélique ? Elle donna des ordres tout contraires à ceux
du jour de devant. Les capucins furent conduits avec honneur
de l'église dans le réfectoire, où ils trouvèrent un bon déjeuner
qui lés attendait, et qu'ils mangèrent de fort bon cœur, bénissant
Dieu, qui ne leur avait pas fait manger leur pain blanc le pre-
mier. »
Il est impossible de se moquer avec plus de finesse, et les deux
lettres de Racine sont tout entières de ce ton : il connaissait
si bien les petites faiblesses (tout le monde en a) de ses bienfai-
teurs et leurs petits ridicules (ils étaient si peu du monde) 1 Mais,
si ces deux lettres étaient littérairement exquises, elles n'en con-
stituent pas moins moralement deux mauvaises actions, deux
acles d'ingratitude noire, dont Racine éprouvera plus tard de la
douleur et des remords, et qu'il reconnaîtra, en pleine Aca-
démie, pour « l'endroit le plus honteux de sa vie ».
Il s'était assis, en effet, en 1673, sur un fauteuil académique,
où l'avait naturellement porté la suite triomphante de ces suc-
cès dramatiques, dont continuait à gémir Port-Royal. C'est là,
sur ce fauteuil, que vint presque aussitôt le toucher la Grâce.
Ne croyez pas, Mesdames et Messieurs, que je l'attribue à la
vertu de ce fauteuil, si passionnément désiré toujours par tant de
candidats. Le fauteuil académique n'a point, par lui même, de
vertu moralisatrice ; exemple La Fontaine, qui, dans son discours
de réception, promit solennellement d'être sage,c'est-à-dire de ne
plus écrire de ces contes licencieux dont se montrait choqué
Louis XIV vieilli, et qui, huit jours après, sur son fauteuil acadé-
mique, songeait déjà à un nouveau conte. Mais ce qui est certain,
c'est que, à trente-quatre ans, Racine académicien se transforme
d'une façon bientôt sensible à tous. Plus de ces « diableries », que
M me de Sévigné contait avec une indignation tempérée par l'in-
dulgence d'un sourire; et la production dramatique du poète se
ralentit, en môme temps qu'elle se modifie. On sent que Racine
commence à sincèrement regretter ce qu'il appellera dans son
testament « les scandales de sa vie passée », et il apparaît qu'il a
déjà pris à cœur de prouver par des faits à certaines personnes
140
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
qu'il n'est pas un « empoisonneur public des âmes », car son
Iphigénie est toute parfumée de christianisme. 11 est évident que
le poète se voudrait réconcilier avec Port-Royal, mais, par un
sentiment bien naturel, bien humain, sans renoncer pourtant à
cet art dramatique, qui lui a valu tant.de succès et qu'il a défendu
avec tant de passion. Il s'appuie sur l'autorité révérée d'Aristote
pour soutenir que le théâtre peut être moral. Il cherche s'il ne
trouvera pas dans ces tragiques grecs, dont Port-Royal lui-même
lui faisait jadis admirer la beauté moralisatrice, quelque sujet qui
puisse convenir à notre scène et qui soit de nature à « réconcilier
la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et
par leur doctrine, qui font condamnée dans ces derniers temps,
et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs
songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir ».
Et voilà qu'en cherchant ainsi, il se trouve en face du sujet de
Brusquement, un trait de lumière le frappe : que, par un ana-
chronisme audacieux, il donne à la coupable héroïne d'Euripide,
redoutant la seule vengeance d'un époux outragé, une con-
science éclairée etle sentiment chrétien du remords; et, alors, cette
Phèdre, que la fatalité et la colère de Vénus ont engagée dans une
passion illégitime qui lui fait horreur à elle-même et que ses efforts
sincères et courageux sont impuissants àsurmonter, celte Phèdre,
qui ne sera ni tout à fait coupable, parce qu'elle obéira àla volonté
supérieure de Vénus, ni tout à fait innocente, puisqu'elle aura
commis, bien que malgré elle, des actions criminelles, cette Phè-
dre-là ne sera-t-elle pas, dans ce décor fabuleux qui prête tant à
la poésie, la cre'ature humaine, à la fois vertueuse et faible, que
lui a montrée Port-Royal, et qu'il connaît Irop bien par lui-même ?
Ne sera-t-elle pas l'image désespérée et sanglotant devant l'impi-
toyable Christ aux brasétroits du juste prédestiné au châtiment,
parce que la Grâce lui a manqué ? Si jamais sujet peut réconcilier
Port-Royal avec la tragédie, c'est bien, semble-t-il, celui-là.
Et Racine se met à l'œuvre. Et, tandis qu'il écrit sa tragédie
grecque, où il introduit inconsciemment deux ou trois expres-
sions empruntées à cette Bible de Sacy, qu il est en train de lire,
à mesure que descend en lui l'influence de la Grâce, à mesure
qu'augmentent et son désir de la conversion et la honte de ses
lautes passées, il s'identifie davantage avec sa douloureuse
héroïne. Il prend une sorte d'âpre plaisir à confesser, par la
bouche de Phèdre, aux maîtres qu'il a trahis, des fautes qui, avec
le grossissement janséniste, deviennent à ses yeux des crimes
irrémissibles, et, en même temps, à crier avec Phèdre que ces
Phèdre.
LA. « PHÈDRE » DIS RACINE
141
fautes ne furent pourtant point des fautes volontaires; c'est à lui-
même autant qu'à elle qu'il songe, lorsqu'il fait dire à Thésée :
Et lorsque Phèdre, prête à mourir, montre son épouvante de
comparaître devant son père, devant Minos, qui juge aux Enfers
tous les pâles humains, elle exprime, n'en doutez pas, la terreur
qu'éprouve le poète lui-même, à la pensée qu'il lui faudra com-
paraître coupable devant un Dieu qu'on lui a toujours peint sans
compassion. D'où cette sincéiité d'accent, d'où l'émotion pro-
fonde et communicative qui remplit la tragédie de Phèdre, tra-
gique entre toutes les tragédies de Racine, tragique comme les
Pensées de Pascal.
A cette émotion n'échappèrent pas les solitaires, qui retrou-
vaient enfin, après l'avoir longtemps pleuré, le fils de leur âme,
et qui, reconnaissant l'action -de la Grâce, comprirent tout de
suite que Phèdre était le premier pas d'une conversion, qui se-
rait bientôt complète et définitive. Le grand Arnauld approuva
publiquement la pièce. BoHeau lui amena le grand poète, qui
tomba, humble et contrit, à ses pieds. A celte vue, Arnauld
touché se jeta lui-même à genoux, et, dans celte position, ils
s'embrassèrent. Ils. ne craignirent pas de faire rire en rappelant
une scène célèbre du Tartufe. Tout occupées du ciel, ces deux
grandes âmes ne songeaient même point au ridicule de la terre.
La cabale, qui fit tomber Phèdre, ne fut donc point la cause de
la conversion de Racine , mais elle le confirma dans cette con-
version, comme un avertissement d'en haut, comme un appel
de Dieu. Il fallut même que Port-Royal ; modérât le pénitent,
qui ne parlait de rien moins que $e faire chartreux ; les
« Messieurs » se contentèrent de le marier. De nouveau, la vie de
Racine, retiré du théâtre, va être étroitement unie à l'histoire de
Port-Royal, qu'il servira durant vingt-deux années, plaidant sa
cause, soit directement auprès de M me de Maintenon, soit auprès
du roi lui-même par des allusions discrètes dans Fsther et dans
Alhalie, assistant courageusement seul au service du grand
Arnauld proscrit, multipliant les démarches auprès de l'arche-
vêque de Paris, écrivant pour la lui présenter une Histoire de
Port-Royal ; et je vous ai dit comment, par son testament, le
grand poète demandera, humblement et comme une faveur, dont
ses fautes passées le rendent indigne, qu'on veuille bien l'inhu-
mer dans le cimetière extérieur de Port-Royal- des-Champs, aux
pieds de son bo.i maître, le docteur Hamon.
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire ?
142
HEVUK DES COURS ET CONFERENCES
Âvais-je donc tort de vous assurer qu'en séparant Racine de
Port-Royal nous comprendrions mal son théâtre et que nous ne
comprendrions pas du tout sa Phèdre, laquelle/ ne marque pas
seulement une grande date dans la vie littéraire du poète, mais
la grande date de sa vie morale ?
Puisque Phèdre est donc, avant tout et essentiellement, une
tragédie d'inspiration janséniste, il me semble qu'elle doit élre
jouée dans le même esprit qu'elle a été écrite.
De tous les arts qui concourent à produire ce résultat : une
représentation dramatique, l'art de la niise en scène est incon-
testablement celui qui de nos jours a fail le plus de progrès. Les
fouilles heureuses qui ont exhumé tant de Statues et de bas-reliefs
grecs et romains, les reconstitutions savantes des archéologues
modernes, nous ont donné de l'habitation et du costume antiques
une vision plus nette et plus précise. Cette vision, décorateurs et
costumiers ont rivalisé pour la reproduire sur le théâtre, et, dans
ces dernières années, nous avons vu entrer dans le cirque ou
traverser l'agora, parées comme des Junons, les impératrices
romaines, ou, Tanagras vivantes, les courtisanes d'Athènes. Mais
est-il à propos de rajeunir par cette mise en scène nouvelle les
vieilles tragédies de Racine ? Est-il à propos, comme on l'a tenté, -
de revêtir Andromaque ou Phèdre de ces costumes, toujours un
peu étranges pour des yeux auxquels ils ne sont pas encore fa-
miliers, et de grouper Hermione et Pyrrhus, Hippolyteet Thésée,
en des attitudes sculpturales au milieu de palais savamment
archaïques ? Il y a, je me hâte de le dire, entre l'art grec et l'art
de Racine, une telle affinité naturelle qu'une pareille mise en
scène, pour imprévue qu'elle fût du poète, n'offre pas de dispa-
rates trop choquantes, et que cette tentative artistique est pour
intéresser les lettrés et charmer les délicats. Elle n'est pas cepen-
dant sans présenter, au point de vue dramatique, des inconvé-
nients.
Tandis que l'œil amusé regarde la couronne de Pyrrhus ou le
casque de Thésée, tandis que la lorgnette attentive détaille les
bijoux bizarres d'Hermione ou la coiffure compliquée de Phèdre,
tandis que nous examinons, comme dans un musée, ou que nous
estimons, comme à la salle des ventes, le mobilier du roi d'Epire
ou celui du roi d'Athènes, l'esprit détourné n'écoute plus que
distraitement les vers du poète, que la mise en scène se trouve
ainsi trahir, alors qu'elle prétendait l'honorer.
Le cadre de ses pièces avait, d'ailleurs, si peu d'importance pour
Racine ! Ouvrons le registre du décorateur de l'hôtel de Bour-
gogne : « Andromaque. Le théâtre est un palais à colonnes, et
LA « PHÈDRE )) DE RACINE
143
dans le fond une nier avec des vaisseaux. » Je serais bien surpris
si le même palais et la même toile de fond n'avaient pas servi pour
Phèdre. Quant au mobilier, il se composait d'un unique fauteuil,
qu'on revoyait dans toutes les tragédies de Racine. C'est qu'en
réalité ces tragédies psychologiques se jouaient dans le cœur du
principal personnage ; dès lors, le poète ne se souciait guère du
décor dans lequel il marchait ou du costume dont il était revêtu,
pourvu que son visage reflétât ses sentiments, que son regard les
révélât, que les intonations de sa voix rendissent les émotions suc-
cessives de son âme troublée. Et, de fait, le cadre devient indiffé-
rent au spectateur, dès qu'il est captivé par l'intérêt du drame.
Lorsque Ballande créa jadis, au théâtre de la Gaieté, ces mati-
nées-conférences, son magasin de décors était bien pauvre. Il osa
un jour, je m'en souviens, donner Phèdre dans un château go-
thique, orné de statues de chevaliers debout dans leurs cuirasses
moyenâgeuses ; comme couleur locale, déjà cela laissait quelque
peu à désirer; mais ce n'est pas tout : la vaste salle de la Gaieté
ne suffisant pas à contenir l'afïluence des spectateurs, on avait du
en installer une quinzaine sur des chaises dans les coulisses —
qu'eût dit la mère Agnès ? — d'où ils suivaient le spectacle par
lès fenêtres ouvertes du palais ; c'est ainsi que de l'orchestre on
apercevait, je vois encore dans le fond, au lieu de la mer avec
des vaisseaux, un gros Monsieur, coiffé d'un chapeau haut de
forme et son parapluie sur l'épaule, qui, en vérité', n'avait rien
de grec, ni de maritime. Eh I bien, la première hilarité apaisée, le
public oublia vite le comique de cette mise en scène, et la
tragédie de Racine fut suivie avec autant d'émotion que si elle
avait été jouée dans le plus authentiquement grec des décors.
D'aucuns, plus raffinés encore, et Taine était de ce nombre,
soutiennent que, Racine ayant sous des noms antiques peint les
hommes de son temps, étudié leurs passions, analysé leurs senti-
ments, il faudrait jouer ses tragédies en costumes Louis XIV,
dans un décor xvn e siècle, avec des banquettes et des marquis
sur les deux côtés du théâtre ; et, pour que l'interprétation soit
en harmonie complète avec l'œuvre, ils demandent, après Jules
Janin, que les vers du plus mélodieux de nos tragiques ne soient
ni joués, ni dits, mais récités, mais, pour ainsi dire, chantés
d'une voix sonore et pure, cherchant beaucoup plus à charmer
l'oreille qu'à parvenir par elle à l'esprit. Ainsi, le système des
premiers sacrifiait l'esprit aux yeux ; celui-ci le sacrifie à la fois
aux yeux et à l'oreille. C'est dojic trahir doublement le poète, qui,
d'une part, a cru de bonne foi mettre des Grecs et des Romains
sur le théâtre, et qui, d'autre part, s'il ne brise jamais le rythme
144
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de l'alexandrin, entend du moins que la mélodie, pour délicieuse
qu'elle soit, soutienne toujours le sentiment exprimé et ne l'é-
toutte jamais.
Ace double point de vue, il suffît donc, me semble-t-il, que
Phèdre soit jouée dans un décor et sous des costumes vaguement
grecs, et que les artistes ne détruisent point, par une diction
volontairement heurtée et naturaliste, l'harmonie sans égale de
la période racinienne.
Aussi bien, est-il des personnes qui pensent, et je suis, je ne
vous le cache point, de leur avis, que l'admirable beauté des
tragédies de Racine tient précisément à ce que le poète, avec sa
merveilleuse connaissance du cœur humain, a peint non pas des
anciens, non pas même des hommes de son temps, mais l'homme
de tous les temps. De là la vie intense et la surprenante jeunesse
de ses tragédies sans rides. Que vous l'appeliez colère de Vénus
avec les Grecs, défaut de Grâce avec le& jansénistes, tempé-
rament avec les modernes, la force irrésistible qui entraînera
malgré elle Phèdre à un crime qu'elle déteste produira toujours
«n elle les mêmes emportements fougueux de passion suivis de
l'abattement de la même honte. Montrer donc, comme elle le
ferait dans un drame moderne, avec la même vérité ardente, la
lutte triomphante des instincts brutaux du corps contre la pudeur
délicate d'une âme honnête, ce ne sera pas pour Pactrice trahir
le poète, ce sera transposer en quelque sorte l'idée de son œuvre
«t l'adapter à notre époque, sans la défigurer, ni même la modi-
fier. C'est ce qu'a voulu tenter, et souvent avec bonheur,
M me Suzanne Després.
Quand vous sortirez de l'Odéon, après avoir applaudi, avec la
principale interprète, le grand tragédien qu'est M. de Max et la
très intelligente M IIe Even, qui joue OEnone comme jamais encore
je ne l'avais vu jouer, vous vous direz, j'en suis certain, que la
tragédie classique n'est pourtant pas, ainsi qu'on le répète, une
froide statue de marbre ; grâce à ces excellents artistes, vous
aurez vu le beau marbre s'animer, respirer, vivre de notre vie
frémissante, souffrir comme nous souffrons, verser, comme nous,
de vraies larmes ; et cette représentation aura fourni la preuve
indiscutable, et par le poète et par ses interprètes, que la plus
sûre façon de donner aux spectateurs le frisson tragique, c'est
encore de l'éprouver soi-même.
N.-M. Bernardin.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année (* Série) ffo 21 30 Mars 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : !f . FILOZ
Le roman français au XVII e siècle.
Cours de M. ABEL LEFRAKC,
Professeur au Collège de France,
Les « dédicaces » de l'« Astrée ». — Variations dans la pu-
blication de la dernière partie. — Editions des XVII e et
XVIII* siècles.
Dans la dernière Leçon, nous ayons passé en revue les diverses
sources de & pastorale de la Renaissance en France : les sources
antiques, les traditions du Moyen Age (pastourelles et berge*
rettes), les sources étrangères. Cette étude m'a conduit — faire
l'histoire de la pastorale en Italie, avec le Mantuan, Sonnazar, le
Tasse, Guarini ; pois en Espagne, avec Georges de Moatemayor,
Cervantès, Lope de Vega, — et à traiter des rapports littéraires de
la France et de l'Angleterre. Nous avons montré aussa le râle de
la Renaissance et de ses conceptions propres dans cette nouvelle
floraison de la pastorale, et l'influence capitale de la pacification
en Occident : la conclusion a été que le roman pastoral devait
remplacer, à cette date, le roman de chevalerie. Abordant, enfin,
l'étude de Y Astrée, nous en avons examiné rapidement la géogra-
phie et nous avons fait la description bibliographique des trois
premières parties. Il nous reste à raconter l'histoire de la publi-
cation de la dernière ou des deux dernières parties ; mais, aupa-
ravant, il me semble bon d'examiner les dédicaces, préfaces et
avertissements des parties déjà étudiées; cet examen complétera
61
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146
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
tout naturellement la précédente description bibliographique. A
un autre point de vue, d'ailleurs, ces textes sont d'une extrême
importance et permettent de 'présenter, sur le caractère général
de l'œuvre, des observations fort intéressantes. Ils renferment
certaines déclarations curieuses, qui constituent peut-être la
meilleure des introductions.
La première partie est précédée de deux dédicaces, Tune
adressée au Roy, l'autre adressée à la bergère Astrée, chacune
étant dans son genre un pur chef-d'œuvre de grâce et d'esprit. —
L'épUre ou l'Envoi au Roy Henry IV nous permet de jeter un coup
d'oeil sur la vie et dans la conscience d'Honoré d'Urfé. On y sent
comme un désir de se faire pardonner une faute; on surprend
quelques mots destinés à écarter une disgrâce; on croit même
deviner que l'auteur cherche à obtenir quelque service; en tout
cas, on se rappelle que d'Urfé a été un des ligueurs les plus turbu-
lents, et Ton se demande avec lui si le souverain Ta oublié. — De
plus, il y a telle phrase de la dédicace qui justifie une idée men-
tionnée déjà, et qu'il faut mettre en relief: à savoir que Y Astrée
est un produit de la paix. On reconnaîtra aisément, à la lecture,
les passages auxquels nous venons de faire allusion : « Sire, ces
bergers oyans raconter tant de merveilles de votre grandeur,
n'eussent jamais eu lahardiesse de se présenter devant V. M., si je
ne les eusse assurés que ces grands rois, dont l'antiquité se vante
le plus, ont esté pasteurs qui ont porté la houlette et le sceptre
d'une mesme main. Cette considération, et la cognoissance que
depuis longtemps ils ont ette, que les plus grandes gloires de ces
bons Roys ont esté celles de la paix et de la justice, avec lesquel-
les ils ont heureusement conservé leurs peuples, leur a fait espé-
rer que, comme vous les imitiez et surpassiez en ce soin paternel,
vous ne mépriseriez non plus ces houlettes, et ces troupeaux
qu'ils vous viennent présenter comme à leur Roy et Pasteur sou-
verain. Et moy voyant que nos pères, pour nommer leur Roy avec
plus d'honneur et de respect, ont emprunté des Perses le mot
Sire, qui signifie Dieu, pour faire entendre aux autres nations
combien naturellement lç François ayme, honore et respecte son
Prince, j'ay pensé que, ne leur cédant point en cette naturelle dé-
votion, puis que les Anciens offroient à leurs Dieux, en actions de
grâces, les choses que les mesmes Dieux avaient inventées ou
produites pour la conservation de l'estre ou du bien-estre des
hommes, j'estois obligé d'offrir Astrée à ce grand Roy, la valeur
et la prudence duquel l'a rappellée du Ciel en Terre pour le bon-
heur des hommes. Recevez-la donc, Sire, non pas côme une sim-
ple bergère, mais côme une œuvre de vos mains : car, véritable-
l'astrée
147
ment, on vous en peut dire l'Autheur, puisque c'est un enfant que
la Paix a fait naître, et que c'est à V. M., à qui toute l'Europe
doit son repos, et sa tranquillité, etc.. ». En terminant, d'Urfé
ajoute ces paroles significatives : « Ce sont (Sire) les souhaits
que je fais pour V. M., attendant que, par l'honneur de vos
commandements, je vous puisse rendre quelque meilleur ser-
vice, au prix de mon sang et de ma vie... » Voilà bien, sans
doute, le langage d'un homme qui estime son passé compromet-
tant, et qui veut se racheter par l'avenir.
La véritable dédicace est celle qui s'adresse à la bergère Astrée.
L'auteur, sentant que sa « Bergère » (personnification symbolique
du lt**e) veut le quitter et « courre » le monde, lui donne de
poétiques et touchants conseils, à l'instant suprême de son départ
pour ce périlleux voyage. On lui jettera plus d'une critique à la
face : il indique la manière d'y répondre et de les réfuter : « I) n'y
a donc rien, ma Bergère, qui te puisse plus longuement arrêter
près de moy? IT te fasche, dis-tu, de rester plus long temps pri-
sonnière dans les recoins d'un solitaire cabinet, et de passer ainsi
ton âge inutilement. Il ne sied pas bien, mon cher enfant, à une
fille bien née de courre de cette sorte... ; entre les filles, celle-là
doit estre la plus estimée dont Ton parle le moins. Si tu savais
quelles sont les peines et diffîcultez qui se trouvent le long du
chemin que tu entreprens, quels monstres horribles y vont atten-
dant les passants pour les dévorer, et combien il y en a eu peu
qui ont rapporté du contentement de semblable voyage, peut
estre t'arresterais-tu sagement où tu as esté si doucement
chérie... Toutefois, puisque ta résolution est telle..., mets bien en
ta mémoire ce que je te vay dire. » Les méchants prétendront
que les lieux choisis par le poète pour le théâtre de son roman
sont peu illustres et peu dignes d'un pareil sujet ; mais ils le de-
viendront, grâce à lui. On parlerait moins du Parnasse et de l'eau
d'Hypocrène, s'il ne s'était rencontré un Hésiode, un Homère ou
ou Pindare pour les célébrer. Puis le « Forests » est le pays où il
a toujours vécu, où ses pères ont vécu, où vivent tous ses sou-
venirs d'enfance et de jeunesse, où est née enfin la bergère
Astrée : « Que si quelqu'un me blasme de f avoir choisi un
théâtre si peu renommé en Europe, t'ayant esleule Forests, petite
montrée et peu cogniie parmi les Gaules, responds-leur, ma
Bergère, que c'est le lieu de ta naissance... » N'y a-t-il point
dans ces paroles comme une demi-révélation? Ne semble-t-il
pas que d'Urfé ait voulu nous dire : « Il y a du vrai dans mon
roman; mais faites comme s'il n'y avait rien»? — On aune
tendance à nier parfois tout parallélisme entre Y Astrée et la vie
148
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de soq auteur; et Ton affirme souvent, sans preuves, qu'il y
aurait eu divorce (ou tout au moins séparation) entre d'Urfé et
la belle Diane de Chateau-Morand: par suite, conclut-on, il n'au-
rait pas voulu peindre son héroïne d'après le modèle de son
ancienne femme. — Mais ce n'est point là notre opinion, et
d'Urfé, à demi mot, nous fait presque une confidence contraire.
Deux autres passages de sa dédicace, qui paraissent deux allu-
sions au même sujet, doivent être mis en lumière. L'auteur
prévient une nouvelle critique que Ton pourra porter contre
son livre ; on trouvera, sans nul doute, que ses bergers sont
trop corrects et trop bien élevés pour être de vrais bergers :
« Responds-leur, ma Bergère, que, pour peu qu'ils ayent cognois-
sance de toi, ils sçauront que tu n'es pas, ni celles aussi qui te
suivent, de ces bergères nécessiteuses, qui, pour gaigner leur
vie, conduisent les troupeaux aux pasturages, mais que vous
n'avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement
et sans contrainte... » Astrée serait donc une grande dame dé-
guisée en Bergère, — et la fin du morceau nous avertit que
d'Urfé a dû la connaître et l'aimer : « Le Ciel te rende heureux
ton voyage, et te donne un si bon Génie, que tu me survives
autant de siècles que le sujet qui t'a fait naistre me survivra en
m'accompagnant au cercueil. »
Après une dédicace à TAstrée, il en fallait une à Céladon : elle
se trouve au début de la deuxième partie ; au début de la troi-
sième, nous en rencontrerons une à la Rivière duLignon, qui est
peut-être la plus intéressante des trois.
Dans la dédicace écrite pour Céladon, ami d'Astrée, l'auteur
explique comment il entend l'amour de son héros. Celui-ci est un
champion de l'amour tel qu'on le comprenait autrefois, dans les
romans de chevalerie, et d'Urfé se demande si ses contemporains
le comprendront : « Ah! berger, lui dit-il, ils ne savent point
aymer comme toy, comme faisaient jadis les chevaliers de la
Tabe Ronde. » Mais les beaux temps de l'Amour reviendront, il
faut l'espérer, ces temps où les hommes « cherchaient l'entrée du
temple d'Amour par celuy de l'Honneur, et de celui de l'Hon-
neur par celuy de la Vertu ». Théorie de l'amour pur, vertueux,
en un mot idéaliste, qui pourrait être regardée comme l'écho ou
la prolongation de la fameuse Querelle des Femmes. Chacun sait
que l'amour réaliste avait aussi ses partisans ; mais ils étaient
intransigeants, comme leurs ennemis. D'Urfé, lui, tout en écri-
l'astrée
149
vant un roman idéaliste, a fait dans son œuvre une place à
l'autre amour : et nous verrons, en cheminant, que plusieurs
épisodes lui sont favorables.
Ainsi, la dédicace adressée à Céladon présente surtout un inté-
rêt historique ; la dédicace au Lignon, au contraire, est en quel-
que sorte un aveu de l'auteur qui, dans une heure d'épanchement
et d'oubli, nous instruit malgré lui-même de ses intentions. Elle
est une évocation lointaine des souvenirs d'enfance et de jeu-
nesse d'Honoré d'Urfé vieillissant; une plainte légère et comme
un regret attendri d'un passé cher, consacré au Bonheur et à
l'Amour. Elle est trop longue pour que nous la citions tout
entière, et nous n'en donnerons que deux ou trois fragments.
Mais en voici l'analyse à peu près complète : 1° nous apprenons
d'abord que d'Urfé raconte, dans son roman, une passion éclose
sur les bords du Lignon ; 2° que la femme qu'il aime, et qui est
son héroïne, est originaire du pays qui arrose le Lignon ; 3° enfin,
que la passion de d'Urfé a toujours été pure, et qu'on pourrait
en faire l'histoire détaillée sans blesser la pudeur de personne.
11 déclare aussi préférer à n'importe quelle science, si attrayante
soit-elle, l'évocation de ses souvenirs de jeunesse, beaucoup plus
vivante et attrayante.
Voici quelques phrases caractéristiques de la dédicace au Li-
gnon : « Que si tu as aussi bien la mémoire des agréables occu-
pations que tu m'as données, comme tes bords ont esté bien sou-
vent les fidèles secrétaires de mes imaginations et des douceurs
d'une vie si désirable, je m'asseure que tu recognoistras aisé-
ment qu'à ce coup je ne te donne, ny ne t'offre rien de nouveau,
qui ne te soit déjà acquis, depuis la naissance de la passion que tu
as veuë commencer, augmenter, et parvenir à sa perfection le long
de ton agréable rivage ; et que ces feux, ces passions et ces trans-
ports, ces désirs, ces soupirs et ces impatiences, ce sont les mes-
mes,que la Beauté qui te rendoit tant estimé par-dessus toutes les
rivières de l'Europe, fist naistre en moi durant le temps que je
fréquentois les bords, et que, libre de toute autre passion, toutes
mes pensées commençaient et finissoient en elle, et tous mes désirs
se limitaient à sa volonté... » On aurait tort de négliger des al-
lusions aussi précises, et de ne pas croire en la bonne foi du
poète, lorsqu'il avoue qu'il a eu un profond amour de jeunesse,
et qu'il va nous en retracer l'histoire. Et cette déclaration n'est
pas la seule : il y en a d'autres dans la dédicace, qu'il est bon
de lire, sans en omettre un mot. Le style, peut-être un peu
trop périodique et lourd, est un essai fort curieux de prose ryth-
mée dont nous parlerons prochainement.
150
KKVUK DES COUKS ET CONFÉRENCES
On pourrait écrire toute une histoire sur la publication de la
IV e partie de YAstrée. — Le privilège pour l'impression fut
accordé en 1623, le 20 novembre, à un libraire du nom de
Pomeray, ce qui indique nettement qu'à cette date le livre de-
vait être sur le point de paraître. Ledit Pomeray s'associa
ensuite avec Toussaint du Bray, la veuve Olivier Varenne et Jac-
ques de Sauleque, marchands libraires, pour imprimer ensemble
la VI e partie de YAstrée. Mais d'Urfé venait de partir à la guerre r
et il ne pouvait s'occuper de l'impression, qui fut très lente.
Enfin, en janvier 1624, parut « une partie de la IV e partie » de
YAstrée, à Paris, in-8°, chez François Pomeray, — par les soins
de M lle Gabrielle d'Urfé, nièce d'Honoré, qui avait obtenu de son
oncle communication du manuscrit. — Ce n'était là qu'un texte
partiel et peu satisfaisant.
Mais voici qu'en 1625 un certain Borstel ou Borstet, sieur de
Gambertin, publie une « cinquiesme partie, dédiée par l'autheur
à quelques uns des princes de l'Empire ». (Paris, Robert Fouet»
rue Saint-Jacques, au Temps et à l'Occasion.) Or la IV e partie
n'avait point paru tout entière : seulement, comme M lle d'Urfé en
gardait le privilège, Borstel avait dû imaginer un'subterfuge pour
la publier sous son nom ; il obtint donc un privilège pour une
soi-disant V* partie, qui n'était que la IV e . — En tète se trouvait
la fameuse lettre écrite par des seigneurs et des dames d'Allema-
gne sous des noms de guerre empruntés à YAstrée, et datée du
Carrefour de Mercure, le 1 er mars 1624,— plus laréponse, authen-
tique, d'Honoré d'Urfé. Un beau frontispice et de remarquables
gravures, représentant des scènes et des portraits, ornaient ce
magnifique ouvrage. Parmi les portraits, celui de la bergère
Astrée doit retenir l'attention : l'artiste lui a donné la même
physionomie que celle que l'on remarque sur les gravures analo-
gues, publiées du vivant de d'Urfé; mais Astrée n'est point cos-
tumée en bergère. On reconnaît en elle une grande dame, qui est
vraisemblablement l'héroïne de d'Urfé, Diane de Château-Mo-
rand elle-même. L'usage n'était point nouveau de placer ainsi au
frontispice d'un livre le portrait réel d'une personne vivante, et
les Sonnets à Cassandre, de Ronsard, furent publiés avec le por-
trait de l'amie du poète. D'autre part, Honoré d'Urfé était mort le
1 er juin 1625, et l'éditeur de son ouvrage n'eut pas, comme lui,,
des souvenirs sacrés à respecter. Il révéla sans pudeur ce que
l'auteur d 1 Astrée avait tenu à laisser deviner.
Borstel avait reçu, le 10 juillet 1625, un privilège pour la cin-
l'asthée
151
quième partie, et aussi pour la sixième, qui parut en 1626, « dé-
diée aux Priaces et aux Seigneurs de l'Académie des Parfaicts
Amants». — Le texte, quoiqu'on ait cruel quoi qu'on ait dit,
n'est nullemeut faux et controuvé : il est facile de s'en assurer
par des collations, et nous avons des moyens de comparaison
dont il importe de nous servir. Honoré d'Urfé avait eu pour se-
crétaire et confident le poète Baro (1600-1650), qui devint par la
suite membre de l'Académie française (1639) et à qui l'on doit
toute une série de poèmes dramatiques : Parthénice, Clarimonde,
Rosemonde, Clorise, etc.. Baro se considéra comme lésé, quand
Borstel publia la continuation de YAstrée. Il provoqua un scandale,
et, en novembre 1627, avec le privilège daté de 1623, il fit paraître
un volume intitulé : « La IV e partie de là vraye Aslrée de Messire
d'Urfé», précédée d'une dédicace à Marie de Médicis.
Toute celte affaire est très embrouillée ; mais on peut y faire la
lumière, et voici, avec toute la netteté possible, le résultat défi-
nitif de nos recherches ; il est indispensable de le noter, pour éta-
blir quel est le texte authentique de la partie posthume de VAs»
irée. D'Urfé avait rédigé, lui-même, d'un bout à l'autre, la IV e
partie. Cette IV e partie est donnée, pour les premiers livres, dans
l'édition publiée par M lle Gabrielle d'Urfé. Puis, à partir du VIII e
livre, elle figure dans la cinquième partie et dans une partie de la
sixième de Borstel, qui fournit un texte suffisamment exact, con-
stitué d'après le manuscrit de l'auteur. D'autre part, enfin, elle
se trouve tout entière, et sous sa forme la plus normale, dans le
volume de Baro : les corrections, faciles à discerner, peuvent
être faites d'après les textes de Borstel et de M lle d'Urfé.
Quant à la dernière partie, ou conclusion de YAstrée, que
d'Urfé n'avait point rédigée lui-même, elle nous est parvenue
sous deux formes assez différentes. — A) Parut d'abord celle de
Borstel, sieur de Gaubertin, 1626, avec dédicace à l'Académie des
Parfaicts Amants. Elle forme la fin de la VI e partie de cet éditeur
à partir du livre III, qui est comme les suivants de M. D. G. (M.
de Gaubertin). On l'a toujours négligée, et nous pensons que c'est
à tort. Elle vaut celle de Baro, est beaucoup mieux écrite, et pour-
rait être tout aussi bien suivie; car Borstel avait eu sans doute la
communication des papiers ou la confidence des intentions de
d'Urfé, tout aussi bien que Baro, qui a cherché à garder le mono-
pole absolu de la continuation de YAstrée. — B) La conclusion
de Baro, toujours suivie jusqu'à présent et considérée comme
seule valable, est de décembre 1627 (chez François Pomeray,
avec privilège du 10 novembre 1627). Elle s'ouvre par une dé-
dicace à « Très haut et puissant seigneur, Messire Ambroise Spi-
m
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
-nola, marquis des Balbaces, Conseiller d'Etat de Sa Majesté Catho-
lique, chevalier de ses ordres et son capitaine général. » Le dé-
fiant capital de cette édition est la rédaction trop hâtive et défec-
tueuse. Le style de Baro est bien inférieur à celui de Borstel, et
nous verrons jusqu'où s'étend cette infériorité, quand nous résu-
merons la trame générale du roman.
Le moment est venu de donner, maintenant, quelques rensei-
gnements sur les éditions de YAslrée : il serait très difficile de les
'mentionner toutes, et il nous suffira d'indiquer les plus impor-
tantes, à notre avis, dè celles qui parurent au xni* et au
xvni e siècle, en totalité ou en partie.
xvir 3 SIÈCLE.
Editions partielles : 1612. - 1616. —1624.
Editions complètes : 1632-33. — 1647.
uj-i- ai x ( Allemande, 4619
Editions étrangères) Ila i ienne> i 637 .
XVIII e SIÈCLE.
Editions complètes : 1713 18. — 1733. — 1778.
# #
UA&trée, comme on le voit par ce qui précède, a eu plus d'un
jauccès de librairie ; mais il est très rare, aujourd'hui, de rencon-
trer un exemplaire complet, d une seule venue. Tant la renom-
mée Fa dispersée par le monde !
A. R.
Digitized by
Les orateurs attiques.
Cours de M. ALFRED CROISET,
Professeur à l'Université de Paris.
Antiphon.
Nous avons commencé, dans la leçon précédente, l'étude du
premier des deux plaidoyers réels qui nous restent d'Anliphon :
je dis plaidoyers réels par opposition aux plaidoyers fictifs, qui
sont les tétralogies. J'ai essayé de vous montrer quelques-unes
des habiletés dont les orateurs attiques sont coutumiers. Dans
Texorde, l'accusé dit tout pour apitoyer ses juges. Il n'a l'ex-
périence ni des affaires ni de la parole, et il a pour accusa-
teurs des gens à qui cette expérience est loin de faire défaut.
Le seul tort que nous puissions lui reprocher, c'est de dire en
phrases très bien faites qu'il ne sait pas parler.
J'arrive, aujourd'hui, à ce qui est le fond môme du plaidoyer.
Je me placerai uniquement au point de vue de l'étude des argu-
ments à l'aide desquels un orateur du v e siècle agit sur le peuple
athénien. Je n'ai pas l'intention de suivre le plaidoyer page par
page ; car ce procédé courrait grand risque de vous faire pa-
raître faslideuse l'étude de ce plaidoyer et m'éloignerai! parfois
du point de vue que j'envisage. Aussi me bornerai-je à détacher
quelques arguments, m'efforçant ensuite de les grouper et d'en
tirer la psychologie du peuple athénien. Je rechercherai dans
quelle mesure ces arguments sont particuliers aux Athéniens
et servent à leur éducation.
Le premier argument que nous rencontrions dans le plaidoyer
n'est pas de l'ordre le plus élevé : il se rattache à la série des
arguments populaires. A Athènes, il faut flatter le peuple : c'est
une coutume devenue, par la force des choses, une loi pour les
orateurs.
Ce peuple est comme les tyrans, qui aiment qu'on leur fasse des
compliments. De là vient la grande place qui est attribuée dans
les discours aux souvenirs des liturgies, des chorégies, en un mot
des services rendus au peuple. Antiphon est un représentant de
cette tradition, qui avait existé bien avant lui : en effet, c'est
l'instinct des nécessités de la défense qui avait suggéré l'emploi
de cet argument. Certaines comédies d'Aristophane nous sont un
154
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
témoignage de l'ancienneté de cette coutume. Sans doute, la
vérité historique y est chargée et nous apparaît sous la forme
d'une caricature; mais sous les inventions bouffonnes du poète
se cache un fond sérieux de vérité : car, sans cela, la plaisanterie
n'aurait pas porté. A plusieurs reprises, il indique le rôle des
flatteurs à l'égard du peuple, qu'il appelle Démos et qu'il repré-
sente sous les traits d'un vieillard imbécile, prenant pour argent
comptant tous les éloges qu'on lui adresse.
Dans les Chevaliers, en particulier, Cléon et un charcutier riva-
lisent à qui lui plaira d'avantage. « Je t'aime, 6 mon petit Démos,
lui dit Cléon, et je suis passionné pour toi ». — « Je suis son rival,
ripoâte le charcutier ; depuis longtemps je t'aime et je veux
t'être utile, ainsi que beaucoup d'autres gens de bien ; mais
celui-ci nous en empêche. Tu ressembles aux jeunes gens
entourés de flatteurs; tu repousses des gens de bien, et tu recher-
ches des marchands de lanternes, des tailleurs, des cordon-
niers, des corroyeurs. » Et plus loin, pour ne pas être en
retard d'une flatterie, Cléon reprend : « 0 Démos, peut-il y
avoir un citoyen qui t'aime plus que moi ? Tant que je t'ai
conseillé, j'ai enrichi ton trésor, extorquant aux uns, vexant,
harcelant les autres, sans jamais tenir compte des particuliers,
pourvu que je te fusse agréable. » Et, à cela, le charcutier
réplique énergiquement, trop énergiquement peut-être : « Et
moi, Démos, si je ne t'aime et ne te chéris, que je sois plutôt
cuit et mis en hachis. » La discussion continue sur ce ton
longtemps encore, toujours plus vive et plus abondante en
flatteries.
Cette indication, qui nous est donnée par Aristophane, ren-
ferme certainement une grande part de vérité, puisque, dans
tous les plaidoyers attiques, c'est un lieu commun, de flatter le
peuple avec plus ou moins de grâce. Dans le discours qui fait
l'objet de notre étude, nous trouvons deux exemples de cette
flatterie populaire. Le premier, fort curieux, se trouve au début
du plaidoyer. L'orateur vient de dire que ses adversaires vio-
laient la loi en l'accusant, non pas d'être un meurtrier, mais
d'être un malfaiteur. En discutant ce point de droit, il s'aperçoit
que, s'il a l'air de douter des garanties qu'offre la procédure, il
s'attirera la malveillance des juges. C'est pourquoi, corrigeant ce
qu'une pareille supposition pourrait avoir de dangereux pour
sa cause, il leur dit : « Quand même vous n'auriez pas prêté ser-
ment d'être fidèles à la loi, je vous aurais confié mes intérêts
pour en décider vous-mêmes, parce que je suis persuadé de
n'avoir commis aucune faute en ces circonstances et que je con-
ANTIPflON
155
nais votre justice. Je ne fais celte observation préalable que
pour montrer quelle est la perversité de mes adversaires. »
Le dessein de capter la bienveillance des juges éclate nettement
ici, et le tour est joué avec une délicate subtilité.
Dans une autre partie du plaidoyer, la même tendance se re-
trouve. C'est un homme de Mitylène qui est accusé : or Mitylène,
quelques années auparavant, avait pris l'initiative d'une ré-
volution contre Athènes. Cette révolution avait excité chez les
Athéniens une peur extrême : aussi, quand elle fut réprimée,
exercèrent-ils de cruelles représailles pour se venger de la peur
qu'ils avaient eue. Un premier décret condamna tous les Mity-
léniens à être passés au fil de l'épée. Une telle barbarie nous
étonne de la part des Athéniens, le peuple le plus civilisé de la
Grèce : la sauvagerie primitive n'avait pas encore disparu com-
plètement et avait parfois de ces réveils, où les instincts san-
guinaires, longtemps contenus, se déchaînaient avec empor-
tement. Ce décret de mort avait été rendu sur la proposition
de Cléon. Mais les Athéniens étaient un peuple humain, chez
qui le fond civilisé reprenait vite le dessus; le lendemain,
il y eut une seconde réunion. Un navire, d'une rapidité ex-
trême, fut envoyé pour empêcher l'exécution du premier décret.
Ce second décret comportait, lui aussi, des exécutions capi-
tales; mais la première mesure fut rapportée. — Le plaideur est
dans une situation délicate. Sans doute, il était jeune, lors de
la révolution suscitée par Mitylène, et il n'a pu prendre aucune
part aux événements; mais son père était citoyen de Mitylène,
et ses ennemis ne manquent pas de le faire remarquer dans
leur accusation. Il est important que l'orateur détruise cette
mauvaise impression et cherche à ramener la bienveillance des
juges. Voici ce qu'il leur dit : « Vous avez puni ceux qui étaient
coupables, mais mon père était innocent. Et, dans la suite, il n'a
commis aucune faute à l'égard d'Athènes, il a fait tout ce qu'on
lui demandait, ne s'est abstenu d'aucune liturgie, a rempli
régulièrement les chorégies. Et, s'il est parti à Aïnos, ce ne fut
ni pour échapper aux tributs qu'il vous devait, ni pour être
citoyen d'une autre ville, car il se serait établi sur le continent
ou dans une cité ennemie. » Ainsi, non seulement l'accusé
est ami du peuple athénien, mais son père aussi l'était.
Des arguments d'un autre ordre côtoient dans le discours les
arguments populaires : ce sont les arguments religieux. Us
indiquent la survivance d'un état de choses très ancien, qui a
laissé une trace dans la pensée et l'imagination de tous les Grecs :
c'est l'idée primitive de la solidarité religieuse de la famille à
156
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
l'égard de la divinité. Si un membre de la famille a commis une
faute envers le dieu, cette faute intéresse le clan tout entier, tant
que le coupable n'est pas puni. Il faut que le chef punisse le cou-
pable, sinon c'est lui qui . est responsable vis-à-vis de la divinité.
Sans doute, le progrès de l'individualité en Grèce est frappant,
mais cette idée de solidarité religieuse subsiste ; seulement la
famille est remplacée par la cité, qui n'est qu'une plus grande fa-
mille. Une atteinte contreles dieux de la cité engendre la respon-
sabilité delà cité tout entière, tant qu'elle n'a pas puni le meurtre.
Ce meurtre constitue pour elle une souillure, une souillure
matérielle, qui a des conséquences très graves. Enfin, une autre
forme de l'idée de solidarité religieuse est celle-ci : lorsqu'un
homme coupable se trouve dans une société d'amis, la vengeance
des dieux peut tomber sur ceux qui sont avec lui. C'est sous cette
forme que l'argument religieux nous apparaît dans le discours
d'Antiphon. Voici ce que l'accusé dit à ses juges : « J'ai invoqué
toutes les preuves humaines ; maintenant, après avoir pris garde
aux témoignages venant des dieux, vous jugerez h propos de cette
affaire. Car c'est surtout en leur confiant les intérêts de la cité
que vous lui conserverez sa sécurité, soit en présence du danger,
soit en prévision de ce danger. Nous devons penser que ces té-
moignages divins ne sont pas moins sûrs, lorsqu'il s'agit d 1 aflaires
privées. Or vous savez que beaucoup d'hommes, qui n'avaient pas
les mains nettes de toute souillure, s'étant embarqués, causèrent
la perte de leurs compagnons, qui, eux, étaient purs devant la
divinité. Il a pu arriver que ces compagnons ne soient pas morts ;
mais, en tout cas, ils ont couru les plus grands dangers à cause
des coupables qui voyageaient avec eux. Eh! bien, pour riioi,
dans toutes les circonstances, c'est le contraire qui s'est produit.
J'ai navigué avec des gens sans tache, ils ont eu une très belle
navigation. » L'orateur dit tout cela avec une certaine naïveté de
f>rme, et il ajoute, pour conclure : « Je pense que c'est un très
grand témoignage en faveur de ma cause, et que mes accusa-
teurs me font des reproches qui ne sont pas fondés. »
Cet argument se trouve rarement sous cette forme dans les
plaidoyers athéniens; il se présente plus fréquemment comme
souillure à l'égard de la cité. L'argument religieux sera repris
quatre-vingts ans plus tard, sous sa forme de contamination
pour des compagnons de voyage. Cet exemple est emprunté à une
des nombreuses luttes oratoires entre Démosthène et Eschine.
Et ce n'est pas Démosthène, dont la pensée est noble et profon-
dément religieuse, qui invente cet argument : il n'aime pas ce
qui touche à la superstition populaire. Eschine, au contraire,
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ANTIPHON
157
est homme du peuple par ses origines, son éducation, le milieu
où il a vécu : il aime ce genre d'arguments. A propos de la
guerre sacrée , c'est lui qui trace l'image effrayante des
« torches et des foudres de la divinité », imprécation terrible
contre ceux qui avaient violé le sanctuaire. Une des injures qu'il
adresse le plus souvent à Démosthène est celle de « fléau divin »,
coupable qui a péché contre les dieux et qui peut attirer des
malheurs à la cité. On s'étonne qu'Athènes ne soit pas prospère !
Mais comment pourrait-elle l'être, ayant à sa téte un tel homme?
J'arrive maintenant à d'autres arguments d'un ordre plus
élevé, et qui constituent le grand caractère de l'éloquence
attique. Ces ont ceux par lesquels tous les orateurs, quelle que
fût d'ailleurs la justesse de leur cause, ont exercé sur le peuple
une influence salutaire. Tel est, par exemple, l'argument tiré
de la grandeur de la loi, idée dont les Grecs étaient fiers et
qui les distinguait des Barbares. C'est d'après cette idée qu'Hé-
rodote et, plus tard, Xénophon établissent la distinction entre
les deux races qui, pour eux, se partageaient le monde : les
Grecs d'un côté et, de l'autre, les Barbares. Le Grec n'est pas
un esclave, mais un citoyen qui n'obéit qu'à la loi ; et la loi, il
la définit ainsi :1a volonté de tous éclairée par une raison com-
mune. Les orateurs parlent souvent des regrets, des remords,
que les juges d'Athènes se préparent, s'ils s'abandonnent à ceux
qui les flattent, aux sycophantes, et font abstraction de la justice
et de la loi. Il y a une très noble conception de l'éloquence dans
ce fait, que le plaideur, pour convaincre ses juges, doit invoquer
de très hautes idées. Démosthène est celui qui a le mieux parlé
de la loi et en a fait le plus grand éloge : « La justice, dit-il, est
dans les cités comme le lest dans les navires : c'est ce qui les
maintient debout et les empêche de chavirer. »
Un autre argument des orateurs atliques est la recherche du
vraisemblable. On examine, dans un esprit critique, les faits tels
qu'ils résultent des témoignages. En apparence, on fait cela d'une
manière tout objective. L'orateur cache sa passion et masque,
aussi parfaitement qu'il le peut, ses intérêts dans l'affaire,
lia l'air de poursuivre la vérité pour elle-même, avec le désinté-
ressement du savant. Il prétend analyser, interpréter les faits, en
se plaçant uniquement au point de vue de la vérité et en laissant
de côté son utilité personnelle. Même quand la thèse soutenue
n'est pas juste, il y a là, pour le peuple athénien, une excellente
leçon de rhétorique. C'est l'éducation scientifique des juges qui
se fait de la sorte : on leur apprend à distinguer sous les appa-
rences, qui ne sont que des signes de la réalité, la valeur vraie de
158
HEVUE DES C0UBS BT CONFÉRENCES
ces signes. Dans le plaidoyer d'Antiphon, bobs trouvons, après
l'exposé des faits, une analyse très fine de ces faits, une recher-
che extrêmement minutieuse du vraisemblable. Il repread,lesuns
après les autres, les détails de cette narration. Il fait ressortir les
contradictions énormes qu'il y a entre les divers témoignages
des esclaves mis à la torture. Un à un, il fait tomber tous les soup-
çons qui pèsent sur lui : « Comment, dit-il, est-il vraisemblable
que j'aie fait ceci, puisque j'étais ailleurs à ce moment?» Et,
toutes les quatre ou cinq lignes, ce mot de vraisemblable revient
avec une insistance frappante : «Je quitte Méthymne sans qu'on
me fasse la moindre observation • et pourtant, disent mes accu-
sateurs, c'est là qu'Hérode a disparu, là que je l'ai assassiné. Mais
voyons, est-il vraisemblable que je n'aie pas été arrêté tout de
suite, qu'on n'ait même pas parlé de crime à ce moment, et qu'il
n'en ait été question que plus tard, lorsque j'ai été de retour à
Mitylène ? En effet, c'est alors seulement que les bruits naissent
et qu'on fait une enquête sur mon prétendu crime. Que d'in-
vraisemblances ! » Et la discussion continue longtemps sur ce
ton, toujours de plus en plus précise et minutieuse. L'accusé
«ait mettre toute la vraisemblance de son côté. Pour nous, il nous
est difficile de savoir si ce personnage avait ou non assassiné son
compagnon. En tout cas, la discussion est conduite avec une
subtilité, une netteté, qui exclut toute rhétorique, si l'on entend
par là un langage emphatique et déclamatoire. Et c'est précisé*
ment pour cela que celle démonstration est une excellente leçon
de rhétorique, en prenant, cette fois, le mot dans son Sens le
meilleur et le seul vrai : à savoir la codification des préceptes
oratoires, l'art de démontrer par des raisons convaincantes et
persuasives. Cet art est poussé très loin dans le discours d'An-
tiphon. Il n'y a pas de phrases, pas d'invocations, à la sensibilité
des juges. C'est dans la péroraison seulement que les Grecs ont
recours à ce moyen, un peu inférieur, qui consiste essayer de
toucher le cœur des juges: dans tout le reste du discours, ils
ne s'adressent qu'à leur raison.
C'est là une différence frappante entre les plaidoyers grecs
«t les plaidoyers romains. A Rome, en effet, on se sert des
moyens même lés plus grossiers, pourvu qu'on touche les juges :
on déchire sa toge, on crie, on se lamente, on pleure. Ce sont des
procédés que les Grecs, habitués à ne faire appel qu'à l'intelli-
gence, auraient trouvés parfaitement ridicules. Cherchant seule-
ment à retrouver les faits selon la vraisemblance, les orateurs
faisaient eux-mêmes l'éducation de leurs juges: ceux-ci, en effet,
habitués à entendre discuter de cette façon des questions obs-
ANTIPHON
159
cures, à suivre cette pensée nette et subtile en même temps,
devaient en garder quelque chose.
Il y avait aussi, dans les autres arguments invoqués par les
orateurs attiques,le principe d'une excellente éducation intellec-
tuelle. L'uniTeux était tiré de la conscience même de l'accusé, que
son innocence défend. Ecoutons noire plaideur ; il va se charger
de nous exposer lui-même cet argument : « Sachez bien, dit-il à
ses juges, que je n'aurais pas paru à Athènes, si j'avais eu cons-
cience d'avoir commis le crime dont on m'accuse. Pour celui qui
a conscience d'être coupable, son attitude est la première à le
trahir. Car, même si son corps est vigoureux, son âme l'aban-
donne, lorsqu'elle pense que la punition qui arrive est celle
qui châtie les impiétés. Pour moi, je n'avais conscience de rien
de tel : aussi suis-je venu vers vous. » Et il termine par un appel
à Ja conscience de ses juges : « Que mes adversaires m'accusent,
rien d'étonnant : c'est leur rôle ; mais le vôtre est de ne vous
laisser persuader que par la justice. »
Un argument, qui revient aussi dans tous les plaidoyers athé-
niens, est l'argument tiré de la loi. Celte idée est capitale. On est
quelquefois surpris de voir un orateur qui reprend, presque
textuellement, certains passages généraux qui figurant utilement
dans certaines circonstances et peuvent aussi figurer dans
d'autres plaidoyers. Ainsi cette idée de la loi apparaît dans le
discours que nous étudions, et elle apparaît également, presque
dans les mêmes termes, dans l'autre discours d'Antiphon. Voici
comment s'exprime le plaideur accusé du meurtre d'Hérode :
« Les lois sur le meurtre sont, à mon avis, les plus belles et
les plus saintes de toutes. Elles ont, en effet, pour elles
d'être les plus anciennes sur cette terre et de n'avoir pas
changé : et c'est là un témoignage excellent qu'elles avaient été
bien établies; car le temps fait perdre aux hommes l'habi-
tude de ce qui n'est pas bien. » Cette idée de la perpétuité de la
loi est très noble. D'ailleurs, notre orateur ne s'en tient pas là.
Dans un autre passage, il exhorte les juges à rester strictement
dans la lettre de la loi, et ce qu'il leur dit est d'une grande por-
tée : « N'écoutez pas les sycophanles, n'écoutez que la loi. C'est
votre intérêt, et c'est aussi l'intérêt de l'Etat tout entier. Car, si
l'on s'aperçoit que le pouvoir est aux mains des sycophanles,
c'est à eux qu'on s'adressera, et non pas à vous, juges : on vous
prendra pour leurs marionnettes. » Tout cela est très sobre,
sans longs développements. Cette netteté absolue n'aurait pas
convenu aux Romains, esprits moins déliés, à qui les déve-
loppements étendus étaient nécessaires.
160
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Enfin le dernier argument qu'Antiphon présente au cours de
son plaidoyer est l'idée si haute de la responsabilité des juges.
Cette question touche à la conscience du tribunal auquel il
s'adresse ; aussi a-t-il grand soin de ne la faire intervenir qu'au
moment de prononcer sa péroraison. Une première forme de ce
lieu commun, c'est Terreur judiciaire. Il cite quelques exemples,
dont un est particulièrement frappant. Le voici : dix prétendus
coupables avaient été condamnés à la peine capitale ;neuf avaient
déjà été exécutés et le dixième allait l'être, lorsqu'on reconnut
enfin le vrai coupable. Après avoir raconté ces erreurs, l'ora-
teur s'adresse aux juges et leur dit de prendre garde aux sen-
tences irrévocables. Sans doute, c'est encore là un lieu com-
mun, une idée générale ; mais c'est, en même temps, un appel
à quelque chose de vrai éternellement, à la gravité du rôle de
juge. Et alors, un court développement sur la responsabilité
encourue par le juge : <* Condamner celui qui n'est pas coupable,
c'est commettre une faute et une impiété à l'égard des dieux
et des lois. 11 est permis à mon adversaire de m'accuser faus-
sement ; mais vous, juges, vous ne devez pas me condamner à
tort. Car l'accusation de mon adversaire ne termine rien : c'est
vous et c'est'la justice qui fixez l'issue définitive de mon procès.
Si vous vous trompez dans cette justice, il n'y a personne qui
puisse réparer cette faute. Veillez donc à rendre un bon jugement
à propos de cette affaire. » Et cela, l'orateur le dit dans sa
péroraison, parce qu'il éprouve le besoin de laisser dans
l'esprit des juges une impression sérieuse et grave. Quelques
lignes plus loin, il ajoute encore d'autres considérations : « S'il
faut commettre une erreur, dit-il aux juges, mieux vaut absoudre
contrairement à la loi que de condamner contrairement à la
justice ; car l'absolution d'un coupable n'est qu'une erreur,
tandis que la condamnation d'un innocent est une impiété. »
Il est facile de comprendre que de tels arguments, de sem-
blables lieux communs aient fait véritablement l'éducation
morale et intellectuelle du peuple athénien. Le plaidoyer d'An-
tiphon que nous venons d'étudier est déjà un modèle assez com-
plet de l'éloquence attique.
P. B.
L'intervention française en Espagne.
Cours de M. G. DESDEVISES DO DEZERT,
Ferdinand VII quilta Madrid le 10 avril 1808, quinze jours après
y avoir fait, comme roi, l'entrée triomphale dont nous avons parlé.
II coucha, le 10 au soir, à Buytrago.
Le 11, il était à Aranda de Duero.
Le 12, à Burgos.
Toutes les villes, tous les villages traversés par le roi, s'étaient
dépeuplés pour sortir à la rencontre de leur monarque bien-aimé.
Tous juraient dans leur cœur de verser pour sa défense et son
honneur jusqu'à la dernière goulte de leur sang.
Une personne de la suite de l'infant D. Carlos parle des illumi-
nations, des danses, des feux d'artifices, des gardes d'honneur,
des mascarades (mogiganga), improvisés par les habitants, qui
témoignaient par tous les moyens en leur pouvoir de leur pro-
fond amour pour le roi (Gazette de Madrid), 15 avril.
A Burgos, Ferdinand, ne voyant point paraître Napoléon, eut
un instant d'hésitation, mais l'empereur avait placé près de lui
un homme qui ne devait plus le lâcher. Savary insista pour que
le voyage fût continué. On se décida à pousser jusqu'à Vitoria, ou
l'on arriva le 13 au soir. Napoléon était toujours à Bordeaux.
Ferdinand, de nouveau désappointé, déclara qu'il n'irait pas plus
loin, et que le souci de sa dignité ne lui permettait pas de se
rendre au delà de ses frontières.
Savary fit observer que Ferdinand avait besoin de Napoléon, et
que Napoléon n'avait pas besoin de lui, qu'il fallait laisser de
côté toute idée mesquine et ridicule ; puis, voyant qu'il ne gagnait
rien, il déclara qu'après tout il en serait ce qu'on voudrait ; il
montait à cheval et partait pour Bayonne rejoindre l'empereur ;
si Ferdinand avait à se repentir de son obstination, il l'aurait
assez averti.
Il partit effectivement, et arriva à Bayonne le 14 avril dans la
soirée, quelques heures avant Napoléon.
Professeur à V Université de Clermont-Ferrand.
L'entrevue de Bayonne
G2
162
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Il en revint porteur de la lettre suivante:
«Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie et protecteur de
la confédération du ilhin. — Mon frère : j'ai reçu la lettre de
V. A. R. — V. A. se sera déjà convaincue elle-même par les
papiers du roi son père de l'intérêt que je lui ai toujours porté.
V. A. me permettra, dans les circonstances actuelles, de lui par-
ler avec franchise et loyauté. J'espérais, en arrivant à Madrid,
décider mon auguste ami à réaliser dans ses Etats quelques ré-
formes nécessaires et à donner quelque satisfaction à l'opinion
publique. La révocation du Prince de la Paix me paraissait in-
dispensable à son repos et à la félicité de ses sujets. Les événe-
ments du Nord ont retardé mon voyage. Les incidents d'Aranjuez
sont survenus. Je ne me fais pas juge de ce qui s'est passé, ni
de la conduite du Prince de la Paix ; mais ce que je vois très
bien, c'est qu'il est fort dangereux pour les rois d'accoutumer
leurs peuples à répandre le sang et à se faire justice à eux-
mêmes. Je prie Dieu que V. A. ne s'en aperçoive pas un jour. Il
ne serait pas conforme aux intérêts de l'Espagne de persécuter
un prince qui s'est marié avec une princesse de la famille royale
et qui a si longtemps gouverné le royaume. Il n'a pas d'amis.
V. A. n'en aura pas davantage, si elle tombe quelque jour dans
l'adversité. Les peuples se vengent volontiers des hommages
qu'ils nous rendent. Puis, comment faire le procès du Prince
de la Paix, sans faire le procès du roi et de la reine, vos père
et mère ? Ce procès fomenterait les haines et les passions
séditieuses ; le résultat serait funeste pour votre couronne.
V. A. R. ne lient d'autres droits que ceux qu'elle a reçus de sa
mère; si le procès tache son honneur, V. A. détruit ses droits
[cette phrase singulière semble montrer que Napoléon ne croyait
pas Ferdinand fils de Charles IV]. Ne prêtez pas l'oreille à des
conseils débiles et perfides.
« Vous n'avez pas le droit de juger le Prince de la Paix; ses
délits, s'il en a commis, disparaissent sous les droits du trône
[phrase de tragédien]. Souvent, j'ai manifesté le désir de voir le
Prince de la Paix éloigné des affaires ; si je n'ai pas insisté davan-
tage, c'est par un effet de mon amitié pour le roi Charles, et en
détournant mes yeux des faiblesses de son affection. Oh! misé-
rable humanité ! Faiblesse et erreur, voilà notre devise. Mais
tout peut se concilier ; que le Prince de la Paix soit banni d'Espa-
gne, je lui offre un asile en France. Quant à l'abdication de
Charles IV, elle s'est produite dans un moment où mes armées
occupaient l'Espagne ; l'Europe et la postérité pourraient croire
que j'ai envoyé toutes ces troupes pour détrôner mon allié et
l'intervention française en kspagne 163
mon ami. Comme souverain d'un pays voisin, je dois savoir ce qui
s'est passé avant de reconnaître cette abdication. Je le déclare à
V. A. R., aux Espagnols, à l'univers entier : si l'abdication du roi
Charles IV a été spontanée [il avait en poche sa protestation], s'il
n'a pas été contraint de la signer par l'insurrection et la révolte,
je ne fais aucune difficulté pour l'admettre et .pour reconnaître
V. A. R. comme roi d'Espagne. Je désire donc m'entretenir avec
V. A. R. sur cette question.
« La circonspection que j'ai observée, depuis un mois, au sujet
de cette affaire doit convaincre V. A. de l'appui qu'elle trouvera en
moi, si jamais des factions quelconques venaient l'inquiéter sur
son trône. Quand le roi Charles me fit part des événements du
mois d'octobre dernier, ils me causèrent le plus grand regret, et
je me flatte d'avoir contribué par mes instances à l'heureuse issue
de l'affaire de l'Escorial. V. A. n'est pas exempte de reproches : je
n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite et que je
veux à jamais oublier. Une fois roi, vous apprendrez combien
sont sacrés les droits du trône : toute démarche d'un prince héri-
tier auprès d'un monarque étranger est une démarche criminelle.
Le mariage de V. A. R. avec une princesse française, je le juge
conforme aux intérêts de mes peuples et je le regarde comme
une circonstance qui m'unirait par de nouveaux liens à une mai-
son dont je n'ai qu'à me louer depuis que je suis monté sur le
trône. — V. A. R. doit tout redouter des commotions populai-
res : on pourrait commettre quelque assassinat sur mes soldats
dispersés, cela ne pourrait conduire qu'à la ruine de l'Espagne
f voici la menace]. J'ai vu avec regret que l'on a fait circuler à
Madrid des lettres du capitaine général de Catalogne, et que l'on
cherche à exaspérer les esprit?. V. A. R. connaît le fond de mon
cœur; elle remarquera que je me trouve combattu entre diffé-
rentes idées que j'ai besoin de fixer moi-môme, mais elle f eut
être assurée qu'en cette circonstance je me conduirai à son égard
comme je l'ai fait avec le roi son père. Que V. A. soit persuadée
de mon vif désir de tout concilier et de trouver des occasions de
lui prouver mon affection et ma parfaite estime. Sur ce, je prie
Dieu, mon frère, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. —
Bayonne, 46 avril 1808. — Napoléon. »
Cette lettre aurait dû inquiéter au plus haut point Ferdi-
nand VII; elle rassura complètement Escoïquiz, qui ne savait
quelles grâces adresser au Tout-Puissant pour l'heureuse issue
des négociations.
Tous les Espagnols n'étaient pas aussi aveugles. D. Mariano
Luis de Urquijo, disgracié en 1802 et exilé en Biscaye, accourut à
164
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Vitoria et essaya de dévoiler à Ferdinand toute la vérité. Il lui
montra que Napoléon n'avait pas oublié la proclamation du Prince
de la Paix en 1806, — qu'il avait attendu d'être libre du côté du
Nord pour se venger, et que toutés les mesures prises par lui
depuis six mois ne pouvaient s'expliquer que par l'idée bien
arrêtée de détrôner la maison de Bourbon et d'entraîner l'Espagne
dans la mouvance de l'Empire français. — MM. Labrador et de
Muzquiz approuvèrent ce langage; mais Escoïquiz et le duc de
Tlnfanlado ne voulurent pas se rendre à l'évidence : « Comment !
disait le duc, un héros entouré de tant de gloire descendrait à la
plus basse des perfidies I — Vous ne connaissez pas les héros,
répondit M. d'Urquijo. Lisez Plutarque, et vous verrez que les
plus grands de tous ont élevé leur grandeur sur des monceaux
de cadavres... La postérité ne tient compte que du re'sultat. Si
les auteurs de tant d'actes coupables ont fondé de grands empi-
res, rendu les peuples puissants et heureux, elle ne se soucie
guère des princes qu 'ils ont dépouillés, des armées qu'ils ont
sacrifiées. » — Et, prévoyant l'avenir, M. d'Urquijo insinuait que
l'Espagne pourrait bien faire une guerre de partisans, mais qu'au
fond son rôle se bornerait à, servir de champ de bataille aux
Anglais et aux Français, et qu elle serait horriblement ravagée.
Il offrit à Ferdinand d aller à Bayonne négocier avec l'empe-
reur. On refusa ses services, et il se retira aussitôt.
Le duc de Mahon proposa au roi de s'enfuir avant d'avoir passé
la frontière. Ferdinand VII devait sortir de Vitoria par la route de
Bayonne ; arrivé à Vergara, il quitterait la route royale et gagne-
rait Durango puis Biibao. Le duc offrait de protéger la fuite du roi
avec un bataillon deVlnmemorial del rey, cantonné à Mondragon,
et dont il répondait. Escoïquiz lui ferma la bouche en disant:
« C'est une affaire décidée, demain nous partons pour Bayonne; on
nous a donné toutes les assurances que nous pouvions désirer. »
En effet, on avait demandé à Savary ce que l'on devait penser
de la lettre de Napoléon, et il avait répondu : « Je consens que
« l'on me coupe la tête si, un quart d'heure après l'arrivée de S.
« M. à Bayonne, l'empereur ne l'a pas reconnu pour roi d'Espa-
ce gne et des Indes. Pour soutenir son rôle, il commencera sans
<( doute par lui donner le titre d'Altesse; mais, au bout de cinq
« minutes, il l'appellera Majesté, et, dans les trois jours, tout sera
« réglé, et S. M. pourra rentrer en Espagne immédiatement. »
Au moment même où Savary prononçait ces paroles, il con-
naissait, à n'en pas douter, les intentions de Napoléon ; il avait
l'ordre d'enlever de force Ferdinand, s'il ne se laissait pas em-
mener de bon gré.
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
165
Le peuple se laissait moins facilement abuser que le roi.
Effrayé de voir à Vitoria le général Verdier avec 4.000 hommes
et 300 grenadiers de la Garde, il se demandait à quoi bon de tels
apprêts, si l'empereur n'avait que des intentions pacifiques.
Quand Ferdinand voulut partir, le peuple s'attroupa et coupa
les traits des mules. Il fallut le rassurer par une proclamation,
où le roi assurait que dans cinq ou six jours tous ses sujets
« rendraient grâce à Dieu et à la prudence de S. M. », dont l'ab-
sence les alarmait pour l'instant.
Parti de Vitoria dans la matinée du 19 avril, Ferdinand VII
arriva le soir même à Irun, presque seul. Savary était resté en
arrière, arrêté par un accident de voiture. Le roi se logea en
dehors de la ville, chez un particulier du nom d'Olazabal. La
ville était occupée par un bataillon du régiment d'Africa. Ferdi-
nand aurait encore pu fuir. Savary en avait si peur, qu'il accourut
en toute hâte, craignant de trouver son prisonnier évadé.
Enfin, le 20 avril, vers 9 heures du matin, Ferdinand passa la
Bidassoa et entra en France avec son escorte. Personne n'était
venu au-devant de lui. Un peu après Saint-Jean-de-Luz, il ren-
contra les trois grands d'Espagne qu'il avait envoyés, le mois
précédent, auprès de Napoléon. Ils étaient fort découragés, car
la veille ils avaient entendu Napoléon déclarer lui-même que
les Bourbons ne régneraient plus en Espagne. — Toreno fait
remarquer avec raison qu'ils auraient bien dû le dire un peu
plus tôt.
En proie à la plus vive inquiétude, Ferdinand continua cepen-
dant son voyage et se rassura un peu en trouvant aux portes
de Bayonne le prince de Neufchâtel et le grand maréchal du
palais, Duroc. — Il eût été moins confiant, s'il avait su comment
Napoléon accueillait la nouvelle de son arrivée. Napoléon trouvait
son piège si grossier qu'il ne pouvait imaginer que Ferdinand
s'y fût laissé prendre: « Comment ! s'écria-t-il, il vient? Non!
ce n'est pas possible ! » Et, montant à cheval, il accourut du
château de Marac à Bayonne pour s'assurer par lui-même de
la vérité. Il embrassa le prince des Asturies, se montra très
courtois et très prévenant, et partit, au bout de quelques mi-
nutes, sans avoir rien dit qui pût trahir ses desseins.
Une heure plus tard, un chambellan de l'empereur apportait
aux princes espagnols une invitation à dîner à Marac, le soir
même.
Napoléon fut encore correct et courtois, jugea très rapidement
Ferdinand, qu'il dépeignit en trois mots à un de ses correspon-
dants : « Le prince des Asturies est très bête, très méchant et
166
KEVUK Dl S COUBS l£T CO.NKEltKNCES
très ennemi de la France. » Ce jugement est resté celui de
l'histoire. Il conçut une piètre idée du jugement de l'Infantado
et résolut de s'expliquer avec Escoïquiz.
L'explication fut rapide et victorieuse, comme la manœuvre de
Pratzen. Touales détails de l'entretien nous ont été conservés
par Escoïquiz lui-même, et le témoignage du chanoine nous per-
met de reconstituer entièrement la physionomie de cette confé-
rence décisive.
Napoléon déclara d'abord qu'il ne reconnaîtrait Ferdinand que
si Charles IV renouvelait librement, en sa présence, son acte
d'abdication.
« Je vous le dirai d'ailleurs, ajouta-t-il, les intérêts de mon
empire veulent que la maison de Bourbon, ennemie implacable
de Ja mienne, perde le trône d'Espagne. La nouvelle dynastie
que je proposerai donnera une bonne constitution et, par son
étroite alliance avec la France, garantira l'Espagne de ce que
pourrait tentfr le seul ennemi qui puisse lui nuire par son voi-
sinage et par sa puissance. Charles IV est prêt à me céder ses
droits et ceux de sa famille, persuadé que les infants ne peuvent
gouverner dans ces temps difficiles, de façon à sauver son peuple
des malheurs qui le menacent. Voilà ce qui m'a décidé à empê-
eher que la dynastie des Bourbons règne encore en Espagne.
Mais j'estime Ferdinand, qui est venu me voir à Bayonne avec
confiance ; je veux traiter cette affaire avec lui, et le dédommager,
autant que possible, lui et ses frères, de ce que ma politique
m'oblige à leur ôter en Espagne. Proposez donc, de ma part, à
Ferdinand de renoncer à tous ses droits à la couronne d'Espagne,
de recevoir en échange l'Etrurie avec le titre de roi et une
entière indépendance pour lui et ses héritiers mâles, à per-
pétuité : dites-lui que je lui ferai compter en pur don pour son
établissement une année des revenus de ce dernier Etat. Lors-
qu'un traité aura été signé à cet égard, je lui donnerai ma nièce
en mariage pour l'assurer de toute mon amitié, et nos conventions
seront conclues de suite avec la solennité nécessaire. Si Ferdi-
nand rejette mes proposilions, je m'entendrai avec son père, et
ni lui ni ses frères ne seront admis dans aucune négociation et
ne recevront point d'indemnité. Si le prince fait ce que je désire,
l'Espagne conservera son intégrité territoriale et son indépen-
dance, ses lois, sa religion et ses usages. Voilà tout mon système :
je ne veux pour moi pas même un village d'Espagne. Si tout
ceci ne convient pas à voire prin'ce, il est libre de s'en retourner
après que nous aurons fixé le terme de sa rentrée et l'époque où
nous reprendrons les hostilités. »
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
167
On ne sait ce que Ton doit le plus admirer de la perfidie, du
cynisme ou de l'inconscience de Napoléon.
Quand on le voit tenir ce langage, quatre jours seulement après
avoir écrit la lettre que nous avons citée plus haut, on demeure
confondu.
Il a décidé que les Bourbons ne régneraient plus. Ce point est
hors de discussion, inutile d'insister désormais ; ils doivent être
morts à toute espérance.
Mais Napoléon regrette lui-même la dure nécessité à laquelle le
condamnent les intérêts de son empire et de sa maison. Quoique
la maison de Bourbon soit son implacable ennemie, il se rappelle
que Charles IV a toujours été son allié et son ami ; il fera donc
tout ce qu'il pourra pour adoucir la douleur de l'épouvantable
opération.
Ferdinand aura un royaume, de l'argent et la main d'une nièce
de l'empereur.
Quant à l'Espagne, elle gardera son territoire, son indépen-
dance, ses lois, sa religion, ses usages. — Seulement l'aigle des
Bonapartes remplacera sur l'Ecu royal les lis de la maison
d'Anjou. — Napoléon espère bien qu'on ne se querellera pas
pour une pareille misère...
Le pouvoir est un poison si subtil et change si profondément
le cœur des hommes, qu'il est bien probable qu'en énonçant ces
énormités Napoléon était de bonne foi, et se croyait le plus
magnanime et le plus généreux des hommes d'Etat. Habitué à
ne rencontrer aucune résistance, persuadé de la supériorité de
son génie, il se voyait déjà débarrassant l'Espagne d'une dynastie
pourrie, l'associant à ses grandes entreprises, la relevant de
l'ignorance et de la misère où elle croupissait. Il se disait certai-
nement en lui-même: « Plus tard, ces bonnes gens me bâtiront
<ies églises ! »
Ce qui est plus extraordinaire encore que l'audace de Napoléon,
c'est l'aveuglement d'Escoïquiz. Le chanoine reçut sans faiblir
le coup droit qui lui était porté, pensa que Napoléon voulait
l'effrayer, demandait beaucoup pour se contenter de peu et se
laisserait convaincre. Le chanoine se crut de taille à négocier
avec César.
On pense bien qu'il en fut pour ses frais d'esprit; mais il en
«eut, et il n'est pas fâché de montrer avec quelle bienveillance il
fut traité par Napoléon ; ces conférences académiques amusèrent
certainement l'empereur, qui, dans la joie du succès, se montra
bon prince.
« Malgré toutes vos raisons, chanoine, je tiendrai toujours à
168
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
ma première idée. Dites-moi si je peux oublier que les intérêts
de ma maison, ceux de mon empire, veulent que les Bourbons ne
régnent plus en Espagne. (En me parlant, l'empereur, de la
meilleure humeur du monde, me prit l'oreille et, me la tirant en
plaisantant, ajouta :) Lors même que vous auriez raison, cha- x
noine, dans tout ce que vous dites, je vous répondrais : mauvaise
Le chanoine, qui avait mis son maître en si mauvaise posture,
ne sut même pas lui conserver la médiocre compensation que
lui offrait Napoléon.
Il réunit en Conseil auprès du roi tous les gens un peu instruits
de sa suite : Cevallos, les ducs de l'Infantado et de San-Carlos,
Labrador, Vallejo, Onis et Bardoxi.
îl négocia avec l'empereur et avec M. de Champagny, ministre
des affaires étrangères, mais ne gagna rien. Il indisposa seule-
ment Napoléon, qui, ennuyé de ces allées et venues et de ces
tergiversations, se résolut à négocier directement avec Charles IV.
Les vieux rois avaient quitté Aranjuez, le 9 avril, à l'instigation
de Murât, et s'étaient établis à l'Escorial, sous la protection des
troupes françaises (1). Quand ils surent que Ferdinand se rendait
à Bayonne, ils furent pris aussitôt de l'idée d'y aller eux-mêmes
pour détruire auprès de l'empereur l'effet des calomnies de leur
fils, et, si Murât n'eût point contenu leur ardeur, ils seraient
partis sur-le-champ et seraient arrivés sans doute à Bayonne
avant leur fils. Murât craignit que le départ de toute la famille
royale n'amenât une sédition générale, et garda les vieux rois à
l'Escorial, pour les faire donner en temps opportun.
Leur grande affaire était toujours la grâce du pauvre Prince de
la Paix. Ils imploraient, dans chaque lettre, la clémence de Murât
et de l'empereur ; ils répétaient que leur seule ambition était
d'être réunis à leur pauvre ami, et de vivre heureux, tous le*
trois. La reine ne craignait pas de dénoncer, elle-même, son fils
et ses amis comme des hypocrites et des ennemis de la France :
« Mon fils, disait-elle, a laissé tous ses pouvoirs à l'infant D.
Antonio, son oncle ; c'est un homme de peu de lumières et de
petit talent, mais il est cruel et prêt à faire tout ce qui peut nous
causer de la peine à mon mari, à moi, au Prince de la Paix et à
ma fille Louise. Il doit procéder, il est vrai, d'accord avec un
conseil qu'on lui a nommé ; mais ce conseil se compose de la
(1) « Nous avons la satisfaction de ne trouver, ici, ni gardes du corps ni
infanterie (espagnole), mais seulement les carabiniers. Avec vos troupes, nous
nous croyons en sûreté, et non avec les nôtres. » — Lettre de la reine à
Murât, le 9 avril 1808.
politique. »
L INTKRVENTI01
169
détestable faction qui a occasionné la révolution actuelle et qui
n'aime pas plus les Français que ne les aime mon fils Ferdinand,
malgré tout ce que peut dire la gazette ; c'est la crainte de l'em-
pereur qui les fait parler. » (La reine à Murât, le 10 avril.)
Sùr de faire sa cour aux vieux rois en s'occupant du Prince de
la Paix, Murât prit l'affaire très à cœur. A peine Ferdinand avait-
il quitté Madrid, que Murât demanda carrément à la Junte de
gouvernement la mise en liberté de Godoy. Il affirmait qu'il avait
vu le roi, la veille de son départ, chez la reine d'Etrurie, et que
c'était chose convenue. En quoi il mentait, car, s'il était bien vrai
qu'il eût vu le roi, ils ne s'étaient pas dit une parole, ne voulant,
ni l'un ni l'autre, être le premier à parler.
La junte répondit qu'elle n'avait pas d'ordres; mais, pour
donner quelque satisfaction à Murât, elle envoya, le 13 avril,
Tordre au Conseil de surseoir au procès du Prince de la Paix.
On écrivit également au roi; et Cevallos répondit, de Vitoria, que
le roi avait offert à l'empereur d'user de générosité envers
Godoy et de lui faire grâce de la vie, dans le cas où il serait con-
damné à mort.
Cette lettre suffit à Murât pour exiger du Conseil l'élargisse-
ment immédiat de Godoy et son envoi en France. Malgré la résis-
tance du ministre de la marine, Gil y Lemus, la Junte déféra aux
ordres de Murât ; mais le marquis de Castelar, commandant des
Gardes du corps préposés à la garde du prisonnier, trouva la
nouvelle si étrange, qu'il voulut aller à Madrid et l'entendre delà
bouche même de l'infant D.Antonio. L'infant lui apprit que la re-
mise de Godoy était la condition exigée par l'empereur pour que
Ferdinand fût reconnu. Le marquis ne répliqua plus, et le jour
même, 20 avril, à 11 heures du soir, « le pauvre Prince de la Paix »
fut remis au colonel français Martel et dirigé immédiatement sur
Bayonne, où il arriva le 26, et fut rejoint peu après par son frère
D. Diego. On les logea à une lieue de la ville dans une maison de
campagne, et l'empereur eut avec le Prince de la Paix une longue
conférence, où il n'apprit sans doute pas à estimer davantage les
rois qu'il s'apprêtait à détrôner.
On ne peut qu'approuver la conduite de Murât en cette circons-
tance ; elle sauva Godoy d'une mort certaine, et, quoique l'ancien
favori fût loin d'être sans reproches, ceux qui voulaient le con-
damner valaient encore moins que lui. En somme, Murât a épar-
gné un crime à Ferdinand.
L'affaire de Godoy n'empêchait pas Murât de s'occuper d'une
autre affaire plus importante, l'expédition en France du restant
de la famille royale.
170
HEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Le 16 avril, il fit appeler le ministre de la guerre, O'Farril, et lui
déclara que, Napoléon n'ayant pas reconnu Ferdinand VII, il n'y
avait pour lui qu'un roi d'Espagne, Charles IV. La Junte objecta
qu'elle ne pouvait croire Murât sur parole, que, si Charles IV avait
effectivement protesté contre son abdication, c'était à lui d'en in-
former la Junte, et qu'aussitôt elle s'empresserait d'en référer à
Ferdinand. Murât se transporta à l'Ëscorialet n'eut pas de peine
à obtenir du vieux roi la protestation dont il avait besoin. On pro-
céda avec tant de précipitation que Charles IV prétendit avoir
protesté dès le 19 mars, jour même de son abdication.
« -Mon cher frère, écrivit-il à l'infant D» Antonio, le 19 du mois
pas?é j'ai confié à mon fils un décret d'abdication. Le même jour,
j'ai rédigé une protestation solennelle contre le décret, rendu au
milieu du tumulte et forcé par les critiques circonstances. Aujour-
d'hui que le calme est rétabli, que ma protestation est aux mains
de mon auguste ami et allié l'empereur des Français et roi d'Ilalie,
qu'il est notoire que mon fils n'a pu obtenir d'être reconnu par
lui..., je déclare solennellement que l'acte d'abdication que j'ai
signé le 19 mars passé est nul en toutes ses parties, et je veux en
conséquence que vous fassiez connaître à tous mes peuples que
leur bon roi, ami de ses vassaux, veut consacrer tout ce qui lui
reste de vie à travailler à les rendre heureux. Je confirme provi-
soirement dans leurs emplois les membres qui composent actuel-
lement la Junte de gouvernement, et tous les employés civils et
militaires qui ont été nommés depuis le 19 mars dernier. Je pense
partir bientôt pour me rendre au-devant de mon auguste allié,
après quoi je transmettrai mes derniers ordres à la junte. — San
Lorenzo, 17 avril 1808. »
Cet acte devait porter au comble l'anarchie dans laquelle se
débatlait l'Espagne.
Le 23 avril, Charles IV, la reine et la fille du prince de la Paix
quittaient l'Escorial pour se rendre à Bayonne.
Le 2 mai, la reine d'Etrurie partait à son tour.
11 ne restait plus en Espagne que deux vieux princes incapa-
bles : l'infant D. Antonio et le cardinal de Bourbon, archevêque
de Séville, et un enfant de 12 ans, le petit prince D. Francisco.
Les vieux rois entrèrent à Bayonne le 30 avril, à midi, au son
des cloches, au bruit du canon. Les vaisseaux à l'ancre dans
l'Adour étaient pavoisés, les troupes françaises faisaient la haie
sur le parcours du cortège royal. Charles IV et la reine étaient
radieux. Ils reçurent très froidement les infants Carlos et Fer-
nando, venus à leur rencontre, et descendirent au palais du gou-
vernement, où des appartements leur avaient été préparés.
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
171
Quelques instants plus tard, Napoléon, accompagné de ses
lieutenants, arrivait au galop sur la place, montait auprès de
Charles IV et lui ouvrait ses bras ; le pauvre vieux roi s'y jetait
en pleurant comme dans les bras d'un ami.
Après les premières effusions, Charles IV manda son fils et, de-
vant l'Empereur, le somma de lui restituer la couronne (1). Na-
poléon revint à Marac ex traordinai rement ému. « Il traversa avec
agitation les appartements du château, se rendit dans le jardin et,
après avoir fait trois ou quatre tours avec beaucoup d'action, il
appela toutes les personnes qui se trouvaient présentes, et, comme
un homme plein du sentiment qui l'oppressait, il se mit à racon-
ter dans ce style animé, pittoresque, plein d'images, de verve et
d'originalité qui lui était familier, tout ce dont il venait d'être té-
moin. Il frissonnait. Ses tableaux nous avaient transportés au mi-
lieu des acteurs de cette horrible scène. Il peignait le roi Charles
se plaignant à son fils de ses conspirations, de la perte de la mo-
narchie, que lui-même avait conservée tout entière au milieu des
troubles de l'Europe ; des outrages faits à ses cheveux blancs.
« C'était, dit-il, le roi Priam. » Ce furent ses expressions, lorsque,
s'arrétant tout à coup, il ajouta, après un moment de silence:
« La scène devenait fort belle, quand la reine est venue l'inter-
rompre en éclatant en invectives et en menaces contre son fils et,
après lui avoir reproché de les avoir détrônés, elle m'a demandé
de le faire monter sur réchafaud. Quelle femme î quelle mère!
s'écria-t-il ; elle m'a fait horreur, elle m'a intéressé pour lui. »
Puis, après une suspension de quelques instants il reprit: « Il n'y
a eu parmi ces gens-là qu'un homme de génie ; c'est le Prince de
la Paix ; il a voulu les conduire en Amérique ; c'est là ce qui était
grand et beau ! » Et là-dessus,il parla ou plutôt il poétisa, il ossia-
nisa pendant longtemps sur l'immensilé des trônes du Mexique
et du Pérou... Je l avais souvent entendu ; mais, dans aucune cir-
constance, je ne l'avais vu développer de pareilles richesses d'ima-
gination et de langage... Il fut sublime. » (M. de Piadt, p. 131.)
Après le départ de l'empereur, Charles IV et Marie-Louise, qui
n'avaient pas voulu recevoir leur fils en particulier, retrouvaient
enfin le pauvre Prince de la Paix et l'accueillaient comme un en-
(1) Tbiers ne parle pas de cette entrevue, mais elle est affirmée par Escoï-
<raiz, Exposé des Motifs (p. 64) et par M. de Pradt {Mémoires historiques sur
la Révolution d'Espagne (p. 129). — L authenticité de l'entrevue du 30 avril
ressort des termes mêmes des lettres de Ferdinand du 1 er et du 4 mai. Dans
la lettre du 1 er mai,le prince dit que son père lui a parlé et lui a de vive voix
fedemandé la couronne. Dans la lettre du 4 mai, il déclare avoir remis son
abdication conditionnelle le 1 er mai.
172
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
fant adoré que Ton a cru mort et qu'on revoit miraculeusement
sauvé.
Godoy instruisit ses maîtres du sort qui leur était réservé. Ils.
abdiqueraient la couronne, mais Ferdinand ne régnerait pas. Ils
auraient la pleine et entière propriété du magnifique domaine dfr
Chambord, la jouissance viagère du Palais impérial et du parc
de Compiègne, une liste civile de 30 millions de réaux (7 millions
1/2). En cas de prédécès du roi, la reine recevrait une pension
annuelle de 2 millions de réaux.
Ces honteuses conditions, Charles IV les accepta sans observa-
tions, et se montra, ce jour-là, plus bas que son fils, qui se refusa
à renoncer à la couronne sans conditions.
Il offrit à son père de lui rendre l'autorité, à condition que
S. M. retournât à Madrid, où Ferdinand l'accompagnerait et le
servirait comme le fils le plus respectueux. A Madrid, on réu-
nirait les Cortès, ou si S. M. se refusait à réunir une assemblée si
nombreuse, on convoquerait tous les tribunaux et les députés du
royaume. Devant cette assemblée, Ferdinand renouvellerait en
Jbonne et due forme sa renonciation et indiquerait les motifs qui
le décidaient à la prononcer. — Si le roi ne voulait ni régner,
ni retourner en Espagne, Ferdinand gouvernerait en son nom et
comme son lieutenant général, personne ne pouvant lui être pré-
féré. Si le roi retournait à Madrid, il était supplié de ne
pas emmener avec lui de personnes justement odieuses à la na-
tion.
Ces conditions étaient dignes et raisonnables, et l'idée de
convoquer les Cortès (très curieuse dans la bouche de Ferdinand)
était la meilleure solution de cet inextricable problème ; mais
Napoléon ne devait pas les accepter.
Le l fir mai, à midi, Charles IV et la reine vinrent dîner à
Marac.
Habitué à « la botte » des anciens carrosses, Charles IV eut
toutes les peines du monde à descendre de voiture en se ser-
vant de marchepied. Il prit le bras de Napoléon, qui lui dit gaie-
ment : a Appuyez-vous sur moi, j'ai de la force pour deux. »
En entrant dans la salle à manger, Charles IV vit quatre cou-
verts et s'écria naïvement : « Et Manuel, Sire, et Manuel? » —
Napoléon envoya chercher le Prince de la Paix.
Le dîner fut plein d'entrain ; le roi d'Espagne, tout heureux de
dîner avec l'empereur, lui racontait des histoires de chasse :
« Tous les jours, hiver et été, j'allais à la chasse jusqu'à midi, je
« mangeais et je retournais aussitôt chasser jusqu'au soir. Ma-
« nuel me disait comment allaient les affaires, et je me couchais
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
173
« pour recommencer le lendemain, à moins d'en être empêché
« par quelque cérémonie importante. » On juge de quel air
Napoléon devait recevoir ces confidences.
Il se persuada, de plus en plus, qu'il était destiné parla Provi-
dence à débarrasser l'Espagne des princes grotesques ou odieux
qui voulaient la gouverner.
Sur son ordre, Charles IV écrivit à son fils pour lui ordonner de
remettre purement et simplement la couronne entre ses mains, le
lendemain, avant six heures du matin. La lettre fut certainement
écrite sous la dictée de Napoléon, et constitue contre Ferdinand
le plus terrible réquisitoire. Napoléon y fait tenir à Charles IV
un langage extraordinaire : « Ma longue expérience me faisait
connaître que l'empereur des Fi ançais pouvait bien avoir quel-
ques désirs conformes à ses intérêts et au vaste système de sa
politique continentale, mais contraires aux intérêts de ma mai.
son. Quelle a été votre conduite dans cette circonstance? Vous
avez introduit le désordre dans mon palais et soulevé mes
gardes du corps contre ma personne. Votre père a été votre
prisonnier, mon premier ministre, que j'avais nourri et adopté
dans ma famille, a été traîné, couvert de sang, de cachot en
cachot. Vous avez déshonoré mes cheveux blancs. Vous les avez
dépouillés d'une couronne glorieusement possédée pas mes ancê-
tres et que j'avais moi-même gardée sans tache. Vous vous êtes
assis sur mon trône, et vous êtes allé vous livrer au peuple de
Madrid et aux troupes étrangères qui occupèrent la ville au
même moment... Vieux et accablé d'infirmités, je n'ai pas pu
supporter cette nouvelle disgrâce ; j'ai eu recours à l'empereur
des Français, non plus comme un roi, à la tête de son armée
et environné de la pompe de son trône, mais bien comme
un roi malheureux et abandonné... En m'ôtant la couronne,
vous avez brisé la vôtre, en lui ôtant tout ce qu'elle avait d'au-
guste, tout ce qui la rendait sacrée au monde. Votre conduite
avec moi, vos lettres interceptées ont mis une barrière de
bronze entre vous et le trône d'Espagne. » (2 mai 1808.)
A cette lettre, qui révèle le génie qui la dicta, Ferdinand resta
deux jours sans répondre, et adressa, le 4 mai, à son père une let-
tre où il maintenait sa renonciation conditionnelle du 1 er mai, et
plaçait la question sur le terrain constitutionnel : « Je prie V. M.
de se bien pénétrer de notre situation actuelle et de bien voir que
Ton cherche à exclure pour toujours du trône d'Espagne notre
dynastie, en mettant à sa place la maison impériale de France.
Ceci ne peut se faire que de l'exprès consentement de tous ceux
qui ont des droits à la couronne, et aussi de l'exprès consentement
174
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de la nation espagnole assemblée en Cortès, et réunie eo lieu, sûr ;
étant, comme nous le sommes, en pays étranger, personne ne se
persuadera que nous opérons avec liberté, et cette seule circons-
tance entache de nullité tout ce que nous pourrions faire. »
La négociation menaçait de s'éterniser, quand, le 5 mai, par-
vint à Bayonne la nouvelle de l'émeute qui avait éclaté à Madrid
trois jours plus tôt.
Napoléon se rendit aussitôt auprès de Charles IV et eut avec
lui un long entretien, à la suite duquel il fit appeler Ferdinand.
Le vieux roi l'accusa d'avoir déchaîné la populace contre les sol-
dats de l'empereur, son allié, et le somma d'avoir à lui rétrocéder
purement et simplement la couronne. Charles IV se leva de sud
siège et parut sur le point de frapper son fils. La reine s'em-
porta eu paroles injurieuses, l'appela mauvais fils, faux, perfide
et lâche. Ferdinand restait debout, sans mot dire, les yeux fixés à
terre : « Te voilà, disait la reine, tel que tu as toujours été ! Lors-
que ton père et moi voulions t'adresser quelques exhortations,
dans ton intérêt même, tu te taisais, ne répondant à nos conseils
que par le silence et la haine !... »
Pour en finir, Napoléon pria Charles IV de désigner un inter-
médiaire pour régler les questions pendantes avec le plénipoten-
tiaire qu'il désignerait lui-même. Charles IV nomma Godoy, et Na-
po'éon le grand-maréchal du Palais, Duroc. On fut vite d'accord,
Godoy ne reparla ni du royaume d'Etrurie promis à Ferdinand, ni
du royaume de Lusitanie septentrionale promis à la reine dépos-
sédée d'Etrurie. Il ne montra quelque énergie que lorsqu'il s'agit
du chiffre de la pension, et signa le monstrueux traité par lequel
Charles IV déshéritait tous ses enfants et cédait sa couronne
pour Compiègne et Chambord avec une rente viagère de 7 mil-
lions et demi.
Charles IV se rappelait cependant qu'il avait été roi d'Espagne
et stipulait en faveur de ses peuples deux garanties qui eussent
été sérieuses, s'il avait eu les moyens de les faire respecter. —
L'intégrité du royaume devait être maintenue; la religion catho-
lique, apostolique et romaine, devait être la seule religion de
l'Espagne, à l'exclusion de toute secte réformée et de tout culte
non chrétien. — Napoléon ne devait pas plus respecter l'inté-
grité de l'Espagne que son indépendance ; et, s'il avait eu
intérêt à y tolérer des sectes dissidentes, on peut être certain
qu'il n'aurait élé arrêté par aucun scrupule.
Le 6 mai, le prince des Asturies, menacé d'être traité en rebelle
et en émigré, renonça sans conditions à la couronne par une lettre
qui respire le plus affreux désespoir :
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
175
« Vénérable père et seigneur : le l ep de ce mois j'ai remis aux
mains royales de V. M. ma renonciation à la couronne en sa fa-
veur. J'ai e u de mon devoir d'y introduire des limitations con-
venables à L'honneur de V. M., à la tranquillité de mes royaumes,
à la conservation de mon honneur et de ma réputation. Je n'ai
pas vu sans grande surprise l'indignation qu'ont produite, dans
le royal esprit de V. M., quelques modifications dictées parla
prudence, et réclamées par l'amour que je dois à mes sujets.
« Sans autre motif, V. M. a cru qu'il pouvait m'outrager, en pré-
sence de ma vénérée mère et de l'empereur, avec les épithètes
les plus humiliantes ; et, non content de cela, elle exige de moi
une renonciation sans restrictions ni conditions, sous peine d'être,
moi et tous ceux de mon entourage, traités en conspirateurs. En
un pareil état de choses, je fais la renonciation que M. V. m'or-
donne, pour que le gouvernement d'Espagne retourne au même
état où il se trouvait le 19 mars, jour où V. M. fit spontanément
abdication de sa couronne en ma faveur.
« Que Dieu garde l'importante vie de V. M.,, les nombreuses an-
nées que désire, prosterné aux pieds royaux de V. M., son très
aimant et obéissant fils, Fernando. »
Tout était consommé.
Le trône d'Espagne était vacant, et Napoléon pouvait y asseoir
son frère. Sans scrupules et sans remords, il comprenait cepen-
dant qu'il commettait une mauvaise et vilaine action.
« Ce que je fais, disait-il, d'un certain point de vue, n'est pas
bien, je le sais; mais la politique veut que je ne laisse pas sur
mes derrières, — si près de Paris, — une dynastie ennemie
de la mienne. Je suis conquérant, après tout! Malheur à qui se
trouve sous les roues de mon char ! »
Six ans plus tard, le conquérant tombait sous les roues du char
de l'Angleterre.
G. Desdevises du Dezekt.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à l'Université de Paris.
Pascal en 1656 ; ses projets, ses modèles,
ses collaborateurs.
Les innombrables lecteurs des premières Provinciales ne
savaient pas, en 1656, de quelle main partaient des coups si habi-
lement dirigés; ils devaient l'ignorer longtemps encore. Quelques
privilégiés pourtant étaient plus instruits, et nous pouvons nous
figurer que nous sommes du nombre.
L'auteur des Petites Lettres était un homme jeune encore : il
avait trente-trois ans et se nommait Biaise Paschal. Il était célèbre
comme mathématicien et comme physicien, mais complètement
inconnu dans le monde littéraire. C'est le hasard, la destinée, la
Providence, si vous voulez, qui lui a mis la plume à la main,
alors qu'il n'y songeait guère. Dans quelles conditions a-t-il été
amené à prendre la défense de MM. de Port-Royal, quelles dis-
positions apportait-il dans celte entreprise, quelles garanties
offrait-il à ses amis, voilà ce que nous devons nous demander
aujourd'hui.
C'était aux environs du 15 janvier 1656: à Port-Royal, à huit
lieues de Paris, non dans le monastère où gémissaient des reli-
gieuses outragées et persécutées ; mais là-haut, sur la colline,
dans la ferme des Granges, sous les combles d'une maison demi-
bourgeoise et demi-rustique, on était inquiet, troublé, décon-
certé, découragé presque : il est si dur de se voir chassé de
l'Eglise pour des croyants qui ont toujours été passionnés de
l'orthodoxie ! On songeait pourtant aux moyens de se défendre,
et voici, d'après Marguerite Périer, la nièce de Pascal, la mira-
culée de la Sainte-Epine, comment les choses se seraient pas-
sées : « Tous ces messieurs disaient à Arnauld : Est-ce que vous
vous laisserez condamner comme un enfant sans rien dire ? Il fit
donc un écrit, lequel il lut en présence de tous ces messieurs, qui
n'y donnèrent aucun applaudissement. M. Arnauld, qui n'était
PASCAL EN 1656
177
point jaloux de louanges, leur dit : Je vois bien que vous trouvez
cet écrit mauvais, et je crois que vous avez raison ; puis il dit à
M. Pascal : Mais vous, qui êtes jeune, vous devriez faire quelque
chose. M. Pascal fit la première Lettre, la leur lut ; M. Arnauld
s'écria : Cela est excellent ; cela sera goûté ; il faut le faire impri-
mer... » Telle est, comment dirons-nous, l'histoire, la tradition
ou la légende ? Pour ma part, je n'y vois guère qu'une légende.
Quelque effort d'imagination dont nous soyons capable, nous
avons peine à nous représenter Arnauld, le grave docteur, ces-
sant d'écrire des lettres comme celles qu'il adressait à un duc et
pair, pour prendre le ton léger et badin qui convient à des gens
du monde. Si les choses s'étaient ainsi passées, aurait-il, aussitôt
après, repris sa plume de docteur latinisant, et publié coup sur
coup justifications sur justifications, et composé ses quatre Let-
tres apologétiques à un évêque provincial, qui sont ses Provinciales
à lui, et à lui presque seul ? Arnauld ne se serait pas non plus
tourné vers Pascal, attendu qu'il avait là des hommes d'action,
qui maniaient volontiers la plume et que tout le monde considé-
rait comme des littérateurs distingués. C'était d'abord son frère,
Arnauld d'Andilly, l'ancien maître carabin, aujourd'hui homme
de lettres, poète, prosateur, auteur de longues lettres à la reine,
à Mazarin, aux ministres. C'était aussi un neveu d'Arnauld,
Antoine Le Maître, avocat illustre jusqu'en 1637, défenseur de
Saint-Cyran ; et cet Antoine Le Maître n'était-il pas alors le pro-
fesseur de rhétorique des Petites Ecoles, et n'est-ce pas lui qui,
trouvant le petit Racine admirablement doué, voulait en faire un
avocat? Nous savons qu'il avait, sans doute, mis au point les
Lettres apologétiques de son oncle ; il pouvait donc, de préfé-
rence à M. Pascal, être invité à faire part au public des graves
événements qui se passaient alors. Enfin, il y avait là aussi son
frère, Isaac Le Maître, par anagramme Le Maître de Saci. Ce
saint homme ne nous apparaît guère que comme le traducteur
admirable et le commentateur solide de toute la Bible. Mais,
alors, il ne dédaignait pas de courtiser les Muses, chastes com-
pagnes d'Apollon ; c'est à ce moment qu'il versifiait les fameuses
Racines grecques, les deux cent seize décades de Lance lot : c'est
lui qui, en 1654, avait publié en vers de huit pieds, sur le
modèle du Virgile travesti, et pour les gens du monde qui lisaient
Scarron, les Enluminures du fameux A Imanach des PP. Jésuistes
intitulé la Déroute et la Confusion des Jansénistes ou Triomphe
de Molina Jésuiste sur saint Augustin :
Enfin Molina, plein de gloire,
Triomphe avec sa bande noire :
63
178
MSVUIS COURS l£T CONFÉHENCES
Le libre arbitre audacieux
Domine la grâce des cieux ;
Et Thumble Augustin en déroute
Crie en vain, qu'au moins on l'écoute, etc..
Il y avait aussi M. de Pontchâteau, un très grand seigneur,
puis sans doute le docteur Hamon, que Boileau nous montre
11 n'y a donc pas lieu d'ajouter foi au récit de Marguerite
Périer; au reste, à cette époque, c'était une fillette de dix ans,
pensionnaire à Port-Royal de Paris, et non à Port-Royal des
Champs: son témoignage est bien suspect.
Combien plus vraisemblable et plus touchante doit être, à nos
yeux, l'intervention spontanée de Pascal en cette circonstance !
Pascal avait pour Arnauld une estime profonde, une sorte de vé-
nération, une affection presque filiale. En effet, Arnauld n'était-il
pas le frère de la mère Angélique, de cette femme admirable dont
Pascal avait pu apprécier la désintéressement, la bonté, la fermeté
toute chrétienne ? Ce Port-Royal si attaqué, c'est le port de salut
où Jacqueline était venue chercher la paix, la maison dirigée par
Singlin, qui tout récemment avait converti Pascal ; Pascal était un
néophyte alors, une sorte de Polyeucte plein d'ardeur. Depuis
plus d'un an, il était en relations constantes avec Port-Royal tout
entier, solitaires, Mères, Messieurs ; il était d'accord avec eux sur
tous les points, il avait les mêmes amis, les mêmes adversaires.
Mais il nous faut reprendre les choses d'un peu plus haut.
Biaise Pascal était Auvergnat : vous vous rappelez les initiales
mystérieuses de la troisième Provinciale : B. P. A... Né, en 1623, à
Clermont, il avait été élevé, soit à Clermont, soit à Paris, par un
père qui eût fait l'admiration de Rabelais et de Montaigne. Au
sortir de l'enfance, il était déjà fort savant: homme du monde, il
était chrétien nullement rigoriste, chrétien « mitigé », comme on
disait à Port-Royal. Il avait été converti une première fois, j'en-
tends par là transformé en un chrétien plus austère, en 1646, à
Rouen, lors d'un accident arrivé à sun père. Puis, horriblement
malade, obligé de marcher avec des « potences », il était rentré
dans le monde. En 1654, il s'était converti à nouveau et d'une ma-
nière définitive, puisque, dans le mémorial qu'il portait sur lui, il
était question d'une « renonciation totale et douce ». Ici encore,
des légendes dont il faut à tout prix que nous fassions justice. Il
faut y regarder de très près avant d'accepter celle de l'accident du
pont de Neuilly ; elle n'est pas d'une authenticité absolue. Quant
à celle de l'abîme que Pascal croyait ouvert devant lui, elle n'est
Tout brillant de savoir, d'esprit et d'éloquence.
PASCAL EN 1656
179
mentionnée que quarante ans après, dans une lettre de l'abbé
Boileau : elle ne répond à rien.
Les vraies raisons de la « seconde conversion » de Pascal sont
beaucoup plus simples: c'est d'abord la grâce, puisqu'il s'agit de
Pascal et de jansénisme. Et, comme la grâce ne dédaigne pas les
secours extérieurs, nous y joindrons les exemples, les exhorta-
tions, les prières, de sa sœur Jacqueline, retirée à Port-Royal.
Elle aimait tendrement son frère, qui l'avait amenée jadis à re-
noncer au monde, à congédier un jeune homme qui la recherchait.
Sous l'influence de la mère Angélique et de sa sœur la mère
Agnès, elle voulait à tout prix lui inspirer cet esprit de Port-
Royal, qu'il lui avait inspiré autrefois. Et Jacqueline, en décembre
1654, était au comble de ses vœux.
Ici, il est nécessaire d'ouvrir une parenthèse et de mettre les
choses au point. On a dit, on a même écrit (cf. article de Mgr
d'Hulst, dans le Correspondant du 25 septembre 1890) que Pascal,
en 1654, s'était laissé prendre aù piège qui lui était tendu par les
jansénistes; que, prisonnier du jansénisme, il était devenu bien
vite son complice et, enfin, sa victime : il ne s'agit point d'un crime,
mais de l'austérité, des écarts funestes de régime, du surmenage
intellectuel que Pascal s'est imposé: « Avoir terni la gloire de
Pascal, conclut l'auteur, l'avoir fait mourir à trente-neuf ans, c'est
ce que je ne pardonnerai jamais à MM. de Port-Royal. » Rien de
tout cela n'est conforme à la vérité, telle que peut la connaître un
historien laïque. Pascal est venu librement, allègrement, je ne
dis pas au jansénisme, mais à la théologie augustinienne de la
grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite.
C'est en lisant avec des préoccupations religieuses Epictète, Mon-
taigne et Guillaume du Vair,que Pascal, sans avoir rien connu de
Port-Royal, a reconstitué les théories théologiques de saint Au-
gustin, comme il avait reconstitué autrefois les théories géomé-
triques d'Euclide. Ce ne sont pas les gens de Port-Royal qui sont
venus à lui comme à un homme de génie en qui ils pressentaient
un précieux auxiliaire; c'est lui qui, par l'entremise de Singlin,
les a humblement priés de bien vouloir l'accueillir. C'est ce qui
ressort de quelques lignes des Mémoires de Fontaine, l'ami de
M. de Saci : « M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à
Port-Royal des Champs. Je ne m'arrête point à dire qui était cet
homme, que non seulement toute la France, mais toute l'Europe a
admiré. Son esprit vif, toujours agissant, était d'une étendue,
d'une élévation, d'une fermeté, d'une pénétration et d'une netteté
.au delà de ce qu'on peut imaginer... Cet homme admirable, étant
«enfin touché de Dieu, soumit cet esprit si élevé au joug de Jésus-
180
ItEVUË DES COURS fil CONFERENCES
Christ ; et ce cœur si noble et si grand embrassa avec humilité la
pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, résolu
de faire tout ce qu'il lui ordonnerait. M. Singlin crut, en voyant
ce grand génie, qu'il ferait bien de l'envoyer à Port-Royal des
Champs, où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regardait
les autres sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser.
Il vint donc demeurer à Port- Royal. M. de Sa<;i ne put passe dis-
penser de le voir, surtout en ayant été prié par M. Singlin ; mais
les lumières saintes qu'il trouvait dans l'Ecriture et dans les Pères
lui firent espérer qu'il ne serait point ébloui de tout le brillant
de M. Pascal, qui charmait néanmoins et enlevait tout le monde.
Il trouvait, en effet, tout ce qu'il disait fort juste. Il avouait
avec plaisir la force de ses discours ; mais il n'y apprenait rien de
nouveau. Tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l'avait vu
avant lui dans saint Augustin, et, faisant justice à tout le monde,
il disait : « M. Pascal est extrêmement estimable, en ce que, n'ayant
point lu les Pères de l'Eglise, il a de lui-même, par la pénétration
de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu'ils ont trouvées. Il les
trouve surprenantes, parce qu'il ne les a vues en aucun endroit ;
mais, pour nous, nous sommes accoutumés à les voir de tous côtés
dans nos livres.» Ainsi ce sage Ecclésiastique, trouvant que les
anciens n'avaient pas moins de lumière que les nouveaux, s'y
tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontrait
en toutes choses avec saint Augustin. »
Cela se passait, à Port-Royal, en janvier 1655. Pascal y occupait
alors une cellule dans la ferme des Granges : il était là un peu
comme les autres, se levant à cinq heures du matin, et récitant
l'office en commun ; mais c'était, dit Marguerite Périer, « un pé-
nitent réjoui, un homme qui, quoique converti, était demeuré
foncièrement gai ». Cette gaîté chrétienne se manifestait dans des
conférences scientifiques avec Arnauld, philosophico-religieuses
avec Saci, et aussi dans la construction de cette machine éléva-
toire, qui permettait à un enfant de six ans de puiser de l'eau à
l'aide d'un énorme seau que deux hommes auraient eu peine à
manier.
Pascal, dont les infirmités recommençaient, revint à Paris dans
le courant de l'année 1655. Il se livra à l'élude approfondie non
de l'Augustinisme, mais du christianisme en général, de ce que
nous appelons aujourd'hui l'histoire des religions : sans doute, il
avait déjà l'idée de faire comprendre le christianisme à ceux qui
ne le connaissaient pas, de le défendre contre les libertins et les
athées indifférents. Il ne semble même pas ému de l'affaire du
duc de Liancourt, et pourtant, ami du duc de Roannez et du
PASCAL EN 1656
181
duc de Luynes, il a dû avoir connaissance de ce scandale, qui mit
hors de gonds Antoine Arnauld, si réservé. Ne paraît-il pas
fâcheux que Pascal ne soit pas intervenu immédiatement? Si, dès
lors, au lieu des Lettres d'Arnauld à un duc et pair, toutes bour-
rées de références et de citations textuelles, on avait eu trois ou
quatre petites Provinciales bien courtes, bien incisives, bien
salées, la face des choses eût peut-être été modifiée. Pas de
lettres, pas de censure, pas d'exclusion d'Arnauldet des prélats
qui avaient refusé de souscrire à la censure: l'histoire religieuse
du siècle eût pu être changée du tout au tout. Mais, aussi, nous
n'aurions pas eu les dix-huit Provinciales.
En janvier 1656, Pascal crut devoir mettre au service d'Arnauld
tout ce qu'il pouvait avoir de logique, de science de la vraie rhé-
torique et de passion. De là cette première lettre qui, nous l'avons
vu, éclata comme une bombe, et qui, à coup sûr, n'est pas le fruit
d'une collaboration, mais une véritable improvisation. Pascal
était pourtant bien novice à cette date, non comme écrivain,
certes : l'homme que Fontaine fait parler dans Y Entretien sur
Epictète et Montaigne était bien capable d'écrire ; comme confé-
rencier, il avait fait ses preuves : son éloquence, la rare justesse
de ses expressions, étaient admirées de tous; mais ces brillantes
qualités ne suffisaient pas pour traiter ex professo des questions
comme celles du pouvoir prochain, de la grâce suffisante ou de la
grâce actuelle. L'admirable pamphlétaire qui s'était révélé ce
jour-là n'avait pas abordé ces études, et, quand il se mit, dès
la quatrième Provinciale, à vouloir attaquer les casuistes, nous
pouvons dire hardiment qu'il ne les connaissait pas.
Aussi n'avait-il pas de plan général tracé à l'avance. Pascal, en
janvier 1656, ne se doutait pas qu'il écrirait dix-huit Provinciales
consécutives; il ne songeait pas à provoquer en combat singulier
la Compagnie de Jésus: il comptait seulement faire deux ou trois
petites lettres destinées à désabuser le public. Assurément, la pre-
mière conduit à la deuxième ; mais nous avons vu que c'est la
soudaineté delà condamnation d' Arnauld qui a provoqué la troi-
sième, et c'est au lendemain de cette condamnation qu'il a résolu
de composer une série de letlres contre la morale des jésuites.
Les plus grands généraux ne savent pas eux-mêmes où ils seront
conduits par les événements : il n'est pas vrai qu'à Saint-Gloud le
premier Consul, penché sur une carte d'Italie, ait annoncé, en
montrant Marengo, qu'il y vaincrait les Autrichiens ; le grand
état-major prussien ne savait pas, en 1870, qu'il livrerait bataille à
Sedan, au Mans, à Villersexel. Pascal, en janvier 1656, ignorait que,
six semaines plus tard, il engagerait la lutte contre les jésuites.
182
BEVUE DES COURS ET CONFÉKKNCES
Une fois lancé, Pascal dut méditer profondément, se demander
s'il serait original ou s'il suivrait des modèles, et, si oui, quels
modèles il se proposerait ; puis il dut envisager la nécessité de
s'adjoindre des collaborateurs, et de bien limiter à l'avance le
rôle de chacun d'eux.
Dès la première Provinciale, Pascal avait adopté la forme
épistolaire, avec dialogues et petits récils d'allure dramatique
tragiques, tragi-comiques ou comiques, à l'imitation des dialo-
gues de Platon. Il se crut sans doute obligé de conserver la même
forme dans les lettres suivantes. Il jeta donc un coup d'œil rapide
sur ses devanciers immédiats, et sur ceux de ses contem-
porains qui pouvaient lui servir de guides. Il vit ou revit les
discours et les pamphlets déjà dirigés contre les jésuites: ceux
d'Etienne Pasquier en 1564, d'Arnauld en 1594, les opuscules
publiés en 1611, puis en 1643-1649, lors des querelles des jésuites
et du Parlement ; il lut ou relut les pamphlets politiques, la
Satire Ménippée, les Mazarinades, enfin les factums politico-
religieux mis au jour pour ou contre le cardinal de Retz.
La question des collaborateurs était autrement délicate. Et
d'abord, il fallait, de toute nécessité, des collaborateurs. L'auteur
des trois premières lettres avait pu s'en passer : Tunique précau-
tion qu'il dut prendre fut de les faire relire par quelque théolo-
gien très habile, de façon à ne pas lâcher une de ces grosses
hérésies qui l'eût fait condamner comme Àrrauld. Mais vous vous
rappelez que la quatrième lettre a exigé l'intervention d'un ou
de plusieurs théologiens. C'est un récit de haute fantaisie. Le bon
Père qui va chercher des livres et rapporte un Bauny, « et de la
cinquième édition encore », et un P. Annat, à la page 34 duquel
« il y a une oreille », n'a jamais existé. Donc ou c'est Pascal, ou
c'est un collaborateur, qui est allé dans une bibliothèque bien
fournie, et qui y a consulté la Bible, Aristole, saint Augustin, etc.
C'est bien autre chose encore, quand on prétend attaquer les
jésuites sur la morale : à ce moment, Pascal connaissait sans
doute en gros les théories de ce fou de Garasse, réfuté si vigoureu-
sement par Saint-Cyran, et aussi la Somme des péchés de Bauny,
condamnée par l'autorité ecclésiastique. Mais Escobar, Sanchez,
Vasquez, Valentia, il les ignorait profondément. La plupart d'en-
tre eux écrivaient en latin, et en un latin qui n'était point celui
de Cicéron. Or Pascal avait reçu une éducation beaucoup plus
scientifique que littéraire. Peu ou pas de grec ; sans doute, il
avait appris le latin, mais était-il en état de lire couramment
Y Augustinus de l'évêque d'Ypres, et, à plus forte raison, le latin
des jésuites espagnols, plein de locutions espagnoles, quelquefois
PASCAL EN 1656
183
même macaroniques? Enfia ces ouvrages formaient une collec-
tion très imposante, et, pour en venir à bout, il aurait fallu des
mois, alors qu'on n'avait devant soi que quelques jours. Des col-
laborateurs étaient donc nécessaires; et, ce principe posé, les
rôles furent vite distribués pour la composition et la rédaction
des Petites Lettres,
Quelques amis furent chargés de faire des recherches, d'appor-
ter des extraits judicieusement triés : travail qui eût été effrayant,
s'il n'avait déjà été fait et refait plusieurs fois. D'autres vérifiaient
avec un soin minulieux les citations : il fallait n'être pas pris en
flagrant délit d'infidélité. Pascal, à son tour, les contrôlait, en
les rapprochant du contexte, pour éviter toute erreur. Il utilisait
alors les documents, les matériaux, fournis par ses secrétaires;
mais sa rédaction, avant de devenir définitive, était soumise à la
revision d'amis qu'il priait de se montrer très sévères. Ces pré-
cautions étaient essentielles : il fut vite évident que l'auteur en-
gageait non seulement sa responsabilité personnelle, mais encore
celle de ses amis, de Port-Royal, de l'Augustinisme tout entier.
Après cette revision, il reprenait son manuscrit, et l'artiste, le
pamphlétaire malicieux, pouvait alors se donner libre carrière.
Voilà comment était réglé à l'avance le travail de composition.
N'avais-je pas raison de vous annoncer que celte étude de Pascal
pamphlétaire serait un chapitre de l'histoire du journalisme? Ce
qui se passait, en 1656, à Port Royal, c'est ce qu'on voit aujour-
d'hui dans les bureaux de nos revues ou de nos journaux quoti-
tidiens : on s'entretient de ce qui fera le sujet du prochain arti-
cle ; il y a échange de vues entre spécialistes très compétents;
celui-ci fait une anecdote, celui-là appoite un texte, cet autre un
trait d'esprit, et celle collaboration donne naissance à un article
où tous ces éléments sont plus ou moins harmonieusement fon-
dus, selon le talent du rédacteur. Il en fut de même pour Pascal,
ancêtre de nos journalistes. Dans ces condition?, il a pu suffire,
malgré sa santé toujours délabrée, à un travail vraiment écra-
sant.
La preuve de tous ces faits, c'est que, le 20 mars 1656, 23 jours
après la quatrième lettre, était lancée la cinquième Provinciale :
elle 'n'aurait jamais pu être conçue, rédigée, imprimée, en si peu
de temps, si Pascal avait été seul.
A. B.
Histoire générale des temps modernes.
Maintenant que nous avons examiné les deux principales faces
de la Réforme au xvi e siècle, il nous reste à voir : 1° comment s'est
développée la Réforme anglicane, issue d'une sorte de compro-
mis; 2° comment le calvinisme s'est établi en Ecosse; 3° quels
sont les caractères généraux de ces divers mouvements.
I. — Pour l'Angleterre, l'établissement de la Réforme se confond
avec l'histoire intérieure ; dans ce pays, la vie politique est
presque nulle, et la transformation sociale est subordonnée à
la Réforme ; donc, en faisant l'histoire de l'une, nous faisons l'his-
toire de l'autre. (Cf : Histoire générale ; article de C. V. Langlois.)
Les documents sont de trois provenances ; d'abord les chroni-
ques contemporaines: Hairspanegyrie; State papers; Edouard VI
(Turnbull). Pour les actes des assemblées, nous n'avons que des
pièces insuffisantes : Journal du Parlement, procès-verbaux ;
History of Parliament, tome 1 ; actes du clergé, pièces éparses
publiées plus tard ; mémoires, vies : Burnet, History of the Re-
formation ; Fox, etc.
Les travaux sont très nombreux, mais ils n'ont pas été faits
avec assez de critique : citons Froude, History oj England, très
romantique ; Green, Histoire d'Angleterre, exécutée dans la
même conception poétique ; les plus solides ouvrages ont été
faits d'après les State papers : Brever, et Gardiner : Règne
d'Henri VIII, jusqu'en 1529,2 vol., 84; Dixon : History of ihe
Church of England, etc., 4 volumes ; Brosch : Geschichte von
England (Gotha, 1890) ; Stone, Histoire de Marie 7 re .
Nous n'avons aucun détail sur la marche des événements qui
ont abouti à l'établissement de l'Eglise anglicane ; nous ne
sommes pas mieux renseignés sur les épisodes décisifs.
Durant tout le xvi e siècle, la volonté du roi d'Angleterre décide
de toute la politique et même de l'organisation ecclésiastique ;
mais chaque souverain suit une voix différente. L'histoire de
l'Angleterre, au xvi e siècle, se divise en périodes qui corres-
Gours de M. CHARLES SEIGNOBOS,
Professeur à V Université de Paris.
La Réforme en Grande-Bretagne.
r
LA RÉFORME EN GRANDE-BRETAGNE
185
pondent chacune à un règne ; il y a eu quatre souverains, donc
quatre systèmes différents.
1° Le règne le plus long, et celui dont l'action a été la plus déci-
sive, est le règne de Henri VIII (1509-1547).
En montant sur le trône, ce roi a trouvé l'organisation établie
par son père : l'aristocratie est détruite ; le Parlement, qui se
réunit rarement, n'a plus de pouvoirs ; le roi et ses conseillers
sont seuls maîtres du^ gouvernement ; l'Angleterre est une mo-
narchie absolue ; aucun roi n'avait été jusque-là tant obéi.
Les ambassadeurs vénitiens nous ont laissé un portrait carac-
téristique de Henri VIII, grand, fort, chasseur passionné, habile
à tirer de Tare, remarquable cavalier ; il sait très bien jouer à la
paume, est très admiré du peuple. Il parle en outre le latin, le
français, l'espagnol, l'italien ; joue du luth, lit de bons livres, est
très estimé par les gens instruits. Sous ses auspices, un petit
groupe de réformistes se constitue à Oxford ; Colet est nommé
prédicateur ; Erasme, appelé à Cambridge, y écrit VEneomium
moriœ (1511) et revise le nouveau Testament.
Henri VIII suivra une autre politique que son père ; celui-ci
s'est montré économe, ami de la paix, n'a cherché à faire aucune
conquête sur le continent. Son fils, vaniteux, n'aime que le luxe,
les fêtes, veut avoir une action directe en Europe, se lance dans
des guerres contre la France, dissipe ses trésors, et par consé-
quent a toujours besoin d'argent. Il ne s'occupe même pas
du gouvernement, prend pour homme de confiance sa créature,
Wolsey , fils de bourgeois , qu'il fait chancelier , archevêque
d'York, légat, auquel il laisse exercer le pouvoir laïque et ecclé-
siastique, diriger toute la diplomatie.
Wolsey, à l'exemple de son maître, s'entoure d'un luxe extra-
ordinaire (escorte, palais), fonde des collèges. Selon un ambas-
sadeur vénitien, il a d'abord dit « Sa majesté fera cela », puis peu
à peu «Nous ferons cela », enfin «Je ferai cela».
En dix-huit ans, le Parlement n'est réuni que quatre fois ; le
seul événement est le supplice du duc de Buckingham, coupable
seulement d'avoir consulté des astrologues.
Pour soutenir les guerres, Wolsey essaie de tirer de l'argenl
aux bourgeois et aux propriétaires; il finit par demander un Par-
lement, recourt à la « bénévolence » ; mais on commence à ré-
sister.
Au reste, Henri VIII ne connaît que des difficultés fiscales.
L'Eglise d'Angleterre est plus dépendante du prince que dans
aucun autre pays ; les prélats sont désignés par le roi. Cette
Eglise est, en outre, exclusivement nationale; elle ne comprend
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
que des Anglais; le pape en est réduit aux Annates et aux Appels.
L'Angleterre n'a, d'ailleurs, aucune originalité religieuse; elle ne
connaît aucune confession de foi distincte; elle est en parfaite
communion avec Rome; les hérésies anciennes (Wicleff et Lol-
lards) ont été exterminées; des statuts sont encore en vigueur
contre les hérétiques; il reste peut-être des Lollards, auxquels
on intente quelques procès.
Henri VIII, élevé par l'Eglise, a gardé des goûts de théologien ;
il s'intéresse à la polémique, écrit contre Luther (1520, les œuvres
du réformateur allemand sont interdites, ses partisans expulsés)
et reçoit du pape le titre de « defensor fidei » ; il n'y a donc aucune
raison pour que l'Angleterre se sépare de l'Eglise catholique.
Le conflit, qui a fini par amener la rupture, a été purement
personnel entre le pape et le roi (Cf. Friedmann, Anne Boleyn.
84). Henri a épousé la veuve de son frère aîné, Catherine d'Ara-
gon, tante de Charles-Quint; mais il se dégoûte, à la longue, de
sa femme, se brouille avec l'empereur, s'éprend d'une dame de
la cour, d'origine irlandaise (nous avons ses lettres d'amour, qui
contiennent des allusions grossières). Henri, habitué à être obéi,
mais ayant le goût de la légalité, veut divorcer, et tient à ce que
ses volontés soient reconnues légales; il est vrai qu'il change la
légalité, quand elle n'est plus d'accord avec sa volonté. Nous
trouverons ce caractère dans toutes les mesures qui vont
amener la destruction du régime ancien ; cette crise sera une
succession de procès.
Le conflit s'ouvre par une demande de divorce; Henri s'adresse
encore à une juridiction étrangère : la cour du pape ; il veut
faire annuler son mariage comme contraire au droit canon.
Le pape est dans une situation fausse; il est pris entre Charles-
Quint et Henri VIII, qu'il voudrait ménager; le cardinal Wolsey,
chargé des négociations, ne sait que faire, ayant des devoirs
envers son maître et la cour de Rome; il recourt à la diplo-
matie (1527). Henri VIII se sépare de sa femme; Wolsey de-
mande à être chargé du procès, mais ne reçoit de Rome que
des pouvoirs insuffisants; il peut enquêter, mais le pape se
réserve de confirmer le jugement. Wolsey demande alors une
bulle secrète et un légat (Campeggia) pour diriger le procès; il
est fait droit à sa demande, mais le légat a des instructions pour
faire traîner la question; on essaie de décider la reine à céder,
on se heurte à son obstination. Enfin le pape, sous l'influence de
Charles-Quint, décide que le procès sera jugé à Rome. La pre-
mière phase de la crise est terminée.
Henri Vllï, irrité contre Wolsey,le disgracie, le destitue (1529),
LA RÉFORME EN GRANDE-BRETAGNE
18T
le fait arrêter (Wo!sey meurt en 1530), change le personnel de
gouvernement, partage les fonctions. Le nouveau chancelier
More et le conseiller Cranmer persuadent à Henri de recourir à
un système différent, et d'agir malgré lë pape ; on fera juger son
cas en Angleterre, où il est seul maître ; on demandera avis aux
Universités anglaises; on fera agir le Parlement. Réunis tous les
ans, élus sous la pression royale, les députés sont des gentils-
hommes hostiles au clergé; ils formulent des plaintes sur ses
procédés en matière de testament, sur la pluralité et la non-
résidence. Un conflit éclate entre la Chambre des Communes
et l'assemblée du clergé. Le roi prend l'offensive pour forcer
les dignitaires de l'Eglise à le soutenir contre le pape. On
use d'un nouveau procédé judiciaire : on accuse Wolsey
d'avoir violé la loi de 1353, qui défend toute juridiction étran-
gère, en ayant exercé les fonctions de légat ; le clergé est
enveloppé dans la même accusation, puisqu'il lui a obéi
(1530.) Le clergé, effrayé, offre de racheter sa faute par un
impôt énorme ; mais Henri exige en plus qu'il vote les articles
qui reconnaissent le roi comme prolecteur et chef suprême de
l'Eglise.
La Chambre des communes réclame contre les « Ordinaires »
et la justice d'Eglise. Henri en profite pour délier les prélats de
leur serment envers le pape, e', partant, pour les inviter à ne
reconnaître que l'autorité du roi. « Aucune ordonnance ecclé-
siastique ne pouvait avoir de vigueur sans le consentement du
roi. » Le clergé se soumet, propose même la suppression de&
Annates (1532), More se retire (1533).
Henri épouse secrètement Anne Boleyn,puis Cranmer, nommé
archevêque, prononce le divorce tant désiré. Le Parlement annule
le mariage d'Henri et de Caiherine d'Aragon, déclare Mary illégi-
time; le pape répond en annulant le mariage d'Henri et d'Anne
Boleyn.
Nous arrivons à la troisième phase du conflit. Henri est
amené à rompre définitivement (1534); il fait voter par le
Parlement une série de lois : abolition des Annates et des
dispenses; la juridiction de l'évêque de Rome est déclarée
usurpée et transférée au Parlement; les prélals ne prêtent
serment qu'au roi ; l'Acte de suprématie proclame le roi chef
suprême de l'Eglise ; l'Acte de succession proclame la légiti-
mité du nouveau mariage de Henri. Maintenant, l'Eglise d'An-
gleterre a rompu avec le pape ; le roi a obtenu tout ce qu'il
voulait.
La crise n'est pas terminée : Henri va avoir à lutter contre ses
188
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sujets, à la fois contre ceux qui ne veulent pas la rupture et ceux
qui veulent aller plus loin, et modifier également l'Eglise et le
dogme. Contre les hérétiques, on renouvelle les actes, les procès
en cour: un humaniste est brûlé pour n'avoir pas voulu recon-
naître l'article de foi de la « transsubstantiation » comme néces-
saire au salut. Contre les catholiques qui n'admettent pas Tordre
de succession, on recourt aux mêmes procédés ; quelques moines
sont pendus; Fisher et More sont bientôt conduits au supplice.
Henri a d'abord voulu maintenir l'ancienne Eglise en chan-
geant seulement le chef; mais il prend un conseiller plus hardi,
Cromwell, qui le décide à se débarrasser des couvents, où se
trouve l'opposition la plus vive. (Cf. Gasquet, Henri VIII, etc., 2
vol. 88-89.) On les fait visiter par des hommes sûrs, qui rédigent
un vaste rapport (Blackbrook), parlent de dérèglements, sans
donner d'ailleurs beaucoup de preuves. Présenté au Parlement,
un Acte abolit les petits couvents d'un revenu inférieur à
200 livres (1536).
Cependant, pour montrer qu'il n'y a pas de changement de
religion, on rédige la première Confession de foi, dans laquelle
est énuméré, en dix articles, tout ce qui est nécessaire au culte.
Cette confession ne modifie pas grand'chose: elle ne reconnaît
plus que trois sacrements et permet de publier une traduction
anglaise de la Bible. En outre, les Réformateurs anglais corres-
pondent avec Mélanchton et négocient avec les luthériens.
La suppression des couvents a irrité beaucoup de sujets
d'Henri VIII. Les catholiques du Yorkshire se soulèvent (pèleri-
nage de Grâce, 1536), demandent qu'on rétablisse les couvents,
qu'on reconnaisse de nouveau l'autorité du pape. Vaincus, les
insurgés sont d'abord amnistiés, puis exécutés (1537). Partout
on se débarrasse même des grands couvents, on envoie des
commissaires pour effrayer les populations. Cromwell profile de
l'agilation pour déconsidérer les reliques; on apporte à Londres
un Christ, qui, dit-on, lemue les yeux et la tête ; une liole de
sang, etc. Le roi s'approprie tous les domaines ecclésiastiques,
les donne ou les vend à des courtisans; les nobles enrichis sont
donc intéressés à la Réforme.
Henri n'en veut pas fnoins rester catholique. Une deuxième
Confession établit, plus nettement, en six articles, des peines
contre quiconque niera la « transsubstantiation » (1539). Les
hérétiques sont poursuivis, quelques évêques disgraciés; Crom-
well est décapité en 1540, pour avoir conseillé au roi un mariage
avec Anne de Clèves. Henri VIII se rapproche de Charles-Quint,
rétablit les cérémonies; la censure surveille les traductions de
LA RÉFORME EN GRANDE-BRETAGNE
189
la Bible. Quoi qu'il en soit, Henri, précisément à cause de sa
rupture avec le pape, est forcé de protéger les doctrines réfor-
mées d'Europe; il est aidé par Catherine Parr et les Seymours ;
on ordonne de dire les prières en anglais (1544).
2° Henri VIII a créé une Eglise catholique en dehors du pape
et sans couvents; son successeur va établir un régime tout diffé-
rent. Edouard VI est un enfant (il n'a que dix ans), maladif,
phtisique. Son oncle se met à la tête du gouvernement, favorise
les réformés. Les provinces de l'Ouest s'irritent (le méconten-
tement est à la fois religieux et social) ; les grands propriétaires
ont commencé à s'emparer de toutes les terres (inclosures),
ils remplacent la culture par l'élevage des moutons. Des pam-
phlets reprochent aux nobles de vouloir réduire les paysans en
esclavage et de chasser les pauvres. Aux mécontents se joignent
les artisans sans ouvrage.
Le gouvernement fait rédiger un Prayer Book rendu obliga-
toire (1549). Alors les comtés se soulèvent, demandent la vieille
religion du roi Henri, jusqu'à ce que son fils soit majeur; on
commence même à détruire les inclosures.
Le régent Somerset enrôle des soldats, la plupart catholiques,
venus d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, et écrase les insurgés.
Calvin trouve tout cela insuffisant. Cependant Edouard est
regardé par les réformés comme un enfant précoce; nouveau
« Josias», il écoute les théologiens, lit les Ecritures, ne veut pas
laisser sa sœur Mary aller à la messe, fait éditer un deuxième
Prayer Book et 42 articles de foi. La liturgie et la doctrine
deviennent calvinistes; l'Angleterre paraît devoir adopter la
Confession de Genève.
3° Un changement de souverain modifie tout. Edouard meurt;
il a essayé d'éloigner sa sœur catholique et de léguer le trône à
sa cousine Jane Grey. Mais la prétendante n'a pour elle que le
peuple de Londres: personne ne la défend, pas même ses
soldats; Mary est proclamée reine.
La nouvelle souveraine est la fille de Catherine d'Aragon,
élevée à l'espagnole ; elle épouse Philippe II, veut rétablir
l'Eglise calholique. Pour arriver à ce but : 1° on abolit les actes
d'Edouard, on revient à l'Eglise de Henri, on remet en vigueur
le culte en latin, on défend le culte réformé, on expulse les pas-
teurs mariés; 2° Mary reçoit en triomphe un légat du pape, le car-
dinal Pôle ; elle abolit la suprématie, on revient à l'obéissance
ecclésiastique; 3° on organise des persécutions : 31 hérétiques
sont brûlés dans le diocèse de Londres, 4fc dans les autres dio-
cèses; Cranmer est déposé et conduit au bûcher (1555) ; on dé-
190
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
terre même les morts (Bucer). Ce zèle n'obtient cependant aucun
succès auprès du pape, qui est brouillé avec Philippe II. Mary ne
vit pas, d ailleurs, en bons termes avec le roi d'Espagne; elle doit
soutenir uae guerre contre la France; elle ne peut obtenir la
restitution des biens des couvents.
4° La situation va encore changer. Mary se croit enceinte ; si
son successeur est catholique, l'Angleterre va le devenir égale-
ment ; mais Mary s'est trompée, elle est atteinte d'hydropisie :
elle meurt en 1558 ; son héritière est Elisabeth, fille d'Anne Boleyn,
et que les catholiques considèrent comme illégitime.
La nouvelle reine est personnellement indifférente ; elle est
hostile au calvinisme et espère épouser Philippe 11. Elle est
couronnée par un évêque catholique, mais est obligée bientôt de
lutter contre les catholiques eux-mêmes ; elle veut établir l'u-
nité en satisfaisant le plus de gens possible, impose un compro-
mis, reprend le Book d'Edouard, rend obligatoire la Confession
revisée et réduite à 39 articles, mais respecte les cérémonies,
fait voter un nouvel Acte de suprématie par le Parlement, garde
la juridiction royale sur tous les ecclésiastiques, exige le serment
nécessaire pour ceux qui veulent obtenir une fonction ; elle con-
serve les évéques et les domaines d'Eglise, mais ne rétablit pas
les couvents.
Ainsi est constitué la « Church of England ». C'est un compro-
mis entre deux régimes contradictoires. De l'Eglise catholique, on
conserve l'organisation du clergé séculier et quelques cérémo-
nies ; la liturgie et les doctrines sont calvinistes. L'Angleterre
constitue une Eglise séparée, en lutte avec le pape.
II. — En Ecosse, la Réforme est issue d'un mouvement local
d'origine calviniste et d'un mouvement extérieur venu d'Angle-
terre. Des Ecossais, disciples de Français, prennent l'initiative,
aidés par le gouvernement anglais.
Pour comprendre ce mouvement, il faut connaître les condi-
tions où se trouvent l'Ecosse : les nobles et les prélats sont con-
tinuel ement en conûit ; les rois ont été toujours les alliés de la
France. Depuis la mort de Jacques V, le gouvernement est entre
les mains de sa veuve, une Guise, soutenue par la France et les
catholiques. On prend l'offensive contre les réformés ; le prin-
cipal conseiller, le cardinal Beaton, parcourt les campagnes
avec des cavaliers, pour arrêter les hérétiques.
III. — Enfin, pour terminer, examinons les caractères géné-
raux des nouvelles Eglises au xvi e siècle.
1° Toutes ces Eglises ont un droit commun; elles sont nées
d'une rupture avec l'autorité ancienne du pape ; la séparation
LA RÉFORME EN GRANDE BRETAGNE
191
s'est opérée sous des formes différentes, suivant les circons-
tances et les pays.
La forme luthérienne a été adoptée dans les régions alle-
mandes, d'où elle est sortie, par les Scandinaves; elle s'étend,
en Allemagne, sur presque tous les territoires des princes laïques,
et les villes d'Empire, hors d'Allemagne, sur les villes germa-
niques de la Baltique, la Pologne, la Transylvanie, là Suède et le
Danemarck.
La forme calviniste, d'origine française, embrasse des pays
français, la Suisse romande, la Flandre wallonne, l'Ecosse, les
noble polonais et madgyards.
L'Eglise ang'icane, compromis conservateur, reste propre à
l'Angleterre.
Ces diverses Confessions diffèrent très peu par la doctrine
(interprétation de la Cène), pas beaucoup par la liturgie, surtout
par l'organisation territoriale (presbytérienne épiscopale royale ;
le calvinisme est une fédération d'oligarchies autonomes).
2° Ces caractères communs expliquent le nom commun : pro-
testants. La rupture s'est faite sur une différence de conception
de la religion : l'importance relative de la foi et des œuvres. La
doctrine des Eglises réformées est la justification par la foi, qui,
dans le langage pratique, n'est autre que la question du salut,
raison d'être de toute religion : la foi est- elle un acte indivi-
duel?
L'importance pratique donnée à la foi amène une différence
profonde dans toute la conception ; la Révolution a donc été
radicale: abolition de toutes les pratiques et formes tradition-
nelles du culte ; le latin n'est plus la langue religieuse ; on ne
laisse subsister que quelques actes de doctrine en langue vul-
gaire. Partout, on supprime le clergé régulier, on abolit le céli-
bat ; la hiérarchie, conservée chez les Anglicans, est amoindrie
chez les luthériens, elle disparaît chez les calvinistes.
3° Cette révolution entraîne une transformation dans la vie
politique et dans les relations de l'autorité ecclésiastique avec les
fidèles, ce qui n'était pas dans l'intention des réformateurs,
théologiens avant tout. Les tentatives radicales ont été anéanties.
Il s'ensuit que les Eglises conservatrices gardent tout l'ancien
dogme. L'idée d'une Eglise catholique, universelle, n'est pas
abandonnée; aucune Eglise particulière ne s'en croit séparée;
toutes prétendent être unies dans la communion de tous les
chrétiens. Aucune Confession ne reconnaît le droit à l'individu de
choisir librement son culte et de le pratiquer à sa volonté ; aucune
192
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
ne nie les droits de l'autorité laïque à régler les affaires spiri-
tuelles; toutes conservent la justice ecclésiastique sur les fidèles;
toutes proclament la religion obligatoire. Luther, les Anglicans,
et même Calvin et Bèze l'admettent. La tolérance n'est réclamée
que par des individus isolés. Le prince doit employer son pouvoir
pour imposer la vraie religion.
En fait, l'obéissance des calvinistes reste limitée : les devoirs
envers Dieu sont supérieurs aux devoirs envers le prince. Le
calvinisme a donc produit des révolutionnaires et a empiété sur
le domaine politique.
C. D.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS.
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année (* Série) N° 22
6 Avril 19»
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à V Université de Paris.
Le mois de mai est le plus beau mois de Tannée ; ce n'est pas le
plus beau du poème de Roucher. Le poète débute par une peinture
générale, qui n'est pas très bonne, comme toutes ses peintures
générales, du reste* La Harpe reconnaît avec raison que Rou-
cher excelle dans la poésie descriptive. Encore faut-il distinguer;
il est bon poète descriptif, quand il a un objet particulier à décrire,
par exemple, une inondation ou la beauté spéciale des paysages
alpestres ; mais il est moins heureux dans les descriptions
générales, auxquelles s'entendait très bien Saint-Lambert, et
encore mieux Virgile, et qui consistent à saisir la physionomie
d'une époque de Tannée, à donner Tanalyse poétique d'une im-
pression subie, à dégager l'idée générale d'un paysage, si, comme
Ta dit Amiel, un paysage est un état d'esprit.
Le poète passe à une petite dissertation sur les abeilles ; à ce
propos, — et vous vous y attendiez," — il adresse une apostrophe
à Virgile, chantre et peintre des abeilles. Puis, c'est un souvenir
d'une maladie et d'une convalescence au printemps. La Harpe ne
manque pas de dire que Roucher aime à reprendre les sujets
déjà traités avant lui, et qu'il est inférieur à son modèle. — Nous
Directeur : N. FILOZ
Roucher (suite).
194
HEVUE Dl£S COURS KT CONFÉRENCES
sommes au mois de mai, et, par conséquent, il est tout naturel
que le poète nous parle des amours des animaux ; mais son
exemple est assez bizarrement choisi : il nous parle des amours
des huîtres ! Saint-Lambert était le poète philosophe ; Roucher
est le poète scientifique : il connaît son histoire naturelle beau-
coup mieux que Saint-Lambert. C'est, sans doute, une excel-
lente chose de savoir ce dont on parle ; mais le malheur est
qu'on est porté à faire un peu étalage de sa science, à aller
chercher des détails trop techniques. Roucher a tenu à renouve-
ler son sujet; il n'a pas été bien inspiré: il est certain que les
mollusques considérés comme amoureux ne seront jamais très
intéressants. La fin du chant est consacrée aux amours des
hommes.
L'apostrophe à Virgile ne manque pas de valeur ; il y a du
mouvement, de la justesse dans l'appréciation, et même une cer-
taine chaleur, un peu factice, il est vrai, mais qui peut pourtant
faire illusion:
Mânes de ce grand homme, instruit par les neuf Sœurs
A célébrer des champs les utiles douceurs,
Pardonnez à l'essor qu'a tenté ma faiblesse ;
Ou plutôt donnez-moi la grâce et la mollesse,
Qui prêtent à ses vers je ne sais quel attrait,
Eh ! qui sait, mieux que lui, faire aimer ce qu'il chante ?
Voilà un vers très agréable, digne de Voltaire, quand Voltaire
est bon.
Qu'ils sont vrais, ses tableaux ! que sa voix est touchante !
Soit qu'il dise l'amour, les combats des bergers,
Et les soins des guérets, des troupeaux, des vergers ;
Soit que, de son bonheur faisant sa seule étude,
11 cherche des forêts l'obscure solitude...
Gomme alors chaque vers, par un charme vainqueur,
Pénètre doucement jusques au fond du cœur !
Que d'un simple jardin la riante culture
Dit bien que le bonheur est près de la nature!
Ce sont d'excellents vers du xvn e siècle, non pas faits de génie,
mais d'industrie et d'application, corrects, soignés, élégants.
Pour que vous puissiez faire la comparaison avec le passage
de Saint-Lambert dont je vous entretenais le mois dernier, voici
ce qu'écrit Roucher convalescent. Il y avait dans Saint-Lambert
une impression de renaissance et de résurrection très heureuse-
ment exprimée ; les vers de Roucher paraissent bien ternes et
bien froids :
ROI} CHER
195
Je l'ai goûté jadis, le bonheur d'échapper
Aux horreurs de la Mort : sa faulx m'allait frapper ;
C'était, il m'en souvient, aux jours de mon bel âge.
Impatient de voir renaître le feuillage,
Et six mois à regret d'Aiguevive exilé,
J'y volais, par l'Amour et Zéphyr rappelé.
La fièvre tout à coup dans mes veines s'allume ;
De ses feux inégaux la fièvre me consume...
Par les feux inégaux de la fièvre, entendez la fièvre intermit-
tente! Que voulez-vous? Cela plaisait énormément aux gens de ce
temps-là. Le plaisir de la lecture est très varié : on aime à faire
«ffort pour deviner; la clarté a quelque chose de trop uni, elle ne
fait pas assez travailler. La périphrase, au contraire, et l'allusion
sont des devinettes qui irritent l'attention et par conséquent la
soutiennent.
Je m'écriai, poussant une voix presqu'éteinte :
« 0 mort, suspends tes coups ! ô mort, éloigne-toi !
« Je suis encor si jeune : en est-ce fait de moi ?
« Ne reverrai-je plus mon père, mon amante ?...
C'est admirable, n'est-ce pas ? mais c'est du Tibuile, ramassé,
il est vrai, et condensé.
oc Si tu fermais du moins ma paupière mourante,
« 0 toi, jeune beauté, pour qui j'aimais le jour!...
c Ah ! mon dernier soupir est un soupir d'amour. »
Ce vers est de Corneille, mais il me semble évident que Rou-
«her, pas plus que Voltaire^ ne connaissait Tépitaphe d'Héloïse
Ranquet, où il se trouve; et c'est ainsi que ce vers de Corneille
n'en est pas moins un vers de Roucher.
Au bout de trois jours, le poète revient à la vie :
Combien je fus heureux ! Ciel ! avec quel transport,
Du naufrage échappé, je rentrai dans le port !
Sentez-vous toute l'harmonie expressive de ce vers? Le mouve-
ment en est aisé, facile et lent, comme» celui d'un vaisseau qui
Tentre au port après la tempête.
Quel charme de sentir ranimer tout son être !
Je crus qu'avec mes sens mon cœur venait de naître.
Tout me parut nouveau : le soleil, à mes yeux,
N'avait jamais brillé si pur, si radieux.
Mon père, il me semblait plus sensible et plus tendre ;
Mon ami, j'aimais plus à le voir, à l'entendre ;
Et l'asile champêtre où m'accueillit l'amour,
Pour moi, d'un long printemps ne fit qu'un heureux jour.
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196
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Voilà une fin excellente, presque admirable.
Il y a aussi, dans ce chant, un petit éloge très court du jardin
négligé. Vous savez qu'il y eut, à cette époque, entre amateurs
de jardins, une querelle presque aussi ardente que celle des Glu-
ckistes et des Piccinistes. Il est bien entendu qu'en sa qualité de
poète et de novateur Roucher tient pour les jardins anglais.
Vous connaissez l'anecdote de Sophie Arnould, la célèbre comé-
dienne, visitant un jardin anglais. On lui en faisait admirer les
rochers et la cascade : « Hein! quelle jolie cascade ! » lui disait-
on. » — « Cela ressemble à une cascade comme deux gouttes
d'eau », répondit-elle. — Roucher n'a pas trouvé un si joli
mot:
Mais voici un passage d'une de ces notes copieuses dont Rou-
cher a plus alourdi qu'enrichi son poème: « On nous accuse, nous
Français, d'éviter un excès pour tomber dans un autre. Il faut
donc prendre garde, en bannissant des jardins la symétrie, de ne
pas y introduire le désordre. J'ai vu, non loin de Paris, un de ces
jardins qu'on appelle à l'anglaise, où, pour me servir du mot
d'une femme, on a mis la nature en mascarade. C'est un filet
d'eau qu'on appelle rivière ; et la Seine coule aux pieds de ce
jardin. C'est un petit pont, dont les parapets sont formés de bois
de cerfs ; et le beau pont de Neuilly n'est qu'à deux ou trois lieues.
Ce sont quelques tombereaux de terre entassés en guise de mon-
tagne ; et l'on arrive de Paris à ce colifichet par une montagne
véritable, dont l'intérieur présente de vastes excavations, assez
semblables aux Catacombes de Rome. C'est enfin un maigre gazon
parsemé de quelques arbustes; et, à cent toises de distance,
s'élève une des plus belles forêts du royaume. Il faut avouer que,
si ces prétendus embellissements ont englouti des sommes con-
sidérables, il n'est pas possible d'entasser à grands frais plus de
ridicules dans un étroit espace. »
Le mois de Juin est le meilleur de tout l'ouvrage : c'est celui
qui renferme le plus de morceaux brillants. En voici lesommaire :
Juin est le mois du soleil, donc invocation au soleil ; c'est bien la
seconde, et voilà peut-être un malheur. Quelques pages sur l'in-
fortune de l'aveugle, excellemment traduites de Milton ; puis les
fêtes de la rosière au village de la Falaise. Ensuite la fenaison, les
feux de la Saint-Jean, et la beauté de Tété en France. Eloge de la
France ou plutôt de ce que j'appellerai les Arcadies françaises ;
Non, non ; de ce jardin sévèrement bannie,
La régularité n'en fait point l'harmonie.
Tout naît comme au hasard en ce fertile enclos,
ROUGUER
197
regrets d'avoir quitté une de ces Arcadies, à savoir son beau
pays de Montpellier.
De l'invocation au soleil, je ne veux tirer que quelques vers:
Qu'il est beau, ton destin! Présent à tous les lieux,
Soleil ! tu remplis seul l'immensité des Gieux ;
Be l'Aurore au Midi, du Couchant jusqu'à l'Ourse,
Tu pousses tes exploits : rien ne borne ta course.
Que dis-je ? Eh ! ton pouvoir est bien plus grand encor.
Dieu des airs ! Tu régis l'harmonieux accord
Be la céleste armée au sein du vide errante...
Voilà un vers romantique, spacieux, qui remplit tout l'horizon.
Dans sa Voie lactée ou dans ses Etoiles, Sully-Prudhomme n'a
pas trouvé mieux*
C'est toi qui l'y suspends : ta force pénétrante
L'écarte, et tour à tour la ramenant vers toi,
En contraint tous les corps à t'escorter en roi.
Ces vers expliquent fort bien la loi de la gravitation et en font
voir les effets d'une façon saisissante. Roucher sait mettre en
beaux vers une vérité scientifique ; La Harpe ne s'en est pas
aperçu.
Voici maintenant l'éloge de la France, dont le plan est le même
que dans Chénier :
Eh ! qu'envierait la France aux climat» étrangers?
Elle en a tous les biens et non pas les dangers.
L'homme errant n'y craint point ces races écumantes
Des dragons, croupissants au sein des eaux dormantes.
Pas de tigres à redouter non plus ; mais d'innocents cerfs, des
chèvres, des brebis. Les yeux sont charmés par les châteaux
bâtis aux sommets des collines, les routes couronnées d'ombra-
ges. La France enfin peut être fière de ses sculpteurs, de ses
architectes, de ses poètes et de ses savants :
Je te salue, ô Terre
Féconde dans la paix, féconde pour la guerre !
Ah I puisses-tu goûter, en écoutant mes chants,
Le plaisir que j'éprouve à célébrer tes champs !
Voici le plan du mois de Juillet. — La Suisse ; éloge du peuple
suisse ; tableau matériel du pays. Avec sa prodigieuse versatilité,
voilà Roucher qui nous parle du Nil, parce que c'est en juillet
(est-ce bien sûr?) que le Nil commence à déborder. Puis,
la pêche à la baleine. De là, comment Roucher passe-t-il à Jeanne
Hachette, à Beauvais et à son mariage avec une certaine demoi-
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198 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
selle Hachette, c'est ce que je vous dirai plus tard, quand jfr
reviendrai sur ses imperfections les plus regrettables. 11 termina
par une sorte de réminiscence du fameux passage de Virgile:
0 qui me gelidis, etc..
Je ne vous lirai que le tableau de la Suisse, que La Harpe lui-
même déclare excellent :
Errant parmi ces rocs, imposante retraite,
Au fond du Grindenval, je m'élève et je vois,
Dieux ! quel pompeux spectacle étalé devant moi !
Sous mes yeux enchantés la Nature rassemble
Tout ce qu'elle a d'horreurs et de beautés ensemble :
Dans un lointain qui fuit, un monde entier s'étend..
Ce vers n'est ni meilleur ni pire que le fameux vers de
Vigny, admiré par tout le xix e siècle :
. • Quand, devant notre porte,
Les grands pays muets longuement s'étendront.
Et voici, maintenant, une avalanche digne de figurer dans
toutes les anthologies :
En vain, l'Astre du jour, embrasant FEcrevisse,
D'un déluge de flamme assiège ces déserts,
La masse inébranlable insulte au roi des airs.
Mais, trop souvent, la neige, arrachée à leur cime,
Roule en bloc bondissant, court d'abyme en abyme,
Gronde comme un tonnerre, et, grossissant toujours
A travers les rochers fracassés dans son cours,
Tombe dans les vallons, s'y brise, et des campagnes
Remonte en brume épaisse au sommet des montagnes.
Ces vers ont une étonnante puissance de sonorité expressive.
La fin du chant est un appel aux paisibles jouissances de la-
campagne :
0 ciel ! quand la fortune
Voudra- t-elle adoucir sa rigueur importune ?
Ah ! si je puis trouver un terme à ses refus,
Vous me verrez alors sous vos dômes touffus,
Verdoyantes forêts ! Et vous , claires fontaines,
Qui coupez en fuyant leurs routes incertaines,
Sur vos gazons mousseux j'irai me reposer !
Les Amours et leur Sœur m'y viendront courtiser.
D'un long et doux Sommeil j'y goûterai l'ivresse...
Cela fait songer à Racan, et aussi à ce paresseux de La Fon-
taine :
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ROUCHER
199
Je le verrai, ce pays où l'on dort.
On y fait mieux : on n'y fait nulle chose .
C'est un métier que je savoure encor.
Dans le Chant VI, consacré au mois d'août, je ne vois guère
que l'éloge de Newton, le mois d'août étant l'un de ceux où il est
le plus facile d'observer les astres. Puis vient la Saint-Barthélemy.
Ici, Roucher commence à avoir recours à un petit artifice : comme
il est difficile de faire un chant sur chaque mois de l'année,
Roucher consulte ralmanach.il n'a rien à dire sur le mois d'août ;
mais les événements qui ont eu lieu en août lui serviront de sujet.
Ce procédé est tout à fait mauvais; car, s'il est permis de faire des
éphémérides, comme Ovide, comme Godeau, leur place n'est pas
dans un poème descriptif et scientifique. Roucher se rappelle
aussi que la Saint-Louis est dans le mois d'août : donc éloge du
roi et de la famille de France. 11 revient, heureusement, à la des-
cription réelle du mois d'août dans l'épisode des moissonneurs. Il
termine par la description delà famine qui sévit à Rome sous
Romulus Augustule, en 470, alors que les Hérules avaient incen-
dié les vaisseaux qui portaient en Italie le blé d'Egypte. L'usage
imposait à Roucher une famine et une peste : il s'est bien gardé
d'y manquer.
Le Chant VJI, ou Septembre, débute par une description des
fleurs et des fruits d'automne, qui n'offre rien de remarquable.
Puis les amours des cerfs ; car c'est bien en septembre que
les cerfs sont en proie aux « fureurs amoureuses», comme dit
Roucher. Le passage est très brillant : il y a quelque chose de
belliqueux dans la sonorité des vers. La Harpe a beaucoup raillé
un détail qui est, en vérité, assez maladroit. Roucher se peint
comme ayant assisté à une bataille de cerfs ; or, il s'est trouvé
dans une situation assez piteuse, se voyant poursuivi par un
cerf aux cornes menaçantes. Il est bien certain qu'il aurait dû se
contenter d'une description objective. Vient, ensuite, Téloge des
agriculteurs opposés aux conquérants; puis celui de la science,
et cette idée qu'il faut toujours savoir davantage, parce que là est
le bonheur. Ce passage est très caractéristique des tendances
profondes de Roucher :
Ont élargi la sphère où gravitent les astres :
Un plus nombreux cortège entoure Jupiter...
Déjà de Cassini le tube observateur
De la voûte des cieux a percé la hauteur...
Du trône du soleil un rayon descendu
Dans les angles du prisme à peine se repose ;
Le prisme en sept couleurs soudain la décompose...
De nouveaux Zoroastres
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
N'avez-vous pas quelquefois réfléchi à ce fait, que le siècle qui
a vu le plus de découvertes scientifiques ne s'est pas le moins du
monde soucié de les chanter? Si, au contraire, les gens du dix-
bmtième siècle, dont on peut contester la méthode, mais non le
talent, avaient vécu au siècle de l'électricité, du téléphone et
du phonographe, ils auraient été les plus heureux du monde : il
faut les plaindre d'être nés cent ans trop tôt! Un jour viendra,
affirme Roucher, où l'homme arrachera à la nature ses secrets ;
mais il ne verra point cette époque fortunée :
Le flot de l'onde noire,
Neuf fois autour de moi par la mort replié,
Dans l'éternelle nuit me retiendra lié.
Non, je ne serai point de la mort rappelé,
Et, pour d'autres que moi, tout sera dévoilé.
Non, pas tout; mais il y a, dans cet hymne, de l'ampleur et un
enthousiasme qui approche du lyrisme.
A. B.
Les orateurs attiques
Cours de M. ALFRED CROISET,
Professeur à V Université de Paris.
Thucydide ; sa conception de l'histoire.
Après Antiphon, nous avons à étudier non pas un orateur,
mais un historien : cet historien, c'est Thucydide. En effets il a
exercé une influence profonde et durable, non pas seulement sur
l'histoire, mais aussi sur l'éloquence. Les anciens ont remarqué
que Thucydide avait été le premier des historiens à introduire
dans son Histoire de véritables discours. Chez quelques histo-
riens antérieurs à Thucydide, on pourrait sans doute trou-
ver des discours, mais ce sont plutôt des discours familiers
ou poétiques que des discours politiques. Thucydide, bien
qu'historien, est aussi un peu orateur politique. Il a composé,
pour être lus, des discours qui semblent avoir été, en quelque
manière, analogues à ceux de Périclès, son contemporain. Lors-
qu'il rappelle dans son Histoire un discours, en l'attribuant à
un personnage connu, il prend bien soin de nous avertir qu'il ne
reproduit pas le discours intégralement, mais qu'il s'est unique-
ment attaché à en donner le sens général. Il en résulte, par suite,
une manière toute personnelle de concevoir l'éloquence ; et cette
conception originale de Thucydide exerça une grande influence
sur les orateurs qui vinrent après lui.
Cette influence apparaît assez clairement dans quelques légen-
des. Voici la première de ces légendes : on rapporte que Xéno-
phon, au moment où il entreprit de composer ses Helléniques, se
proposa de continuer V Histoire du Péloponèse de Thucydide; c'est
dire que cette histoire s'imposait déjà. D'ailleurs, on pourrait
trouver trace, en maint endroit des Helléniques, de l'influence du
modèle que Xénophon s'était proposé. Une autre légende est
celle de Démosthène, vivant dans sa jeunesse, retiré dans une
caverne pour y étudier l'éloquence, et ayant copié huit fois
Y Histoire tout entière de Thucydide. Sans doute, dans cette
légende, il faut faire une grande part à l'imagination populaire.
202
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Toutefois, nous eu pouvons retenir que l'influence de Thucy-
dide se retrouve, très profonde, dans l'œuvre de Démosthène.
En effet, lorsqu'on examine les discours de Démosthène, au dou-
ble point de vue du fond et de la forme, on y trouve l'action très
nette de Thucydide. Et si Ton songe que Démosthène n'était pas
encore né au moment où Thucydide mourut, on pourra se repré-
senter la profondeur et l'efficacité de cette influence.
En quoi consiste exactement cette influence ? En ce que Thucy-
dide a présidé à la formation d'une science politique positive
et complètement détachée du surnaturel. Grâce à lui, se
forme, peu à peu un idéal de politique, dégagé des faits, et
qui ne tire pas sa force des événements, mais qui sort de
l'âme même d'Athènes, et agit ensuite sur la politique concrète
des Athéniens.
Voilà les deux points que je voudrais successivement mettre
en lumière, en étudiant l'influence de Thucydide sur l'éloquence
atlique. Voyons d'abord comment s'est formée cette science poli-
tique positive, cette idée que les choses de l'humanité, les choses
de la politique, où apparaît lant de contingence, sont soumises à
certaines lois marquant, sous des différences accidentelles et par-
tielles, la permanence effective de tout ce qui est. C'est là une
idée absolument capitale. Ce serait, d'ailleurs, se tromper étran-
gement que d'en croire Thucydide l'inventeur ; elle avait apparu
longtemps avant lui. En effet, il y avait déjà 150 ans que les phi-
losophes de l'école ionienne et les premiers Eiéates s'étaient dit,
en contemplant les spectacles naturels, que, sous la diversité
apparente des phénomènes, il devait y avoir une régularité
latente, des lois auxquelles ces phénomènes obéissaient.
Mais cette idée était restée dans le domaine de la philoso-
phie, et n'avait pas encore été transportée dans le domaine
de la politique, de la morale, en un mot dans le domaine de la
vie humaine. Ce n'est pas dans les logographes antérieurs
à Hérodote qu'il faudrait chercher une première application
de la découverte des Eiéates. Ces logographes, en effet, si nous
en croyons le témoignage de Strabon, et nous n'avons aucune
raison de le rejeter, n'étaient que des poètes en prose, qui avaient
débarrassé l'épopée de son vêtement poétique et l'avaient fait
descendre du char des Muses ; dans leurs œuvres, nous ne trou-
vons que des légendes non versifiées. C'est une prose qui n'est pas
encore devenue le langage de la raison, qui est restée le langage
de l'imagination, moins les ornements et les embellissements des
premiers poètes. Hérodote lui-même ne semble pas avoir soup-
çonné que la découverte des Eiéates pouvait trouver son appli-
THUCYDIDE
20a
cation ailleurs que dans la physique ; et, pourtant, il était contem-
porain de Thucydide, à peine plus âgé que lui. La différence qu'il
y a entre eux est la suivante : Hérodote représente tout le passé,
toute la tradition antérieure, tandis que Thucydide représente et
annonce l'avenir. Donc cette idée, — qu'à des événements multi-
ples, infinis, on peut chercher et trouver des causes toujours les
mêmes, — paraît absolument étrangère à la pensée d'Hérodote.
Toutefois, on peut, en les cherchant bien, trouver dans son Bis-
tyire les germes de cette idée. En effet, nous rencontrons parfois
da s son récit quelques indications concrètes sur les forces
relatives des Etats qui sont en guerre, quelques éléments de
psychologie individuelle et collective; mais tout cela n'est qu'en
germe, dit au hasard et jeté parmi une foule d'autres faits qui
n'ont bien souvent rien à voir avec ces considérations.
L'immense originalité de Thucydide, c'est d'avoir eu le premier
conscience que la méthode, qui avait suffi aux Eléates pour
découvrir, au milieu des phénomènes innombrables une certaine
unité, devait être appliquée aux événements. Dans la science
humaine, comme dans les sciences de la nature, il veut qu'on cher-
che les lois suivant lesquelles les mêmes effets suivent les mêmes
causes. Cette loi est partout, dans la nature et dans l'homme.
Dans la préface de son Histoire, il nous donne lui-même un
résumé très succinct et très profond de sa philosophie politique
et historique: « Peut-être mes récits, écrit-il, dénués du pres-
tige des fables, perdront-ils de leur intérêt ; il me suffît qu'ils
soient trouvés utiles par quiconque veut se faire une juste idée
des temps passés et préjuger les incidents plus ou moins sembla-
bles, dont le jeu des passions humaines doit amener le retour.
J'ai voulu offrir à la postérité un monument durable, et non un
morceau d'apparat à des auditeurs d'un instant. » Puis Thucydide
indique assez clairement qu'il y a une loi essentielle, selon
laquelle les mêmes événements se reproduisent à des intervalles
plus ou moins éloignés. Nous voyons apparaître l'idée de la
permanence de certaines liaisons naturelles et la possibilité
pour l'histoire de servir de leçon pour l'avenir. En effet, dès
qu'on a compris le lien nécessaire des causes et des effets, on
peut prévoir le retour des faits analogues succédant à des causes
semblables à celles qu'on a précédemment observées. Cela nous
permet de comprendre le mot dont Thucydide se sert pour
qualifier son histoire: il écrit son histoire, dit-il, non pas pour en
faire un morceau d'apparat, mais pour en faire un gain solide,
une acquisition pour toujours, quelque chose qui puisse servir
à toutes les générations futures.
204
HE VUE DES GOUHS ET CONFÉRENCES
C'est ainsi qu'au commencement de la description de la peste
d'Athènes se place d'abord un hors-d'œuvre, un morceau d'un
caractère scientifique et même médical; mais Thucydide preud
bien soin de se justifier aussitôt, en donnant les raisons qui l'ont
amené à faire cette digression: « Je laisse à chacun, dit-il, le soin
d'expliquer l'origine probable de ce fléau et de rechercher les
causes capables d'opérer une telle perturbation ; je me bornerai
à décrire les caractères et les symptômes de cette maladie, afin
qu'on puisse 6e mettre sur ses gardes, si jamais elle reparaît.
J'en parlerai en homme qui fut atteint lui-même et qui vit souf-
frir d'autres personnes ». Donc, s'il décrit le mal, c'est uni-
quement pour qu'à l'avenir on ne soit pas surpris s'il se présente
de nouveau, et qu'on sache ce qu'il y a à faire.
Thucydide veut qu'on étudie les événements passés comme des
faits qui sont liés les uns aux autres par une association perma-
nente, et qui sortent les uns des autres. Il a une conscience très
uette de ce qu'il a voulu faire, et il a distingué très clairement
dans sa préface sa nouvelle conception de celle de ses prédé-
cesseurs : ceux-ci ont cherché ce qui plaît plutôt que ce qui est
prouvé et reconnu utile ; Thucydide, au contraire, se fait de
l'histoire une idée scientifique : il veut retrouver, dans l'étude
des choses humaines, certaines lois permanentes.
Que va devenir, alors, le rôle de la divinité? Dans l'anti-
quité, on a souvent accusé Thucydide d'athéisme; c'est là
une accusation qui perd beaucoup de sa force, si l'on songe que
les Grecs l'ont portée non seulement conire les sophistes athées,
mais à peu près contre tous les philosophes qui, comme Anaxa-
gore, ont essayé d'expliquer la nature par l'existence de certai-
nes lois permanentes. Chez Thucydide, on rencontre, à tout
moment, des expressions comme «divinité », « fortune» ; par
conséquent, Thucydide, avec sa notion des lois, n'exclut pas
cette idée de quelque chose de divin, qu'on ne peut faire rentrer
dans les prévisions de la science humaine. Comment cela
se conciiie-t-il avec sa conception première, toute scientifique
et positive? C'est une conception analogue à celle du pieux
Socrate : elle se trouve exposée tout au long au début des
Mémorables de Xénophon: « De quel témoignage, dit-il, les
adversaires de Socrate se sont-ils servi pour l'accuser de ne pas
croire aux dieux de la cité ? On le vit souvent faire des sacrifices
soit à son foyer, soit sur les autels de la ville, et il n'était pas
douteux qu'il se servît de la divination. On avait, en effet,
répandu le bruit que Socrate prétendait recevoir des indications
d'un démon. C'est là, sans doute, ce qui a conduit ses adver-
THUCYDIDE
205
saires à l'accuser d'introduire dans la cité de nouveaux dieux. Et
pourtant, il n'y a pas plus introduit de divinités nouvelles que
ceux qui, ayant foi en la divination, obéissent aux présages
fournis par les oiseaux, aux voix divines ou à toute autre espèce
de présages. En effet, ceux-ci ne pensent pas que ce sont les
oiseaux qui savent ce qui leur est avantageux, mais bien que
ce sont les dieux qui le leur indiquent par l'intermédiaire de
ces oiseaux. C'est aussi ce que croyait Socrate, disant librement
que c'était la divinité qui lui fournissait ces signes. » Seulement
Socrate n'interroge pas les dieux aussi souvent que ses conci-
toyens et il ne les consulte que sur les choses qu'il n'est pas
possible à l'homme de connaître. Bien plus, ajoute Xénophon :
« Socrate pensait qu'ils commettaient un sacrilège, ceux qui
demandaient à la divinité s'il vaut mieux connaître qu'ignorer
l'art de conduire un char avant d'y monter, ou qui faisaient
toute autre demande analogue. » La conception que Thu-
cydide se fait de la divinité est absolument identique à celle
de Socrate. Comme lui, il pense que les dieux se sont réservé
les plus hautes parties des sciences, les conclusions dernières. Un
médecin, sans doute, sait ce qu'il doit faire en présence de telle
ou telle maladie ; mais la guérison vient des dieux. Il y a dans
presque toutes les choses humaines une part d'inconnu, que l'es-
prit rigoureusement scientifique ne peut pénétrer: c'est l'inex-
plicable, l'inconnaissable d'Herbert Spencer. Ainsi l'on trouve
quelquefois dans la pensée grecque certaines divinations de la
pensée moderne. Le vrai savant, d'après Thucydide, doit s'atta-
cher uniquement aux liaisons nécessaires des événements. Pour
tout ce qui dépend de circonstances fortuites, du hasard, c'est le
domaine de l'inconnaissable, et le savant ne doit pas y pénétrej.
Comment donc sera constituée cette science politique de
Thucydide ? Il faudra, d'abord, éliminer de l'histoire tout ce qui
sort de la création humaine, les faits qui se sont trouvés accom-
plis par la crédulité populaire, les causes imaginaires qui ne
résultent pas de la réalité des événements: en un mot, il faudra éli-
miner tout ce qui ne sert qu'à obscurcir la réalité. Quelles sont ces
choses inexistantes, que Thucydide a éliminées avec tant de sûreté
et en même temps de sobriété? Ce qu'il supprime dans le passé
avec une franchise presque brutale, c'est la légende, l'illusion
créée par les poètes. Et, à ce sujet, il s'explique clairement dans sa
préface : « Il est dangereux, dit-il, d'accueillir sans examen toute
espèce de témoignages ; car les hommes se transmettent de
main en main, sans jamais les vérifier, les traditions des anciens,
même celles qui concernent leur patrie. » Pour mieux se faire
206
REVUE DES dOURS ET CONFÉRENCES
entendre, il cite un exemple : «C'est ainsi que les Athéniens sont
persuadés qu'Hipparque exerçait la tyrannie, lorsqu'il fut tué par
Harmodios et Aristogiton ; ils ignorent que c'était Hippias qui
avait succédé à Pisistrate, son père, comme plus âgé que ses
frères Hipparque et Thessalos ; qu'au jour et à l'instant marqués
pour l'exécution de leur complot,Harmodios et Aristogiton, s'ima-
ginant qu'Hippias avait été averti par un de leurs affidés et se
tenait sur ses gardes, renoncèrent à le frapper, mais voulurent
au moins faire quelque coup d'éclat avant d'être saisis; et
qu'ayant rencontré Hipparque à l'endroit appelé Léocorion, au
moment où il organisait la procession des Panathénées, ils lui
donnèrent la mort. » En manière de conclusion, il ajoute: « Tant
la plupart des hommes se montrent insouciants dans la re-
cherche de la vérité et disposés à recevoir les opinions toutes
faites ! »
Thucydide se demande d'où vient que la réalité est aussi étran-
gement faussée, et sa solution est celle-ci : les poètes parent et
embellissent la réalité pour la rendre plus grande et la mettre
en conformité avec leur idéal; en cela, ils obéissent à un instinct,
commun à tous les hommes, et qui les porte à agrandir la réalité, à
la voir plus belle qu'elle n'est. Le premier devoir de l'historien sera
donc de supprimer ces faits, qui ont été créés ou du moins agran-
dis par l'imagination des poètes : telles sont les expéditions loin-
taines rapportées dans les légendes, la guerre de Troie, l'expédi-
tion des Argonautes. Ces faits étaient considérés comme absolu-
ment authentiques parles Grecs contemporains de Thucydide.
Il les considère comme appartenant à une histoire légendaire,
que les poètes ont transformée pour en faire des mythes. Il serait
parfois tenté de dire, comme Lucrèce : « Eadem sunt omnia
semper », les hommes d'autrefois valaient ceux d'aujourd'hui,
pas davantage ; et, pas plus que les hommes d'aujourd'hui, ils
n'ont été capables d'accomplir les tours de force qui sont racontés
dans Ylliade, et même ils en étaient moins capables. C'est ici
qu'intervient, dans YHistoire de Thucydide, l'idée de progrès ;
il l'expose lui-même avec une extrême sobriété : « Il en est de
.a politique comme des arts ; ce sont toujours les nouveaux
procédés qui prévalent. » Ainsi, selon Thucydide, quand on veut
se représenter les origines de la Grèce, il faut chercher des ren-
seignements non pas dans les poètes, qui embellissent les
choses anciennes, mais dans les nations contemporaines de la
Grèce qui ont été le moins touchées par la civilisation : en Etolie,
par exemple, en Acharnanie, où l'on trouve non pas des cités,
mais des tribus, où tous les hommes portent des armes lorsqu'ils
THUCYDIDE
207
se promènent, alors que, dans les villes modernes, civilisées, les
citoyens sortent sans être armés.
Il y a là une vue tout à fait neuve et absolument conforme à ce
que veut aujourd'hui la science: les historiens étudient avec plus
ou moins de difficulté les races restées primitives, pour tâcher de
voir naître les idées modernes. (Test là une méthode que la science
la plus récente a acceptée sans la moindre hésitation. Nous trou-
vons, pour la première fois, chez Thucydide cette idée que, pour
comprendre la Grèce ancienne, il fallait visiter et étudier les
parties de la Grèce contemporaine les plus primitives et les plus
sauvages.
Voilà donc les faits qui, selon Thucydide, doivent être éliminés
dans le passé: faits légendaires, rapportés par la tradition, par
les poètes. Dans le présent, quels sont ceux qu'il va supprimer ?
Ce sont d'abord les faits, les explications, qui résultent d'une
fausse conception, qui ont été altérés par l'imagination. Parmi
ces faits viennent, en premier lieu, les oracles et, en général, tous
les faits provenant des recueils de devins privés. Hérodote, avant
lui, avait fait, à l'égard de ces oracles, une profession de foi très
explicite. Dans les batailles qu'il raconte, on voit souvent appa-
raître des dieux qui ont été vus par les combattants. Une année
que les Athéniens étaient en guerre et ne pouvaient par suite célé-
brer les fêtes d'Eleusis, ils entendirent tout à coup les chants d'une
procession: c'étaient, nous dit Hérodote, les dieux qui, en pré-
sence des ennemis, se chargeaient eux-mêmes d'accomplir les
rites. C'est ainsi que, dans son Histoire, il mêle à maintes reprises
le ciel et la terre, les dieux et les hommes. Il conseille même
quelque part à celui qui est agité d'une forte passion d'y prendre
garde et de lui obéir, car c'est peut-être un dieu qui lui parle et
qui l'avertit.
Dans Thucydide, au contraire, nous ne trouvons pas une seule
apparition de dieux. Quant aux oracles, il est parfois obligé en
quelque sorte de les rapporter. En effet, ils tenaient dans la vie
des Grecs une très grande place ; leurs prédictions étaient sou-
vent consultées, et elles n'ont pas laissé d'avoir quelquefois sur
les faits une réelle action. Dans les rares circonstances où Thu-
cydide est amené à en parler, c'est avec une réserve très nette
qu'il le fait. Après avoir tracé le tableau des désordres causés
par la peste d'Athènes, il rappelle, par exemple, un vieil oracle
qui, au dire des Athéniens, avait prédit la peste ; voici comment
il en parle : « Dans le malheur, selon l'usage, on se rappela une
prédiction que les vieillards prétendaient avoir été chantée jadis:
Viendra la guerre dorienne et la peste avec elle.
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208
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
« A ce sujet, il s'éleva une contestation ; quelques-uns soutenaient
que, dans ce vers, il y avait anciennement, non pas « la » peste,
mais la « famine ». Cependant le premier de ces mots prévalut,
comme déraison, à cause de la circonstance; les hommes mettaient
leurs souvenirs en harmonie avec leurs maux. Mais que jamais il
s'allume une nouvelle guerre dorienne, accompagnée dé famine,
Ton ne manquera pas, je pense, de préférer l'autre leçon. Les Grecs
qui en avaient connaissance, se rappelaient aussi l'oracle rendu
auxLacédémoniens par le dieu de Delphes, lorsque, interrogé par
eux sur l'opportunité de la guerre, il avait répondu que, s ils la
faisaient à outrance, ils auraient la victoire et que lui-même les
seconderait ». Et Thucydide conclut ainsi : « On cherchait à faire
concorder l'oracle avec les événements ». Son opinion est donc
que les oracles n'ont aucune valeur et n'annoncent les événe-
ments que lorsqu'ils ont été accommodés en conséquence. Au
septième livre de son Histoire, en parlant d'une éclipse de lune,
il s'exprime d'une manière tout à fait caractéristique : « Les pré-
paratifs terminés, comme on allait partir, la lune, alors en son
plein, s'éclipsa. La plupart des Athéniens, intimidés par ce
phénomène, demandèrent qu'on attendît. Nicias, qui attachait
aux présages et à tous les faits de cette nature une importance
exagérée, soutint que le départ devait être suspendu jusqu'à ce
que, suivant la déclaration des devins, il se fût écoulé trois fois
neuf jours. Cette contrariété occasionna une perte de temps e c
retint les Athéniens sous les murs de Syracuse». Dans toute
son Histoire, Thucydide parle de Nicias avec une grande sym-
pathie; mais, ici, il lui adresse un reproche pour avoir craint une
éclipse et il le blâme d'être trop attaché aux choses divines. C'est
court, mais c'est clair : qu'avait de commun l'éclipsé avec le
départ de l'armée athénienne ? Dans un autre passage, il rappelle
une prophétie annonçant que la guerre du Pëloponèse devait
durer 27 ans, et il ajoute simplement ceci: « De toutes les
assertions qui reposaient sur des oracles, ce fut la seule que
l'événement justifia. »
A ce propos, il est impossible de ne pas trouver certaines
ressemblances entre la manière dont Thucydide considère les
oracles et les dispositions dans lesquelles Périclès, son ami,
envisage les mêmes phénomènes. Voici, par exemple, une anec-
dote rapportée par Plutarque dans sa Vie de Périclès : « On
apporta à Périclès une tête de bélier qui n'avait qu'une corne.
Le devin Lampon, ayant vu cette corne forte et solide qui s'éle-
vait au milieu du front, déclara que la puissance des deux
partis qui divisaient alors la ville, celui de Thucydide et celui
THUCYDIDE
209
de Périclès, se réunirait tout entière sur la téte de celui chez
qui ce prodige était arrivé. Mais ÀDaxagore, ayant ouvert la téte
du bélier, fît voir que la cervelle ne remplissait pas toute la
cavité du crâne ; que, détachée des parois de la téte et pointue
comme un œuf, elle s'était portée vers l'endroit où la racine
de la corne prenait naissance. Tous ceux qui étaient présents à
cette démonstration en admirèrent la justesse ; mais, peu de
temps après, l'exil de Thucydide ayant fait passer entre les
mains de Périclès toutes les affaires de la République, on n'ad-
mira pas moins la sagacité de Lampon. » Par cette anecdote,
l'orateur nous paraît avoir eu sur les oracles la même opinion
que Fhistorien : il consulte un devin pour condescendre aux
goûts de ses concitoyens ; mais il préfère l'avis du savant,
même si, par hasard, la prédiction du devin se trouve réalisée.
On remarque chez lui, comme chez Thucydide, une tendance
instinctive à chercher un fait naturel dans le fait qui est inter-
prété comme un miracle par l'homme du peuple et le devin. Leur
état d'esprit, leurs dispositions sont les mêmes en présence des
faits merveilleux qui foisonnent dans l'histoire. Thucydide élimine
tous ces faits, qui n'ont d'importance que par l'action qu'ils ont
exercée sur les sentiments et sur la conduite de la foule.
P. B
65
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
L'innovation psychique; l'association des idées (suite).
Dans la précédente leçon, j'ai comparé les deux sortes d'asso-
ciations des idées, et j'ai essayé d'établir que ces deux associa-
tions n'ont de commun que le nom. J'ai insisté principalement sur
Passociation dite de contiguïté, dont j'ai fait la critique. Je vais
continuer, aujourd'hui, la même critique comparative, mais en
insistant surtout sur l'association de ressemblance.
Supposons une conscience qui, momentanément, soit unique-
méat mémoire ; une conscience dont le jeu normal des répétitions
ne soit pas interrompu par des sensations, ou par des désirs et
des volilions, qui surgiraient du fond d'elle-même. Cette supposi-
tion n'a rien d'invraisemblable: il arrive très fréquemment qu'un
lettré ramasse dans sa pensée des fragments de ses lectures et les
relié un à un. Je suppose donc un lettré qui vient de se remé-
morer des vers d'Homère, quatre vers par exemple. Le quatrième
de ces vers est analogue à un vers de Virgile qui lui revient alors
à la conscience : une nouvelle série commence. Soit A B C D les
vers d'Homère, et puis le vers de Virgile c/, et à sa suite les vers
du même e f g h i. Le dernier de ces vers de Virgile se trouve
avoir quelque ressemblance avec une phrase de Cicéron qui, à
son tour, remonte à la conscience du lettré. Représentons ce
souvenir par quelques lettres : I J K. Celte phrase de Cicéron
rappelle une phrase de Bossuet ; la phrase de Bossuet, un vers
de Corneille, et ainsi de suite. C'est ainsi que se fait le passage
d'un souvenir à un autre dans l'esprit d'un homme qui a beau-
coup de souvenirs.
Voyons, dans cet exemple, combien nous avons de souvenirs.
Nous avons séparé en quatre fragments le premier souvenir,
celui des vers d'Homère, parce qu'il comportait quatre vers.
* Mais nous aurions pu diviser ce souvenir d'une façon plus analy-
tique, car chaque vers est composé de plusieurs mots. Nous
avons donc un souvenir, puis un deuxième, un troisième, un qua-
trième, un cinquième. Chacun de ces souvenirs est une unité, car
l'association des idées
211
chacun est la reproduction d'un moment du passé. Un jour, le
lettré a lu, compris et gravé en lui quatre vers d'Homère ; un autre
jour, il a lu, compris et gravé en lui des vers de Virgile, et ainsi de
suite. Il y a cinq fragments de son passé qui viennent former
autant de fragments de son présent. L'association-n'a pas lieu
entre les quatre vers d'Homère, au moment où ils sont remémo-
rés; car elle a eu lieu jadis, quand les vers d'Homère ont été con-
nus pour la première fois. De môme, pour les quatre souvenirs
suivants. Nous n'avons donc pas d'abord une suite de souvenirs,
mais un souvenir grec, puis un souvenir latin, etc.
Posons, maintenant, une autre question. A quels points de
cette suite d'états de conscience se fait une association ? A quels
moments l'activité propre del'âme semble-i-elle se manifester?
L'activité de l'âme : entendons-nous; il est incontestable qu'une
des activités de l'âme, c'est la répétition d'habitude; mais c'est là
une moindre activité, parce qu'elle n'amène rien de nouveau dans
la conscience. Au contraire, quand le fait D provoque à sa suite
le fait appelé d, alors il y a association véritable entre deux élé-
ments jadis séparés dans la conscience, car cè n'est pas au même
moment que le lettré a appris Homère et a appris Virgile. La
réunion de ces faits est donc la manifestation d'une activité nou-
velle de l'âme, autre et plus originale que la répétition d'habi-
tude. De même pour toutes les liaisons d'analogues qui suivefnt,
et qui sont les motifs du passage du deuxième souvenir au troi-
sième, du troisième au quatrième, etc. Or, ce sont là des asso-
ciations de ressemblance.
Si nous avons trouvé, dans l'analyse de l'association de conti*
guïté,de la discrimination bien plutôt que de l'association, cette
fois, nous trouvons de l'association, car l'activité de l'âme se
manifeste par l'association des analogues. Dans la première expé-
rience, les individus psychiques, que je nomme par des lettres
de forme différente (D, d), étaient séparés, puisque ce n'est pas
au même moment que le lettré a connu Homère et Virgile. Ils
sont réunis, immédiatement successifs, dans la deuxième expé-
rience; ils s'y trouvent contigus, puisqu'ils se suivent.
Quelle est la raison de cette contiguïté nouvelle, autrement dit
de cette association ? On ne peut en trouver qu'une : ces faits,
que j'ai nommés D et rf, sont contigus dans la nouvelle activité de
conscience du lettré, parce qu'ils sont semblables. Cette réunion
dans un nouveau moment de la vie de la conscience de deux faits
jadis séparés, discontigus, n'a jamais lieu que quand les deux
termes se ressemblent. Ils s'associent alors pour la première fois,
et l'on dira que le premier occasionne son semblable, son ana-
212
11EVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
logue. Il se fait donc là une association de ressemblance, et il n'y
a pas d'autre manière de nommer exactement ce phénomène. De
ces deux expressions, association par ressemblance et association
de ressemblance, je tiens à dire de suite que je préfère la seconde.
Quand on dit association par ressemblance, on semble parler
d'une force associante de la ressemblance, de même que, quand
on dit association par contiguïté, on semble parler d'une force
associante de la contiguïté. Ce langage dynamiste est un langage
trompeur. 11 ne faut voir ici que des lois.
Les deux associations, ai-je dit, et je voudrais le montrer clai-
rement et définitivement, n'ont de commun que le nom.
Deux termes qui se suivent dans la conscience sont qualitati-
vement différents. On dit alors qu'ils sont associés à litre de con-
tigus. Cela veut dire qu'ils ont été contigus dans un premier acte
de la conscience et que le nouvel acte reproduit cette contiguïté.
Dans le deuxième acte, nous faisons des discriminations; mais,
si les faits que nous distinguons se suivent, c'est qu'i/s ont figuré
dans le même ordre, dans une expérience antérieure. Nous de-
vons dire que le même est, ici, la condition du même. Ce sont les
actes passés qui constituent la condition des actes présents. Le
même, jadis, dans le passé, était intérieurement multiple. Quand
il revient, il revient avec la même multiplicité interne, et, ayant
été l'objet de certaines discriminations lors des premières expé-
riences, il est objet de discriminations nouvelles lors des expé-
riences nouvelles. Ne devrions-nous pas dire que, lorsque des
faits différents se suivent dans la conscience, il y a association, s'il
y a association d'altérité, c'est-à-dire association dans l'altérité,
malgré l'altérité ? Il y a différence, altérité, entre A B C D, qui se
succèdent, malgré cette altérité ; mais, siD et d se suivent après,
ils se suivent à cause de leur ressemblance. 11 y a donc associa-
tion d'altérité et ensuite association de ressemblance. Voilà les
deux associations nettement opposées. Mais, pour bien préci-
ser ce qui se passe alors et bien montrer qu'il y a là une simple
application de la loi de l'habitude, disons que cette association
d'altérité a pour condition, dans le passé, l'identité, ou, pour
employer un terme platonicien, la mêmeté de l'association
qu'elle répète. Dans le passé, il y avait les quatre vers d'Ho-
mère; et ils sont, dans le présent, identiques. L'association d'alté-
rité a donc pour condition la mêmeté, dans le passé de cette asso-
ciation. Ce qu'on appelle association de contiguïté, c'est un acte
d'habitude où l'on tient compte de l'altérité des éléments. La suc-
cession des termes différents est spontanée, mécanique, et, si l'on
voit dans ce fait une association, c'est que Ton vise dans l'acte
l'association des idées
213
d'habitude cette dissociation. Il n'y aurait pas d'association, s'il
n'y avait pas eu déjà association dans le passé.
Mais, parfois, il semble qu'il y ait vraiment association actuelle :
c'est iorsque le retour des associations de jadis est lent, impar-
fait, et exige un effort de remémoration. Les termes alors sont
plus distincts que si leur retour était spontané. Mais il y a là une
illusion ; il me semble que je fais une association, tandis que je
fais effort pour répéter l'ancienne association. Je rencontre quel-
qu'un sur le boulevard ; je me dis : « Je connais ce monsieur ; où
l'ai-je vu ? » Cette physionomie, tout d'abord, est isolée ; mais
je me rappelle : je l'ai vu dans sa boutique, au milieu des objets
qu'il vend ; c'est un boutiquier. Les deux termes sont distincts,
puisqu'ils sont venus l'un après l'autre ; mais ils sont associés,
parce qu'ils Vont été déjà. Mais comment s'appelle ce boutiquier?
Au bout d'un moment, son nom me revient et l'association se
complète. Il me semble que j'aie associé : pure illusion ; je n'ai
pas associé, j'ai retrouvé, j'ai rétabli une vieille association.
Peut-être, toutefois, ai-je discriminé plus que jadis ; j'ai précisé
cette fois davantage la différence des trois éléments du souvenir;
mais ce n'est là qu'un degré dans la distinction, et, la première
fois déjà, j'avais distingué l'homme, son milieu et son nom.
Lorsque l'association des analogues a lieu pour la première
fois, les choses sont différentes. Cette première association n'a pas
sa raison dans le passé. Ce que j'ai appelé tout à l'heure la condi-
tion de l'acte habituel, c'est-à-dire la liaison des éléments A B C D,
n'existe pas pour l'association de D et de d. Cette association se
fait au moment où elle a lieu dans la conscience pour la première
fois. Alors le semblable appelle le semblable, et le couple qu'ils
forment est un tout nouveau. Un tout ? pourra-t-on objecter ;
mais nous distinguons les deux termes D et d ! — Qu'importe ?
Nous les distinguons parce qu'ils ne sont pas identiques, mais
ils se trouvent réunis parce qu'ils sont semblables. Nous les dis-
tinguons et les réunissons en même temps ; ils forment donc
un tout nouveau.
Il y a d'autres cas. Très fréquemment, la sensation, arrivant
imprévue, provoque le souvenir de faits anciens qui lui sont
analogues. Le fait est commun. Lorsque nous voyons un objet
nouveau et que nous comprenons sa destination, c'est qu'il nous
rappelle des objets déjà vus. Ainsi, lorsqu'il y a association de
ressemblance, le premier terme n'est pas toujours ancien, comme
dans le premier exemple de cette leçon. Le premier terme est
tantôt ancien, remémoré, et tantôt nouveau, une sensation, par
exemple, * ou bien une imagination. Le premier terme est donc
214
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
ancien ou nouveau, mais le second terme est toujours ancien ;
autrement dit, le second terme est toujours une répétition
d'habitude. Ce que provoque l'analogie, c'est toujours un acte
d'habitude ; mais l'ensemble des deux analogues, l'un suscitant,
l'autre suscité, est toujours nouveau.
Cette conclusion est assez importante pour que l'on m'excuse
d'y revenir à plusieurs reprises.
Associer deux analogues dans la conscience, les faire immédia-
tement successifs, c'est les faire contigus. Mais cette association
devers d'Homère et devers de Virgile, d'une phrase de Bossuet et
de vers de Corneille, est-elle destinée, après avoir paru dans la
conscience, à ne plus y reparaître ? Nullement; elle est le principe
d'une habitude. Ce quia passé par la conscience, qu'il soit simple
ou complexe, est disposé à y revenir. Les analogues se représen-
teront très vraisemblablement à la conscience comme contigus.
La seconde fois que D et d se représenteront ensemble à la cons-
cience, l'association aura lieu encore, vraisemblablement à cause
de la ressemblance des deux termes, mais aussi parce qu'ils ont
été contigus une première fois. Et plus souvent cette association
aura lieu, plus elle sera association de contiguïté, car les con-
tiguïtés passées fortifient l'habitude. L'association d'un passage
d'Homère et d'un passage de Virgile, qui n'a pas eu d'autre
raison, la première fois, que l'analogie, aura, la seconde fois,
une double raison : l'analogie encore, et de plus, l'habitude.
Ensuite, ce retour de l'association renforcera sa disposition à
renaître, d'où une troisième présence, laquelle renforcera l'ha-
bitude, d'où une quatrième, etc., si bien que le lettré finira
par se remémorer les vers d'Homère et ceux de Virgile les uns
après les autres, par routine acquise, machinalement, comme
s'il y avait un texte où ils se suivent. A partir du premier acte,
qui est l'association primitive, la condition de Pacte habituel
existe. Le couple de semblables, une fois constitué, a produit la
condition de sa répétition, il a fait ou commencé une habitude,
et nous sommes pleins de telles habitudes.
Il importait de se rendre compte de l'origine de ces sortes
d'habitudes. Cette origine a quelque chose de spécial, et elle
confère à tout ensemble de semblables une destinée privilégiée.
Ils pourront fusionner, perdre leur individualité première et en-
gendrer un individu psychique nouveau, qui, dans le cas le plus
simple, porte le nom de classe ou de genre. Démosthène et Ci-
céron, dont on a appris l'existence en apprenant, une année,
l'histoire grecque et, une autre année, l'histoire romaine,
sont réunis un jour dans une conscience parce qu'ils sont
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l'association des idées
21£
analogues. Un troisième personnage analogue, dont l'existence
a été apprise plus tard, Mirabeau, par exemple, est uni en-
suite à Démosthène et à Cicéron ; etc. C'est ainsi que se forme
d'abord la classe des orateurs, ensuite le genre orateur. Pour que
la classe, où les individus sont réunis, mais distincts, se simpli-
fie et devienne un genre, il faut que les différences qualitatives
qui séparent les individus soient peu à peu effacées. C'est ce qui a
lieu; car, si cela n'avait pas lieu^ nous n'aurions pas d'idées géné-
rales. L'altérité qualitative, qui est très notable si l'on considère
les individus un à un, doit s'estomper, puis s'effacer presque
complètement, pour que nous ayons dans l'esprit le genre ora-
teur ; la classe ne peut se simplifier, perdre sa multiplicité in-
terne et devenir le genre, que si les analogues perdent leurs
différences qualitatives, à la longue, à mesure des retours pério-
diques de la classe dans la conscience. C'est là le cas le plus sim-
ple. Plus complexe est le cas de la loi.
Prenons pour exemple la loi suivante : l'éclair est suivi du ton-
nerre, ou : il n'y a pas de tonnerre sans éclair, et réciproquement..
Comment se forme cette loi ? Par la répétition d'expériences ana-
logues. L'habitude s'est formée de réunir les deux termes dans
la conscience. Si l'on pense au premier, le deuxième vient comme
son successeur normal» La loi est une association qu'on estime
normale, à laquelle même on attribue une valeur objective. On
y distingue toujours l'altérité de deux termes. Pourtant, de même
que c'est l'association de ressemblance quia réuni Démosthèneet
Cicéron, de même c'est le premier coup de tonnerre et le premier
éclair, formant un couple, qui se sont associés au deuxième coup
de tonnerre et au deuxième éclair, formant un second couple ana-
logue au premier dans son ensemble comme dans ses parties, et
ainsi de suite. On peut dire qu'une loi est un genre, mais un
genre à l'intérieur duquel il y a deux termes nullement différents.
L'association de ressemblance, devenue habituelle, a donc fait
la classe, le genre étant une classe où l'individualité des indivi-
dus composants est effacée ; elle a engendré aussi la loi, sorte de
genre où la similitude existe entre des couples de termes ; on con-
tinue dès lors, à distinguer ces termes. Mais, dans la loi et dans le
genre, il y a ressemblance, du moins à l'intérieur du groupe des
individus semblables avant leur fusion, avant leur unification,
et c'est cette ressemblance qui entraîne le genre et la loi.
L'association de ressemblance est donc féconde, puisqu'elle con-
tient en germe, grâce à la fusion ultérieure des analogues les gen-
res et les lois. L'association de contiguïté, par contre, n'ayant
rien d'original, puisque c'est l'habitude masquée, ne crée rien,
216
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
n'est le germe de rien. La contiguïté impliquée dans toute loi ne
fait celle-ci que si elle est unie à l'association de ressemblance,
que lorsque les couples semblables sont associés, puis réunis en
un tout, à titre de semblables.
Lorsque l'association de ressemblance produit des habitudes de
penser les semblables, elle engendre les genres et les lois. Dans
les genres et les lois, l'unité du nom commun ou de la for-
mule générale, masque la pluralité interne des composants, sim-
ples pour les genres, complexes pour les lois. La contiguïté, qui
constituait Démosthène et Cicéron comme deux individus diffé-
rents, bien qu'analogues, est tout à fait dissimulée dans le genre,
où les individualités sont effacées; elle est encore visible dans la
loi, où les deux termes sont unis à titre de contigus constants.
La constance, la légalité de la loi viennent de l'association, de. la
fusion de phénomènes semblables qui sont complexes.
Je n'insiste pas davantage sur ces conséquences intellectuelles
de l'association de ressemblance. Ce qu'il importait d'établir,
pour le moment, c'est que l'association de ressemblance est une
innovation ; montrer sa fécondité, ce n'est que confirmer cette
thèse. J'ajoute qu'il ne peut y avoir une plus simple innovation.
La conscience, par elle, fait du nouveau, mais d'ordinaire sans
le savoir^ sans s'en rendre compte.
Cette théorie de l'association va nous permettre de fonder
maintenant la théorie de l'imagination novatrice.
Il y a deux innovations psychiques : l'une est l'association de
ressemblance et l'autre l'imagination novatrice. Or, l'imagination
novatrice ne peut être comprise que si l'on a bien compris tout
d'abord les deux modes de l'association, l'association de ressem-
blance et l'association de contiguïté.
V.H.
Histoire générale des temps modernes.
Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS,
Professeur à l'Université de Paris.
La réorganisation catholique.
Après avoir étudié la formation des Eglises dites réformées, il
me paraît nécessaire de voir comment s'est opérée la Réforme
catholique, au sens ancien du mot (restauration de l'Eglise). Nous
allons être ainsi amenés à étudier successivement: 1° la réorga-
nisation et la création d'ordres monastiques ; 2° le Concile de
Trente.
Au début du xvi* siècle, les ordres anciens sont en pleine désor-
ganisation ; beaucoup de moines augustins et franciscains sont
passés à la réforme protestante. Les partisans d'une réforme
catholique travaillent à réorganiser les anciens ordres ou à en
créér de nouveaux Ce mouvement, qui commence dans la pre-
mière moitié du xvi e siècle, va continuer jusqu'au xvu e , surtout
en Italie et en Espagne.
Sur cette question, les monographies n'ont pas beaucoup de
valeur, si ce n'est pour caractériser le mouvement.
Durant cette période, on réforme les Camaldules, les Bénédic-
tins; les Franciscains reprennent le capuchon (Capucins) ; on crée
les Barnabi tes (1530) et les Théatins, réunion de prêtres prê-
cheurs contre l'hérésie et qui servira plus tard à recruter des
évêques. Mais la plus importante et la plus caractéristique de ces
créations est celle de la Compagnie de Jésus.
La formation de cet ordre célèbre a été bien étudiée : comme
documents, nous avons les Vies de Loyola ; Consalvi, Acla anli-
quissima Ignatii (apud. Boll., vin); il est parfois difficile de
retrouver tous les récits anciens, dont quelques-uns sont épars
dans les ouvrages du xvn e siècle. Parmi les documents contem-
porains, nous trouvons : Carias de santo Ignatio de Loyola,
4 vol. 74-87, Madrid; plus les lettres, instructions, pièces,
publications de la Société, constitutions, etc. L'histoire officielle
218
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
a été écrite par Orlandino, Histoire de la Société de Jésus,
1° La Compagnie de Jésus est l'œuvre personnelle de Loyola,
qu'il faut connaître tout comme Luther et Calvin. Nous nous
trouvons, pour faire son histoire, en présence des mêmes diffi-
cultés ; ses lettres et les documents contemporains datent de la
période où sa résolution était déjà prise ; sur sa jeunesse, nous
n'avons que ses propos et les récits de la fin de sa vie, c'est-à-dire
des souvenirs, qui nous expliquent ridée qu'il se faisait ou qu'il
voulait donner de son évolution ; sur la fondation de la Société,
il n'y a qu'un récit conventionnel, que nous ne pouvons con-
trôler.
Ignace de Loyola est Basque; treizième enfant d'une famille
noble, il a été soldat et il a eu des aventures galantes ; blessé
grièvement (sa jambe resta depuis toujours raide), il lit chez lui
les Vies des Saints, qu'il veut imiter ; un jour, il part, monté
sur une mule, en chevalier de la Vierge (on Ta comparé à.
Don Quichotte), et va visiter la Madone miraculeuse de Mont-
serrat ; il fait la veillée des armes, comme Amadis, donne ses
vêtements, s'habille en pèlerin et se retire chez les Domini-
cains.
Là, il dit avoir traversé Ta crjse décisive. Comme Luther, il
commence par des mortifications, se justifie trois fois, parle sept
heures de suite et ne dort pas ; il ne se trouve pas, malgré tout
cela, consolé : il pleure et veut se tuer ; plus tard, il est rassuré
par des visions et rejette l'ascétisme.
Loyola unit en lui des dispositions, le plus souvent contradic-
toires : une exaltation extraordinaire, et le sang-froid, la ruse
de l'homme de guerre; c'est un visionnaire, mais conscient. Dès
cette époque, il ne cherche qu'à diriger son imagination et sa vo-
lonté; il appelle cette méthode du mot militaire d' « exercices ».
A-l-elle été trouvée par Loyola? On Ta contesté. Le principe est
de se former l'esprit comme le corps. Loyola a appliqué plus tard
ce système à ses disciples ; tous doivent passer par les « exerci-
ces », sous la conduite d'un maître (confesseur) ; on exerce sa mé-
moire, son intelligence, son imagination, en évi tain t tout contact
avec le dehors, en. s'enfermant, en se fixant une scène, en se la
représentant, comme la réalité, par tous les sens. Cette méthode
a été consignée dans les « Exercices spirituels », que Loyola a
écrits peu à peu, et qui n'ont reçu leur forme définitive qu'à la
fin de sa vie.
La discipline obtenue par un pareil dressage, fait de procédés
psychologiques, a pour objet de dompter la volonté, de donner à
1614.
. LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE
219
l'individu la possession desoi-même, non pour en jouir, mais pour
arriver à l'état d'abandon à Dieu. Le disciple devient ainsi in-
différent à lui-même et ne désire qu'obéir à un chef. Voilà quelle
différence il y a entre la Compagnie de Jésus et les anciens
ordres.
Pendant plusieurs années, Loyola a mené une vie errante,
pauvre et pleine d'aventures ; il va à Jérusalem, est mal reçu
par les religieux, reconnaît son ignorance, retourne en Europe,
va à l'école des enfants, puis à l'Université, prêche dans la rue,
est deux fois arrêté pour hérésie et emprisonné. Dès lors, il a
des admirateurs (des femmes, d'abord), qu'il dirige ; il renonce à
porter un costume spécial.
Loyola va ensuite àParis,y reste six ans, écoute les maîtres en
théologie, fréquente le collège de Montaigu, se fait payer ses
dépenses par des protecteurs, va en Belgique, puis à Londres ; il
réunit un premier groupe de disciples, noyau de la future société
(confrérie d'étudiants de tous les pays, la plupart très pauvres),
essaie sur eux le système des exercices. Ce groupe est constitué
en corps par un acte solennel (chapelle de Montmartre, 15 août
1534) ; là, les disciples communient, font les trois vœux, y ajou-
tent l'engagement d'une croisade spirituelle en Palestine, ou
l'obéissance au Pape.
2°Loyolaest maintenant en possession de sa méthode ; il nourrit
l'idée encore vague, l'objet de son œuvre, de servir le pape par
des moyens pratiques ; mais il ne sait pas encore comment il doit
exercer son activité. Il songe d'abord à réaliser son projet primi-
tif, digne d'un chevalier espagnol : partir en Palestine pour con-
vertir les infidèles. Dans ce but, il va à Venise, atlend l'occasion
de s'embarquer ; mais la guerre met obstacle à ses projets. Les
missionnaires prêchent alors dans les rues avec force gesticula-
tions et parlent dans un langage à demi espagnol.
Loyola se résigne à aller à Rome ; en chemin, il impose à ses
compagnons le nom de Compagnie de Jésus (le nom de Jésuites
est populaire et n'a jamais été accepté). A Rome, la Société
se constitue officiellement. Loyola se ménage des protecteurs,
voit le pape Paul III, lui expose son principe d'obéissance, reçoit
son approbation, après bien des hésitations de la part des car-
dinaux. La Société compte soixante membres ; mais il n'y a
encore que des profès ; pour en faire partie, il faut prononcer
quatre vœux.
La Compagnie de Jésus est une réunion de prêtres, préparés
par des exercices spirituels à obéir pour servir le pape. Elle n'a
pas encore de constitution. Loyola, élu général, a mis longtemps
220
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
à en rédiger une ; il s'est surtout occupé de décisions pratiques.
Il a employé douze années pour déterminer vers quelle espèce
d'activité devait se tpurner la Compagnie, et pour formuler ses
règles.
Pour comprendre l'organisation et l'esprit de la Compagnie, la
méthode historique nous impose non pas d'étudier des règles
toutes faites mais de chercher pourquoi Loyola les a acceptées.
Nous nous en tiendrons donc aux instructions des « Carfcas » ;
nous verrons les conceptions se préciser, se transformer et
aboutir à une organisation différente de celle du point de
départ.
11 s'agit d'abord de prêcher et d'enseigner la religion, mais
d'une façon élémentaire (cependant Loyola s'exerce à parler
correctement) ; les profès parcourent le monde pour prêcher ; ils
ont des couvents de femmes à surveiller, ce dont ils se sont vite
déchargés. Loyola pose déjà les principes qui vont caractériser
Tordre des Jésuites ; les autres congrégations aiment à discuter
de grandes questions, à dénoncer les abus ; Loyola ordonne de
ne pas blâmer l'autorité.
La Compagnie emploie les pratiques capables de ranimer le
plus l'ardeur des fidèles : communions fréquentes ; dans les con-
fréries d'étudiants, confessions, etc.
La grande innovation vient d'une des conditions de vie de la
Compagnie : Loyola a pour principe de n'admettre que des hom-
mes qui ont profondément subi l'action de sa méthode. Il ne les
trouve guère parmi les adultes, sauf quelques exceptions (Borgia,
Torrès) ; il a pris presque tous ses disciples parmi de très jeunes
gens, pour mieux les former (ce que Charles-Quint reproche beau-
coup à Borgia) ; il est ainsi amené à créer des écoles pour leur
donner l'instruction nécessaire à leur rôle futur.
Nous voyons donc que la Compagnie a commencé à fonder des
collèges pour ses propres membres. Loyola a beaucoup hésité,
car il n'aime pas les entreprises de longue haleine, qui immobili-
sent les hommes ; il a d'abord envoyé ses compagnons étudier
aux Universités de Coïmbre, Louvain, Salamanque, et surtout à
Paris ; les jeunes Jésuites forment un internat. L'organisation
des écoles est surtout l'œuvre de Borgia, qui se rend à Messine,
appelé par le vice-roi.
Enfin la Compagnie fonde un collège central (Collège romain),
où elle reçoit aussi déjeunes laïques ; l'enseignement y est gratuit
«t rapide; les concurrents sont très irrités. Un jésuite français
organise les écoles, établit la méthode, le plan d'étude. On fait l'ex-
périence des systèmes avec les membres de la Compagnie, parmi
LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE
lesquels on prend les professeurs. Ainsi s'établissent des princi-
pes qui caractériseront la méthode des Jésuites : gratuité, prati-
ques religieuses, enseignement des humanités, exercices ; on étudie
les auteurs pour être capable d'écrire et de parler dans un latin
élégant ; on répudie la discipline rigoureuse du Moyen Age, on
abandonne le système des coups ; on se contente de renvoyer les
incapables ou les rebelles ; la surveillance est faite par des élè-
ves ; au début, on ne connaît pas l'internat ; enfin, une grande
place est donnée aux soins de propreté.
Ces écoles n'ont d'abord pas assez de professeurs. La Compa-
gnie a toujours aimé à employer des étudiants jeunes ; on crée
des coadjuteurs, qui ne prononcent que trois vœux (le pape
accorde le chiffre de vingt, qui est bientôt dépassé). Les profès,
peu nombreux, sont les véritables membres de la Compagnie.
Ignace a vite compris l'importance des collèges ; dès 1551, il
regarde l'enseignement comme le plus puissant moyen d'action.
Il maintient la différence qui existe entre les collèges fondés pour
préparer des Jésuites et les collèges destinés aux laïques. Le
règlement est uniforme ; cependant, pour les laïques, on recom-
mande de se plier aux coutumes locales. Plus tard, on a admis
l'internat et une même ratio studiorum. De cette façon, l'ensei-
gnement devient la fonction principale de la Compagnie, ce qui
n'était pas dans la conception primitive.
La Compagnie devait aussi se tenir à l'écart des affaires politi-
ques, rester internationale. Les membres ne devaient pas recher-
cher les fonctions ecclésiastiques; ils ne devaient pas être confes-
seurs de princes. La Compagnie a continué à défendre à ses.
membres d'être évêques. Mais on ne tarde pas à laisser fléchir
la règle ; au début, les Jésuites acceptent des missions diploma-
tiques auprès du pape; (les Instructions à la mission d'Irlande
caractérisent les procédés delà Compagnie); Ignace admet que
les Jésuites acceptent les fonctions de confesseurs.
Résumons-nous : le nouvel ordre diffère fortement des anciens ;
son régime est plus compliqué ; il reconnaît trois grades ; ce qui
le distingue, ce n'est ni l'obéissance (la comparaison cadavéri-
que de saint François n'est pas une nouveauté), ni la pauvreté
(on tourne la difficulté en admettant la fondation d'établisse-
ments), mais bien le genre de vie. Les Jésuites ne sont pas cloî-
trés ; ils n'ont pas de costume spécial (ils portent celui de prê-
tres) ; ils n'ont pas de pratiques spéciales (chant de chœur,,
jeûne, mortification) ; leur vie n'est ni grossière, ni ignorante ; ils
sont instruits à la manièrÊdu temps (littérature, latin, etc.) ; leur
langage est poli, comme celui des gentilshommes ; leur but est
222 REVUE 1>E8 COURS ET CONFÉRENCES
d'agir d'une façon pratique sur la société, surtout sur les claisses
dirigeantes, auxquelles il faut plaire, dont il faut prendre les
manières ; en un mot, ils cherchent à rendre la religion aimable
pour y ramener les hommes.
Les succès des Jésuites furent très rapides. A la mort de Loyola
(1556), il y avait plus de mille membres, dispersés en cent mai-
sons. La Compagnie travaillait à rétablir l'ancienne religion et
l'obéissance au pape.
II. — La réorganisation de l'Eglise catholique s'achève par le
Concile de Trente.
* Les documents sont très nombreux ; ils ont été réunis en
recueils, mais au hasard; nous n'avons pas d'ouvrage d'ensemble ;
les pièces n'ont pas été bien conservées ; il n'y en a presque plus
dans les archives du Vatican, elles ont été disperse'es un peu
partout. Les pièces les plus instructives sont encore les journaux
tenus par des membres du Concile.
Nous ne pouvons connaître que la marche générale du Concile
et son œuvre.
1° Ce Concile est demandé depuis le xv e siècle, et avec plus
d'énergie depuis Luther ; mais il s'est écoulé vingt ans avant qail
soit réuni, quarante avant qu'il donne un résultat ; il y a eu tou-
jours désaccord entre les autorités capables de le réunir. Le pape
et les cardinaux ne veulent pas de Concile, où ils risquent de
voir diminuer leur pouvoir ; les princes allemands veulent un
Concile qui n'ait pas été convoqué par le pape ; l'empereur veut
bien qu'on réunisse un Concile, mais il est en guerre contre
le roi de France. Cétte situation équivoque ne réussit qu'à favo-
riser la Réforme contre le pape ; on s'en tient partout à des
mesures provisoires jusqu'à la convocation du Concile ; mais ce
provisoire va devenir définitif.
Les cardinaux voient alors le danger et exigent qu'on réu-
nisse le Concile ; mais Paul III, en conflit avec Charles-
Quint, l'ajourne trois fois, après l'avoir convoqué (1536). Il faut
attendre que les deux souverains et le pape soient réconci-
liés.
Enfin, pape, empereur et roi prennent peur ; la paix est signée
en 1545, et le Concile se réunit à Trente ; les évêques y viennent
avec leur suite ; ils sont encore peu nombreux ; le Concile s'ouvre
avec vingt-cinq évêques (un Allemand) ; mais, par suite d'inci-
dents diplomatiques, il est interrompu deux fois (trois sessions,
1545-47, 1552, 1562).
Le pape envoie des légats pour présider les travaux ; la Com-
pagnie dé Jésus délègue deux théologiens pour servir de con-
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LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE
223
seils ; rôle modeste en apparence ; mais, en fait, ils auront une
action décisive sur l'assemblée.
Les grands souverains se font représenter par des oratores. Dès
le début, on règle des questions de procédure. Quel sera le titre
du Concile? Comment* délibérera-t-on? Faudra-t-ii voter ? Il se
forme de suite deux partis : celui des curiales et celui de la Ré-
formatio. Les Italiens soutiennent la cour de Rome ; ils sont en
grande majorité, car on n'admet au Concile que les prélats,
plus nombreux en Italie que partout ailleurs. On décide, comme
d'ordinaire, de faire préparer les délibérations par des théolo-
giens, et de voter en congrégation de prélats: c'est donc
une véritable assemblée. Le parli des curiales fait adopter le
scrutin par tête ; la majorité revient ainsi aux Italiens. Cepen-
dant le Concile dépend surtout des souverains ; on n'ose prendre
une décision qu'autant que les principaux rois l'accepteront; les
affaires se décident hors du Concile, par négociations entre
légats et ambassadeurs. La question du titre est résolue dans
le sens curial.
Sur l'ordre du travail, le parti curial voudrait aborder de suite
la doctrine et condamner l'hérésie ; on adopte un compromis: on
discutera de front et on promulguera en môme temps un décret
sur un acte de foi et un décret sur la Réformation.
Le caractère des délibérations et le terrain du conflit ont
varié selon les périodes.
1° Les prélats sont tous Italiens ou Espagnols ; on s'accorde à
rejeter toutes les nouveautés, à condamner l'hérésie ; on main-
tient strictement la doctrine et les pratiques. Les votes des huit
sessions nous indiqueront ce que sera ce Concile. Symbole de foi
de Nicée ; on reconnaît les éditions de la Vulgate ; on interdit
l'impression de livres sur les choses sacrées ; puis on examine
les questions controuvées : péché originel, justification, sacre-
ment ; on prononce l'anathème contre les doctrines luthériennes
sur la grâce.
D'accord sur le dogme, les pères du Concile se querellent sur
la réforme, et d'abord la résidence des évêques est-elle jure divi-
no 9 ou le pape peut-il en dispenser (ce qui permet le cumul) ?
Les Espagnols veulent le jure divino. Chaque évêque serait
ainsi pape, ripostent les Curiales, qui finissent par l'emporter.
Bientôt, le pape se brouille avec Charles-Quint et trans-
porte le Concile à Bologne (1547) ; mais les prélats étrangers res-
tent à Trente : il y a maintenant deux Conciles ; la crise dure jus-
qu'à la mort de Paul III (1549). L'empereur, vainqueur en Alle-
magne des princes luthériens, règle toutes les questions à sa
224
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
volonté, et obtient de Jules III une nouvelle convocation à
Trente (1551).
2° Il ne vient à Trente que des sujets de l'empereur ; celui-ci
essaie d'y attirer les protestants et envoie par des délégués des
invitations aux princes luthériens; il «veut faire des concessions.
Les prélats se retirent ; le Concile est presque abandonné, quand
commence la guerre entre le roi de France et les luthériens d'un
côté, et l'empereur de l'autre. Les pères se dispersent ; pendant
dix ans, les travaux du Concile sont interrompus. Les luthériens
adoptent un règlement définitif (1555). Le nouveau pape, Paul IV,
patriote italien, entre en guerre contre le roi d'Espagne et s'allie à
ses ennemis. La division entre catholiques permet à la Réforme
de se répandre dans les pays de l'Ouest. Enfin Henri II et Phi-
lippe II font la paix, pour écraser l'hérésie. Paul IV meurt en 1559.
Pie IV promet de convoquer, encore une fois, le Concile. En
France, une assemblée de notables décide que ce ne peut être
qu'un Concile national.
3° La dernière période (janvier 1562-décembre 1563) est la plus
importante. Tous les pays restés catholiques y sont représentés
(quatre nations) ; les luthériens et les anglicans ont refusé l'invi-
tation. Le Concile se réunit encore à Trente ; on vote une formule
vague, qui laisse indécise la question de savoir si l'on continue
l'ancien Concile, ou si Ton en ouvre un nouveau. Il y a autant de
partis que de nations. Les orateurs de trois souverains (Espagne,
France, Empire) demandent une réforme ; mais aucun ne désire
la même. La tactique du légat et des curiales italiens consiste à
opposer un parti à l'autre, sans trop se prononcer; on fait
traîner les choses en longueur, et on négocie séparément. Phi-
lippe II obtient pour les évêques le jure divino ; mais il ne lui est
accordé aucune concession sur le culte. Ferdinand parle de la
communion avec le calice, du mariage des prêtres. Les délégués
français (cardinal de Lorraine) demandent la liturgie en langue
vulgaire, pour désarmer les calvinistes.
Sur la résidence, la discussion est très violente : il y a 66 voix
pour, 30 contre et 30 abstentions. Les légats font remettre la dé-
cision.
Sur la question du calice, Espagnols et Italiens votent ensemble
(48 pour, 32 contre, 65 sont d'avis qu'on renvoie au pape).
Le cardinal de Lorraine arrive (1562) avec 21 prélats français
et demande la réforme des moines. Il s'élève des disputes pas-
sionnées entre Espagnols et Italiens ; on ne veut encore rien dé-
cider. La cour de Rome promet à Ferdinand, qui a besoin du pape
pour son fils, de lui accorder la communion avec le calice, par dé-
LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE
225
cision spéciale. L'empereur modifie ses instructions ; le cardinal
de Lorraine a peur des calvinistes, qui peuvent gagner le roi de
France ; le parti de la Réforme est désorganisé ; les légats sont
victorieux. On s'entend pour mettre une fin aux débats, voter
quelques condamnations et quelques mesures de réforme. Pour
obtenir la clôture, les légats annoncent la maladie du pape; sa
mort remettrait tout en question. A la dernière session, on pro-
mulgue les décisions nouvelles et celles des deux pemières pé-
riodes, ce qui résoud implicitement la question ; il n'y a eu
qu'un seul Concile.
4° L'œuvre du Concile est contenue dans ses décisions. Les rè-
glements, les décrets du Concile sont obligatoires sous peine
d'hérésie; ils doivent être acceptés par tous les catholiques. Ce-
pendant les décrets n'ont pas été entièrement acceptés, ni dans
tous les pays (cf. Histoire générale).
Cette œuvre n'en est pas moins considérable. Le Concile a fixé
nettement tout ce qui restait discuté dans la doctrine, le culte, la
discipline : il a établi l'uniformité de l'Eglise.
Il précise la foi des catholiques ; aucune concession n'est faite
aux idées de réforme ; il affirme les pratiques et maintient fouîtes
celles qui ont été abolies par les réformés. Il maintient toxm las
anciens règlements.
La Reformalio est faite sur la discipline et les mœurs ; on im-
pose aux évéques et aux prêtres l'accomplissement de leurs fonc-
tions ; on établit une surveillance pratique dans chaque diocèse ;
on fixe un Index (il y avait déjà, celui de Paul IV) : les livres sont
revisés dans la forme catholique ; on interdit ceux qui ne seraient
pas admis dans cet Index.
La Réforme catholique a eu des conséquences durables : elle a
transformé le clergé ; mais, surtout, elle a rendu générale la lutte
entre deux Eglises.
C. D.
66
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. 6. MILHAUD,
Professeur à l'Université de Montpellier.
Deuxième Essai de critique générale (fin).
Il me reste à résumer la fin de la Phsychologie, plus exactement,
le contenu du troisième volume de la deuxième édition. Je le ferai
brièvement, puis je présenterai quelques réflexions générales sur
le Deuxième Essai.
La certitude dans les sciences se rattache aux « thèses de
réalité ». Elle doit être la même dans toutes les sciences. — Aussi
n'est-ce point d'après leur certitude, mais d'après la nature de
leurs données, que Renouvier en esquisse une classification. Il en
présente une première et grande division en deux groupes :
sciences logiques et sciences physiques. Les premières se rat-
tachent à la catégorie de la qualité (logique formelle, grammaire
générale), ou à celles de la quantité, nombre, position, succes-
sion, devenir (algèbre et arithmétique, géométrie, dynamique
et statique, calcul des probabilités). L'objet des sciences logi-
ques se puise dans l'entendement et dans ses formes. Les
sciences physiques tirent leur objet de l'expérience externe. Elles
se subdivisent en deux grandes classes, selon la méthode, à sa-
voir : celles qui procèdent par l'histoire (observation, description),
et celles qui instituent une expérience systématique et rationa-
lisée. Enfin, dans chacun de ces deux derniers groupes, unedi-
vision s'établit, suivant que les objets sont inorganiques ou
organisés. C'est ainsi que le premier de ces groupes (his-
toire naturelle) comprend la cosmologie et la géologie, puis
la botanologie et la zoologie ; le second (physique) comprend
l'astronomie et la physico-chimie, puis la biologie. — Renouvier
rattache ensuite à la Critique ce que l'on nomme les sciences
morales.
Sauf qu'il n'est plus question des intuitions de la sensibilité,
et que tous les jugements ne sont plus synthétiques, comme
nous l'avons expliqué dans une leçon antérieure, les sciences ma-
thématiques sont, pour Renouvier aussi bien que pourKant, en-
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
227
tièrement à priori ; elles se présentent comme développements
naturels des catégories de quantité. Pour ce qui est des sciences
physiques, remarquons la distinction entre Yhisioire et la science
théorique, qui fait également le fond de la classification de Cour-
not, et se retrouve, systématiquement utilisée, chez M. Goblot.
Une fois épuisé, avec cette classification des sciences, ce qui
appartient au premier ordre de certitude, Renouvier va s'élever
jusqu'aux probabilités morales, et aux postulats qui affirment, en
même temps que la liberté, l'immortalité et la divinité. 11 sent
avant tout le besoin de compléter la définition de la certitude, qui,
jusqu'ici, réduisait l'homme à lui-même. Au « contrat person-
nel », par lequel la personne humaine se met d'accord avec elle-
même pour fixer sa croyance, Renouvier ajoute une sorte de
« contrat social », qui règle l'accord des opinions sur un certain
nombre de points importants. Ce n'est pas qu'il faille compter
sur un consentement universel, tout à fait irréalisable, pas plus
qu'il n'y a lieu d'attribuer une trop grande valeur à l'opinion de
la majorité des hommes. Mais l'homme supporterait difficilement
de s'en tenir à des jugements isolés, « même si la conscience
dans laquelle il est enfermé lui parlait hautement, irrécusable-
ment... Plusieurs, après qu'ils sont descendus en eux-mêmes,
n'y trouvent que le désert ou le chaos, le silence ou mille voix
confuses, et dans leur effroi, pressés de se fuir, se donnent au
premier système qui passe. L'ombre de la certitude, une auto-
rité extérieure leur tient lieu de conscience,et souvent ils pensent
croire encore plutôt qu'ils ne croient. D'autres, mais plus rares,
en se sondant avec énergie et persistance, ont fait jaillir les
sources vives delà certitude. Leurs âmes sont d'abord pénétrées
de joie ; mais, ensuite, elles se sentent malheureuses jusqu'à ce
qu'elles aient communiqué leur bien aux autres âmes. Il n'y a
plus de repos pour elles dans l'isolement ; il faut qu'une société
se forme de toutes celles qui puisent aux mêmes eaux, il faut
qu'une voix commune appelle à les partdger toutes celles qui en
sont altérées. Ainsi se fondent les philosophies et les religions,
qui sont aussi des systèmes qui passent, mais qui régnent en
passant, ordonnent des sociétés, établissent des traditions, pré-
parent des abris aux consciences (i) ». L'homme s'adapte donc
instinctivement au contrat social. En même temps, celui-ci con-
(i) T. III, p. 82.
*
* *
228
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
duit nécessairement à l'autorité, contre laquelle luttera la liberté
individuelle, tendant à transformer sans cesse et à épurer les
traditions. Mais, quoi qu'il en soit, il faut accepter, en fait, parmi
les éléments de la certitude, et dans une mesure assurément
variable, des motifs tirés d'une sorte de conscience collec-
tive.
La croyance, plus ou moins généralisée parmi les hommes,
s'applique à des jugements sur lesquels la controverse restera
toujours possible, et à propos desquels on ne peut parler que
de probabilités morales. Renouvier examine ceux que Kant a
nommés les postulats de la Raison pratique. Et, d'abord, il nous
dit ce qui le sépare de Kant.
1° Celui-ci veut dépouiller la loi morale de tout élément d'ex-
périence et de tout élément affectif, de façon à la placer dans
l'abstraction et dans l'absolu.
2° La liberté à laquelle il nous conduit est également absolue et
entièrement indépendante des phénomèmes, qui sont eux-mêmes
soumis à une nécessité sans restriction.
3° Pour obtenir par l'immortalité le souverain bien, c'est-à-
dire l'accord du bonheur et de la vertu, il a cru devoir encore
sortir du monde sensible et phénoménal, et tomber dans le mi-
racle.
4° 11 a cherché l'harmonie de la nature et de la moralité dans
un Créateur, dont il fait une essence absolue, non anthropo-
morphe, une essence intelligible dénuée de tout rapport intelli-
gible avec les phénomènes.
Renouvier posera les mêmes croyances, mais sans vouloir dé-
passer les lois connues et vérifiées du monde des phénomènes
autrement que par une induction naturelle.
En ce qui concerne d'abord l'immortalité des êtres individuels,
il en trouve une première raison dans les fins de la nature elle-
même. L'élude des organismes vivants montre la nature comme
un système de moyens et de fins. C'est là une vérité d'expé-
rience, que ne contredit nullement la théorie des conditions d' exis-
tence, et qui n'a rien à voir d'ailleurs avec l'emploi vicieux des
causes finales particulières dans les théories physiques. Or, cette
loi téléologique de la nature signifie, en termes communs,
qu'il y a une destinée des êfres vivants. Celle-ci semble avoir
un terme ; mais, si nous avons quelques raisons morales qui la
légitiment, l'induction qui nous ferait prolonger indéfiniment cette
destinée présente-t-elle quelque impossibilité ? Qu'on ne dise
pas : la nature fait tout pour l'espèce et sacrifie les individus. Une
abstraction posée comme but à la loi téléologique ne suffit pas
LÀ PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
229
à contenter la conscience humaine. « Ce progrès, chimérique
au fond, et qui ne profite à rien de réel, si ce n'est que là réalité
ne possède jamais qu'un moment de l'infinie durée ; ce progrès
qu'on fait luire à mes yeux, qu'on ose me promettre, comme s'il
pouvait m'intéresser, est le produit d'une hypocrisie que le pan-
théisme ancien ne connaissait pas. Qu'importe que le mieux
vienne, si le mieux doit périr comme a péri le bien, pour faire
place à un mieux supérieur qui n'aura pas la vertu de durer da-
vantage ? Consolerons-nous Sisyphe en lui promettant de l'ané-
antir, ensuite de lui donner des successeurs capables d'élever
son rocher de plus en plus haut sur la pente fatale ? Son rocher
qui retombera toujours ? Des successeurs qui s'anéantiront tou-
jours et seront toujours remplacés ? Mais la montagne est infinie !
Mais, dans cet infini, le rocher s'élève! Oui, le rocher retombe
toujours. Ce rocher, c'est la vie individuelle ; si haut qu'elle
monte, tout n'est-il pas perdu, dès qu'elle redescend aussi bas
que si elle n'eût jamais quitté son néant ? (1) »
Renouvier écarte les hypothèses courantes qui font vivre au
delà de la mort des âmes séparées de tout organisme et de toute
propriété extensive, comme s'il était prouvé que, par là, elles
eussent plus de stabilité. Ce dont une induction naturelle pourra
poser la prolongation, c'est la personne telle que nous la con-
naissons, c'est-à-dire inséparable d'un certain organisme, qui
peut d'ailleurs être différent du premier, sans que l'expérience
puisse nous renseigner sur la loi qui lierait l'organisme actuel
à l'organisme futur. Les hypothèses ne manquent pas pour com-
bler cette lacune. Citons, entre autres, l'hypothèse delapalingé-
nésie cosmique, qui ne nous éloigne pas beaucoup de ce que
Renouvier écrira à la fin de sa vie, dans le Personnalisme : on
suppose des mondes successifs, séparés par des intervalles quel-
conques, et reliés par une loi telle, que les personnes ayant vécu
dans l'un reparaissent pour se continuer dans un autre. . .
Ce sont là des possibilités. C'est à la conscience d'affirmer sa
croyance.
Or, elle trouve en elle d'abord une sorte d'instinct de perma-
nence, d'immortalité ; et, puisque la nature a des fins, et que,
dans les limites où nous pouvons l'observer, ces fins sont
atteintes par les êtres vivants (conservation, reproduction...),
c'est une inductionjégitime de croire ici le but atteint comme
ailleurs.
Mais en outre, et surtout, la liberté une fois reconnue, et
(i) Pshychologie, t. III, p. 131.
230
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
avec elle la réalité de la personne, la réalité de la loi morale,
c'est-à-dire l'accord du bien moral et du bonheur, est à son
tour postulée, el cet accord exige l'immortalité : il se fera, avec
le temps, parla liberté.
Enfin, affirmer la réalité de la loi morale dans le monde
c'est affirmer V existence de Dieu. — D'ailleurs, la personne de
Dieu est nécessairement soumise aux lois générales de toute
connaissance et de toute existence. Les catégories valent pour
elle comme pour nous, et, d'autre part, elle est soustraite aux
attributs infinis que la métaphysique appelait des perfections
et qui la détruisaient. Ainsi la personne divine ne peut être
conçue que sur le type de la personne humaine. Elle a la vraie
perfection, celle qui n'implique point contradiction, si haut
qu'on la conçoive, la perfection de justice et de bonté ; mais
elle a commencé ; elle est finie dans l'espace, et ne possède nul-
lement la prescience de Tindéfinité des possibles. Et, enfin, nous
n'avons aucun motif rationnel de trancher pour le moment,
dans un sens ou dans l'autre, la question de Vunité ou de la
pluralité de Dieu.
Le deuxième essai, après le premier, marque-t-il un moment
nouveau de la pensée de Renouvier ? Je ne Je crois pas. La
Psychologie est la suite, le complément naturel de la Logique ;
les deux ouvrages forment un ensemble philosophique, dont l'u-
nité de doctrine et d'allure est saisissante. Pour la doctrine, il
est peu de points essentiels du second essai qui ne se trouvent
ébauchés ou tout au moins annoncés dans le premier. Et quant
à l'attitude générale, qui veut exclure le mystère, le métaphysique,
la chimère inconnue ou inconcevable, et entend se maintenir
sur le terrain de la seule connaissance possible ; on la retrouve,
sauf peut-être une exception sur laquelle nous reviendrons
tout à Pheure, jusque dans la partie de la Psychologie qui vise
les problèmes de la vie future et de la divinité. Là même, en
effet, Renouvier fait effort pour se placer au point de vue de la
connaissance positive et scientifique ; il demande seulement
qu'on applique àcertains faits connus l'induction naturelle et nor-
male dont use le savant. Il refuse absolument de se réfugier dans
le miracle; l'anthropomorphisme qu'il apporte dans sa conception
de la divinité, el sa représentation de la personne future, après
la mort, sur le type unique que nous a révélé l'expérience, sont
des conséquences directes de cette attitude. Ce qui surprend le
plus dans les possibilités ou les probabilités de Renouvier s'y
rattache tout naturellement. Voyez, par exemple, son hypothèse
*
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVlER
231
de la palingénésie cosmique. Nous avons peine à accepter ces in-
tervalles plus ou moins longs, pendant lesquels la personne cesse
d'exister pour renaître ensuite... Mais, aux yeux de Renouvier, le
discontinu de la durée et de l'existence est, en vertu du principe
du nombre, une loi primitive, à laquelle toutes choses réelles sont
soumises. La vie actuelle d'une personne est une suite de mo-
ments séparés par des intervalles plus ou moins petits. Qu'im-
porte que ces intervalles grandissent ? Son hypothèse n'altère
donc pas les caractères fondamentaux sous lesquels est donnée
l'existence présente.
Une fois cependant, et en dépit de ses efforts pour tenir à
l'écart les vieilles chimères des métaphysiciens, Renouvier semble
bien sortir de ce positivisme semi empirique, semi rationnel, où
il a engagé sa pensée ; c'est à propos de la question fonda-
mentale de la liberté. De quel ordre, en effet, est donc la réalité
dont il poursuit si avidement la certitude ? C'est la réalité d'une
possibilité, avant qu'elle passe à l'acte ; — c'est une réalité qui par
sa nature échappe à toute expérience, et ne semble guère moins
dépasser la représentation que le noumène lui-même. Si Ton
veut encore, c'est la négation de la nécessité dans le domaine des
faits; mais cette nécessité elle-même n'est qu'un autre absolu, la
réalité d'une impossibilité pour les choses, avant qu'elles soient,
d'être autrement qu'elles ne seront. Renouvier a-t-il vraiment pu
porter l'effort de sa philosophie sur le choix qu'elle allait faire
enlre ces deux réalités, sans entrer sur le terrain d une méta-
physique à laquelle il prétend s'opposer?... Mes doutes à cet égard
se trouvent renforcés par quelques impressions que je vous
communique. D'abord Renouvier revient sans cesse sur ce pro-
blème de la liberlé, et chaque retour, souvent inattendu, donne
le sentiment qu'à ses yeux tous les arguments déjà accumulés
ne sufïisaient'pas encore. '* On ne démontre pas la liberté, dit-il
dans ses derniers entretiens à son ami M. Prat ; experlo crede
Roberto. » — Et puis, n'y a-t-il pas quelque flottement dans l'idée
même qu'il se fait de la liberté ? Quand il raconte l'histoire de sa
pensée (1), il rattache clairement son affirmation de la liberté à
sa découverte de la loi du nombre, qui lui fait paraître naturel un
commencement absolu; et, dans le deuxième essai, il lui arrive
plusieurs fois d'opposer le fait de la liberté aux contradictions
auxquelles se heurte le système de la nécessité. Lorsque Renou-
vier parle ainsi, il a donc en vue le pouvoir de la volonté de poser
le terme d'une série nouvelle, sans rapport à aucun antécédent,
(1) Gomme dans tous les écrits ultérieurs.
232
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
comme a été le commencement du monde. Or cette concep-
tion diffère de celle qui rattache la volition à la personne
humaine, au point de donner un sens à cette affirmation de Re-
nouvier : les actes libres ont une cause, qui est l'homme dans la
plénitude de ses fonctions ; elle diffère de celle qui s'oppose avec
tant d'insistance à la liberté d'indifférence. Du moins, c'est là mon
impression, et je serais tenté d'en trouver une justification dans
ce fait, peu ordinaire chez Renouvier, que la loi du nombre, et les
contradictions qu'elle dénonce dans le système de la nécessité et
de la chaîne totale et continue des choses, à certains moments, ne
pèsent pas lourd dans la balance ; lorsqu'on récapitule tous les
arguments en faveur delà liberté (Psych. t. III), il n'en est même
plus question. Cette conception n'est pas la seule qui apparaisse
pour disparaître ensuite dans les analyses qui remplissent la
Psychologie. Si on lit attentivement le chapitre relatif au vertige
mental, ne sent-on pas que la volonté libre est le pouvoir d'épu-
rer nos affirmations des éléments qui les éloignent du vrai et du
bien ? En d'autres termes, la volonté se confondrait avec le pou-
voir de guider notre entendement dans 4a voie de la vérité et de
la moralité, par la lutte contre les préjugés, les superstitions, les
jugements de parti pris, etc. Qu'on ne dise pas, à propos de la
d.émence, qu'il y a direction vicieuse delà volonté, écrit Renouvier,
mais bien insuffisance de volonté. Il suffirait que la volonté fût
plus intense pour provoquer une réflexion qui conduirait aux
jugements droits, — Ailleurs (1) : « On ne nie pas, dit-il, la pré-
férence donnée au mal sur le bien dans un grand nombre de cas,
mais on rend compte des cas compris dans cette formule vulgaire
par le vertige mental... Ce n'est donc pas l'usage de la liberté,
c'est plutôt son défaut d'intervention, ou durable ou dans un
moment donné, qui amène le vertige mental.» Cette conception
de la liberté comme du pouvoir de nous guider vers les fins de
vérité et de moralité, par certains moyens (suspension de la re-
présentation, réflexion, attention...), ne saurait se confondre
avec le pouvoir indéterminé et sans direction fixe que doit être
la liberté, pour que se comprenne « l'ambiguïté des futurs »
et aussi pour que gardent toute leur valeur les arguments
d'après lesquels, ôtée cette indétermination, les fins morales
elles-mêmes, le bien et le vrai, n'auraient plus aucune signifi-
cation.
Bref, je ne sais s'il n'y a pas quelque inconséquence dans l'ar-
deur de Renouvier à poursuivre, à la suite de J. Lequier, un pro-
(1) T. Il, p. 74.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUV1ER
233
blême qui remporte au delà du terrain scientifique et humain où
il avait pris jusque-là nettement position. On dira que cette in-
conséquence va donner, en tout cas, le fondement de toute sa phi-
losophie morale, qui pour beaucoup est la partie la plus impor-
tante de l'œuvre de Renouvier. Soit! Mais, d'abord, c'est une
même question de savoir s'il n'eût pu prendre à l'égard de la
liberté la même attitude qu'à l'égard de la substance, et faire
reposer pratiquement ses conceptions morales et sociales sur les
faits qui composent la vie de l'homme, y compris la volonté,
l'énergie, le sentiment de la responsabilité... Et, par la façon
même dont il nous présentera la science de la morale, Renouvier
lui-même nous fournira ici un argument. Et, enfin, si, comme
beaucoup d'autres métaphysiciens, il a senti le besoin de franchir
les limites du connaissable et de l'expérience, nous nous
bornerons à dire que le reproche qu'il adresse particulièrement
à Kant de faire appel au mystère, au miracle, à l'absolu, perd
alors beaucoup de sa force et de sa valeur.
Gela, d'ailleurs, n'est point pour diminuer l'intérêt profond du
deuxième essai, qui me semble surtout résider — quelle que soit
l'attitude qu'on prenne à l'égard du problème métaphysique delà
liberté dans l'analyse de la volonté, du vertige mental et de
la certitude. Ce qui est caractéristique dans ces éludes, c'est
l'énergie totale de l'homme faisant la valeur de son jugement
et faisant sa certitude, non point par la décision de s'abandon-
ner et de fermer les yeux à une lumière qui n'est jamais suffi-
sante, mais bien au contraire parla possession de soi-même, par
l'attention, par la réflexion, par l'esprit critique, par toutes les
sources d'énergie dont on dispose. C'est dans ce sens, et dans ce
sens seulement, qu'une affirmation devient un acte, entraînant
notre responsabilité.
Renouvier a-t-il pu apprécier toute l'influence de ces idées sur
notre état d'esprit d'aujourd'hui, ou, tout au moins, leur accord
avec nos tendances actuelles à vouloir dépasser un intellectualisme
par trop simpliste? Je n'ose l'affirmer, et la raison en est bien
claire : c'est que, dans la voie même où il s'est engagé et où vont
aussi quelques-uns d'entre nous, nous l'avons dépassé.
Nous avons su douter, comme nous le demandait le maî-
tre, et il nous a paru bien difficile, — sans parler de ce qui
est donné comme probabilités morales, — d'accepter le dogma-
tisme tranquille avec lequel il range dans les thèses in-
234
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
contestées de réalité une foule de vérités qui découlent pour lui
des catégories, soit analytiquement,soil par des synthèses néces-
saires. Tels sont les énoncés des sciences mathématiques, qu'il
classe toutes parmi les sciences logiques. Kant admettait que
rintuition à priori de l'espace comprenait implicitement tous les
jugements que le géomètre n'a plus qu'à lire dans cette intuition.
La nature propre de l'intuition disparaît pour Renouvier,et pour-
tant la matière qui enveloppera la catégorie d'espace est aussi
inséparable de la forme que pour Kant. Il en est de même des
autres catégories de quantité, nombre, succession, etc. Mais
l'auteur de la Critique de la Raison pure était au moins parti de
l'impression de clarté, d'évidence et de nécessité, qui accompagne
les sciences théoriques, sans se demander quelle était la valeur
de cette impression. Renouvier nous a suffisamment mis en garde
contre les illusions de l'évidence et a trop insisté sur les élé-
ments passionnels et volontaires delà certitude, pour que nous ne
lui demandions pas compte, à lui, de cette nécessité. — Et, d'ail-
leurs, ne dit-il pas lui-même que la nécessité des jugements aux-
quels nous donnons ce caractère n'est pas de nature intellec-
tuelle, mais bien plutôt de nature passionnelle? Ces jugements,
d'après lui, nous permettent de mettre de Tordre dans le monde
et de faire la science; nous en avons* besoin, si nous voulons
croire à la connaissance possible des choses. On ne saurait mieux
marquer la valeur pratique des principes et des postulats des
sciences rationnelles ; mais comment ne pas y reconnaître, en
même temps, le choix le meilleur que fait l'esprit dans ses cons-
tructions, le plus simple, le plus commode, le plus conforme à
tous ses besoins, — au lieu de cette sorte d'apodictique et d'ab-
solu que laisse subsister Renouvier, au point de renfermer toute
la matière de ces constructions dans les formes elles-mêmes, dans
les lois générales de la pensée, dans les conditions irréductibles
de la connaissance ?
S'il eût ouvert les yeux sur ces conséquences naturelles de sa
propre théorie de la certitude, il eût été aussi amené à contrôler
le genre de nécessité qu'implique sa loi du nombre, et ce serait
une grande erreur qui ne ferait plus ombre sur sa philosophie.
Mais tout cela nepouvaitguère se produire, parce que Renouvier
a le tempérament d'un dogmatique, et que son doute méthodique,
comme celui de tous les dogmatiques, a pour principal effet chez,
lui d'assurer davantage la sérénité de toutes ses affirmations.
Aussi bien, et c'est la dernière remarque que je veux vous sou-
mettre, il est conforme à sa propre théorie que quelque chose de
trop individuel se trouve dans sa certitude, et n'est-ce pas là, en
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
235
dépit du « Contrat social »,une faiblesse de cette théorie? Renou-
vier n'apporte pas assez, me semble-t-il, le souci de ce qu'il doit
y avoir de normal, du point de vue humain, dans toutes les dé-
marches, qu'il a si complètement analysées et par lesquelles nous
faisons notre certitude. La multiplicité des éléments qui inter-
viennent ne s'oppose pas à la conception d'un état d'équilibre
mental impossible à définir, sans doute, mais tel que les éléments
passionnels et volontaires eux-mêmes défieraient le plus possible
l'accusation de vertige, et qui contienne au moins en puissance
l'accord de toutes les âmes également équilibrées.
Renouvier l'a senti par moments, mais n'en a peut-être pas
assez tenu compte, et a abouti à une certitude dont on voudrait
voir l'objectivité mieux justifiée.
Page 150, ligne 7, lire Sanleque au lieu de Sauleque.
Page 150, ligne 16, lire Gaubertin au lieu de Gàmbertin.
Page 152, éditions de l'Aslrée, lire :
Ediiions partielles : 1607,1610,1612, 1616, 1621,1624, 1627,
1628, 1667, 1688.
Editions complètes : 1630, 1632-33, 1647.
G. MlLHAUD.
Errata,
NUMÉRO 21.
XVII e SIÈCLE.
Sujets de devoirs.
i
UNIVERSITÉ DE PARIS.
CONFÉRENCES D\ANGLAIS.
3 e série.
CERTIFICAT, LICENCE, AGRÉGATION.
Version.
Donnay et Descaves, Oiseaux de passage,
Acte I, scène VI :
de : «J'oublie un détail épouvantable... »
à : « ...le plus à blâmer ou le plus à plaindre. »
Leçon en français.
Clarendon, — l'homme d'Etat et l'historien.
English essay.
Criticise Thackeray's estimate of Pope's literary merits.
Lesson in English.
A study of Clarendon's prose diction.
LICENCE DE PHILOSOPHIE.
Sur quelles bases peut-on fonder l'enseignement de la morale ?
(M. Lalande.)
Mrs. Browning, Aurora Leigh.
B. II. — « to choose from. »
Commentaire grammatical.
Mrs. Browning, Aurora Leigh.
Les 42 premiers vers du livre V.
Thème.
SUJETS DE DEVOIRS 237
1° La théorie platonicienne du plaisir.
2° La conception du monde intelligible chez Platon et chez
Kant.
3° Les principes généraux delà morale leibnizienne.
(M. Delbos).
II
UNIVERSITÉ DE BESANÇON
LICENCE
Composition française.
Harangues de M. de Lyon et de M. d'Aubray dans la Satyre
Ménippée.
Dissertation latine.
« Mihi labebitur inter virtutes grammatici aliqua nescire»,
Quinlilien, Inst. orat. i, vu, 20.
Thème latin.
Montesquieu, Lysimaque ; commencement.
Philosophie.
Origine des idées d'après Locke et Leibniz.
Quels rapports peut-on établir entre la réflexion et les « ipse
intellectus »?
ALLEMAND.
" Composition.
Die deutsche Ballade.
Thème.
A. Daudet, Le Vieillard des Sanguinaires.
Version.
Schiller, « Die Bûrgschaft », i re moitié, 60 premières lignes*
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238 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Thème grec
Bossuet : Histoire universelle, m, 3 (suite du thème précédent) :
« Que si on ne pouvait... dès son enfance. »
Grammaire.
1° Syntaxe comparée des propositions en grec et en latin.
2° Hérodote, vill, 7 : 'Eireî 8s... à<puXaxTov.
a) Etudier les formes intéressantes et la syntaxe de ce pas-
sage.
b) Le traduire en dialecte attique.
3° Horace, Art poétique, V, 14-23 : « Inceptis... et unum ».
— Langue; syntaxe; versification.
AGRÉGATION
Composition française.
L'apologie de la comédie dans la préface de Tartuffe.
Thème grec
La Fontaine, Les Amours de Psyché, liv. I, au commencement:
« Quatre amis... ce qui arrive rarement. »
Grammaire.
1° Démosthène, m e Philippe, § 1. : « noXXwv... 8taTe6î;vàt ».
a) Etude grammaticale de ce passage.
b) Le traduire.
c) Les mss.ont àl^ïç Bï. Faut-il, avec un grand nombre d'é-
diteurs, suppléer ^ dans le texte ?
2°Cicéron, Divin, in Q. Caecilium, 1-2 : « Si quis vestrum...
arbitrarentur. » — Langue, syntaxe, construction.
LICENCE.
Composition française.
« Il y a des lieux que Ton admire; il y en a d'autres qui touchent
et où Ton aimerait à vivre. Il me semble que Ton dépend des
lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les senti-
ments. » — La Bruyère, Du Cœur, 82.
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, SUJETS DE DEVOIRS 239
Thème latin.
Montesquieu, Grandeur et Décadence, xix : « Attila, en sa mai-
son... »
Composition latine.
Quae fuerit, Senecae patris temporibus, institutio oratoria,
lectis cum Senecae librorum praefationibus, tum nonnulis suaso-
riarum et controversiarum fragmentis, explicabis.
Philosophie.
Quelles lois pourrait-on donner de la dissociation et de l'asso-
ciation des images ?
ALLEMAND.
Thème.
A. Daudet, Le Curé de Cucugnan, les 70 lignes suivantes.
Version.
Schiller, « Die Bûrgschaft » ; la dernière moitié.
Composition.
Es soll Don Juan von Molière mit Gœthes Faust verglichen
werden.
Thème grec.
Fénelon, Télémaque,\iv. IX : « Si je n'avais que des promesses
à vous faire... que vous voudriez qu'il fût ? »
Grammaire.
1° Syntaxe de 6'xt et de (choisir les exemples surtout dans les
auteurs du programme de la licence).
2° Iliade : 24, v, 748 — 756. — Formes, syntaxe, versification.
3°Caesar, B. G., XIV. — Syntaxe. — Reproduire ce texte en
style direct.
AGRÉGATION.
Version latine.
~ Properce (éd7 X.'Mùller), V/4/v. 9-50; " T"_
Digitized by
240
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Thème grec.
Le même que pour la licence.
Grammaire.
lo Philoctète, v. 343 à 353.
2° Horace, Chant Séculaire : « Aime sol... »
Etudier dans ces deux passages :
a) Les étymologies;
b) La langue ;
c) La syntaxe ;
d) La versification ;
Le Dialogue, méthode et applications (La Composition française:
les genres), par MM. Roustan, agrégé de V Université, librairie
P. Delaplane, Paris, 1905 ; 1 vol. in-18, broché, 0 fr. 90.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Ouvrage signalé.
Le gérant : E. Fromantin.
Treizième Année (*• série)
N» 23
13 Avril 1906
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
L'intervention française en Espagne.
Cours de M. G. DESDEVISES DU DEZERT
Maître de l'Espagne, en vertu des renonciations de Charles IV
et de Ferdinand, Napoléon songea à lui donner un nouveau
souverain.
Murât, investi par Charles IV de la lieutenance générale du
royaume (^4 mai), croyait fermement que l'Empereur allait le dé-
signer, el, à certains égards, ce choix eût été bon. Murât était à
Madrid ; il était beau, brave et actif; son goût naturel pour la
somptuosité et la représentation devait plaire aux Castillans ;
mais Thiers est tombé dans une véritable erreur en disant qu'il
en était aimé. Il en était haï et méprisé : haï comme étranger,
comme français, comme militaire, méprisé comme fils d'auber-
giste.
Napoléon fît mieux de choisir son frère Joseph; mais il eut le
tort de rester à Bayonne, alors qu'il aurait dû se placer à Madrid,
au centre même des opérations.
Quelques jours après avoir obtenu la renonciation de Charles IV,
il écrivit au roi de Naples la lettre suivante : « Le roi Charles, par
« le traité que j'ai fait avec lui, me cède tous ses droits à la cou-
« ronne d'Espagne... c'est à vous que je destine cette couronne.
« Le royaume de Naples n'est pas ce qu'est l'Espagne; c'est onze
Directeur : N. FILOZ
Professeur à V Université de Clevmont-Ferrand.
La Junte de Bayonne.
67
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
« millions d'habitants, plus de 150 millions de revenus et la pos-
« session de toutes les Amériques. C'est d'ailleurs une couropne
« qui vous place à Madrid, à trois journées de la France, et qui
« couvre entièrement une de ses frontières. A Madrid, vous êtes
« en France. Naples est le bout du monde. Je désire donc
« qu'immédiatement après avoir reçu cette lettre, vous laissiez
« la régence à qui vous voudrez, le commandement des troupes
« au maréchal Jourdan, et que vous parliez pour vous rendre à
« Bayonne par le plus court chemin, de Turin, du Mont-Cenis
« et de Lyon... Gardez du reste le secret; on ne s'en doutera que
« trop. »
Joseph Bonaparte était alors âgé de 40 ans. Il était né à Corte,
le 7 janvier 1768. Destiné d'abord au barreau, il étudia le droit à
Pise. Quand la Corse eut été livrée aux Anglais par Paoli, il se
retira à Marseille, où il épousa, le 1 er août 1794, M lle Marie-Julie
Clary, sœur de la femme de Bernadotte. Il fut successivement
secrétaire du représentant Saliceti, commissaire des guerres à
l'armée d'Italie, député du département du Liamone au Conseil
des Cinq-Cents (1797), ambassadeur à Parme, puis à Rome. Pen-
dant le Consulat, le premier consul l'employa dans les différentes
négociations qui aboutirent aux traités de Lunéville et d'Amiens.
— Prince impérial et Grand Electeur de l'Empire en 1804, il fut
plusieurs fois chargé de l'administration de l'Empire, pendant le»
absences de Napoléon. En 1806, l'Empereur lui donna la cou-
ronne de Naples, qu'il garda deux ans.
Joseph avait des qualités qui l'eussent rendu très sympathi-
que comme particulier. Il était affable et d'agréable humeur ; il
n'était pas dépourvu d'iniagination, il avait même publié en 1799
un inoffensif roman : Maina ou la Villageoise du Mont-Cenis. Plus
tard, il devait occuper les loisirs de son exil à composer une épo-
pée en douze chants sur l'histoire de Napoléon. Mais il ne suffit
pas de savoir tourner un madrigal ou dévider une tirade pour
être apte à gouverner une nation et Napoléon donnait à l'Espa-
gne un roi médiocre, quand un homme de génie, tel que lui n'eût
peut-être pas suffi à la tâche.
Le premier efiet de la nomination de Joseph fut de désespérer
Murât, qui croyait sincèrement succéder à Charles IV. Ce fut pour
lui un vrai coup de massue. Tels furent ses regrets, telles furent
ses angoisses, qu'il finit par en tomber malade et dut demander
son rappel, au moment même où il aurait dû payer de sa per-
sonne et redoubler de vigilance et d'énergie, — Napoléon, qui
connut son chagrin, s'expliqua, avec son sans-gêne habituel,
dans une lettre à un subalterne, M. de Laforêt. — Murât ne
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
243
pouvait régner en Espagne, parce qu'il avait été le principal au-
teur de la trame qui avait fait tomber la maison de Bourbon, et
parce qu'il avait mitraillé le peuple de Madrid, le 2 mai. —
L'Empereur n'avait pas honte d'avouer qu'en exécutant ses
propres ordres Murât avait encouru la haine de toute la nation
espagnole.
Cependant Murât restait à Madrid, en qualité de lieutenant-
général, en attendant l'arrivée du nouveau souverain, et Tinter-
règne se prolongea pendant deux mois et demi.
Car Joseph ne se pressa guère de quitter Naples, et n'arriva àPau
qu'un mois après les renonciations de Charles IV et de Ferdinand.
Napoléon avait adressé, dès le 25 mai, une proclamation aux
Espagnols pour les informer qu'il n'avait pas l'intention de se
déclarer leur roi. Il les invita à envoyer des délégués à une as-
semblée des notables qui devait s'ouvrir à Bayonne le 15 juin, et,
le 6 juin, il leur annonça enfin quel serait leur nouveau souve-
rain. — La Junte d'Etat, le Conseil de Castille et la ville de Madrid
lui ayant, disait- il, fait entendre que le bien de l'Espagne exigeait
que l'interrègne eût une prompte fin, il avait résolu de proclamer
comme roi d'Espagne et des Indes son bien aimé-frère Joseph
Napoléon, ^actuellement roi de Naples et de Sicile. Il garantissait
au roi d'Espagne l'indépendance et l'intégrité de ses Etats, tant
en Europe qu'en Afrique, Asie et Amérique.
Il proclamait Joseph, avant même que Joseph eût accepté, —
pour le mettre dans l'impossibilité de refuser.
Joseph arriva à Pau, le 7 juin, à 8 heures du matin, et se
dirigea aussitôt sur Bayonne. Bien loin d'être tenté par la pers-
pective brillante qu'on ouvrait devant ses yeux, il était presque
tenté de retourner à Naples, dont le climat délicieux lui plaisait,
•et où il avait commencé toute sorte de travaux et de réformes.
Son terrible frère ne lui laissa pas le temps de se reconnaître.
Napoléon alla au-devant de Joseph jusqu'à six lieues de
Bayonne, monta dans sa voiture et l'entretint jusqu'à Marac de
ses projets et de ses désirs. Il fit miroiter à ses yeux la grandeur
de la couronne d'Espagne ; il lui montra qu'il serait la sentinelle
avancée de sa maison, l'héritier désigné de l'Empire, s'il venait
jamais à vaquer. Joseph était bien moins ébloui qu'effrayé ; mais
il n'osa pas opposer un refus aux désirs de l'Empereur, et se
laissa faire : il accepta, la mort dans l'âme, cette couronne
pour laquelle Murât faillit mourir.
A peine descendu de voiture, Joseph trouva, au pied de l'escalier
du château de Marac, l'Impératrice et ses dames, qui le saluèrent
comme roi d'Ëspagne. Puis, sans permettre qu'on se mît à
244
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
table ou que le voyageur prît le moindre repos, l'Empereur
voulut présenter le nouveau souverain aux Espagnols de distinc-
tion arrivés à Bayonne. Il les avait mandés au château, sans leur
dire quel était le but de leur visite. Quand ils eurent appris ce
qu'on attendait d'eux, ils se concertèrent et décidèrent de se
répartir en quatre sections : Grands — Conseil de Castille — Con-
seils de l'Inquisition, des Indes et des Finances — Armée. Chaque
section rédigea à la hâte une adresse de félicitation, qui fut aussi-
tôt soumise à l'Empereur. Cette censure préventive n'était pas
inutile; car le duc de l'Infantado, président de ladéputation de
la noblesse, ne se hasardait à reconnaître Joseph qu'avec les
restrictions les plus expresses. « Les lois d'Espagne, disait-il, ne
« nous permettent pas d'offrir davantage à V. M. Nous espérons
« que la nation s'expliquera et nous autorisera à donner plus
« libre cours à nos sentiments. » En lisant ce discours, qui res-
semblait de si près à un persiflage, Napoléon entra dans la plus
violente colère et déclara au duc « qu'au lieu d'ergoter sur les
« termes d'un serment qu'il paraissait bien décidé à violer, il
« ferait mieux de se mettre à la tête de son parti et de coin-
ce battre franchement et loyalement, en vrai gentilhomme ». —
Il ajouta que, si le duc manquait au serment qu'il allait prêter, il
le ferait fusiller avant huit jours. Le duc terrifié céda, les grands
modifièrent leur adresse, et, quoiqu'il n'eût point la Grandesse,
D. Miguel de Àzanza en fit lecture au roi.
Les magistrats évitèrent de reconnaître le nouveau roi nette-
ment et sans ambages, en excipant de l'insuffisance de leurs
pouvoirs ; mais ils tinrent à Joseph le langage le plus flatteur, et
avancèrent « qu'il appartenait à une famille destinée à régner par
« l'ordre du ciel ».
Joseph avait acquis des connaissances assez sérieuses en poli-
tique et en administration ; il ne manquait ni d'usage, ni d'esprit;
il reçut fort bien ses nouveaux sujets, répondit avec bonne grâce
à leurs compliments, et trouva même d'adroites paroles pour se
concilier le clergé et l'armée.
Il répondit à l'inquisiteur D. Raymond Ethenard y Salinas « que
« la religion était la base de la morale et de la prospérité publi-
« que, et que, quoiqu'il y eût des pays où l'on admît plusieurs
« cultes, on devait considérer l'Espagne comme heureuse, puis-
« qu'elle n'honorait que la vraie religion ».
Àu duc del Parque, qui lui avait présenté les hommages de
l'armée, Joseph assura « qu'il s'honorait du titre de son premier
« soldat, et que, soit qu'il fût nécessaire de combattre les Mores,
« comme dans les temps antiques, ou de repousser les injustes
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
245
« agressions des éternels ennemis du continent, il participerait
« à tous ses périls. »
Le prince français fit, en somme, assez bonne impression sur
ceux qui le virent — et qui purent le comparer à Ferdinand ; il
n'en resta pas moins pour toute la nation l'étranger, le français,
l'ennemi.
Napoléon avait décidé que l'assemblée de Bayonne compren-
drait les députés des cités ayant voix aux Cortès. — Le clergé
devait être représenté par 2 archevêques, 6 évêques, 6 généraux
d'ordres, 16 chanoines ou dignitaires (2 de chacune des métro-
poles) élus canoniquement par leurs chapitres, et 20 curés de
paroisse. — La noblesse enverrait 10 grands d'Espagne, 10 no-
bles titrés et 10 chevaliers.
La Navarre et les Canaries devaient envoyer chacune deux
députés ; Majorque, les Asturies, Biscaye, Alava, Guipuzcoa,
chacune un.
Le Conseil de Castille devait envoyer quatre conseillers, celui
des Indes deux, les Conseils de la guerre, des finances, et de
l'Inquisition chacun un.
La marine devait avoir 2 représentants, l'armée 2 députés.
Chacune des trois Universités majeures enverrait le sien.
Les commerçants enverraient 14 représentants.
Les colonies d'Amérique auraient 6 députés.
Ainsi composée, l'assemblée de Bayonne aurait assez exacte-
ment représenté les grands corps de la nation et les principales
classes.de la société, si l'élection avait été libre, et ne s'était pas
faite sous la pression d'une armée de 100.000 hommes, couvrant
les routes et occupant les principales villes du pays.
Mais le grand-duc de Berg désigna lui-même 54 membres de
l'assemblée, et les élections ne purent se faire presque nulle
part, vu l'état troublé du pays.
Des personnages importants, désignés par Murât, ou élus par
leurs commettants, protestèrent dans les termes les plus énergi-
ques contre le rôle qu'on voulait leur faire jouer. D. Antonio
Valdes, l'un des héros de Trafalgar, refusa d'aller à Bayonne. Le
marquis d'Astorga fit de même. L'évêque d'Orense accompagna
son refus d'une lettre éloquente, qui fait le plus grand honneur à
sa loyauté et à son esprit :
«... On parle de guérir les maux, de réparer les préjudices,
« d'améliorer le sort de la nation et de la monarchie ; mais sur
« quelles bases? sur quels fondements? Y a-t-il pour cela un
« moyen approuvé et autorisé, fermement reconnu par la nation?
« Veut-elle accepter ce moyen? Espère-t-elle trouver son salut
246
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
« dans cette voie ? — N'y a-t-il pas des jnaladies qui s'aggravent
« et s'exaspèrent avec les remèdes, et dont. on a dit : Tangant
« vulnera sacra nullae manus ? Ne dirait-on pas qu'il est de cette
« espèce le remède appliqué au roi, son allié, et à la famille royale
« d'Espagne par le tout-puissant protecteur, l'Empereur Napo-
« léon ?... Les renonciations des rois d'Espagne à Bayonne et des
« infants à Bordeaux, on ne peut croire qu'elles aient été libres,
« puisqu'alors ces princes étaient la proie de la violence et dé la
te ruse, privés des lumières et de l'assistance de leurs fidèles
« vassaux; ces renonciations paraissent incompréhensibles et
« impossibles, comme contraires aux impressions naturelles de
« l'amour paternel ou filial, et à l'honneur et à la gloire de toute
« une famille, à laquelle s'intéressent tous les hommes honora-
it bles. — Ces renonciations sont suspectes à toute la nation, et
« comme c'est précisément d'elles que découle toute l'autorité
« dont peut légitimement user l'Empereur et roi, il est nécessaire,
« pour leur validation et leur force, et à tout le moins pour la
« satisfaction de toute la monarchie espagnole, que les rois et les
« infants qui les ont consenties, les ratifient en pleine liberté et
« hors de toute contrainte.
« Rien ne serait plus glorieux pour le grand Empereur Napo-
« léon, qui a pris tant d'intérêt à ces rois et à leur famille, que
« de les rendre à l'Espagne et de permettre qu'au sein des Cortès
« générales du royaume ils prennent la décision qui leur agréera,
« tandis que la nation elle-même, avec l'indépendance et la
« pleine et entière souveraineté qui lui appartiennent, procédera
« à reconnaître pour son roi légitime celui que la nature, le droit
« et les circonstances appelleront au trône espagnol.
« Ce procédé généreux et magnanime serait le meilleur
« éloge de l'Empereur lui-même, et serait plus grand et
« plus admirable que tous les lauriers de victoire qui le colon-
ie nent et le distinguent entre tous les monarques de la terre ;
<( ainsi l'Espagne sortirait du destin funeste qui la menace et
« pourrait enfin guérir de ses maux et jouir d'une santé parfaite
« et en rendre grâces — après Dieu — à son sauveur et véritable
« protecteur, qui serait alors le plus grand des empereurs d'Eu-
« rope, au modéré, au juste, au magnanime et bienfaisant
« Napoléon le Grand. »
Cette lettre, où l'ironie dissimulait mal l'indignation patrioti-
que de l'évêque, répondait parfaitement à la pensée intime des
Espagnols et indiquait à Napoléon le seul et unique moyen de
démêler l'inextricable écheveau de la question espagnole. —
Convoquer les Corlès générales d'Espagne, — leur rendre Char-
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
247
les IV, Godoy et Ferdinand, et attendre paisiblement, au pied des
Pyrénées, que le jeu des partis ait usé tous ces rois de pacotille
et fait désirer à la nation elle-même un vrai maître, un harmoste,
un pacificateur, voilà quel était l'intérêt évident de Napoléon
et de la France. — 11 Ta vu... mais seulement en 1810, deux ans
trop tard.
En 1808, il partageait encore le préjugé français, qui attribue
aux constitutions écrites une sorte de valeur magique, et les
considère comme des talismans. La France, qui n'en était encore
qu'à sa quatrième constitution depuis vingt ans, croyait toujours
à l'importance de ces paperasses, et tenait boutique de constitu-
tions pour tous les peuples de sa clientèle. Elle avait donné des
constitutions à la Hollande, à la Westphalie, à la Bavière, à la
Suisse, à PItalie, au royaume de Naples. Elle voulut en donner
une à l'Espagne, pour que rien ne manquât à son bonheur.
Cette constitution, on ne sait pas encore qui la rédigea ; elle
fut probablement tracée par une main espagnole, car elle révèle
une certaine connaissance des choses d'Espagne. Napoléon la
reçut à Berlin, en 1806, quelques semaines après que le malen-
contreux appel aux armes de Godoy lui eut fait prendre la réso-
lution de détrôner les Bourbons d'Espagne à la première occa-
sion. Il la garda en portefeuille pendant dix-huit mois, et la pré-
senta toute faite à l'assemblée de Bayonne.
L'assemblée, qui devait représenter l'Espagne, était loin d'être
au complet. Aux premiers jours de juin, il n'y avait encore
qu'une trentaine de membres présents. IL en vint par la suite
un plus grand nombre, mais plusieurs furent envoyés de Madrid
par Murât, ou réquisitionnés dans les diverses villes occupées
parles Français, et dirigés sur Bayonne, comme des prisonniers.
L'assemblée s'ouvrit, le 15 juin, au palais de l'évêché, sous la
présidence de D. José Miguel de Azanza, ministre des finances,
qui s'était de très bonne foi rallié à Joseph et qui ne craignit pas
de l'avouer hautement : « Gloire et honneur immortel, s'écria-
« t-il, à l'homme extraordinaire qui nous rend une patrie que
« nous avions perdue. — 11 a voulu qu'au lieu même de
« sa résidence et sous ses regards se réunissent les députés
« des principales cités et autres personnes autorisées de notre
« pays pour discourir en commun sur les moyens de répa-
« rer les maux que nous avons soufferts, et sanctionner la
« constitution que notre régénérateur lui-même a pris la peine
« de disposer, pour qu'elle devienne la règle inaltérable de noire
« gouvernement. C'est ainsi que nos travaux pourront être utiles
« et aider à l'accomplissement des hauts desseins du héros qui
248
REVUE. DES COURS ET CONFÉRENCES
« nous a convoqués. » Toreno fait remarquer avec raison qu'A-
zanza, obligé de présider, n'était pas obligé de se répandre en
aussi basses flatteries.
La Junte tint douze séances.
Le jour même de l'ouverture des débats, on procéda à la véri-
fication des pouvoirs et on lut le décret de Napoléon, par lequel
il cédait la couronne d'Espagne à Joseph.
Le 17, la Junte décida de se rendre auprès du roi pour le com-
plimenter, et lui promit de faire tous ses efforts pour rétablir
l'ordre et la tranquillité dans les provinces troublées. Joseph ne
manqua pas, suivant l'usage d'alors, de rejeter toute la faute sur
les Anglais. — Après avoir complimenté Joseph, les députés allè-
rent remercier Napoléon, qui reçut gravement l'expression de
leur gratitude.
Le 20 juin, le texte de la future constitution fut présenté à la
Junte ; elle en ordonna aussitôt l'impression. Pour se rendre la
nation favorable, elle proposa de supprimer l'impôt de quatre
maravedis par chaque cuartillo de vin, le 3 1/3 pour cent perçu
sur les revenus exempts de la dîme. Le 21, Joseph approuva ces
remises ; c'était son don de joyeux avènement à ses sujets.
Le 22, D. Ignacio de Tejeda, dont Murât avait fait le repré-
sentant officiel du royaume de Nouvelle-Grenade, soutint, dans
un véhément discours, la nécessité de resserrer l'union de la
métropole avec les colonies américaines.
Quatre religieux, qui représentaient les principaux ordres mo-
nastiques, demandèrent que Ton ne supprimât point d'un trait de
plume tous les moines, mais que Ton se contentât seulement de
réduire le nombre des couvents. Jamais, on n'avait encore vu des
moines espagnols s'exprimer avec une pareille modération.
Deux courageux députés, D. Pablo Arribas et D. José Gomez
Hermosilla, s'enhardirent jusqu'à proposer la suppression de
l'Inquisition. Mais l'Inquisiteur général se leva et en réclama im-
périeusement le maintien. Les quatre représentants du Conseil
de Castille : Colon, Lardizabal, Torres et Villela, se rangèrent de
son côté. — On a peine à comprendre comment d'honnêtes gens
pouvaient, en 1808, défendre l'Inquisition. Ce qui est plus remar-
quable encore, c'est qu'ils ne voyaient pas en elle un moyen de
défendre la foi, mais surtout un instrument politique, pour pré-
venir et déjouer les conspirations. C'est précisément le point de
vue auquel s'était placé jadis Ferdinand le Catholique, lorsqu'en
1482 il remplaça l'Inquisition paternelle des évêques par la ter-
rible Inquisition des moines. Avec ses familiers multiples, sa po-
lice toujours en éveil, ses dénonciations anonymes, ses prisons
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
249
mystérieuses, sa procédure secrète, ses jugements secrets, ses
pénitences perpétuelles, l'Inquisition pouvait, du jour au lende-
main, s'emparer de toute personne jugée dangereuse, et la sé-
questrer pour le restant de ses jours, sans que jamais personne
en entendît parler.
L'effroi de ses jugements était tel, qu'il amenait souvent beau-
coup de personnes à se dénoncer elles-mêmes pour implorer
l'indulgence du Saint-Office. À la fin du xvm e siècle, après un
procès retentissant, qui avait frappé un personnage en vue, plus
de 300 personnes se dénoncèrent elles-mêmes au Saint-Office, lui
déclarèrent quels livres elles lisaient, — quelles gens elles
voyaient, — dans quelles erreurs religieuses ou politiques elles
croyaient être tombées. — Tous ces renseignements étaient soi-
gneusement gardés ; toutes les personnes désignées dans ces
lettres étaient surveillées de près et signalées à l'attention des
inquisiteurs régionaux, des commissaires et des familiers.
On voit tout le parti qu'un homme comme Fouché eût pu tirer
d'une institution pareille.
Enfin l'Inquisition n'était pas seulement une institution desti-
née à punir ; c'était, dans beaucoup de cas, une institution tuté-
laire, qui permettait d'arracher aux tribunaux ordinaires quel-
que coupable qu'on ne voulait point voir condamné. Réclamé
par l'Inquisition, et détenu, pour la forme, dans les prisons du
Saint-Office, il devenait sacré pour la justice ordinaire et vaquait
librement à ses affaires sans que personne pût l'inquiéter .
L'Inquisition offrait donc le moyen de surveiller de près toute
la nation par un vaste système d'espionnage — permettait de
faire disparaître les gens dangereux ou jugés tels — et, par
contre, de mettre en sûreté les agents que leurs témérités au-
raient trop évidemment compromis.
Napoléon avait parfaitement vu les avantages de cette insti-
tution et était alors résolu à la conserver.
Et, sans vouloir en aucune manière justifier une institution qui
nous paraît de tous points odieuse « et plus insupportable aux
« esprits nés libres et francs, comme sont les Français, que de
« souffrir dix mille morts » (Ménippée), nous devons reconnaître
que l'Espagne n'a réellement vécu en paix que du jour où elle a
été tenue par cette chaîne formidable, et que la guerre civile est
redevenue l'état normal de la nation, du jour où l'Inquisition
a été supprimée. L'histoire d'Espagne, au dix-neuvième siècle,
est une histoire anarchique et violente, où la guerre civile a fait
certainement beaucoup plus de victimes que n'en a jamais fait le
Saint-Office, et il n'est pas sûr que la politique, comprise comme
250
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
elle l'a trop souvent été en Espagne, n'ait pas autant abaissé les
caractères et autant avili les âmes qu'auraient pu le faire les dé-
lations du Saint-Office. Mais la pensée a été plus libre, et là est
le bienfait. Napoléon, qui ne croyait pas à la liberté, devait être
par politique porté à la bienveillance envers l'Inquisition.
On discuta encore à Bayonne sur les majorats, cette autre plaie
de l'Espagne. Le duc de l'Infantado demanda qu'on ne réduisît
pas au-dessous de 80.000 ducats (880.000 fr.) le maximum légal
d'un majorât. D. Ignacio Martinez de Villela demanda que nul ne
pût être inquiété pour ses opinions politiques ou religieuses.
Enfin, le 30 juin, la discussion fut close, et la Constitution es-
pagnole acceptée à l'unanimité de tous les membres de la Junte.
— On n'avait jamais pu en réunir plus de 90, sur lesquels une
vingtaine seulement avaient été régulièrement nommés par leurs
provinces; le reste se composait de personnages qui étaient venus
à Bayonne avec Ferdinand ou d'individus nommés directement par
Murât. Pour faire nombre, on força même des Espagnols de passage
à Bayonne à apposer leur nom au bas de la nouvelle Constitution.
Le 7 juillet, la Junte se réunit de nouveau, et Joseph prêta
serment à la Constitution, entre les mains de l'archevêque de
Burgos.
La Constitution d'Espagne était, à proprement parler, une
contrefaçon dé la Constitution française.
La royauté était héréditaire, de mâle en mâle, par ordre de
primogéniture, réversible de la branche de Joseph à celles de
Louis et de Jérôme, la couronne d'Espagne devant toujours
rester séparée de celle de France.
Le pouvoir législatif était, comme en France, confié à trois
assemblées.
Un Conseil d'Etat, régulateur suprême de ; l'administration,
aurait eu la préparation des lois et l'appel suprême en matière
de justice administrative.
Un sénat de 24 membres, nommé par le roi, aurait eu, comme
en France, la garde de la Constitution, et la protection de la liberté
individuelle et de la liberté de la presse.
La Chambre des députés aurait fait revivre le glorieux nom de
Cortès. Elle se serait composée de trois bancs ou états :
— Banc du clergé — 25 évêques nommés par le roi.
— Banc de la noblesse — 25 grands nommés par le roi.
— Banc des communes — 62 députés des provinces d'Espagne
et des Indes — 30 députés des grandes villes — io commerçants
notables — - 15 savants — tous élus par ceux qu'ils devaient
représenter. *
L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
251
Les Gortès devaient être convoquées au moins tous les trois
ans, et votaient pour ce même laps de temps les contributions et
les dépenses publiques.
La magistrature devait être inamovible, rendre la justice d'a-
près les formes de la législation moderne, sous la juridiction su-
prême d'une Cour de cassation (le Conseil de Castille conservé,
dit M. Thiers). ,
Cette Constitution peut paraître savante et sage ; elle n'est au
fond, comme la constitution impériale, qu'un vêtement décent
destiné à masquer la nudité du despotisme.
La liberté de discussion n'y a aucune place. Les séances des
Cortès doivent être secrètes. La liberté de l'imprimerie ne doit
être accordée qu'au moment où la Constitution sera entièrement
mise en vigueur, c'est-à-dire en l'année 1813. Elle reste soumise
au bon plaisir d'une commission du Sénat. Elle ne concerne que
les livres et ne doit pas s'étendre aux journaux. Napoléon,
partisan de l'Inquisition, n'a pas poussé l'illogisme jusqu'à pro-
mettre aux Espagnols la liberté de la presse.
Ainsi le gouvernement conservera l'allure mystérieuse que lui
adonnée Philippe II. La nation ne connaîtra de ses affaires que
ce que ses maîtres jugeront à propos de lui en dire. Il lui sera
interdit, comme par le passé, de discuter ses intérêts et de mani-
fester publiquement ses opinions.
L'organisation du pouvoir exécutif est entachée d'un vice capi-
tal : la nouvelle dynastie n'est pas acceptée par la nation. Il est
dit que les couronnes de France et d'Espagne resteront toujours
séparées, ce qui semble, au premier abord, une garantie d'indé-
pendance; — mais on lit, un peu plus loin, que la France et
l'Espagne contractent une alliance perpétuelle et indissoluble.
On peut se demander, dès lors, ce que devient l'indépendance de
la Péninsule. Et, dans le fait, Napoléon entend bien que l'Espagne
doit être sa vassale, puisque Joseph, roi d'Espagne, reste prince
grand Electeur de l'Empire.
Le pouvoir législatif présente encore plus de lacunes, et n'est
qu'un véritable trompe-l'œil.
Le Conseil d'État joue, en Espagne, le même rôle important
qu'en France. C'est la cheville ouvrière de la machine gouver-
nementale. Mais où trouvera-t-on les hommes d'expérience con-
sommée, de science profonde, de volonté intelligente, qui font du
Conseil de l'Empire une des meilleures assemblées que la France
ait eues ? On aura peut-être un homme de science et de talent,
Jovellanos; mais on ne pèut se vanter de l'attirer à son parti. On
aura quelques hommes de science moyenne et d'intelligence ou-
2B2
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
verte, comme Àzanza, OTarril, Urquijo, Àzara, Mazarredo ; mais il
en faudrait cinquante, et Ton n'ira pas à la douzaine. Et tout est
à remanier : l'administration, la justice, les impôts, l'armée, la
marine, les lois industrielles et commerciales. La monarchie est
une grande ferme à l'abandon depuis vingt ans, tout croule, tout
menace ruine ; il faudrait tout entreprendre, tout réorganiser,
tout refaire, et le peuple, qui ne sait rien, qui vit dans le vague
souvenir de la gloire passée, est le peuple le plus réfractaire de
l'Europe aux changements et aux nouveautés. — Et, quand
même il consentirait, par le plus improbable des miracles, à
laisser tenter sur lui les expériences des politiques français,
rien ne se peut faire sans argent, et les caisses sont vides :
la dette dépasse sept milliards de réaux et le déficit moyen est
de 700 millions de réaux pour un revenu qui atteint à peine
600 millions.
Le Sénat n'est, malgré son nom, qu'une camarilla pompeuse de
24 hauts fonctionnaires nommés par le roi. En temps ordinaire,
ses fonctions platoniques se bornent à garder la Constitution —
(on sait comment le Sénat conservateur de l'Empire français s'est
acquitté de cette fonction) — à protéger la liberté individuelle
(mais la protégera-t-il contre l'Inquisition ?) — et la liberté de
l'imprimerie (dans un pays où la presse n'existera pas). En temps
de troubles, le Sénat se métamorphose en Comité de Salut public,
il peut suspendre les garanties constitutionnelles, et adopter
toutes les mesures exigées par la sécurité de l'Etat; c'est alors un
roi fainéant, qui, du soir au matin, se réveille dictateur et terro-
riste, et l'on sent jusque dans l'organisation du Sénat espagnol
l'influence de la tradition jacobine, qui se maintient dans les
conseils de l'Empire, sous les yeux de l'Empereur, qui a jadis
été l'ami de Robespierre.
Les Cortès présentent l'aspect le plus hétéroclite. C'est une
vraie monstruosité ; on ne sait à quelle bizarre conception ré-
pond cette étrange assemblée. Ce ne sont pas des Etats généraux,
puisque la noblesse et le clergé ne nomment pas eux-mêmes
leurs députés. Ce n'est pas une assemblée nationale, puisque
Ton doit voter par ordre. Il n'y a pas une Chambre haute et une
Chambre basse, puisque nobles, clercs et bourgeois doivent déli-
bérer ensemble. Ce n'est pas le système français, ce n'est pas le
système anglais, ce n'est pas le système traditionnel de l'Espagne,
c'est une rêverie sans valeur — tout au plus bonne pour l'île
Utopia.
Se figure-t-on ce qu'eût été cette Chambre composée de 25
évêques nommés par le roi, de 25 grands nommés par le roi et de
L^TERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
253
122 députés élus, discutant ensemble et votant à part, et dans
laquelle 26 députés bien unis auraient pu faire la loi à toute ras-
semblée? — Supposons, en effet,. qu'il s'agisse d'une loi intéres-
sant le clergé et la noblesse : si cette loi a contre elle 13 évêquea
et 13 grands, elle sera toujours repoussée, quand même 12 évê-
ques, 12 grands et 122 députés du tiers s'accorderaient pour en
demander le vole. Et voit-on cette Chambre, unique en trois per-
sonnes, délibérer en paix ? Voit-on les minorités réactionnaires
des deux bancs privilégiés écraser, malgré leur petit nombre, le
gros bataillon des progressistes ?... Joseph a gardé sa constitua
lion dans ses tiroirs ; il a- bien fait de ne pas l'en sortir. On se
serait encore plus moqué de ses Cortès qu'on ne s'est moqué
de son ordre de chevalerie.
Quand ia Constitution fut achevée, Azanza proposa qu'il fût
frappé deux médailles en mémoire de ce grand événement. Une
députalion de la Junte vint trouver Napoléon et lui offrir ce der-*
nier témoignage de respect et de reconnaissance — ou plutôt de
servilité.
La contenance de TEmpereur frappa tout le monde ; soit qu'il
fût déjà inquiet des suites de son entreprise, soil qu'il comprît
lui-même quel rôle odieux il venait de faire jouer à tous ces
hommes, il ne put vaincre la préoccupation qui l'étreignait; son
intelligence, si vive d'ordinaire, semblait fumeuse et obscurcie.
Il jetait à la dérobée des regards équivoques sur l'assistance»
et baissait le plus souvent la tête. Il parla trois quarts d'heure^
en phrases hachées, sans trouver aucune idée originale, aucun
mot heureux, aucune de ces grandes images qui donnaient tant
d'envolée à ses discours.
Les courtisans ne le reconnaissaient pas.
Les Espagnols, impénétrables, sentaient la main de Dieu s'ap-
pesantir sur cet homme, que la conscience de son crime semblait
paralyser.
Napoléon sentit lui-même combien l'entrevue devenait pénible»
il en hâta la fin, et les députés revinrent à Bayonne en silence,,
l'esprit rempli de fâcheuses pensées.
En Espagne, la Constitution fut accueillie par des cris de
colère ; les exemplaires adressés aux autorités furent remis par
elles aux juntes insurrectionnelles et brûlés sur la place publi-
que, au milieu des danses et des huées.
Les hommes d'Etat réactionnaires pensaient que l'Espagne
avait déjà sa constitution et n'avait pas besoin d'en changer.
Les hommes d'Etal progressistes voulaient que l'Espagne rédi-
geât librement sa charte.
254
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Le peuple ne voyait dans L'acte de Bayonne qu'un chiffon de
papier et tournait en dérision la légèreté française. Parmi les in-
nombrables satires du temps, D. Ramon Mesonero Romanos nous
en a conservé une, attribuée à D. EugenioTapia, où se reflète
dans sa gatté charivaresque tout le courroux populaire.
La Constitution d'Espagne, mise en chansons sur des airs con-
nus, pour pouvoir être chantée au piano, à l'orgue, au violon, au
basson, à la flûte, à la guitare, aux timbales, à la harpe, à la
mandore, au tambour de basque, à la caisse champêtre, au rebec
et sur toute sorte d'instruments rustiques:
Moi, qui suis Napoléon, Empereur des Français, je veux, et
c'est ma volonté, qu'il y ait danse en Espagne. A la danse ! à la
danse I soldats! — Tous mes plans sont faits, et leur succès ne
dépend que de vos efforts.
Ay ! ay ! tète et sang ! il n'y a pas de remède, il en sera ainsi.
Ay ! ay ! quoi donc ! l'Espagne songerait-elle à se moquer de moi !
Ay ! ay ! ay !
Il n'y aura qu'une religion : — ce sera la religion catholique; —
la suivra qui voudra. C'est pas sur ce point qu'on se disputera.
— C'est ma volonté et je veux, a dit Napoléon, que soit roi de
cette nation mon frère Joseph premier. — Et c'est ma volonté et
je veux, répond l'altière Espagne, qu'il s'en aille carder la laine,
ce roi Joseph dernier !
La succession au trône des Espagnes ira de mâle en mâie, nous
dit la charte ; s il manque un mulet, Napoléon portera toute la
charge.
José aura chaque année quatre millions de pesos. — Oui d&l
et, s'il en veut avoir davantage, qui mettra des portes aux
champs....? — Zoronguito, zorongo, zorongo ! — Comme roi
d'Espagne je dispose de tout.
INTRODUCTION.
(air du contrebandier)
(fandango)
(seguidille)
(zorongo)
L*lf^RVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
(mambru)
200.000 duros. — Quelle chance, mes amis, quelle chance !
200.000 duros le prince dépensera... le prince dépensera... pour
ses dévotions... Quelle chance, mes amis, quelle chance! pour se
diverlir, pour chasser et cetera.
Toute une séquelle de ministres feront honneur au trône.
Attention 1 Taisons-nous : je vais chanter ! Il y aura neuf minis-
tres à la cour pour expédier toutes les affaires.
Il y aura un conseil de personnes, — toutes honnêtes à ma façon
— ■ toutes honnêtes à ma façon, — qui ne pourront même pas
bâiller, — sinon suivant la constitution, — sinon suivant la
constitution. — Tous seront présidés, quand il y aura solennelle
session, par le roi Pepe, et tous agir devront toujours suivant la
constitution. — Sitôt que Pepe dira: « Je veux !... » personne
n'osera dire : « Sire, non. » Et c'est ainsi què tout se fera,
toujours suivant la constitution.
Les colonies espagnoles et les possessions d'Asie jouiront des
mêmes droits, dont jouira toute l'Espagne. — Olé Charandel !
chacun pourra — olé Charandel! librement commercer. — Olé
Charandel ! pour que Pépé — Charandel y olé ! puisse thésauri-
ser. — Autrefois, le bourreau avait le droit de torture, il ne l'aura
plus, et, dorénavant, c'est nous qui l'aurons. — Olé Charandel !
mon petit Napoléon. Olé Charandel ! cela, nous le verrons ! —
Olé Charandel 1 car quelques petits comptes — Charandel y olé !
nous avons à régler ensemble...
(la pia y la paz)
(EL MARIN ERITO)
(charandel)
G. Desdevises du Dezert.
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Cours de M. ÉMILE FAGDET,
Professeur à V Université de Paris.
Boucher (suite).
Le Mois d'octobre est un des plus beaux du poème de Roucher :
il a un début tout à fait admirable, dans le genre à la fois des-
criptif et lyrique ; c'est le triomphe de Bacchus, une sorte
de pœan. Puis, sans transition bien appréciable, Roucher nous
parle de la fameuse peste de 1348. A-t-ii observé qu'elle s'était
déclarée en octobre ? Ce n'est pas impossible, car il aime fort à
être précis. En tout cas, la description qu'il en fait n'offre rien
de tout particulièrement génial.
S'il en parle, c'est qu'il avait à placer, ici, quelqu'un de ces
morceaux philosophiques si goûtés à son époque, un dévelop-
pement sur la cruauté de la nature, ou, pour parler philosophi-
quement, la présence du mal sur la terre. A propos de cette peste
de 1348, il se demande s'il faut incriminer la nature comme une
marâtre. La dissertation est placée, sous forme de discours, dans
la bouche de la Nature, qui prononce son apologie.
Tel est ce chant, qui, mal composé, comme presque tous ceux
du poème, renferme pourtant les plus beaux passages.
Le triomphe de Bacchus est un morceau à effet ; il est très
souvent cité :
Ce début vibrant a de l'éclat, du mouvement ; il est tout à fait
dans la manière antique.
Battez, bruyants tambours, battez de rive en rive.
Il paraît ; c'est lui-môme ; il avance, il arrive :
Oui, c'est lui. Je le vois sur les monts d'alentour :
Battez, et de Bacchus annoncez le retour.
Eveillez-vous, buveurs, hâtez-vous ; le temps presse.
Hâtez- vous ; du sommeil secouez la paresse.
ROUCnER
257
Aux scènes de plaisir qui renaissent pour vous,
Moi, prêtre de Bacchus, je vous invite tous.. .
Courons, et de l'Ister au Tage répandus,
Assiégeons les raisins au coteau suspendus.
Redoublons du Français la brillante allégresse :
Faisons, pour un moment, oublier à la Grèce
Le poids honteux des fers dont gémit sa beauté...
Ce sera un contraste frappant que de vous lire, après cette
scène de délire bachique, la description du fléau de 1348 :
Le monstre, déployant ses ailes ténébreuses,
Vole au Cathay, s'abat sur ses villes nombreuses,
Les comble de mourants entassés sous des morts ;
Reprend son vol, du Gange atteint les riches bords,
Les transforme en passant en vaste cimetière ;
Du superbe Mogol traverse la frontière ;
Remplit de ses poisons l'Empire des Sophis,
Les murs de Constantin, l'Arabie et Memphis ;
Franchit les hauts rochers, d'où le Nil roule et tombe...
Ici, il n'y a Laharpe qui tienne : le vers est beau, parce que
l'effet de violence est voulu et parfaitement obtenu ; ce n'est pas
de l'harmonie simplement imitative, c'est de l'harmonie expres-
sive. Et la période continue ainsi, se déroulant large et puissante,
et représentant fort bien le fléau qui s'avance à pas plus ou
moins lents, mais d'une progression continue et terrible :
... Chaque instant voyait hors des murailles
S'avancer, tout rempli, le char des funérailles.
Nulle voix ne suivait ce mobile tombeau :
Sans parents, sans amis, sans prêtre, sans flambeau,
Solitaire, il marchait. A ces monceaux livides
Une fosse profonde ouvrait ses flancs avides ;
Et dans son large sein les cadavres versés
Y tombaient en roulant l'un sur l'autre entassés.
Durant vingt mois entiers, par ce ravage horrible,
Se signala des dieux la colère terrible ;
Rien ne fut épargné : l'impureté des airs
Dépeuple tous les lieux, et les change en déserts.
Voilà encore une page très belle : là, Roucher a juste l'emploi
de son talent. Il est bon descriptif ; il a le sens des coupes parti-
culières, qui produisent un effet spécial : ce n'est donc pas un
poète à mépriser.
Vous me direz que la fin de ce chant doit être inférieure, puis-
qu'il se termine par une sorte de dissertation optimiste, où la
Nature se justifie de sa cruauté. Vous ne vous trompez pas ;
encore est-il intéressant de voir comment Roucher traite une
258
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
question philosophique à la mode depuis Leibniz, et que Voltaire
a cent fois abordée :
J'aurais voulu voir Roucher préparer un peu mieux cette ap-
parition de la Nature. Ce conditionnel « elle te répondrait » est
bien froid ; Roucher était de taille — il ne Ta que trop montré !
— à évoquer une divinité :
Pensée très profonde, reprise par presque tous les philosophes
qui se sont placés, je ne dis pas contre le sentiment chrétien,
mais en dehors de lui. Ce vent, répond la Nature, que vous
accusez d'avoir propagé en cent lieux le poison de la peste, vous
voulez l'anéantir ; mais c'est lui qui chasse les miasmes qui
émanent des prés marécageux et des champs de bataille. Et il en
est de même des autres éléments :
Partout aux maux qu'ils font succèdent les bienfaits.
Si le feu dévorant embrase mes entrailles,
M'ébranle, me déchire, engloutit tes murailles,
Sert en foudres tonnants l'injustice des rois,
Et des peuples vaincus anéantit les droits ;
Ce feu, nourri des sucs que l'abeille distille,
Pour te rendre le jour brille en flamme subtile...
Vous savez ma complaisance pour la périphrase, lorsqu'elle est
spirituelle et ingénieuse, et qu'elle ajoute quelque chose aux
mots ; c'est, ici, le cas :
L'eau te fait beaucoup de mal aussi, par les inondations et les
tempêtes ; mais elle t'abreuve, elle porte tes vaisseaux, ferti-
lise la terre, etc. Que ce soit très fort comme démonstra-
tion, ce n'est pas moi qui aurai le front de vous le soutenir, et de
vous leurrer à cet égard ; mais la dissertation est bien conduite ;
on y remarque de temps en temps une certaine fermeté dans les
formules, et, ailleurs, un bel éclat dans les images.
Le neuvième mois, le mois de novembre, est celui des vents, des
Résigne-toi, mortel ; et, faible créature,
Neva pas d'injustice accuser la Nature.
Elle te répondrait : « Ne m'accuse de rien »...
Ne m'accuse de rien ;
Le mal est nécessaire ; il l'est comme le bien.
Tes aliments, par lui doucement préparés,
Nourrissent de ton sang les ruisseaux épurés,
Et, lorsque j'ai perdu ma dernière verdure,
11 chasse loin de toi la piquante froidure.
ROUCHER
259
impressions lugubres et sinistres. Plus d'aurores ; le ciel est tou-
jours brumeux :
dira V. Hugo dans un style autre que celui de Roucher. C'est une
tristesse immense qui se répand sur toute la nature... Non pas, le
bonheur étant surtout dans l'espérance, c'est dans les mois tristes
qu'on tfoit se rendre le plus heureux par l'espoir. Et, en effet, à
mesure que le poème s'avance, Roucher devient plus philosophi-
que, il n'est pas fâché de se montrer sous un aspect plus impo-
sant ; c'est aussi qu'ayant moins de tableaux séduisants et gra-
cieux à nous présenter, il a recours aux considérations philoso-
ques, où il n'est pas absolument inexpert. Tout meurt donc, mais
pour renaître : développement sur l'éternité de la matière. Et
puis la nature, qui est bonne, ne laisse pas d'avoir, même en ses
périodes de mélancolie, des moments de sourire et de grâce. 11
est ensuite question des oiseaux d'automne et d'hiver, qui sont
plus tristes que les oiseaux d'été, mais aussi plus ingénieux et
plus habiles. A ce propos, Roucher proteste contre Descartes et
Buffon et tous ceux qui ont dénié l'intelligence aux bêtes; il fait,
on ne sait trop pourquoi, l'éloge de son ami Dupaty, qui s'occupe
d'histoire naturelle. Puis il parle de la chasse au cerf, et se lance
dans une dissertation morale sur les femmes chasseresses : les
femmes ne doivent pas chercher à rivaliser avec, les hommes,
surtout dans les exercices où ils se montrent le plus près dé la
nature primitive. Comme c'est en novembre que se fait la cueil-
lette des olives, le languedocien Roucher fait l'éloge de l'olive et
de sa patrie. Cette transition très mince i'ajnène à parler des
soirées d'hiver, puisque c'est avec de l'huile — qui n'est pas
d'olive, il est vrai, mais peu importe î — que nous nous éclairons*
Il finit par les veillées, les histoires de revenants et la croyance
aux fantômes.
Tel est ce chant, qui n'a rien de très éclatant.
Roucher a placé son développement sur l'éternité de la matière
sôus l'autorité de Pythagore ; j'aurais préféré Héraclite
Vois-tu, lorsqu'à sa table un ami te convie,
Vois-tu de main en main passer rapidement
La fougère où pétille un breuvage écumant ?
Eh! bien, de l'univers ce banquet est l'image :
Du flambeau de la vie on s'y prête l'usage.
Les prés et les forêts, les champs et les coteau
A la Jeune brebis livrent leurs végétaux ;
La brebis à nos corps fournit leur nourriture ;
D'un peuple dévorant nos corps font la pâture ;
Quand Novembre de brume inonde le ciel bleu,
260
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Et comme nous enfin, ce peuple, qui périt,
A la terre rendu, de ses sucs la nourrit.
Ces vers sont onctueux, coulants, larges et forts ; ils rendent
bien l'idée de cette espèce de coupe, sans cesse ruisselante, que
le poète place entre les mains de la Nature éternelle.
Dans le passage sur les revenants se montre le philosophe anti-
superstitieux ; il en veut à ceux qui ont inventé de pareilles his-
toires pour assoter les populations rustiques : Voltaire s'était con-
tenté de sourire.
Qu'il soit maudit cent fois, l'apôtre sacrilège,
Qui des morts le premier, blessant le privilège,
Au nom d'un Dieu vengeur les tira des tombeaux
Et les montra souillés de sang et de lambeaux.
Ou, s'il voulait du moins que sa noire imposture
Punît l'homme oppresseur et vengeât la nature,
Que ne réservait -il ce salutaire effroi
A ce tyran paré du nom sacré de Roi,
Dont les avares mains et les lois homicides
Ecrasent les sujets du fardeau des subsides ?
Oui, voilà le mortel que la voix de l'erreur
Doit, dans l'ombre des nuits, assiéger de terreur.
Qu'alors, près de son lit, un fantôme apparaisse,
Lui montre des enfers la flamme vengeresse,
Et q^ue, le déchirant de remords superflus,
11 lui crie, en fuyant : Tu ne dormiras plus !
tfest un peu trop mélodramatique î
Le dixième chant, consacré à décembre, débute par un éloge
des arbres. Les arbres dorment en hiver, et Roucher les regarde
dormir; cela l'inspire, et je le veux bien. Les arbres ont, en effet,
quelque chose de sacré et de mystérieux, presque de religieux ;
certains poètes philosophiques, en particulier l'Autrichien Lenau,
ont considéré l'arbre comme le sage de la nature : ils se le sont
figuré nous regardant avec étonnement, et se demandant quels
sont ces êtres si nerveux, un peu fous, qui changent si facilement
d'idées et de place... Roucher ne va pas jusque-là, à peine ai-je
besoin de vous le dire. Il décrit ensuite l'impression générale de
l'hiver; puis, pour préciser, il montre le voyageur égaré dans
les neiges.
Puis c'est la fête des brandons, dernier reste du mythe solaire
qu'on célébrait en Orient en allumant des feux à l'époque où le
soleil est au plus bas de sa course, et va pour ainsi dire renaître.
Roucher termine par l'éloge des glaciers. Ce dixième chant est
peut-être celui où il s'est le plus appliqué à chercher des sujets
difficiles, des motifs qui ne traînent pas dans les banalités ordi-
naires.
ROUCUER
261
Voici en quels termes il exprime ses impressions mélancoli-
ques :
Je ne vois plus des monts l'inégale surface ;
Plaines, fleuves, cités, tout s'éteint, tout s'efface.
Je ressemble au mortel, qui, loin du jour, languit
Dans ces cachots, voisins de l'éternelle nuit...
Voilà qui est bien, mais c'est un vers de Racine.
Il y a là très probablement une réminiscence involontaire ; il
arrive très souvent aux poêles de prendre pour un vers de leur
imagination un vers qui sort tout simplement de leur mémoire ;
aussi ne faut-il pas s'empresser de crier au plagiat.
Mon front est sans couleur ; ma tête est affaissée ;
Et, la mélancolie attristant ma pensée,
Je ne sens dans mon cœur vide de tous désirs
Ni l'amour des beaux- arts ni le goût des plaisirs :
Ma triste voix s'exhale en regrets inutiles.
Où sont-ils, ces coteaux, que j'ai vus si fertiles ?
Où sont-ils, ces vallons, si riants à mes yeux?
Printemps, quand viendras-tu rasséréner les cieux ?
Suit une description d'une tempête de neige.
Roucher a le sens de la nature : il a observé et bien rendu cet
apaisement des vents, ce silence qui précède la chute de la neige.
Et c'est ici que se place l'épisode du voyageur perdu dans la
tourmente. La transition est insensible et, par conséquent, très
bonne, ce qui est rare chez Roucher :
Le cœur serré d'angoisse, il s'étend sur la plaine ;
Là, sans couleur, sans force et presque sans haleine,
Jl murmure tout bas, dans un long désespoir,
Le tendre nom d'un fils qu'il ne doit plus revoir.
Mais c'en est fait ; déjà ses esprits s'engourdissent ;
Son sang ne coule plus ; ses membres se raidissent;
Ses yeux las de s'ouvrir se ferment ; il s'endort :
Invincible sommeil qui s'unit à la mort
Par ses coupes très heureuses, Roucher a su rendre ce qu'un
tel spectacle a de lugubre et de sinistre.
Poète philosophe et descriptif, il voit dans les glaciers une
des merveilles de la nature et aussi l'une des mamelles fécon-
dantes de cette éternelle nourrice.
A. B.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
L'innovation psychique ; l'association des idées
(suite et fin).
J'ai le projet de réfuter, aujourd'hui, une théorie très connue,
qui est contraire aux idées que j'ai exposées. Après quoi, je pré-
senterai différentes observations, pour préparer la théorie de
l'imagination.
J'ai pris comme point de départ la théorie dualiste de l'asso-
ciation des idées, et j'ai essayé de montrer que cette théorie
réunit deux faits différents, et même opposés. Si, d'après l'exemple
figuré au tableau, les faits A B C D, soit quatre vers d'Homère, se
suivent dans la mémoire d'un -lettré, il n'y a là rien de nouveau.
Si, au contraire, le dernier vers d'Homère rappelle un vers de
Virgile, il y a du nouveau et nous pouvons dire que les deux
successions en tant qu'elles se suivent, ou la succession de ces
deux successions dans la conscience, cela constitue un fait
nouveau.
Mais la théorie d'origine anglaise qui distingue l'association de
contiguïté et l'association de ressemblance a été remplacée chez
nous par une théorie aujourd'hui à peu près consacrée dans
l'enseignement classique, théorie unitaire, d'après laquelle toute
association de ressemblance est une association de contiguïté.
C'est la théorie de Cardaillac, philosophe du commencement du
xix e siècle, reprise et reconstituée dans des ouvrages actuellement
classiques. Elle consiste à soutenir que l'élément commun entre
D et d développe ses contigus, qui sont ici d e f g ; d en ce qu'il a de
spécial et de non identique au D qui le précède et e f g dans leur
entier. Dans un cas plus simple, dans le cas où, presque simulta-
nément, se trouvent dans la conscience deux analogues, soit a et
A, ce qu'il y a de commun entre a et A et qui fait qu'ils se ressem-
blent, cet élément identique développe, à peu près simultanément,
deux ordres de contigus, d'où les éléments concrets qui différen-
cient a et A ; par exemple, ce qu'il y a de commun entre Démos-
thène et Cicéron développera deux ordres de contigus, les
l'association des idées
263
caractères propres à Démosthène et les caractères propres à
Cicéron.
Telle est la thèse. Il me semble qu'elle s'attache à ce qu'il y a
d'accessoire dans les faits et méconnaît ce qui est capital.
Pour l'écarter de notre route, remarquons que notre adversaire
partage au fond notre opinion, admettant la distinction logique
du répété et du nouveau, mais qu'il réserve le nom d'invention à
l'imagination dite créatrice et le refuse, à tort, à l'association de
ressemblance, laquelle, pourtant, je crois l'avoir démontré, est
une innovation et, déplus, le principe de toutes les inventions qui
sont les œuvres et les actes de l'intelligence, l'intelligence même
dans son avenir ; si la thèse sur laquelle j'insiste a une si grande
importance à mes yeux, c'est que je considère l'association de
ressemblance comme devant être mise à la base de l'intelligence.
L'important est de savoir quelle est l'unité de souvenir, l'unité
d'un souvenir, en tant qu'il est un. Tant qu'un souvenir se conti-
nue, c'est un même souvenir. La continuité temporelle fait un
souvenir, la discontinuité temporelle en fait plusieurs. Peu im-
porte que le deuxième acte, c'est-à-dire le souvenir, soit plus
rapide ou plus lent que le premier. Il sera plus rapide, si c'est un
souvenir aisé, plus lent si c'est une remémoration laborieuse.
Peu importe aussi la diversité intérieure du souvenir. Elle peut
être plus ou moins grande ; tant que les éléments du souvenir se
succèdent sans autre lien que leur succession lors du premier
acte, c'est toujours le même souvenir, c'est toujours un sou-
venir. Ainsi parle le sens commun, et le sens commun, ici, est
le bon sens. Le passé se répète tel qu'il fut, et la diversité
interne ne divise pas le souvenir en tant que souvenir. Si elle
est remarquée, c'est qu'elle l'avait été dès le premier acte. Pour
peu que la reconnaissance de cette diversité soit nouvelle, ce
fait mérite plutôt le nom de dissociation que celui d'association.
Par quoi sera briséé cette continuité du passé? 1° Elle pourra
être brisée par une sensation forte qui vient arrêter le jeu des
souvenirs et provoque une nouvelle série de pensées, d'images,
de souvenirs. 2° Un autre souvenir, voilà une autre brisure du
souvenir; le langage usuel dit que c'est là un autre souvenir, et
c'est le bon sens. 3° La continuité du passé peut être enfin brisée
par une invention qu'on appellera imagination ou invention intel-
lectuelle, cette dernière n'étant probablement qu'une complica-
tion de ces inventions du genre le plus simple, dont je fais la
théorie, et qui sont les associations de ressemblance.
La continuité du passé sera encore brisée, s'il se produit des
sauts à travers le passé, si des intervalles de temps sont franchis,
264
REVUE DES COUUS ET CONFERENCES
de telle manière que la raison de la série faite de fragments du
passé ne soit plus la continuité même du passé, mais un autre
principe, à savoir la ressemblance desdits fragments. Je sup-
pose, par exemple, que je me souviens successivement de mon
baccalauréat, de ma licence, démon agrégation, de mon doctorat.
La raison d'une telle série est moins la chronologie que l'analogie
des événements; c'est donc là innover et non se répéter. Tout
autre sera le cas suivant : si je repasse toute ma vie passée, en
posant mon attention sur des événements caractéristiques, alors
le seul lien de ces souvenirs sera le temps vécu par moi, et les
lacunes auront pour unique raison l'oubli des événements de
faible intérêt. Il n'y a là qu'un fait, ma vie passée; tandis que,
dans l'autre cas, il y en a quatre.
Nous cherchons, ne l'oublions pas, la moindre invention.
L'invention que la psychologie considère le plus volontiers
comme telle, c'est l'imagination créatrice. Avant d'arriver à cette
invention, cherchons l'invention minimum, la plus simple. Je la
trouve dans un ensemble de souvenirs, dont la réunion a pour
raison leur ressemblance, dont l'ensemble a donc une raison
autre que la raison de chacun d'eux, celle-ci étant tout simple-
ment l'habitude, principe de répétition. Un exemple sera peut-
être utile. Si je répète de suite des vers de Racine, si, après
m'être dit :
il y a là deux vers, et plus de quinze mots, mais un seul souvenir.
Si le troisième vers vient ensuite, et toute la tragédie après le
troisième, ce sera un tour de force assurément, mais ce sera tou-
jours un seul souvenir. Si, au lieu du second vers, je dis, à la
suite du premier vers :
il y a là, non plus un souvenir, mais deux souvenirs, et il y a
vraiment une association, car il y a une réunion de deux souve-
nirs, qui se suivent, non pas pour la raison qui fait que chacun
d'eux revient, mais pour une autre, raison. Cette raison, c'est
la ressemblance, le même mot « Oui » étant le début de deux
tragédies de Racine, c'est-à-dire le même mot ayant la même
place dans les deux œuvres de même nature du même auteur.
Telle est l'analogie complexe qui fait que, après m'êlre dit :
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille,
je dis ensuite :
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille,
Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel,
l'association dks idées
265
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille,
je me dis :
Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel.
La ressemblance fait l'unité de cette dualité. 11 y a là une
association qui a lieu pour la première fois; les éléments en sont
contigus, pour la première fois, dans la conscience avec chance
d'y revenir de nouveau en contiguïté. Voilà un fait nouveau très
simple, si simple qu'il peut être méconnu. Comment expli-
quer cette réunion ? Par une loi de la vie psychique ; la con-
science procède ainsi : c'est une règle de la conscience que, très
souvent, la suite des souvenirs ou des contigus est brisée, est
interrompue par des analogies qui donnent naissance à de nou-
velles contiguïtés. Voilà une loi nouvelle de la vie psychique,
toute différente de la loi de l'habitude, qui, elle, a son application
dans l'association de contiguïté.
Ce que je viens de dire de l'association de ressemblance est
presque, mot pour mot, ce que l'on dit tous les jours de l'ima-
gination. Il existe sur l'imagination une théorie indiscutée. On diè
par hyperbole que l'imagination est créatrice ; mais, en même
temps, on proclame qu'elle ne fait que combiner en un ordre
nouveau des éléments empruntés à l'expérience passée, que ses
éléments sont des souvenirs méconnus ou non^ qu'elle fait des
touts nouveaux, dont les parties sont anciennes, donc répétées.
Puisque le résultat de l'imagination créatrice dans son ensemble
est seul nouveau, ses matériaux ne l'étant pas, mieux vaudrait
donc dire l'imagination novatrice que l'imagination créatrice,
A.-t-on soutenu qu'il y a dans le fait d'imagination novatrice
une association de contiguïté marquée ? Nullement ; et pourtant
le cas est le même, au fond, que celui de l'association de ressem-
blance, et la réduction de l'imagination novatrice à l'association
de contiguïté aurait pu être tentée. Ce que nous imaginons est
conforme aux lois des choses, à la vraisemblance. Et, même quand
l'imagination s'écarte du réel et ose se lancer dans le fantastique,
il faut toujours à de telles imaginations un point de départ réa-
liste, pour que l'auditeur ou le lecteur puisse suivre l'auteur dans
ses audaces. En partant de cette remarque indiscutable que l'on
imagine toujours ce qui est conforme aux lois naturelles, il serait
très aisé de faire une théorie de l'imagination qui la ferait rentrer,
comme l'association de ressemblance, dans l'association de con-
tiguïté. Il est fâcheux qu'on n'y ait pas pensé, parce que cet excès
aurait été la preuve de l'erreur qu'on commet en fusionnant les
266
REVUS DES COURS ET CONFÉRENCES
deux associations. Je crois pouvoir montrer que, si les deux asso-
ciations peuvent fusionner, l'imagination novatrice doit être, elle
aussi, ramenée à l'association de contiguïté. Pour faire compren-
dre cette analogie, il faut perdre de vue les grandes imaginations
des artistes en tous genres. On imagine tous les jours, delà façon
la plus modeste : lorsque par distraction, en récitant des vers,
on dit un mot pour un autre, on imagine; l'enfant qui crée des
mots ou des locutions nouvelles, parce qu'il Ignore le mot ou la
locution usuelle, imagine ; les Méridionaux ont plus tôt fait d'ima-
giner que de chercher, quand ils ne se souviennent pas sponta-
nément ; les exaltés, les rêveurs imaginent souvent; les fous
imaginent toujours; les rêves les plus vulgaires sont des ima-
ginations ; les artistes médiocres, les ratés imaginent autant que
les artistes de génie. L'imagination, en somme, est une faculté
extrêmement banale.
L'imagination banale ne diffère de l'imagination du savant ou
de l'artiste de génie que parle degré, par la valeur, par la des-
tinée ; mais, entre toutes ces imaginations, il y a une continuité.
C'est toujours la même opération mentale qui a lieu dans l'ima-
gination du toqué ou du raté et dans celle de l'homme de génie.
De cette imagination commune à tous, il faut dire qu'elle con-
siste à faire du neuf avec du vieux en combinant des souvenirs en
touts nouveaux, qui forment une association nouvelle. Le tout
seul est nouveau : voilà une vérité qui est devenue banale.
De même, les deux termes d'une association de ressemblance
sont anciens; mais l'ensemble de l'association constituée par les
deux termes, y compris les contigus qu'ils traînent à leur suite,
est nouveau. Entre l'association de ressemblance et l'imagina-
tion, il y a une différence assurément, et nous la dirons; pour
le moment, constatons que la même formule convient à l'une
et à l'autre.
Voilà donc trois faits généraux qui s'appellent : association de
contiguïté, association de ressemblance, iihaginalion novatrice.
Où est la grande différence entre ces trois faits ? Cette grande
différence, je la vois dans l'opposition logique du répété et du
nouveau. Dans ces trois faits, les éléments sont répétés. Dans le
premier, dans l'association de contiguïté, le tout et les parties
sont répétés. Dans le second et le troisième fait, l'ordre est nou-
veau, l'ensemble est nouveau ; à l'intérieur de ces groupements,
nous trouvons l'habitude en acte; mais, si nous considérons les
ensembles comme groupes, l'habitude n'en rend pas compte. Par
conséquent, l'association de ressemblance et l'imagination nova-
trice doivent, pour ainsi dire, marcher ensemble, laissant derrière
L'ASSOCIATION DES IDÈfiS
267
elles l'association de contiguïté, qui n'est qu'un non* de l'habi-
tude.
On voit, par là, que le concept d'association esl ridée d'un prin-
cipe qui souffle le chaud et le froid, et que l'imagination propre-
ment dite est un mode d'association très proche de l'association
de ressemblance. La théorie de l'association est incomplète, si elle
écarte le grand fait de l'imagination novatrice. Enfin, je viens de
montrer qu'il y a plus de vérité dans la vieille distinction d'une
imagination reproductrice et d'une imagination novatrice que dans
la distinction, plus récente, entre l'association de ressemblance
et l'association de contiguïté. Quand les anciennes psychologies
d'avant le xix e siècle opposaient l'imagination reproductrice et
l'imagination novatrice, elles tenaient compte de l'opposition
logique entre l'ancien et le nouveau. Nous n'avons qu'à faire de
même; mais l'association de ressemblance doit venir avant
l'imagination novatrice, parce qu'elle est plus simple.
Mais, peut-être, avons-nous pris la théorie de nos adversaires
d'un peu trop haut ; serrons-la de près. Ils disent qu'un élément
commun à deux faits développe deux groupes de contigus; ils
voient donc, par delà, la similitude, la mêmete'. Par exemple,
d'après eux, si l'on pense successivement à la Seine, à la Loire,
à la Garonne, au Rhône, on a l'idée générale, abstraite, d'une
large nappe d'eau courante, qui développe des contigus, c'est-
à-dire ce que chacun de ces fleuves a de spécial. L'abstrait, même
non dégagé, aurait donc la propriété de susciter les concrets qui
l'impliquent. De même, selon quelques nominalistes, le mot usuel
général susciterait une série d'images concrètes. Ces deux théo-
ries vont ensemble. Selon elles, l'abstrait ne serait jamais dégagé
par la conscience. Il n'y aurait pas d'ascension vers le général.
Le même serait une puissance cachée, qui susciterait dans la
conscience des individus analogues. Je crois plus légitime de
penser que l'association de ressemblance est un point de départ,
que le général est peu à peu dégagé par différents procédés, dont
le plus simple ou le plus rapide est l'abstraction. Par cette abs-
traction volontaire qui est un mode de réflexion ou encore l'at-
tention aux similitudes, on peut se rendre compte que deux
différents, deux individus distincts sont néanmoins analogues,
donc partiellement identiques. D'autres fois, le passage de l'ana-
logue à l'identique se fait par ce procédé dont j'ai parlé, par la
fusion et l'unification des semblables. Peu à peu, ces semblables
forment un tout commun, où ne figure plus que ce qu'ils ont
d'identique. Voilà les deux procédés, l'un rapide et volontaire,
l'autre lent et involontaire, par lesquels l'esprit arrive à l'abstrac-
268
HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES
tion, à Hdée générale ; tous deux sont inductifs ; au contraire,
le général inconscient, dans la théorie que je vise, procéderait
comme la majeure d'un syllogisme.
D'ailleurs, y a-t-il dans la conscience un seul oui (je fais allu-
sion aux vers de Racine), un seul fleuve ? Non ! Le premier oui
fait corps avec le premier vers d'Iphigénie, le second avec
le premier vers d'Athalie. La contiguïté dédouble le oui 9 et
c'est à cause de leurs contigus que les quatre fleuves sont :
l'un la Seine, l'autre la Loire, etc. Chacun des analogues est une
individualité distincte dans la conscience, individualité cons-
tituée en chacun par des contigus spéciaux de la fluvialité, qui
leur est commune ; c'est donc la contiguïté qui fait la pluralité
du même en l'unissant à l'autre. Ne parlons pas toutefois d'une
verlu de la contiguïté ; ayons soin de ne pas parler non plus de
la vertu de l'analogie ou de la mêmeté: entités inutiles, êtres de
raison, idoles de langage. Pourtant, si la théorie que je critique
se fonde sur la vertu de la contiguïté, ne voit-on pas que, dans
un cas, la vertu de la contiguïté agit seule et que dans un autre,
elle n'opère et ne réussit qu'alliée à la vertu de la mêmeté ?
Cela est impliqué dans la théorie même ; elle est donc, au
fond, incohérente, et on la ramène aisément à la théorie dualiste
de St. Millet de Bain, qu'elle prétendait remplacer.
Mais laissons toute cette dialectique et revenons aux lois delà
conscience. On ne doit pas s'étonner d'une loi, parce que toutes
les lois sont également étonnantes ; mais, si deux lois se ressem-
blent, chacune d'elles étonnera moins. Le même condition du
même, voilà la loi de l'habitude. S'il en est ainsi, il n'est pas très
étonnant que l'analogue soit la cause, non pas conditionnelle,
mais occasionnelle de l'analogue ; car l'analogue, c'est, peut-on
dire, le demi-même.
Il y a là, certes, deux lois irréductibles, mais je remarque qu'il
y a quelque ressemblance entre ces deux lois ; le propre de
l'âme se ramène toujours à un devenir, dont la matière est alté-
rité qualitative et dont l'acte consiste à unifier. L'effort est la lutte
contre le changement. Voilà une première inspiration. Nous
en avons découvert deux autres : la spontanéité propre de l'âme
(en dehors de tout effort) a deux manifestations, qui sont la répé-
tition (habitude) et la demi-répétition (association de ressem-
blance, imagination novatrice). Dans tous ces cas, on voit l'âme
unifier, d'une manière ou de l'autre et simplifier sa multiplicité.
V.H.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Nous avons vu, en étudiant la quatrième Provinciale , que Pas-
cal, laissant de côté la Sorbonne et les Dominicains, allait désor-
mais s'attaquer à la redoutable Compagnie de Jésus. Il s'agit
donc d'un duel en règle, qui nous a fait songer à celui de Rodri-
gue et du comte. Comme Rodrigue, Pascal, qui connaissait Cor-
neille, qui avait pu voir à Rouen ce confrère en poésie de sa
sœur Jacqueline, pouvait s'écrier :
Mais ce n'est pas un combat livré sans témoin, dans un coin de
parc : la France entière a été constituée juge du camp, et les pre-
mières Provinciales ont montré qu'elle se passionnait ardemment
pour ce débat. C'est pourquoi il est indispensable de montrer quel
était l'état des esprits en 1656 : nous sommes, aujourd'hui, si loin
de ces événements que, si nous jugions les choses de 1656 avec
nos idées, nos habitudes, si vous voulez nos préjugés de 1905,
nous risquerions fort de nous tromper étrangement.
Et, d'abord, il me semble utile de présenter une considération
préliminaire sur la nature de ces questions si spéciales.
La lutte, à laquelle nous allons assister en témoins presque in-
différents et qui veulent rester impartiaux, promettait d'être
acharnée. Que voyons-nous, en effet ? D'un côté des prêtres, ces
ministres de paix dans des temps de colère, comme dira Racine,
des religieux portant le doux nom de Jésus; et, d'autre part, un
néophyte, un ascète, un pénitent, autour duquel se groupent des
prêtres, des laïques, qui professaient le christianisme le plus
austère. Les uns et les autres ont la même foi, ils sont disciples
de celui qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres, faites du bien à
ceux qui vous persécutent... » Ces préceptes évangéliques, les uns
et les autres les redisent à tout propos, et les commentent soit
du haut de la chaire, soit dans leurs écrits.
Professeur à l'Université de Paris.
L'4tat des esprits en 1656.
J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur;
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur.
270
REVUE DES COUBS ET CONFÉRENCES
D'où vient cette dérogation au principe éternel du christia-
nisme? Pourquoi ces violentes colères, pourquoi ces cruelles
vengeances? La réponse esl, malheureusement, trop facile. C'est
que les plus grands d'entre nous ne sont, à la façon des rois
dont parle Bossuet, que des dieux de chair et de sang, de terre
et de poussière. N'est-ce pas l'archevêque de Paris qui, en 1870,
reprenant le mot de Hobbes : homo homini lupus, ajoutait : pres-
byter pfesbytero lupior, monachus monacho lupissimusl Et quand
un laïque en veut à un prêtre, on peut dire que, lui aussi, il est
en proie à la fureur des loups ravisseurs. L'homme est si com-
plexe, si difficile à comprendre ; il se leurre si aisément en se
servant de toute espèce de prétextes! N'est-il pas arrivé qu'en
croyant combattre pour leur foi, des hommes ont servi en réalité'
leurs passions ou celles de leurs chefs (1). Toujours est-il qu'en 1656,
dans un siècle si profondément chrétien, le public a pu assister
à des luttes homériques, c'est-à-dire païennes, entre des reli-
gieux, et le succès des Provinciales nous a montré quel plaisir il
prenait à ces querelles.
Ce public connaissait les Jésuites depuis longtemps, et il ne
les aimait guère. Il avait entendu parler, depuis 1635, des reli-
gieuses de Port-Royal et des Jansénistes, et c'est à ceux-ci, qui
avaient l'auréole de la persécution* qu'allaient l'estime et lasym-
pathie générale.
Voyons donc ce que l'opinion, cette « reine du monde »,
pensait des Jésuites et de leurs adversaires.
En France, dans les grandes villes, et à Paris, lés membres de
la Compagnie de Jésus n'avaient jamais été populaires, et cela
parce qu'ils ne Pavaient pas cherché.
Dès 1552, à leur arrivée en France, douze ans après leur fon-
dation, ils rencontrent une opposition très vive de la part du
Parlement, du clergé, de PUniversité, des municipalités. Ils sont
reçus, malgré tout, à charge de modifier leur institut et même de
changer de nom, au fameux colloque de Poissy (1561). Mais
c'était là un coup d'autorité, qui put contribuer à leur établisse-
ment, mais ne les rendit pas populaires.
En 1552, la Sorbonne les déclare « souvent répréhensibles
dans leurs opinions, dangereux pour la foi, capables de troubler
la paix de l'Eglise, plus propres à détruire qu'à édifier ».
L'Université n'a jamais varié, elle non plus, dans sa désappro-
bation énergique. En 1560, elle refuse à l'unanimité d'admettre
(1) Jusqu'alors, il n'y avait pas eu de guerres de religion, mais seulement
des guerres politiques sous prétexte de religion.
l'état DES ESPRITS EN 1656
271
la Compagnie dans son sein : c'est qu'elle présentait une théologie
nouvelle, aventureuse, autrement hardie que ne le sera la philo-
sophie de Descartes au siècle suivant, et dont on conçoit déjà,
hors de France, de vives inquiétudes.
Au concile de Trente, il n'y eut .qu'un cri pour demander
l'expulsion des Jésuites : Foras Pelagianil A Louvain, en 1587,
trente-quatre propositions tirées de leurs ouvrages furent con-
damnées comme attaquant l'autorité de l'Eglise et les dogmes
intangibles de la grâce et de la prédestination.
En 1594, après le procès retentissant où Antoine Arnauld fit
ses premières armes, après les attentats réitérés de Barrière et
de Châtel, les Jésuites furent chassés, et même un très curieux
arrêt du Parlement de Paris, en date du 21 août 1597, n'admettait
pas qu'un Jésuite pût se dire sécularisé, et interdisait aux ci-
devant Jésuites, sous peine de lèse-majesté, « de dresser des
écoles ou de faire des prédications. »
Donc, à tort ou à raison, les Jésuites jélaient franchement
impopulaires; mais n'a-t-on pas vu, par des exemples anciens ou
modernes, que la popularité n'est pas indispensable à ceux qui
sont assez forts pour s'en passer? Les poètes ne sont pas les
seuls qui haïssent le profane vulgaire ; les politiques partagent
cette haine, témoin ce vieil adage : Oderint, dum meluant. A
défaut d'une popularité flatteuse, mais stérile, les Jésuites
surent se ménager l'appui, plus solide, du pouvoir. Henri IV lui-
même, au nom duquel avait été dressé l'arrêt de mort de Gui-
gnard, malgré la résistance du Parlement, malgré le cri public
qui se manifestait déjà par des pamphlets et des brochures de
toute sorte, rappela les Jésuites en 1603. Il oublia ou feignit
d'oublier le passé. Il choisit parmi eux un otage, dont il fit bien
vite son confesseur — le confesseur du vert-galant 1 II leur
donna, avec force revenus, le beau collège \le La Flèche; il leur
légua par avance son cœur et celui de son épouse. A dater de
1603, les Jésuites n'avaient plus rien à craindre du pouvoir : aussi
n'est-ce pas eux qui ont armé le bras de Ravaillac, de ce scé-
lérat qui n'était autre qu'un fou.
Sous Louis XIII et sous Richelieu, sous la régence de Marie de
Médicis et celle d'Anne d'Autriche, les Jésuites sont déplus en
plus comblés de faveurs par la cour et de plus en plus maltraités
par l'opinion publique. Il est aisé de s'en rendre compte, quand
on lit les documents contemporains, tels que les Annales de
la Société des ci-devant soi-disant Jésuites (5 vol. in-4°, 1765).
L'Université est toujours sur la brèche pour maintenir ce qu'elle
appelle ses droits imprescriptibles et résister à ce qu'elle appelle
272
KEVUE DES C0UKS ET CONFÉRENCES
les empiétements inadmissibles delà Compagnie. En 1611, l'avo-
cat La Martelière s'attaque à elle avec une extrême vivacité, et,
quarante-cinq ans avant les Provinciales, il lui reproche sa théo-
logie, sa morale, ses doctrines subversives des restrictions men-
tales et des équivoques. Tout ce qu'a dit le pamphlétaire, on l'a-
vait dit avant lui, il n'a rien inventé, et l'on peut dès maintenant
remarquer la justesse du mot des Pensées: « C'est la même balle
dont se servent les uns et les autres, mais celui-là la place mieux.»
Mais, dira-t-on, ces témoignages sont bien suspects. Tous ces
adversaires, ce sont des jaloux. L'Université, en particulier, ne
pardonne pas aux Jésuites de l'avoir lentement et sûrement dé-
peuplée d'abord, ensuite ruinée. Les quatre-vingt mille étudiants
étrangers qu'elle comptait au Moyen Age, groupés autour de la
place Maubert et de la rue des Anglais, sont déjà tombés à trente
mille dans le cours du seizième siècle. Du jour où les Jésuites
purent fonder, çà et là et partout, des collèges florissants, c'en
fut fait de l'Université : Descartes a été leur élève à La Flèche et
Corneille à Rouen ; Molière a été admis à l'externat gratuit du
collège de Clermont qui comptait deux mille élèves, la moitié du
nombre total des collégiens de Paris î L'arrivée des Jésuites —
la remarque est curieuse — a opéré, en plein règne despotique,
une véritable décentralisation de l'instruction publique. Les
Universités avaient donc leurs raisons pour juger sévèrement les
Jésuites.
De même, dira-t-on, pour le clergé séculier, très inquiet de voir
la puissante Compagnie, forte de l'appui des nobles et des riches,
drainer à son profit les plus beaux revenus, en un temps où l'on
trouvait déjà qu'il y avait trop de religieux. $
Quant au Parlement, son hostilité s'explique, elle aussi : n'était-
il pas le gardien jaloux des antiques libertés gallicanes, dont les
Jésuites profès, ceux qui ont le quatrième vœu, vœu d'obéissance
absolue au pape, faisaient si franchement litière ? Puis le
Parlement était très contrarié d'avoirété rabroué en 1603 par
Henri IV, et contraint d'entériner un édit qu'il désapprouvait
hautement.
Mais les particuliers, les simples bourgeois n'avaient pas les
«mêmes raisons d'en vouloir aux Jésuites : et pourtant leur anti-
pathie n'est ni moins vive, ni moins profonde. 11 est inutile d'en-
trer dans de longs détails : quelques traits suffiront. Etienne
Pasquier, l'avocat célèbre de 1564, se monlre très sévère pour
eux dans ses belles Recherches de la France (III, 36) ; il les traite
de schismatiques, d'hérétiques, d'assassins : « Entrés en France
comme des renards, dit-il, ils prétendent y triompher comme des
~ l'état des esprits en 1656
273
lions ». Antoine Àrnauld n'est pas moins vif, je ne dis pas dans
son plaidoyer de 1594 — chacun fait son métier — mais dans son
Franc Discours au Roi. Guy Patin, ce bourgeois malicieux et caus-
tique, n'est jamais plus en verve que quand il s'attaque aux pro-
pagateurs de l'antimoine... et aux Jésuites. Bien avant la chanson
célèbre:
Guy Patin déclare que tout Paris déteste « la noire troupe des
disciples d'Ignace », en qui il voit « les bourreaux de la chré-
tienté ». Saint François de Sales et le cardinal de Bérulle ne sont
pas plus indulgents. En 1623, celui-ci écrit à Richelieu une lettre
assez longue, qui est un réquisitoire en forme contre les Jésuites :
il assure que, dans aucun pays, ils ne peuvent vivre en paix avec
les autres ordres religieux. On pourrait citer des jugements
analogues de Godeau, le nain de Julie, de Letellier, archevêque
de Reims, de Bossuet lui-même, dont on a un mot bien amer
dans sa concision. Un de ses neveux lui ayant parlé d'un Jésuite
italien qui lui semblait être «un grand charlatan », Bossuet lui
répondit : « Ce Père est tel que vous me le dépeignez : il est
Jésuite ». Le fameux docteur Jean de Launoy, surnommé le
dénicheur de Saints, étant un jour en voyage, entra dans une
église pour y célébrer la messe, et demanda à la sacristie quelle
était la fête du jour et quels ornements il convenait de revêtir.
« C'est la Saint-Ignace, lui répondit-on. — Quel Ignace ? l'évê-
que d'Antioche ? — Non, Ignace de Loyola. — Oh! alors, donnez-
moi vite des ornements noirs. Tout ce que je puis faire pour lui,
c'est de lui dire une messe de Requiem. » Boileau, son frère,
Saint-Simon, ne sont pas plus favorables aux Jésuites. En voilà
assez, je pensé, pour vous montrer que Pascal, en les attaquant,
était assuré d'avoir pour lui les rieurs.
Je ne crois pas qu'il soit possible de faire la contre-épreuve.
Il y a bien, au dix-septième siècle, quelques agents des Jésuites,
tels que le sieur de Marandé, et, à Poitiers, Fiileau de la Chaise,
mais c'est tout; les plus grands panégyristes des Jésuites sont
les Jésuites eux-mêmes : Caussin, Rapin, Lemoine et autres.
C'est peut-être ce qui fit dire à un Jésuite, très sympathique, du
reste, du dix-huitième siècle, le Père André : « Pour avoir une
juste idée des Jésuites, il ne faut croire ni tout le mal qu'on en
dit, ni tout le bien qu'ils en pensent ».
Mais d'où venait cette réprobation, ou du moins cet esprit de
moquerie dont les Jésuites ont toujours été l'objet ? Racine s'est
Hommes noirs, d'où sortez -vous ?
Nous sortons de dessous terre...,
69
274
REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES
posé la question dans son admirable Abrégé de V histoire de Port-
Royal (1695). Après avoir réfuté les calomnies odieuses répan-
dues par les Jésuites contre Port-Royal, il ajoute : « On aura
peut-être de la peine à comprendre comment une Société aussi
sainte dans son institution, et aussi pleine de gens de piété que
Test celle des Jésuites, a pu avancer et soutenir de si étranges
calomnies. Est-ce, dira-t-on, que l'esprit de religion s'est
tout à coup éteint en eux ? Non, sans doute ; et c'est même
par principe de religion que la plupart les ont avancées. -Voici
comment. La plus grande partie d'entre eux est convaincue que
leur Société ne peut être attaquée que par des hérétiques: ils
n'ont lu que les écrits de leurs pères ; ceux de leurs adversaires
sont chez eux des livres défendus. Ainsi, pour savoir si un fait
est vrai, le Jésuite s'en rapporte au Jésuite. De là vient que
leurs écrivains ne font presque autre chose, dans ces occasions,
que de se copier les uns les autres, et qu'on leur voit avancer
comme certains et incontestables des faits dont il y a trente ans
qu'on a démontré la fausseté. Combien y en a-t-il qui sont entrés
tout jeunes dans la Compagnie... et qui sont passés d'abord
du collège au noviciat ? Ils ont ouï dire à leurs régents que le
Port-Royal est un lieu abominable, et ils le disent ensuite à leurs
écoliers. D'ailleurs, c'est le vice delà plupart des gens de commu-
nauté de croire qu'ils ne peuvent faire mal en défendant l'hon-
neur de leur corps : cet honneur est une espèce d'idole à qui ils
se croient permis de sacrifier tout, justice, raison, vérité. On
peut dire constamment des Jésuites que ce défaut est plus com-
mun parmi eux que dans aucun corps : jusque-là que quelques-
uns de leurs casuistes ont avancé cette maxime horrible, qu'un
religieux peut en conscience calomnier, et tuer même les per-
sonnes qu'il croit foire tort à sa Compagnie. »
Cette lecture de Racine peut nous suggérer quelques explica-
tions à côté : si nous essayons de pénétrer dans les coeurs et de
faire la psychologie du Révérend Père Jésuite, demandons-nous
d'où vient qu'un enfant de quinze ans comme Bourdaloue, ou un
jeune homme comme tel agrégé sortant de l'Ecole normale, ou
nu homme comme tel professeur d'histoire du lycée Condorcet en
1871, se fasse Jésuite en refusant d'entrer dans tout autre ordre ?
Les uns peut-être ont été, et Racine semble l'indiquer, séduits dès
l'enfance par leurs maîtres; parce qu'ils avaient l'instinct delà
combatlivité : ils vont au Jésus comme certains jeunes gens vont
au Borda, avec l'espoir secret qu'ils périront un jour sur un tor-
pilleur. Ils savent qu'ils seront honnis par une infinité de gens,
même parmi les catholiques orthodoxes ; qu'on leur jettera leur
l'état des esprits eh 1686 275
nom à la face comme la plus cruelle injure ; qu'ils seront un ob-
jet de défiance, de suspicion, de répulsion même; raison de plus :
ils se sentent le courage de tout souffrir. Et, une fois engagés, ils
se trouvent soumis à un régime d'éducation autrement sévère
que celui de no» casernes. Pour le connaître, il faut consulter non
les Uonita sécréta, qui portent l'empreinte des passions popu-
laires, mais les Regulae Societatis Jesu, ravissant petit Elzevier
de 1606, ou YInstitutio Societatis Jesu de Prague. Transformé en
profès après des épreuves multiples, le Jésuite devient un rouage
très spécial d'une machine savamment construite : il obéit pér-
inée ae cadaver, perinde ac sertis baculus, omnia esse jusla sibi
persuadendo ; et il obéit avec bonheur, il est fier de jouer le rôle
qui lui a été assigné par la tactique de ses supérieurs : il tra-
vaille avec joie ad majorera Oei — et Societatis — gloriam. Pas-
quier comparait les Jésuites de son temps aux séides du vieux de
la Montagne, aux buveurs de haschich,aux assassins. Si vous sup-
primez ce qu'elle a d'odieux et d'injuste, la comparaison reste
vraie. Et c'est pour cela que la Compagnie était si forte : en 1656,
elle comptait trente mille membres. Des sociétés comme celles-là
croient à l'avenir, quels que soient les orages qui passent ; c'est
là qu'on dit tranquillement : « Nous ferons ceci dans vingt ans,
dans cinquante ans, dans un, dans deux siè<cles », et c'est là
qu'on le fait.
Qu'importe donc la popularité ?On y a renoncé dès le premier
jour, comme à la gloire littéraire. Aux environs de 1700, un évê-
que disait à Tellier que les livres des Jésuites n'étaient pas si
bien écrits que ceux de leurs adversaires : « Vraiment, répondit
le bon Père ; nous ne sommes pas assez sots pour avoir tant
d'esprit. »
Gloire, popularité, bagatelles que tout cela ; et c'est pour cette
raison que les Jésuites n'ont jamais été populaires.
Et leurs ennemis, les Arnauldistes, les Cyranistes, les Àugusti-
ntetes, l'étaient-ils beaucoup plus ?
En face de la robuste Compagnie de Jésus, qui avait eent cin-
quante ans d'existence, se dresse l'Ecole de Port-Royal, qui en
compte trente à peine ; car le jansénisme n'est 5>as né en 1640,
il n'est pas issu du livre de l'évéque d'Ypres comme le luthéra-
nisme et le calvinisme des prédications et des publications de
Luther et de Calvin. L'intervention de Jansénius n'est qu'un épi-
sode d'une histoire qui, sans lui, aurait suivi son cours.
Le jansénisme, en effet, remonte à 1552. Les premiers jansé-
nistes, ce sont les Parlementaires qui n'ont pas voulu accueillir la
Compagnie de Jésus, c'est l'Université, c'est l'évêque de Paris, du
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276
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Bellay. Les auteurs responsables du mouvement augustinien,
ce sont les Jésuites, chassés de France, c'est Molina, qui se vante
d'apporter une théologie nouvelle, a nemine guem viderim Ira-
ditam. Les Augustinistes n'ont voulu que répondre à cette résur-
rection d'une hérésie foudroyée douze siècles auparavant. C'est
hors de France que naît la réaction : ce sont des Espagnols et
des Flamands qui commentent Je livre de Jansénius. La France
était étrangère à ces querelles dogmatiques : la preuve c'est
qu'en 1638, lors de l'arrestation de Saint-Cyran, deux caisses
de papiers saisis chez lui ayant été mises à la disposition de
ses ennemis, pas une seule ligne n'en fut jugée répréhensible.
De même, la fameuse proposition relative à saint Pierre a été
condamnée en 1656 comme rééditant une théorie janséniste.
Or, jusque-là, rien de semblable n'avait été trouvé dans les
œuvres d'Arnauld, qui avait pourtant écrit une Apologie du livre
de M. d'Ypres.
Ainsi, pas de Jansénistes français avant 1640 : l'école de Port-
Royal avait simplement pour objet de protester contre les ten-
dances théologiques et morales de la Compagnie de Jésus. Mais,
en 1640, l'apparition de YAugustinus modifie non l'attitude de
Port-Royal, mais la tactique de ses ennemis. Le livre les défère
à l'opinion publique, plus spécialement à l'opinion du monde
savant : les hommes de Port-Royal l'approuvent. Que faire ?
Rester sur la défensive est toujours dangereux. Attaquer hardi-
ment, voilà ce à quoi se résolurent les Jésuites, et vous savez
le reste.
Dans ces conditions, les hommes de Port-Royal n'étaient pas
populaires^ puisqu'ils ne s'adressaient pas aux foules, bornant
leur influence à une élite ; mais ils n'étaient pas non plus impo-
pulaires, bien au contraire, puisqu'on les savait persécutés par
une compagnie qu'on abhorrait. Aussi Pascal, attaquant les Jé-
suites avec l'arme du pamphlétaire, savait qu'il aurait pour lui
les libéraux de toute sorte, les anciens frondeurs assagis, l'opi-
nion publique enfin. Il avait conscience de contribuer à décon-
sidérer ses adversaires, de venir en aide à ses amis ; peut-être
espérait-il empêcher la Compagnie de pétrir à son gré les âmes ;
mais, en augmentant son impopularité, il savait qu'il ne dimi-
nuerait en rien son crédit à la cour, son pouvoir despotique sur
le clergé ; et il devait se dire que c'était courir bien des risques,
car il ne suffit pas d'avoir pour soi les rieurs, et qu'il lui faudrait
ruser de mille façons pour atteindre son but. Ce sont ces ruses
que nous apprendrons en étudiant l'histoire littéraire des Pro-
vinciales. A. B.
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. 6. MILHAUD,
Professeur à l'Université de Montpellier.
Troisième et quatrième Essais de critique générale.
Le troisième Essai de antique générale (1) est consacré à l'étude
de la nature. Comment devons-nous concevoir l'être dans la na-
ture, sous son aspect le plus général? Que nous apprennent les
sciences sur l'essence et l'origine des êtres des différents
ordres ? Quelle est la valeur des thèses cosmogonique et évolu-
tionniste?— Tels sont les problèmes que se pose Renouvier.
Quelle est ridée la plus générale sous laquelle il soit possible
de réunir tous les êtres individuels? Trois réponses sont offertes.
Puisqu'un être est un ensemble de phénomènes donné dans
quelque représentation, et puisque celle-ci distingue et réunit le
représentatif et le représenté, il faut que l'un ou l'autre de ces
éléments, ou tous deux entrent dans l'idée générale que nous
nous formons d'un être quelconque.
Ou bien donc on ne conserve que le représenté et Ton élimine
tous les caractères représentatifs : c'est la doctrine du réalisme
matériel.
Ou bien les représentés n'ont aucune réalité, et seule l'aptitude
représentative est accordée à l'être : c'est la doctrine de l'idéa-
lisme pur.
Ou, enfin, tout être réunit les deux éléments de la représenta-
tion et existe à titre de représentation pour soi : c'est la doctrine
de la réalité complète, seule compatible avec les principes posés
dans les deux premiers Essais.
« Il n'y a donc qu'une seule notion possible de l'être individuel
posé dans la nature, pour soi et en général : c'est la notion gé-
nérale de la représentation pour soi. »
La théorie delà nature devient une monadologie; et Renouvier ?
qui peut-être ne s'en est jamais détourné, revient clairement, en
tous cas, à cette conception leibnitienne, qui l'avait déjà séduit
dans sa jeunesse. Sans doute, il en écarte aujourd'hui la substance
(1) 1" édition, 1864, 2 e édition, 1892. 11 ne sera question, pour le moment,
que de la i re édition.
278
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
et en règle toutes lès propriétés d'après les exigences de sa table
de catégories. Mais, s'il est ainsi conduit à restituer aux monades
les propriétés spatiales que ne leur accordait pas Leibniz, il est
d'autre part amené à leur donner pour caractères essentiels, la
force, Vappétit, la perception, comme disait Leibniz lui-même.
En outre, comme soufriises à la causalité, et présentant toutes
sortes de relations établies dans le Temps entre les phénomènes
mécaniques, physiques, organiques, représentatifs, tantôt dans
un sens, tantôt dans un autre, — relations qui se ramènent à
l'unité avec ce seul mot: la force, — les monades nous offrent
une harmonie, que nous acceptons au titre de fait universel et
irréductible, et qui ne diffère de celle de Leibniz qu'en ce qu'elle
n'est pas préétablie (1). Cetteharmonie estl'undes aspects et l'un
des noms de Tordre du monde, inséparable du monde.
De cette harmonie totale nous pouvons considérer à part, et
atânl toute expérience, les rapporls qui se déterminent sous les
lois de la quantité et delà position. Les problèmes qui se posent
sont alors ceux du vide, des atomes, du continu.
81 l'on voulait voir dans l'atome une sorte de substrat des phé-
nomènes physiques, fait d'étendue concrétée, et, dans le vide,
Un être d'étendue pure, nous devrions rejeter l'un et l'autre pour
éviter l'infini réalisé. C'est autrement que nous les concevrons
pour les affirmer. Nous nous représentons les actions des êtres
s'exerçant en certaines circonscriptions limitées, en certains lieux
assignables, et non en d'autres, — et, de plus, nous concevons que,
parmi ces lieux circonscrits à trois dimensions, et tels qu'un espace
quelconque en contient toujours nécessairement un nombre fini, il
êû est où ne s'exerce aucune action, qui ne servent, au moins actuel-
lement, à la détermination locale d'aucun phénomène : ce sont
pour Renouvier les lieux vides. Si nous faisons abstraction de
ces derniers, il reste les pleins. Nous pouvons bien continuer à
appeler atomes les êtres qui les occupent, à la condition que cette
occupation soit dans le fait de s'entourer de sphères d'action dans
l'espace, de développer des perceptions et des appétitions dans
un rayon déterminé, — comme cela est supposé, par exemple,
dans les fonctions atomiques, attractions et répulsions, que Bos-
covitch introduisit dans la science après Newton, les rap*
portant aux atomes comme à des points mathématiques.
On a souvent rattaché* l'existence du vide à la nécessité d'affir-
mer le mouvement. Descartes a cependant répondu en montrant
(1) Renouvier changera d'avis sur ce point.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
27a
que le plein n'oblige qu'à changer la nature du mouvement, et de
propagé qu'il était, à le rendre solidaire. Mais cette solidarité de
toutes les séries de masses qui entrent dans un système universel,
exclut l'initiative motrice des êtres individuels, et implique la
nécessité de toutes les modifications du système à un moment
quelconque. Ainsi précisé, le vieil argument des atomistes contre
le plein reprend toute sa force.
Renouvier, par sa conception du vide et de l'atome, rejette le
continu de l'espace : on devine qu'il rejettera de même le continu
de la durée des phénomènes, et se le représentera sous une suite
d'actions élémentaires instantanées. Les intervalles élémentaires
qui limitent ces actions sont extrêmement petits, près de ceux
que nous observons; de même que sont extrêmement petits les
intervalles qui séparent, dans l'espace, deux points où siègent les
forces locales. Et c'est ce qui fait que le calcul de l'indéfini s'a-
dapte si bien aux problèmes de composition et décomposition
élémentaires. Mais il ne faut pas s'y méprendre : le continu est
Une illusion des sens.
Ce qui se dégage delà vue générale du fond de la nature, c'est
pour Renouvier la grande loi du discontinu, de Y intermittence.
Elle s'applique non seulement aux phénomènes élémentaires dont
il vient d'être question, mais encore « aux forces les plus élevées,
aux moments de la représentation humaine comme à ceux des
fonctions organiques et de tous les faits composants de l'ordre
du monde... Le monde est une pulsation immense composée d'un
nombre inassignable, quoique à chaque instant déterminé, de
pulsations élémentaires de divers ordres, dont l'harmonie plus
ou moins étroite ou compréhensive, plus ou moins aveugle ou
clairvoyante, établie et développée en une multitude de degrés
ou de genres, s'accomplit par la naissance des êtres autonomes,
dans lesquels elle tend à devenir, de purement spontanée qu'elle
était, volontaire et libre (1). »
Ces réflexions générales ont ensuite l'occasion de s'appliquer
dans l'étude que fait Renouvier des phénomènes physiques;,
chimiques, biologiques, représentatifs ; — puis dans l'examen
critique auquel il soumet les hypothèses cosmogoniques et les
théories de Lamarck et de Darwin sur la transformation des es=-
pèces. De toutes ces études il dégage, outre la première loi
d'intermittence, une autre grande loi qui régit les évolutions na-
turelles, à savoir la finalité.
(1) 3« Essai, page 43.
280
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
#
Deux choses sont surtout à noter dans ce troisième Essai : la
monadologie, — la loi d'intermittence de la nature. Ni Tune ni
l'autre ne nous surprennent beaucoup. Par la monadologie,
Renouvier reste fidèle à cette philosophie de l'esprit, dont il a
puisé le germe dans le Cogito de Descartes, et qui, déjà en 1842,
le conduisait avec quelques réserves aux monades leibnitiennes.
La disparition de la substance ne l'empêche pas de rester, avec
la représentation, au cœur même du Cogito, et d'en tirer comme
une conséquence naturelle la notion la plus générale de l'exis-
tence. Quant à l'harmonie des monades, posée comme un fait
universel pour expliquer les relations et les lois, elle n'a jamais
cessé, depuis la première édition de la logique, c'est-à-dire aus-
sitôt que le phénoménisme a été consciemment affirmé, de tra-
duire l'idée que Renouvier se faisait de la causalité.
Quant à la loi d'intermittence et à la grande pulsation qu'est le
monde, ce sont d'abord, théoriquement et a priori, des consé-
quences de la loi du nombre, qui par là sont soumises aux cri-
tiques que nous avons adressées à cette loi. Ce sont aussi, sans
doute, des postulats dont Renouvier trouve une vérification dans
les sciences de la nature. Gela est intéressant dans la mesure ou
l'on pourrait dire qu'en les énonçant on met en relief les ten-
dances des conceptions scientifiques à s'imprégneç d'atomisme
et de discontinuité; mais à la condition de ne pas dépasser cette
attitude, et de ne pas rejeter de la science les tendances contraires.
Le quatrième Essai (1) nous ramène à l'homme. Les deux
premiers ont épuisé le problème logique, psychologique, abs-
trait. C'est maintenant à l'histoire qu'il faut demander les infor-
mations complémentaires indispensables à la science. Mais cette
histoire ne doit pas être faite a priori, de parti pris; elle doit se
passer d'hypothèse cosmique, ou théologique, ou physiologique ;
elle doit être analytique. Et c'est sous le titre d'Introduction à la
philosophie analytique de l'histoire que se présente le quatrième
Essai.
Renouvier y traite d'abord des origines morales de l'homme,
puis expose les antiques diversités ethniques, linguistiques,
morales, religieuses, d'un certain nombre de familles.
Le problème des origines morales de l'humanité l'amène
(1) édition, 1864 ; * édition, 1896.
II
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
281
d'abord à discuter les thèses de Kant sur ce sujet. Il lui reproche
1° d'avoir vu une chute pour l'homme dans le passage de l'état
primitif d'instinct et d'innocence à l'état de raison et de mora-
lité, — quand, d'ailleurs, il voyait là, en même temps, un progrès
pour l'espèce ; 2° et surtout de n'avoir pas su expliquer l'origine
du mal autrement qu'en dotant l'homme d'un penchant au mal,
après qu'il lui avait accordé une disposition originaire au bien ;
3° d'avoir méconnu, pour expliquer la transmission du mal, ce
que Renouvier appelle la solidarité sociale, c'est-à-dire « le lien
résultant de l'ensemble de ces mobiles d'un acte libre qui se
rattachent aux actes antérieurs répétés et habituels dans une
société donnée, et aux maximes autorisées, et aux institutions et
coutumes dont l'expérience et la répétition même sont les sour-
ces (1). » Les erreurs de Kant s'expliquent par ce fait qu'il ne
reconnaît pas d'autre mobile à la liberté, considérée dans ce qu'il
croit son essence, que la loi morale impérative.
Après un très bref historique sur cette question de l'origine du
mal, — historique qui va de Descartes à Fichte, — Renouvier nous
présente sa solution. Il prend la personne humaine tout entière,
avec des passions ou affections, des concepts, sa volonté, et nous
la montre, à l'état primitif, usant déjà instinctivement d une
loi morale, qui est presque confondue avec l'ordre passionnel.
L'homme est alors innocent, ni bon ni méchant ; le vrai bien et
le vrai mal ne se produiront que par l'exercice de sa liberté. Les
vertus et les vices qui intéressent le plus spécialement l'agent
lui-môme, — la prudence, la tempérance, la force ou le courage,
et les vices contraires, — ont leur origine dans le conflit des
passions, qui naît lui-même de la pluralité des fins que l'homme
se propose en vertu de sa nature. L'homme devient de plus en
plus raisonnable, selon qu'il connaît et limite par des conditions
de temps et classe par ordre d'importance et de valeur les biens
qui l'attirent.
D'autre part, un fond naturel de bienveillance et de sympathie
pour les autres hommes, c'est-à-dire une disposition à se recon-
naître en communauté de biens et de maux avec eux, se trouve
en antagonisme avec le souci du bien personnel immédiatement
sensible, ce qui est l'origine de phénomènes moraux d'un nou-
veau genre. Ceux-ci ne s'établissent pas dans la conscience aussi
simplement que nous paraissons croire. Les services mutuels,
qu'une bienveillance spontanée et gratuite fait naître, tendent à
devenir obligatoires. Chacun attend d'autrui ce qu'il est ou se
(1) 1" édition, p. 33.
282
REVUE DBS COURS ET CONFÉRENCES
croit disposé à lui faire dans un cas semblable, et ainsi se
trouvent introduites « des notions de réciprocité et d'égalité, qui
changent du tout au tout la nature des premiers sentiments que
nous supposions. L'une des idées originales de l'homme s'est
témoignée clairement à la conscience, aussi éclatante, aussi impé-
rieuse dès l'abord qu'elle pourra jamais l'être. Cette idée est la
justice (1) ».
Il est facile de comprendre, alors, comment ont pu naître les
mauvais sentiments, la haine, l'injustice. Il a suffi qu'il y eût
désaccord entre ce qu'un homme recevait d'autrui et ce qu'il se
croyait en droit d'attendre de lui, pour qu'il fût jeté dans un
état moral pénible et sujet aux plus fortes tentations. Dans cet
état, et surtout sous l'influence de l'habitude, il devenait sujet
aux illusions qui déforment en sens contraire ce que lui doivent
les autres et ce qu'il leur doit, ainsi qu'aux sophismes de justi-
fication de toutes sortes d'actes, qui, en réalité, ne sont inspirés
que par certaines passions. Et ainsi le mal prenait naissance et
progressait, — pouvant ensuite recevoir la plus grande extension
parla loi de la solidarité humaine. La solidarité se montre d'abord
dans la communication des penchants, des vertus et des vices,
par voie d'imitation dans une même famille ; puis elle agit entre
des familles différentes. D'autre part, les actes répétés deviennent
chez un individu des habitudes, et celles-ci, prenant une valeur
sociale, deviennent des usages et des coutumes, bientôt consacrés
par des lois, qui ne tardent pas elles-mêmes à apparaître comme
indiscutables et naturelles. Et ainsi, par l'habitude et la loi de
solidarité, les premières aberrations de la conscience individuelle
s'étendent et se généralisent dans des masses humaines. Selon
le degré de déchéance où s'arrête, à certains moments, chacune
des grandes familles, les pensées et les sentiments collectifs, les
actes coutumiers, constituent une race éthique, dont le caractère
domine toutes les influences physiques et naturelles (climat,
race proprement dite, etc.). Les divers groupements présentent
d'ailleurs des caractères très différents. — Partout se conclut
entre Les individus d'une même société une sorte de contrat
tacite, qui se traduit dans le droit positif. Au-dessus de ce
droit et de toutes les conventions qu'il consacre provisoirement,
subsiste et se développe la notion d'une justice universelle. Et
les évolutions sociales ne sont autre chose que des phénomènes
de balancement en sens divers entre cette justice universelle
telle qu'elle est sentie à un moment donné, et la sphère des
(1) Introduction, i M édition, p. 63.
Digitized by
LA PHILOSOPHIE DE REWOUVIER
28^
obligation» auxquelles ou attribue une valeur positive dans le
même temps.
Ici se trouve, en quelques pages saisissantes, comme un exposé
général de toutes les révolutions qui ont voulu substituer quelque
chose du droit idéal au droit positif. Ecoutez ces réflexions, «
et, pour en sentir toute la justesse, pensez, par exemple, aux
efforts actuels du peuple russe contre le régime traditionnel
qu'a consacré l'autocratie des tsars : « Depuis l'origine des
délibérations de l'humanité sur les lois qu'il lui convient de s'im-
poser, un antagonisme n'a cessé d'exister entre les partisans
d'un minimum de moralité, réglé par la coutume actuelle, et le
nombre plus restreint des justes, qui, poussés par la passion
du bien, instruits par la culture de la raison, prétendent aller au
mieux en toutes choses. Les moyens termes sont tenus dans le
débat par la multitude des opinions Mais la foule elle-même,
à de longs intervalles, en vient à s'accorder dans un idéal, c'est-
à-dire à concevoir un ordre préférable à l'ordre établi, et auquel
il ne manquerait, pour s'y substituer, que telles ou telles sanc-
tions selon l'esprit des temps. Bientôt les intérêts avertis tra-
vaillent en tout sens, les passions s'animent, l'intelligence com-
bine les projets, puis des désordres éclatent, auxquels il faut
porter remède, et de deux choses Tune : ou l'autorité tradition-
nelle, exaltée par la crainte et par la lutte, reste victorieuse, un
grand déploiement de violence rejette la société en arrière; ou
des progrès s'accomplissent non sans compromis, phases et
retours divers, même dans les révolutions les plus radicales,
non sans violence encore et sans de déplorables horreurs, mais
enfin pour le bien des générations futures et surtout pour la
satisfaction de l'immuable justice. C'est celle-ci qui, toujours pré-
sente à l'esprit humain, entre progressivement dans les faits, à
mesure que le mal démasqué recule devant elle. C'est l'idée qui,
de mieux en mieux analysée, plus exactement suivie en ses appli-
cations, passe dans la réalité, et parvient à faire caractériser
eomme droits et devoirs positifs, reconnus en convention ou
cénacle, définis légalement ou religieusement, et, dès lors, stric-
tement obligatoires, des rapports sociaux auparavant renfermés
dans une sphère plus haute du bien et de la pensée, où les mieux
inspirés savaient seuls et très difficilement les atteindre, encore
moins s'y conformer (1). »
Parfois, dans les sociétés livrées à la force et au mensonge, par-
venues au dernier degré de rabaissement, les hommes déses-
(1) 1" édition, p. 109.
284
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
pèrent de la justice ; c'est alors par le cœur et non par la raison
que la moralité renait.
On réagit par une sorle d'abnégation de son activité, par le
don de soi, par le sacrifice ; et certaines créations religieuses
sont sorties de ces dispositions des âmes les plus pures dans une
société corrompue. — Mais nous touchons ici, à propos de
l'amour et de la justice, à l'un des problèmes sur lesquels revien-
dra le plus souvent Renouvier, offrant en somme, par l'attitude
qu'il y prend, l'un des caractères les plus essentiels de ses con-
ceptions morales , politiques et sociales. Il convient donc
d'insister.
A ceux qui voudraient trouver l'explication du premier mal
dans un manquement à la loi d'amour, Renouvier répond que
cela n'a aucun sens, qu'il ne saurait y avoir de loi d'amour, et
qu'une passion ne saurait, en aucune manière, impliquer un
principe, au nom duquel elle serait appelée à dominer les autres
passions. Il ne sépare certes pas la justice de tout fondement
passionnel : c'est bien à ses yeux l'amour qui, nous faisant voir
des semblables dans les autres, autorise la formation même de
l'idée de justice. Mais c'est par l'idée de justice que l'amour
exige le retour, qu'il se règle et se limite réciproquement, et
que se dégage l'idée du droit. D'une manière générale, d'ail-
leurs, Renouvier marque l'opposition de l'amour et de la justice
en quelques propositions fermes telles que celles-ci :
« La justice, chez l'homme juste, place avant toutes choses
morales... le respect de soi, la dignité de la propre personne.
Au contraire, l'homme d'amour s'abaisse et s'humilie au be-
soin, se fait esclave.
« Le juste est véridique, embrasse le vrai ou le poursuit à
tout prix. L'homme de l'amour veut souvent être trompé; il
consent aisément à tromper lui-même.
« L'homme de l'amour est homme de passion, car l'amour est
une passion, si purs d'ailleurs et si désintéressés que soient les
mobiles ; il est donc par lui-même sans règle certaine; tout lui est
exception et cas particuliers; s'il ne nie point les lois rationnelles
de la conduite, il est du moins disposé à les faire fléchir en mille
occasions; ainsi le mal se transfigure en bien à ses yeux ; il
vole pour donner, il ment pour être utile ou agréable à ses dupes.
Il peut même en venir à faire du crime une vertu politique, pour
peu qu'il y ait prétexte de salut public, et c'est encore lui qui, dans
une sphère plus humble, élève le mensonge habituel au rang
de vertu privée, sous le nom de politesse. Mais l'homme de justice
subordonne la passion à la raison et les circonstances à la règle,
LA PHILOSOPHIE Dt£ RENOUVIER 28$
ce qui doit sembler triste, si son cœur est froid, mais ce qui
paraîtra sublime, si lui aussi il aime... » (1).
Les institutions et les mœurs diverses se sont formées pour le
bien ou le mal de l'humanité, selon qu'ont prédominé tour à tour
dans les nations ces deux grandes forces sociales: d'un côté la jus-
tice et le droit, de l'autre l'esprit de domination avec l'amour ; le
plus souvent, d'ailleurs, avec ce mélange inextricable qui met
chez l'homme les vertus et les vices en dépendance mutuelle» Les
prétendues philosophies de l'histoire que nous ont données les
théologiens ou les penseurs, tels que Kant, Hegel, Saint-Simon,
Auguste Comte, Fourier, soit par la simplicité artificielle à
laquelle elles ramènent le développement de l'humanité, soit par
la loi nécessaire que, sous une forme ou sous une autre, elles
prescrivent à ce développement, sont pour Renouvier entachées
d'erreur. Il reprend à sa façon, n'empruntant ses documents
qu'aux données de la critique historique, le récit des croyances
et de la vie religieuse des races primitives (race noire, tribus
américaines, Chine, Egypte, Aryens, Hébreux, Sémites). Enfin*
il dégage de ses études ces conclusions fort importantes sur "
lesquelles il reviendra incessamment dans tous ses écrits :
1° Il y a une morale distincte de l'histoire et dont celle-ci est
fonction. Jamais, en effet, un idéal ne cessa de s opposer au réel
dans la conscience de l'homme, ni à l'origine quand le mal n'exis-
tait pas encore en fait, ni plus tard quand il fut né et accru par
l'habitude individuelle et sociale, par la solidarité. Mais, d'autre
part, la morale à son tour est une fonction de l'histoire ; car c'est
l'homme de l'expérience dont la moralité corrompue fait les lois
injustes, les religions menteuses, les sociétés perverses, et qui
tantôt les juge et les condamne, mais tantôt aussi n'y trouve
rien à reprendre, en vertu de principes qui lui viennent delà soli-
darité et du passé.
2° Rien n'est plus faux et en même temps plus propre à nous
affaiblir, à nous énerver, et à démoraliser l'histoire, que la
loi du progrès nécessaire guidant depuis ses origines l'évolu-
tion de l'humanité, en dehors des efforts de notre liberté. Renou-
vier acceptera, après de patientes études historiques, qu'on parle
de progrès pour qualifier le développement de la civilisation euro-
péenne, qui s'est trouvée hériter des conquêtes morales et des
travaux de plusieurs grandes races, diversement douées et diver-
sement méritantes. Mais il rejette avec la plus grande énergie
toute idée d'un progrès continu et fatal, soit qu'on n'y tienne
(1) 4« Essaiy l rô édition, page 119.
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KEVCJE DES COURS ET CO!VÉRE«CKS
aacun compte de la liberté, soit qu'on accepte ses fluctuations,
mais pour déclarer que toutes les déviations de la voie du bien
se détruisent mutuellement. Cette dernière explication psycholo-
gique du progrès, quoiqu'elle ne sacrifie pas la liberté, heurte de
front la théorie, qu'a exposée Renouvier, de la formation du déve-
loppement et de la généralisation du mal parles lois de l'habitude
et de la solidarité; Là où l'homme est sorti de l'état de déchéance
où il était parvenu, ce n'a pu être que par une restauration de sa
nature normale, due surtout « à l'empire de la réflexion, et au
développement de la volonté libre en face de la conscience sans
voile. »
Ce quatrième Essai sert d'introduction à la fois à la Science de
la morale, dont je parlerai dans la prochaine leçon, et à la Philo-
sophie analytique de V histoire, qui paraîtra beaucoup plus tard.
Il contient toutes les idées essentielles que ces travaux ultérieurs
n'auront plus qu'à développer, et c'est pourquoi il est à la fois fort
important, et fort malaisé à résumer. Mais, en même temps, il est
d'une lecture facile et attachante, et le mieux que je puisse faire
après cette analyse trop brève, est de vous y renvoyer.
0. Milhaud.
r
Sujets de devoirs.
UNIVERSITÉ DE PARIS
PHILOSOPHIE.
1. Le désir.
2. L'idée de Yà priori.
3. Le problème de la vie.
4. Définir et diviser la philosophie.
5. L'espace et le temps sont-ils nécessairement conçus comme
corrélatifs?
6. L'origine du langage.
7. Y a-t-il un critérium delà Vérité T
8. L'association des idées.
9. Classer et définir les systèmes métaphysiques.
10. Le jeu et l'art.
11. L'idée de mérite.
12. Le déterminisme universel n'est-il qu'un postulat de la
science positive ?
13. L'idée de nécessité.
Examiner cette opinion professée par quelques philosophes, que
la vérité scientifique et philosophique ne peut et ne doitêtrepossé-
dée que par un petit nombre d'esprits supérieurs, et que la
masse des hommes doit, par conséquent, s'en rapporter sans
discussion à leur autorité.
(M. Egger.)
*
(M. Lalande.)
288
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
1° La polémique de Platon contre les Sophistes.
2° La critique par Malebranche de la philosophie scolastique et
aristotélicienne,
3° L'idée de Dieu et les preuves de son existence chez Des-
cartes.
{M. Delbos.)
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'iMPRIMBRIB ET DE LIBRAIRIB.
Digitized by
Treizième Année (* Série,
N» 24
20 Avmt 1903
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFERENCES
Directeur : N. FILOZ
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à V Université de Paris.
La police et la presse en 1656 ; histoire abrégée de la
publication des « Provinciales ».
Pascal, ayant déclaré la guerre aux Jésuites, avait dressé tout
de suite son plan de campagne. Et d'abord il fallait aller vite,
pousser l'attaque à fond, ne pas laisser à l'ennemi le temps de
respirer, de préparer une contrç-altaque. De îà résultait, pour
Pascal, l'impossibilité d'aller au fond des choses, la nécessité de
se servir des armes qu'il avait sous la main. Aussi les Provinciales
sont-elles essentiellement la mise en œuvre des arguments dont
se servaient, depuis quatre-vingt-dix ans, les ennemis des Jé-
suites. Pascal ne pouvait pas songer à faire des révélations inat-
tendues, à produire ce qu'on appelle aujourd'hui des documents
sensationnels, à, introduire des faits nouveaux. Tout ce qu'il dira
sur la morale relâchée des Jésuites, on l'avait déjà dit en 1564,
en 1594, en 1603; on l'avait répété en 1611, en 1625, et surtout
en 1643-1644, lors de la grosse querelle des Jésuites et de l'Uni-
versité. Seulement avocats, ecclésiastiques, universitaires, sim-
ples particuliers n'avaient pas su, alors, se faire imprimer à dix
mille exemplaires et plus.
"En outre, Pascal avait résolu de bien délimiter son champ de
70
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290
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
bataille. En Extrême-Orient, on évite de se battre autour des
tombeaux des ancêtres, de peur d'avoir affaire à des populations
fanatiques. C'est pour la même raison que Pascal omet de rap-
peler la politique royale à l'égard des Jésuiles, les souvenirs de
1594 ou de 1603, les allusions aux Maximes du Royaume, et la
casuistique trop spécîale qui aurait exigé l'emploi du latin.
Tout cela fut réglé très rapidement par Pascal, grâce au zèle, à
l'intel igence et au dévouement de ses coopérateurs.
Mais il fallait bien aussi songer aux voies et moyens : il fallait
déjouer la surveillance de la police, mise par l'autorité royale au
service des Jésuites. Pour cela, le génie n'était pas nécessaire ;
c'est même plutôt un obstacle que le génie dans de telles circons-
tances. Il y faut plus que le génie, il y faut ce je ne sais quoi qu'a
eu Voltaire et, avant lui, le très subtil auteur du Télémaque et
de tant d'ouvrages publiés à la dérobée. Il y faut l'esprit pratique,
qui permet de descendre dans tous les détails d'une organisation
compliquée, d'une administration active et vigilante. Le même
homme qui traçait le plan de la bataille d'Austerlitz connaissait
le nombre des cartouches contenues dans les gibernes de ses
fantassins. Pascal était bien préparé à ce double rôle de général
.en chef et d'administrateur. Rappelons-nous qu'il est l'inventeur
de la machine arithmétique, ce chef-d'œuvre de mécanique pa-
tiente. Ce n'est pas à lui, il est vrai, que nous devons le haquet
et la brouette, puisque deux gravures datant de 1627 et de 1640
nous en offrent déjà la représentation. Mais il est le constructeur
de cet ingénieux appareil destiné au puits de la ferme des Gran-
ges; il est l'organisateur de la Société des carrosses à cinq sous,
dont Nicole était encore actionnaire lorsqu'il mourut en 1695.
Aussi Pascal pouvait-il organiser méthodiquement, scientifi-
quement, la partie matérielle de la publication des Provinciales.
Et d'abord, puisqu'il importait de les publier en cachette, en
mettant dans la confidence le moins de personnes possible, la
première question fut celle du format. On décida que, comme les
trois premières, elles paraîtraient toutes en in-4° ; et tel est, en
effet, le format, ou, comme l'on disait alors, la justification des
dix-huit lettres originales. Il fut décidé aussi que, sauf exception,
chacune aurait une feuille d'imprimerie, c'est-à-dire huit pages et
pas plus. Et comme on prévoyait 1' « abondance des matières »,
on y pourvut en utilisant des caractères plus petits. Dans les trois
premières lettres, chaque page avait trente-neuf lignes : il y en
eut cinquante dans les suivantes. Une seule, la dix-septième, est,
suivant l'expression de Pascal, en caractère moins beau : elle a
soixante-deux lignes à la page. Pascal en témoigne son regret et
LtS PROVINCIALES
291
s'en excuse plaisamment, comprenant que ces dispositions maté-
rielles, en apparence insignifiantes, pourraient nuire au succès de
l'ouvrage. Voyons plutôt certaine note de la dix-septième Pro-
vinciale, supprimée dans la plupart des éditions : « Mon révérend
Père, si vous avez peine à lire cette lettre, pour ne pas être en
assez beau caractère, ne vous en prenez qu'à vous-même. On ne
me donne pas des privilèges comme à vous. Vous en avez pour
combattre jusqu'aux miracles : je n'en ai pas pour me défendre.
On court sans cesse les imprimeries. Vous ne me conseilleriez pas
vous-mêmede vous écrire davantage dans cette difficulté ; car c'est
un tro^grand embarras d'être réduit à l'impression d'Osnabrûck. »
Deux lettres seulement ont une feuille et demie, c'est-à-dire
douze pages au lieu de huit : la seizième et la dix-septième. Pour
la seizième, Pascal s'en excuse encore en ces termes : « Mes révé-
rends Pères, mes lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de
si près, ni d'être si étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause
de l'un et tie l'autre. Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce
que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison
qui m'a obligé de me hâter vous est mieux connue qu'à moi. Vos
réponses vous réussissaient mai. Vous avez bien fait de changer
de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le
monde ne dira pas que vous avez eu peur des bénédictins. »
Quant à la dix-huitième, elle a aussi douze pages ; mais, proba-
blement parce que, ayant décidé de ne pas continuer la publica-
tion, Pascal a mis dans la dix-huitième ce qu'il réservait pour la
suivante.
Cette feuille unique était aisée à plier en quatre, à mettre dans
la poche, à distribuer souS le manteau. Ajoutez qu'il était inutile
de recourir aux brocheurs et aux brocheuses, qui auraient causé
plus que de raison. Un in-8° aurait nécessité une couture,
un in-12 un brochage.
On sourira peut-être en voyant les Provinciales devenir l'objet
de considérations techniques si mesquines. Compter les lignes
et les pages des Petites Lettres est-ce là, dira-t-on, de l'histoire
littéraire? Soyez assurés que ces considérations sont entrées en
ligne de compte, à cause des exigences de la situation, et que
Pascal n'a pas cru s'abaisser en s'arrêtant à ces minuties. C'est
ainsi que les dramaturges de génie se sont bien gardés de né-
gliger les moindres détails de mise en scène, de costumes, de
décors, les moindres inûexions de voix des acteurs et des
actrices; c'est ainsi que Racine se faisait professeur de décla-
mation avec la Champmeslé, et que Molière comptait les chan-
delles qui brûlaient sur le théâtre.
292
UEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Ces questions-là réglées, il en restait de plus importantes en-
core et de plus délicates.
Et, d'abord, il fallait trouver des imprimeurs sous l'œil vigilant
d'une police endiablée. Avant 1723, il n'y avait pas de distinction
très nette entre typographe, libraire proprement dit et relieur.
Souvent le même individu faisait les trois métiers. Dans la suite,
l'emploi des machines à vapeur a nécessité des installations plus
vastes. Trouver un libraire qui veuille bien faire les frais d'une
publication, c'est le rêve des littérateurs et des poètes jeunes ou
vieux. Pascal n'était pas moins embarrassé qu'un littérateur dé-
butant, mais pour d'autres raisons. Les imprimeurs, en effet,
devaient s'entourer de mystèrê : ils ne pouvaient pas étaler les
Provinciales au deuxième pilier de la grand'salle du Palais. Il
était impossible aussi de s'adresser, pour éditer des pamphlets
dirigés contre la Sorbonne, contre les Jésuites, et, indirectement,
contre le chancelier Séguier, aux libraires jurés de la cour, du
clergé, du Parlement et des Jésuites. Les éditeurs attitrés des
MM. de Port-Royal, Vitré, Savien, Lepetit, Després, étaient exclus
ipso facto, du moins en apparence. Les documents contempo-
rains nous renseignent sur les difficultés qu'il fallait surmonter.
Arnauld davait eu toutes les peines du monde à trouver un notaire
pour rédiger sa protestation contre la censure de Sorbonne : il
dut faire appel à un ami dévoué de Port-Royal, qui fut vertement
tancé par le chancelier. Du moins resta-t-il impuni. Il n'en fut pas
de même du libraire qu'on soupçonnait d'avoir imprimé cette
protestation. Savien, dont la boutique était au pied de la tour
Notre-Dame, fut incarcéré, le mercredi 2 février 1656, avec sa
femme et ses deux apprentis. On mit « garnison dans sa salle ».
Sa femme fut élargie le jour même, mais il resta un mois au Châ-
telet. A la fin de février, n'ayant aucune preuve contre lui, on le
renvoya « sans aucune forme ni procès ».
Il fallait bien avoir recours à toutes les ruses. La persécution
rend ingénieux, et, de tous temps, les hommes de l'opposition
ont été singulièrement habiles à déjouer la surveillance des mou-
chards. Quelques preuves entre cent : en 1656, les émissaires du
cardinal de Retz étaient passés maîtres en l'art de dépister les
gens de police. Il s'agissait d'apposer sur les murs de Notre-Dame
des affiches émanant du cardinal alors en fuite. L'opération était
difficile et dangereuse. Les rues étaient mal éclairées le soir; des
hommes circulaient, portant sur le dos des affiches enduites de
colle. Ils s'appuyaient négligemment contre les murs, comme
font les gens fatigués ou légèrement avinés... et le tour était
joué. L'homme s'en allait, et l'affiche restait.
LES PROVINCIALES
293
De même, au dix-huitième siècle, pour la publication des iVow-
velles ecclésiastiques. Un jour, la police est avertie que le porteur
des Nouvelles passera à midi précis à la porte Saint- Bernard. On
double la garde, et on ne voit personne, qu'un malheureux
chien, qu'on chasse à coups de pierre, et qui portait entre sa
vraie peau et une fausse le paquet compromettant...
Les Provinciales furent imprimées un peu partout, chez les li-
braires, au Collège d'Harcourt, dont le proviseur était un ami dé-
voué des Jansénistes ; dans des moulins, sur la Seine, avec une
encre spéciale. Cette publication clandestine mériterait une étude
paléographique. Il y a eu plusieurs impressions simultanées; il y
a eu aussi des réimpressions partielles. Un examen attentif des
collections originales semble indiquer les vicissitudes de la pu-
blication. Les Irois premières sont sorties du même atelier, elles
présentent les mêmes caractères. La quatrième et la cinquième
ont été imprimées ailleurs. Puis il a fallu encore changer : la
sixième, la septième, la huitième et la neuvième parurent chez
un imprimeur qui avait déjà publié des œuvres d'Arnauld. On eut
alors quelques moments de répit. De la dixième à la seizième in-
clusivement, elles sont du même type et offrent, pour l'ornemen-
tation, de grandes analogies avec les trois premières. La dix-
septième est unique en son genre; la dix-huitième, elle aussi,
diffère de toutes les autres.
Pascal dut se transporter sur le champ de bataille. Il quitta
Port-Royal, de façon à pouvoir se concerter avec Arnauld et sur-
tout Nicole. Il vint habiter chez un ami, à Ja Porte-Saint-Michel,
tout près du jardin du Luxembourg, dont il avait une chf. Il alla
plus près encore, en face de la porte du Collège de Clermont. Ni-
cole logeait à l'hôtel des Ursins, dans la Cité, et Arnauld se
cachait chez son ami Hamelin, dans le faubourg Saint-Germain.
Grâce à toutes ces précautions, tout alla bien. De 1500, le ti-
rage monta bientôt à 6.000, puis à 10.000 exemplaires et plus,
pour les dernières.
La distribution de ceux qui n'étaient pas vendus était faite avec
une merveilleuse intelligence : les uns étaient donnés, d'autres
prêtés, d'autres envoyés par la poste en port payé, ce qui fit dire
à un contemporain que jamais la poste n'avait fait de si bonnes
affaires. On en distribuait à des colporteurs, à des libraires, qui se
faisaient pour la circonstance commissionnaires en librairie, puis
à des amis dévoués, à des gentilshommes, à de grands seigneurs
même : le maréchal Fabert, Gui Patin. Ménage en envoyait à
M me de Sévigné. Citons aussi le duc de Liancourt, le duc de Luy-
nes, le marquis de Pontchâteau, neveu de Richelieu. Mais l'âme
294
HEVUE Dl£S COURS ET CONFÉRENCES
de ces distributions fut ud gentilhomme poitevin d'une ardeur et
d'une pétulance extrêmes, qui allait, venait, était partout. Il fut
décrété de prise de corps et trompeté par ordre de la police:
c'est Baudry d'Asson de Saint-Gilles, que Sainte-Beuve appelle le
factotum de Port-Royal. Grâce à lui, les Provinciales firent assez
rapidement leur chemin dans le monde.
L'effet en fut considérable. La première faillit coûter la vie au
chancelier Séguier. Quand il la vit, la colère létounV, il eut une
congestion ; il fallut le saigner sept fois. D'autres prirent la chose
d'une façon plus philosophique. A la lecture de la septième,
Mazarin éclata de rire. L'abbé Le Camus la lut au jeune roi,
alors âgé de dix-huit ans, qui y prit beaucoup de plaisir, beau-
coup trop même, si bien que le Père Annat se fâcha tout rouge
et lui interdit cette lecture sous peine de damnation éternelle...
Le gouvernement fut rassuré en voyant qu'il n'y était pas ques-
tion de politique. Les magistrats qui en avaient reçu des exem-
plaires y prirent si bien goût que plusieurs d'entre eux se firent
envoyer toute la collection. Ainsi se trouve expliquée la facilité
relative avec laquelle parurent les Provinciales à partir de la
dixième. Après la dix-huitième, Pascal s'arrête subitement, et ce
fut une grosse déception pour les lecteurs.
En 1657, on réunit les dix-huit Lettres en un recueil, on y mit
un litre et un avertissement ; mais chaque lettre gardait sa pagi-
nation distincte. Le tilre du recueil est ainsi conçu : Les Provin-
ciales, ou Lettres écrites par Louis de Monlalle à un provincial de
ses amis et aux Révérends Pères Jésuites, sur le sujet de la morale
et de la politique de ces Pères, Cologne.
En 1659 fut publiée une édition in-8° des Provinciales, toujours
iatée de Cologne, présentant des variantes avec les éditions ori-
ginales. Delà, une grande difficulté pour les éditeurs. Quel texte
choisir ? Maynard a choisi le texte de 1659 et donne en variantes,
au bas des pages, les leçons des éditions antérieures. Havet a
fait le contraire. S'il était bien établi que Pascal a revu et corrigé
ses Provinciales en 1659, la question serait jugée ; mais Pascal n'a
pas pu ou n'a pas voulu le faire. L'éditeur responsable, c'est
Nicole. Donc, en bonne critique, la méthode suivie par Havet
est la vraie.
Mais, si Nicole est ainsi un sous-ordre, il est nécessaire de lui
rendre pleine et entière justice. Un historien complet devrait lui
assigner la place d'honneur à la droite de Pascal. Né en 1625, il
était de quelques années plus jeune que Pascal. C'était l'ami, le
collaborateur, le fidèle Achate d'Arnauld ; il exerça les mêmes
fonctions auprès de Pascal. Pendant les années 1656-57, il fit la
LES PROVINCIALES
295
révision des deux premières Provinciales, de la 6 e , de la 7 e , de
la 8% te plan de la 9", de la 11 e , la revision de la 13 e , de la 14e, e t
fournît les matériaux des trois dernières. Nicole rendit à Pascal
un service dont nous autres comprenons assez difficilement la
portée : en 1658, il donna aux Provinciales ce qui leur manquait,
la gloire. Voilà qui semble contradictoire, puisque nous avons
parlé de 10.000 exemplaires. En 1658, Montalte était connu de
toute la France ou peu s'en faut ; mais, à l'étranger, on ne le
connaissait que de réputation, car il n'avait été traduit ni en
hollandais, ni en flamand, ni en allemand, ni en anglais. Nicole
mit les Provinciales en beau latin de Térence, il y joignit des
notes, des appendices, des commentaires, et constitua ainsi un
gros in-8°. 11 se produisit alors ce qui s'était produit vingt ans
auparavant pour Descartes : l'édition française du Discours de la
Méthode n'avait eu aucun succès, il avait fallu bien vite le
traduire en latin. Grâce à Nicole-Wendrock, les Provinciales
devinrent populaires dans le monde religieux. Le plus curieux
c'est que Wendrock arriva à les faire connaître môme à des
Français qui ne soupçonnaient pas leur existence : les Provin-
ciales Lilterœ ayant été dénoncées par les Jésuites au Parlement
de Bordeaux, les magistrats, au lieu de les lire dans le texte
latin incriminé, se procurèrent une édition française qui leur
plut tellement qu'ils la répandirent dans toute la ville.
Aussi, jusqu'en 1700, y eut-il de nombreuses éditions françaises
et latines. En 1700 se produisit un curieux revirement : pour
combattre le Jésuite Daniel, auteur des Entretiens de Cléandre et
d'E udoxe.'on traduisit Wendrock en français, et ce fut une femme,
M lle de Joncoux, qui entreprit ce travail.
Condamnées par l'Index en 1657, par l'Inquisition d'Espagne
en 1693, par le Parlement d'Aix en 1657, par le Conseil d'Etat en
1660, les Provinciales n'ont jamais été publiées ouvertement en
France sous l'ancien régime. Tantôt elles sont datées de Cologne,
tantôt elles ne portent aucune indication. En 1779, après l'expul-
sion des Jésuites, l'édition complète des œuvres de Pascal par
l'abbé Bossut fut publiée en apparence à La Haye, chez Detune,
et, en réalité, à Paris.
A. B.
Les discours judiciaires de Cicéron,
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à l'Université de Paris.
B. — Raisons politiques des préférences de Gicéron.
Nous avons commencé, dans notre dernière leçon, l'étude des
raisons qui avaient, le plus souvent, poussé Cicéron à plaider.
Nous avons vu qu'il avait obéi bien des fois à des motifs tout
personnels, à des sentiments d'amitié, de reconnaissance, pour
ses clients, à un sentiment de solidarité pour des personnes
qui s'étaient autrefois compromises avec lui, enfin parfois
même à des considérations de pure vanité ou de pur intérêt. Ce
n'est pas là cependant ce qui le fait toujours agir A côté des
plaidoyers qui sont dictés par des raisons de cet ordre, il y en a
un assez grand nombre qui sont prononcés uniquement pour
des raisons politiques. C'est de ces derniers discours que je me
propose de vous parler aujourd'hui.
Les plus anciens sont les Verrines, qui d'ailleurs, comme on
le sait, ne furent jamais prononcées, ët qui sont, en somme,
beaucoup plutôt une œuvre de pure littérature, qu'un monument
de l'art oratoire. Or, quels sont les motifs qui poussèrent Cicéron
à les écrire ?
Il nous dit lui-même ce qu'il voudrait que nous pensions sur
ce sujet. Au cours des plaidoyers qui roulent sur cette affaire de
concussion, il explique à ses auditeurs fictifs, ou, pour mieux
dire, à ses lecteurs, les raisons qui l'ont amené à plaider pour les
Siciliens. A l'entendre, ce sont des raisons d'amitié. Voyez ce
qu'il déclare au commencement de la Divinatio in Q. Caecilium:
« Lorsque, aptès avoir été. questeur en Sicile, je quittai cette
province, j'y laissai dans le cœur de tous les Siciliens un sou-
venir si pur de ma questure et de mon nom que, malgré le nombre
et la puissance de leurs anciens patrons, ils ont pensé que leurs
intérêts trouveraient en moi un nouveau protecteur. Et main-
tenant qu'ils ont été pillés et massacrés, c'est à moi qu'ils se
sont tous adressés... me priant d'embrasser leur cause, et me
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LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
297
rappelant que j'avais souvent promis que, le jour où ils auraient
besoin de mon secours, je ne manquerais pas à leur fortune... Ils
m ont conjuré de ne pas repousser les supplications de ceux
qui, tant que je vivrai, ne devaient être réduits à supplier per-
sonne... » (I, 1).
Sans doute, ces supplications des Siciliens ne furent pas abso-
lument étrangères à la détermination de Cicéron. Il n'en est pas
moins vrai que cette raison avouée était une raison accessoire;
celle qu'il n'avouait pas, la raison politique, était la principale.
Le procès de Verrès était, en effet, exclusivement politique.
En 78, à la mort de Sylla, le parti aristocratique était tout-
puissant. Les démocrates n'avaient plus aucun moyen légal de
rien obtenir : on leur avait enlevé le tribunat, qui était aupara-
vant entre leurs mains une arme terrible, et, comme on a vu
dans une de nos précédentes leçons, ils avaient perdu toute in-
fluence dans les tribuoaux. Pendant quelques années, il leur fut
impossible de bouger. Les aristocrates se partageaient les magis-
tratures et les gouvernements des provinces : ils étaient les
maîtres absolus de la situation.
Malheureusement pour eux, ils n'avaient pas compté avec la
famine, les pirates, avec Sertorius et Mithridate. Leurs dé-
boires allaient sortir de ces fléaux et de ces guerres. A propos
de famine, le parti démocratique fait des émeutes; pour lutter
contre les pirates, pour partir en Espagne ou en Orient, le
peuple refuse le service militaire. Force fut aux aristocrates
de faire des concessions. Comme ils n'avaient pas d'ailleurs
de général à leur disposition, ils durent recourir à Pompée,
du parti des chevaliers. Mais, celui-ci une fois hors de Rome,
comme s'ils se repentaient déjà de leur choix fait à contre-
cœur, ils ne lui envoyèrent ni blé pour nourrir ses soldats, ni
argent pour les payer. On conçoit le ressentiment du général.
D'un autre côté, ils indisposaient Crassus,en guerre alors contre
les esclaves, et finalement, à force de vexations et de maladresses,
ils faisaient que les deux chefs marchaient sur Kome avec leurs
troupes et les obligeaient à compter avec eux.
Or, en 70, au moment du procès de Verrès, la cause était à
peu près gagnée par la démocratie. Les deux généraux étaient
nommés consuls ; le Sénat se voyait obligé de rétablir le tribunat;
une chose restait encore à conquérir : l'influence dans les tribu-
naux. Le peuple demandait à grands cris qu'on restituât la justice
à l'ordre équestre. L'affaire de Verrès vint à point pour faire scan-
dale et montrer le vice de l'organisation présente '.c'était l'épreuve
décisive, à laquelle le Sénat allait être soumis. Cicéron, chevalier,
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REVUE DES COURS ET. CONFÉRENCES
ami de Pompée, déjà compromis dans le parti du peuple, devait
prendre en main une cause dont le parti démocratique attendait
l'issue avec impatience. Ajoutez à cela qu'il allait être édile et
qu'il devait s'assurer, à cet effet, le concours des électeurs dé-
mocrates ; que, d'ailleurs, il était le seul orateur du parti digne
d'être opposé à Hortensius, le défenseur de Verrès, et vous com-
prendrez alors que le vrai motif de sa conduite fut un motif
politique.
Si l'on passe à certains plaidoyers qui suivirent les Verrines,
on s'aperçoit encore que Cicéron les prononça pour des raisons
du même ordre.
En 69, un an seulement après le procès retentissant de Verrès
à l'occasion duquel il avait flétri les gouverneurs pillards et dé-
peint Tinfortane des provinciaux qu'ils pressuraient, Cicéron
plaida pour Fonteius, qui pendant trois ans avait, en qualité de
gouverneur, pillé effrontément la Gaule Narbonnaise. C'était, de
la part de l'avocat, une palinodie. Bien que le plaidoyer ne nous
soit pas parvenu en son entier, et que bien des passages nous
manquent où l'orateur faisait probablement connaître les raisons
de sa nouvelle attitude à l'égard des concussionnaires avérés,
on peut démêler assez clairement le mobile qui l'a fait agir.
Fonteius avait été propréteur de 76 à 74. Durant ces trois an-
nées, il avait rendu de grands services à la cause romaine. Il avait
envoyé en Espagne de l'argent et des vivres pour l'armée qui en
manquait, et il avait même ménagé pour elle des postes d'hiver-
nage où elle pourrait se retirer, le cas échéant, et se refaire. Or,
cette armée était celle de Pompée, le général démocrate que le
Sénat voulait laisser mourir de faim en Espagne ; Fonteius était
donc un collaborateur de la démocratie. C'était grâce a. lui que le
parti démocratique avait vaincu Sertorius; c'était grâce à lui qu'il
avait triomphé. Aussi, en 69, quand M. Plétorius, sur la plainte
des Gaulois qui avaient envoyé à Rome une députation dont le
chef était Induciomare, accusa de concussion l'ancien propré-
teur, tout le parti du peuple se serra autour de Fonteius par
reconnaissance ; Pompée l'aida de son influence et Cicéron
plaida pour lui. Comme on le voit, le motif de sa détermination
était cette fois, sans aucun doute, exclusivement politique.
La même année, il prononça le Pro Oppio, qui est perdu.
Oppius était un chevalier romain, assez obscur pour nous,
questeur en Bithynie auprès du proconsul Aurelius Cotta. Un
beau jour, à la suite d'une lettre écrite par Cotta et datée de
«on gouvernement, il fut accusé de péculat et de tentative de
meurtre sur son proconsul. Cicéron plaida pour lui, pour un
LES DISCOURS JUDICIAIRES DIS CICÉRON
299
motif qu'on peut deviner, bien qu'on soit réduit, sur ce point,
à faire des conjectures. — On sait que, arrivé au pouvoir, le parti
aristocratique avait cherché à avoir les grands commande-
ments, celui surtout de la guerre contre Mithridate, qui était
si fructueux. Depuis Sylla, le Sénat avait accaparé tous les
commandements d'Asie ; il maintenait sans cesse en Orient
Colta et Lucullus. Or, le parti démocratique voulait faire béné-
ficier un des siens d'une de ces missions militaires si profitables
à ceux qui en étaient chargés ; son idée était de faire nommer
Pompée. Aussi soupçonne-t-on que notre Oppius ne devait être
qu'un représentant du parti auprès de l'aristocrate Cotta. On
s'explique par là les soupçons, les rivalités, et finalement, pour
écarter un témoin dangereux, l'accusation de meurtre qui fut
lancée contre lui, sans aucun fondement probable. On s'explique
aussi, s'il en est ainsi, que Cicéron ait pris la défense de
l'accusé: c'était un personnage qui avait rendu des services au
parti politique dont le grand avocat faisait partie.
S'il y a des doutes pour le Pro Oppio, il n'y en a point jpoar le
Pro Manilia, dent il se reste (failkors que quelques passages.
Manilius était nn trikan, un démocrate très entreprenant, un
de ceux qui menèrent avec le plus d'audace l'assaut contre l'aris-
tocratie, (tétait l'homme de Pompée, celui qui avait fait passer la
lex Manilia, par laquelle on donnait à Pompée le commande-
ment de l'armée contre Mithridate. C'était lui, par conséquent, qui
avait achevé la déroute du parti aristocratique en lui enlevant
son dernier avantage, les commandemenls d'Asie. Il en avait
fait de reste pour être en butte aux rancunes des nobles. Sa
charge de tribun expirée, on l'accusa de concussion. Or, celte
année-là même, Cicéron était préteur ; mais sa charge était
près d'expirer. Malgré cela, les amis de Manilius, pour agir
sans doute sur l'opinion, voulaient faire renvoyer l'affaire à
plus tard. Cicéron s'y refusa et crut devoir juger tout de suite le
cas qui lui était soumis. Là-dessus, l'accusé proteste, une émeute
se produit, on crie partout que Cicéron est acheté parles nobles;
tant et si bien que les tribuns en exercice viennent sommer le
préteur d'expliquer devant l'assemblée du peuple les raisons de
sa conduite. Cicéron obéit, monte à la tribune et explique qu'il
a voulu régler tout de suite l'affaire de Manilius par pure
sympathie politique : sa charge étant près d'expirer, l'affaire
risquait un peu plus tard de tomber en des mains moins favo-
rables. De là un enthousiasme aussi grand dans la foule que
la colère du début ; on décide que Cicéron plaidera pour
Manilius, et le préteur, sans plus d'hésitation, descend de son
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
siège, se fait l'avocat de l'accusé, et réussit à le faire acquit-
ter. Cicéron avait obéi pour se ménager l'amitié des démo-
crates, dont il allait avoir besoin. Au sortir de sa préture,
il avait Pintention de poser sa candidature au consulat ; sa plai-
doirie pour Manilius avait, par là même, un caractère politique
et, si Ton peut dire, électoral.
Il en est de m§me d'un certain nombre de plaidoyers qu'il pro-
nonça un peu plus tard, en 66 et en 65 : le Pro Cornelio (il plaida
pour Cornélius quatre jours de suite), le Pro Fundanio, le Pro
Gallio, le Pro Orchivio. Ce furent encore des motifs politiques
qui décidèrent Cicérôn à plaider pour ces divers personnages.
Nous avons sur ce point un précieux témoignage de Quintus,
le propre frère de Cicéron. Au moment de poser sa candidature
au consulat, Cicéron reçut de lui un petit traité sur l'art de bri-
guer les magistratures : « J'ose espérer que tout ira bien, écrit
Quintus, puisque, depuis deux ans (66), vous vous êtes acquis
les quatre personnages les plus puissants dans les assemblées
électorales (ce sont Fundanius, Gallius, Orchivius et Cornélius).
J'étais présent, lorsque leurs amis et ceux de Pompée sont venus
vous confier la mission de les défendre. Je sais à quoi tous ces
grands chefs s'engagèrent, ce jour-là, envers vous. Exigez d'eux,
aujourd'hui, qu'ils remplissent leurs promesses. » On ne saurait
rien trouver de plus explicite que ce texte : c'était bien dans des
vues politiques que Cicéron avait pris la parole (Epist.Q. Cicero-
nis de pet. consul, ad M. Fr., 5, 19, édit. Klotz, t. V, p. 650.)
*
Bien lui en prit : il fut consul en l'an 63. Cette année-là, il plaida
peu : son plaidoyer pour Murena fut dicté par l'amitié et des in-
térêts personnels. Après 63, il se tint à l'écart : son consulat l'avait
compromis. Beaucoup de démocrates virent en lui un transfuge,
parce queCatilina, qui était démagogue, se disait démocrate. II y
eut un refroidissement, qui ne tarda pas à aboutir à une rupture ;
les poursuites tenaces deCIodiuss'en suivirent. Compromis avecle
Sénat, il ne voulut point passer aux triumvirs : de là vint son exil.
11 en revient en 56, après avoir fait sur sa conduite d'amères
réflexions. Il ressasse, sans cesse, qu'il a été « un âne », « ger-
manum asinum fuisse », parce qu'il n'a pas compris à temps que
la force était du côté des triumvirs, que, du côté des nobles, il ne
rencontrerait qu'égoïsme et dédain, lui chevalier, au lieu du dé-
sintéressement et de la reconnaissance. Voyez, à ce sujet, les
lettres qu'il adresse à Quintus son frère et à son ami Atticus, à
cette époque : elles renferment des plaintes continuelles.
LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
301
Aussi, maintenant, se tient-il coi; il devient doux à l'égard des
triumvirs et même il fait tout ce que Crassus, César et Pompée lui
demandent.
En 56, Balbus, créature de Pompée et de César, a un procès.
C'était un très adroit Phénicien de Gadès, qui avait servi dans
l'armée d'Espagne comme comptable de Pompée. Il avait été si
honnête, il avait si bien tenu les livres de son général, que celui-ci
avait mis en lui toute sa confiance. A son retour, il l'avait prêté à
César, au moment de partir en Gaule, pour qu'il remplît auprès
de lui le même office. Comme récompense, on lui avait donné le
titre de citoyen romain, qu'un ennemi des triumvirs ne tarda pas
à lui contester. Un procès s'engagea, et Cicéron prit la défense
de Balbus, à la requête de César et de Pompée.
A la même époque, il défendit aussi L. Calpurnius Bestia, qui
était son ennemi intime. Ce personnage avait coutume de dire du
mal du glorieux consulat de Cicéron (ad A iticum y i, 17), de sa con-
duite au sujet de Calilina. Comment se fait-il que Cicéron plaide
pour lui à présent ? On peut le soupçonner d'après une lettre à
Quintus (ad Quintum fr., 2, 3, 6) : il est probable que César s'in-
téressait à Bestia comme à Balbus et que, pour lui plaire, Cicéron
prit la parole en faveur de son protégé.
Jusque-là, tout allait bien pour Cicéron. Les triumvirs étaient
d'accord, et le grand orateur, s'il plaisait à l'un, plaisait aussi à
l'autre. Mais le temps vint où les jalousies survinrent et, avec
elles, la désunion. Pompée s'aperçoit que César a tout le bénéfice
du triumvirat : César obtient l'argent, les légions, le gouver-
nement qu'on lui prolonge d'ailleurs sans peine ; quant à lui, il
n'obtient que des satisfactions de vanité, des titres sonores, des
missions retentissantes, des licteurs, mais pas d'armée. Dès la fin
de 56, on s'aperçoit qu'il y a déjà une ombre de désaccord avec
César. Cicéron, très attentif à ce qui se passe, n'est pas le dernier
à s'en apercevoir. En homme qui se croit malin, il s'imagine que
Pompée sera le plus fort après la dislocation du triumvirat, et,
délibérément, il cherche à lui être agréable de préférence, sans
se demander s'il blesse César. C'est ainsi qu'il prend en main
la défense de L. Caninius Gallus (ad Familiares, vu, 1, 4), qui
avait proposé une loi pour faire nommer Pompée à la tête d'une
armée destinée à rétablir le roi d'Egypte sur son trôue. En
même temps, il accablait des injures les plus violentes une
créature de César, Vatinius, qui paraissait comme témoin à
charge dans le procès de Sestius (ad Quintum fratrem, u, 4, 1).
C'était là se compromettre gravement.
D'autant plus que tout advint contre ses espérances. Au lieu
302
REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES
de se disloquer, le triumvirat se réorganisa à Lucques en 55.
Qu'allait faire Cicéron ?li s'élait compromis ; il fallait arranger
les choses et, pour cela, donner des gages aux triumvirs. Or, un
procès arriva, comme à point nommé, pour le lui permettre. Va-
tinius était accusé ; quelle plus belle occasion que celle-là pour
se remettre bien en cour ? A la demande de César et de Pompée,
Cicéron parla pour son ancien adversaire (ad Quintumfr.,u, 16, 2) T
se rendant compte de sa palinodie, mais préférant la sûreté à
toute autre chose. Dans une lettre adressée à Lentulus (ad FamiL,
i,9), il explique avec embarras sa conduite. La raison politique,
c'est-à-dire le désir déplaire à César T l'avait fait plaider, cette
fois encore.
C'est pour la même raison qu'il prononça le Pro Gabinio.
Gabinius était un assez vilain personnage. Consul Tannée même
de l'exil de Cicéron, il avait, avec son collègue Pison, été docile
à Clodius ; il avait tout fait pour déconsidérer le consul de 63.
Celui-ci avait les meilleures raisons de le haïr. Aussi ne s'en
faisait-il pas faute. Il les traite, lui et Pison, de brigands, « non
consules, sed latrones » (Pro Plancio, 35, 86. Cf. Posi redit, in Sert.,
S, 11). C'est un homme d'une vie privée abominable, qui s'est
compromis avec Catilina. Voyez le Pro Plancio (§ 87), oîi il
l'appelle « saltator Catilinse », et le discours in Pisonem, où il le
traite de « lanternarius » du démagogue, c'est-à-dire de l'esclave
du dernier ordre, de débauché, de gourmand, d' « archipirala », -
de personnage « natus abdomini, non laudi et gloriae ».
Or, ce Gabinius eut un procès en 54. Pompée demanda à
Cicéron de le défendre, et Cicéron, — il l'avoue lui-même, — le
défendit. La raison était, ici encore, d'ordre politique: l'orateur
voulait se faire pardonner par César.
On pourrait énumérer plusieurs autres plaidoyers, que Cicéron
composa et prononça pour des motifs analogues. Ceux que j'ai
signalés suffiront pour montrer que Cicéron, dans son métier 4
d'avocat, se détermine souvent par raison politique, Evidem-
ment, cela revient toujours un peu à plaider pour des raisons
personnelles; car il ne s'attache à un client, en dernière analyse,
que pour se ménager de la popularité ou s'assurer la sécurité*
Quand il prend en main une cause, c'est donc qu'il y voit un
intérêt quelconque pour lui-même ; autrement, il ne plaide pas :
Ce qui revient à dire que Cicéron n'exerce pas, à proprement
parler, le « métier » d'avocat ; il travaille pour lui plutôt que pour
autrui. Voilà pourquoi il paraît quelquefois si passionné. G. C.
*
* *
Histoire générale des temps modernes
La rivalité de la France et de la maison d'Autriche au
XVIe siècle.
Après avoir étudié les grands événements des deux premiers
tiers du xvi e siècle (découvertes, Renaissance, Réforme), je
reviens au fait politique le plus important de cette période : la
lutte entre les grands souverains de l'Europe (maison de France
et maison d'Autriche).
Cet événement de politique extérieure consiste en négocia-
tions, intrigues diplomatiques et de cour, alliances, gtrerres T
traités. La vie intérieure, et c'est le caractère de cette époque,
est à peu près nulle. Chaque prince est maître absolu dans ses
Etats. Les faits décisifs sont des changements de souverain^ ou
de ministres, des morts, des maladies, des disgrâces. Les vieilles
institutions, en partie détruites, ne se reconstituent pas; tout
dépend de la volonté du prince ou de son homme de confiance.
Tous les grands faits de cette histoire se ramènent à la politique
ecclésiastique ou à la politique extérieure : et c'est cette der-
nière qu'il nous reste à étudier. Je n'entrerai pas dans le détail
des négociations ou des guerres; tous ces épisodes dramatiques
et pittoresques sont enseignés même à l'école primaire. Je me
bornerai donc : 1° à vous expliquer les conditions, de la lutte
entre la France et la maison d'Autriche ; 2° à vous indiquer son
évolution générale, en vous rappelant quelques faits décisifs.
Comme bibliographie, je vous indiquerai : Bibliographie d'His-
toire moderne, 1902 ; les travaux de Gebhardt : Deutsche Geschichte.
Les sources sont abondantes, mais ne sont connues que depuis
peu de temps. Autrefois, on faisait l'histoire de cette période d'a-
près les historiens imitateurs de l'antiquité : Guichardin, P. Jove,
Faradin. Ranke, le premier, a recouru aux documents, rapports,
instructions, lettres confidentielles ; il a l'avantage non seule-
ment d'être mieux informé, mais encore de donner des renseigne-
ments strictement contemporains du fait. Au contraire, dans les
Cours de M. CHARLES SEIGN0B0S,
Professeur à VUniversité de Paris.
304
KEVUE DES COUHS ET CONFÉRENCES
histoires, chroniques, mémoires écrits sur des souvenirs, les
faits sont brouillés et déformés.
A cette même époque, chaque gouvernement a commencé à
avoir des agents diplomatiques et à entretenir une correspon-
dance avec eux; mais, sauf à Venise, il n'y a pas d'archives pour
conserver ces documents ; beaucoup de papiers, conservés par
les agents, sont passés à leurs familles et ont été dispersés. On
les retrouve épars dans les bibliothèques, parfois sous forme de
copies. Il a fallu se livrer à un grand travail de collection, qui,
commencé au xvu e siècle, n'est pas encore achevé. On publie
parfois des recueils : Documents inédits des affaires étrangères;
Documents de Venise, d'Espagne. Pour l'Allemagne et les Pays-
Bas, nous avons la correspondance des princes : ajoutons le
Catalogue des actes de François I er .
Pour les guerres, nous en sommes encore réduits à utiliser les
chroniques. Ces documents ont servi à des historiens ; mais, à
cause de l'importance des individus à celte époque, on se conten-
tait de monographies et de biographies, etc.
Il y a très peu d'ouvrages d'ensemble. Ullman, Baumgar-
ten, Lemonnier, etc.
f I. w- Voyons, maintenant, dans quelles conditions s'ouvre la
grande lutte entre la France et la maison d'Autriche.
Dès la fin du xv e siècle, il y a dans l'Europe occidentale trois
grands Etats ; leur territoire très vaste est peuplé par une nation
soumise à un souverain incontesté : France, Angleterre (moins
l'Ecosse), Espagne (moins le Portugal). L'Europe centrale est
morcelée : Italie, Allemagne (empire). L'Europe orientale (Polo-
gne, Bohême, Hongrie) est menacée par l'invasion^musulmane.
Les souverains les plus puissants cherchent à s'agrandir et à
exercer une action hors de leur territoire. Les mieux placés pour
cela sont les rois de France et d'Espagne ; ce dernier est déjà
établi dans les îles d'Italie ; mais la lutte ne se borne pas à une
rivalité entre deux rois.
Ce qui donne à cet événement son vrai caractère, c'est que les
royaumes d'Espagne ne restent pas au pouvoir d'une dynastie
nationale, les derniers rois n'ayant pas d'héritier mâle. Une
famille allemande (la maison d'Autriche) se constitue, par l'ag-
glomération de plusieurs Etats situés dans diverses parties de
l'Europe, un domaine qui n'a plus l'aspect d'un Etal. Cette
agglomération a été le résultat d'une série de mariages (durant
trois générations) ; la famille recueille tous les grands héritages
vacants, tous les Etats dont une fille est la seule héritière.
Celte politique de mariages est exprimée dans un vers célèbre :
LA FRANCIS ET L* AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE
305
Bella gérant alii, tu, felix Àustria, nube.
À l'origine, la famille d'Autriche (ou de Habsbourg) est une des
moins puissantes. Son chef, Frédéric III, ne possède pas même
tout le domaine héréditaire, mais seulement la Styrie, la Carinthie,
la Carniole. Il est pauvre, sans armée, méprisé ; il n'a que le titre
d'empereur, mais sans pouvoir effectif en Allemagne, où il s'abs-
tient d'alier pendant 25 ans. Les Allemands sans organisation
reculent devant la Pologne, la Bohême, la Hongrie, les Turcs, )a
France, la Suisse, la Bourgogne.
Le successeur de Frédéric, Maximilien, réunit tous les domaines
de sa famille par l'extinction des autres branches ; par son pre-
mier mariage avec l'héritière de la maison de Bourgogne, il réunit
les Pays-Bas, et deux provinces françaises dont le territoire est
peu étendu, mais très riche. Son fils Philippe est reconnu archi-
duc d'Autriche et prince des Pays-Bas.
A la génération suivante, Philippe s^unit à l'héritière de la
maison d'Espagne, Jeanne. Il n'entre en possession que de l'héri-
tage d'Isabelle, car Ferdinand garde ses Etats et entre en conflit
avec son gendre ; il se remarie même, et, s'il a un fils, l'unité
sera détruite. Le fils aîné de Philippe, Charles, hérite de son père,
de sa mère folle, puis de son grand-père (1516). La succession
de Maximilien reste indivise après la mort du vieil empereur
(1519) ; mais les Etats d'Autriche demandent un souverain.
Charles laisse à son frère Ferdinand les domaines d'Autriche.
A la troisième génération, Ferdinand épouse la sœur du roi 1
héritière de deux Etats» voisins de l'Autriche : Hongrie et Bohême.
Louis de Hongrie est tué dans un combat contre les Turcs (1525),
et ses deux royaumes passent à Ferdinand. Ainsi commence à se
constituer l'Etat autrichien. La maison d'Autriche possède dans
ses deux branches un domaine immense, situé aux trois extrémi-^
tés de l'Europe ; elle perd son caractère national ; son chef porft>
une foule de titres (empereur roi des Romains, etc.), et règne sur
des peuples étranger». Charles, élevé en Flandre, ne connaît pas
l'Espagnol ; Ferdinand, élevé en Espagne, a pour sujets des AHe*-
mands. Au titre d'empereur est jointe la prétention à la domina^
tion de tout l'Occident, une idée vague de monarchie universelle*.
Dans les conseils et les armées, il y a des gens de différentes
nations: Espagnols, Italiens, Belges, Comtois, Allemands. Dans
ces conditions, le roi de France, dans sa lutte contre la maison
d'Autriche, paraît vouloir résister à la monarchie universelle.
Les grands souverains travaillent, dès lors, à augmenter leur
pouvoir ; mais ils le font encore naïvement et sans l'intelligence
71
306
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
d'une autorité solide et durable. Ils ne cherchent encore qu'à
agrandir leurs domaines, à réaliser de beaux mariages n'importe
où. Ils ne voient pas très bien la force réelle qui tient à la cohé-
sion du territoire, au dévouement des sujets, au sentiment natio-
nal, c'est-à-dire au désir des habitants de former un même
peuple. La politique, au xvi e siècle, est encore toute superficielle;
les princes et leurs conseillers n'apprécient que l'étendue des
domaines, le nombre des sujets, la quantité des titres : ils sont
tous avides et vaniteux.
Les Italiens, plus avancés dans la civilisation, sont les maîtres
en matière de politique, comme en matière d'art et de luxe. Le
plus célèbre théoricien est un Florentin, Machiavel. Son livre du
Prince a été très admiré au xvi e siècle ; Cromwell en fait son
manuel. Le prince idéal doit travailler à accroître ses Etats, sans
se soucier des sentiments de ses sujets et par tous les moyens ;
c'est un virtuose de l'agrandissement. Les modèles de Machiavel
sont César Borgia, qui n'a fondé aucun Etat durable, et Ferdi-
nand d'Aragon, qui, en se remariant, a failli détruire l'unité de
l'Espagne.
Les princes adopten ce système, cherchent à acquérir de tous
côtés, sans tenir compte de l'intérêt de leurs sujets, sans même
préférer des territoires contigus. La maison d'Autriche réunit
des domaines dans toute l'Europe ; les rois de France s'obstinent
à conquérir des provinces en Italie : ce n'est qu'une politique
d'ambition personnelle. Les princes opèrent surtout par la con-
quête et les négociations. Ils se jettent sur les pays faiblement
défendus, sur les héritages vacants; il s'en trouve dans l'Europe
centrale, et surtout en Italie. Les grands Etats de la péninsule,
Venise, Milan, Naples, le pape, se font équilibre, mais aucun
n'est assez puissant pour résister à l'étranger Les condottieri,
qui constituent toutes les armées d'Italie, évitent de trop ris-
quer leur vie et ne veulent pas supporter de grandes fatigues
(Cf. Machiavel).
Quant aux deux Etats qui ont eu autrefois des possessions en
France, leurs souverains n'ont pas renoncé aux conquêtes (ten-
tatives du roi d'Angleterre et du chef de la maison de Bour-
gogne). Les guerres d'Italie alterneront avec des invasions en
France.
2° Dans cette lutte, les décisions dépendent du souverain» et,
comme il ne gouverne pas seul, du conseiller qui le dirige, et
aussi du caractère personnel du prince, de sa santé, de ses
caprices, des intrigues de cour, en un mot d'une multitude de
hasards. Il y a là une succession d'événements sans lien, et
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LA FRANCE ET L'AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE
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l'histoire de cette époque ressemble à un roman d'aventures.
Les ministres conseillers ont une action considérable sur la
politique. Car, sous Louis XII, François I er , Henri VIII, les prin-
ces sont hésitants ou paresseux. Comme leur maître, les conseil-
lers sont guidés par l'ambition personnelle : ils veulent des titres,
des domaines, de l'argent, même contre l'intérêt de leur pays ou
de leur prince. Anne de Beaujeu conseille à son gendre de s'allier
avec l'empereur. Tous les ] conseillers se constituent de fortes
pensions ; Wolsey en reçoit de deux princes.
Vous saisissez maintenant quelle est la politique du xvi c siècle :
les alliances se font et se défont rapidement ; les relations sont
précaires ; l'histoire reste très compliquée.
La diplomatie en est à ses débuts; comme beaucoup d'autres
arts, elle est née en Italie ; le gouvernement de Venise a orga-
nisé un système d'agents dans les pays étrangers. Ces agents
prennent les noms latins de legati, nuncii, ou en italien d'am-
basciador. Les autres Etals imitent Venise, envoient des ambas-
sadeurs (noble ou prélat) quand il y a une affaire à négocier. Déjà
s'institue l'usage de donner des instructions, d'envoyer des
dépêches même chiffréea, de faire des rapports. Il n'y a pas
encore d'ambassade permanente. Le résident inférieur est le
plus souvent un espion, qui correspond avec le principal mi-
nistre. La diplomatie est dirigée par le prince ou le conseiller le
plus influent. Il n'y a encore rien d'organisé ; les agents sont des
personnages de confiance en mission, qui ne cherchent pas à
se faire une carrière.
L'armée, elle aussi, vient à peine d'être organisée. On a re-
noncé au service obligatoire, féodal. On a créé des armées per-
manentes, avec des volontaires, soldats de profession. En temps
de paix, il n'y a guère que des cadres, qui sont complétés au
moment même de la guerre.
Cette armée comprend deux éléments très différents. La cava-
lerie a gardé les habitudes des âges antérieurs : armure défensive,
perféctionnée ; cependant elle est composée de gens d'armes,
chevaliers à équipement complet avec la lance, et de chevau-
légers, archers sans armure ni lance. Les cavaliers n'ont pas
d'armes à feu avant l'invention du pistolet ; ce sont surtout des
gentilshommes qui font la guerre comme au Moyen Age (forma-
tion en bataille, charges à rangs serrés) ; la stratégie est pres-
que nulle ; ce sont encore les Italiens qui ont créé cet art. La
cavalerie espagnole est la plus mauvaise ; elle est trop légère,
et soutient mal les charges ; on a essayé d'organiser des gens
d'armes avec des mercenaires.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
L'infanterie a été transformée ou plutôt créée par les Suisses et
les professionnels allemands (lansquenets) ; ils ont adopté Tarpae-
ment et la tactique de l'antiquité. Ils sont munis d'une longue
pique et se répartissent en compagnies composées de piquiers et
de hallebardiers. A cette même époque, on commence à adopter
l'arme à feu ; l'arquebuse à mèche est donnée à une partie des
fantassins. Cette transformation se produit pendant les guerres
d'Italie. Les souverains prennent alors à leur solde des régiments
étrangers ; c'est surtout le système des rois de France. Plus tard»
on essaie de constituer une infanterie avec des Français ; on crée,
à l'imitation des Romains, des légions, origine des régiments ;
mais cette modification est très lente.
En Espagne, on a tenté d'avoir une bonne infanterie, en com-
binant les notions nouvelles avec les traditions ibériques. D'a-
bord, on fait des levées obligatoires dans les villes ; on crée un
corps. En Italie, Gonsalve de Cordoue a réorganisé l'infanterie
espagnole, qu'il réunit en régiments. Cette infanterie est triple :
soldats armés de l'épée et de la rondache ; piquiers ; arquebu-
siers. Charles-Quint affirme avoir gagné la bataille de Pavie
grâce aux mèches de ses arquebusiers. L'infanterie devient, dès
lors, presque le symbole de l'armée espagnole. Cependant les
Suisses et les Allemands resteront encore des maîtres dans cet
art. On les emploie dans les deux pays. Les armées n'ont pas de
caractère nettement national. Par suite de la prédominance de
la grosse cavalerie, la. guerre est surtout un engagement entre
des masses d'hommes. Le roi ou le général qui ont les moyens
de réunir une armée envahissent un pays jusqu'à ce qu'ils
rencontrent l'armée adverse. La bataille se termine après un
choc ; elle n'est d'ailleurs pas toujours décisive. Comme il est
très coûteux d'entretenir des soldats, les armées ne tardent pas
à se-débander. Les places fortes résistent ; les sièges sont rares,
longs et souvent sans effet.
Les souverains n'ont pas assez de ressources régulières pour
satisfaire aux exigences d'une armée. Tous les grands Etats ont
des déficits: les princes recourent à des expédients, dont quel-
ques-uns deviendront le point de départ d'une institution. Les
princes de la maison d'Autriche empruntent aux banquiers d'Al-
lemagne et d'Italie ; les rois de France et d'Angleterre, aux bour-
geois qui prennent des garanties sur la ville capitale. Ainsi
commencent les rentes sur l'hôtel de ville de Paris et les ventes
d'office.
II. — Dans l'évolution générale de cette lutte, nous distingue-
rons quatre périodes.
LA. FRANCE ET L'AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE
309
1° De 1491 à 1515, le roi de France, le premier prêt, prend l'of-
fensive ; il a achevé d'imposer son autorité à toute la nation ; il
possède une cavalerie, ancienne et aristocratique, et une bonne
artillerie. Charles VIII veut accomplir de grandes prouesses ; il
conquiert d'abord le royaume de Naples (1494). Son successeur,
Louis XII, descendant des Visconti, réclame le duché de Milan,
sur les usurpateurs Sforza(i499). Les Italiens ne peuvent résis-
ter seuls, mais ils demandent l'aide des autres princes et
organisent des coalitions.
La première coalition chasse Charles VIII de Naples ; la
deuxième, plus générale, sous forme de guerre sainte, chasse
Louis XII d'Italie et amène un retour d'invasion anglaise et la
conquête du royaume de Navarre aux dépens du roi allié de la
France. La tentative du roi de France aboutit donc à un échec
complet, au profit du roi d'Espagne qui garde Naples et la Na-
varre.
2° 1515-1535. — Deux souverains jeunes sont en présence.
François I er , le plus âgé, prend l'offensive (bataille de Marignan),
conquiert encore une fois le Milanais (1515), se pose en protecteur
de Charles d'Espagne, qu'il considère comme son vassal. Celui-ci
est embarrassé par la multiplicité de ses domaines ; il a été élevé
en Flandre \ il se pose d'abord en souverain des Pays-Bas et se
laisse diriger par des seigneurs flamands.
La rivalité commence à propos du titre d'empereur. François
et Charles le désirent tous deux et envoient de l'argent aux prin-
ces électeurs. François est bien vu du pape ; mais il fait peut-être
peur aux Allemands. Les électeurs, sans doute intimidés par les
éfhevalîers, choisissent Charles, chef de la maison d'Autriche, qui
sera désormais supérieur en dignité à son rival.
Le nouvel empereur possède des domaines très vastes, et pa-
raît le plus fort ; mais il est gêné par l'ensemble même de tous
ces territoires, qui ne communiquent entre eux que par mer ; en
outre, il doit entretenir une armée dans chacun d'eux. Il a des
ennemis très nombreux qui finiront par s'allier contre lui :
France, princes luthériens, le sultan, les pirates barbaresques ;
il n'a pas d'argent.
Il y a,, d'abord, une période de paix, dont on se souviendra
plus tard.
Charles rencontre de grandes difficultés ; ses sujets de Castille
ne le trouvent pas assez espagnol et veulent le retenir de force,
mais il s'enfuit. Le mécontentement va jusqu'à une révolte ; les
artisans des villes se soulèvent en Castille et à Valence, prennent
pour chef un personnage romantique, Juan de Padilla. On a long-
310
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
temps vu dans ce soulèvement un mouvement libéral. Les insur-
gés sont écrasés par les seigneurs. Charles, toujours absent, com-
prend la nécessité de ménager l'orgueil national des Espagnols
et passe sept ans en Gastille.
La guerre ne tarde pas à commencer, et, avec des interruptions,
elle va durer quarante ans. Charles veut reprendre le Milanais et
même la Bourgogne ; François I er convoite toujours Naples. Le
premier est plus sérieux ; les ambassadeurs vénitiens le dépei-
gnent comme attentif et obstiné. François est brave, brillant
chevalier, grand causeur, toujours richement vêtu, grand chas-
seur, toujours prêt à faire des promesses ; mais il ne songe qu'à
s'amuser et n'aime pas à s'occuperdes affaires : il est prodigue et
se laisse mener par des courtisans.
François I er attend que Charles-Quint se soit tiré d'embarras
pour l'attaquer à la fois en Italie et en Navarre. Ses généraux,
Lesparre et Lautrec, frères d'une favorite, éprouvent des échecs
continuels. Les Français sont repoussés hors de l'Italie. Le roi
se brouille avec le connétable de Bourbon» veut en personne
reprendre le Milanais et assiège Pavie ; une bataille est livrée;
François combat en gentilhomme et se fait prendre (1525).
Charles tient son adversaire prisonnier dans une tour de Ma-
drid, puis, par un traité, il lui arrache la promesse de céder
la Bourgogne.
Inquiets de la puissance de Charles-Quint, les autres princes se
coalisent avec l'aide du pape. L'armée de Charles envahit l'Ita-
lie et, malgré des négociations, saccage Rome (1527). François I er
s'est déjà adressé secrètement au sultan ; l'armée turque arrive
devant Vienne (1529). Charles-Quint renonce à la Bourgogne,
rend le Milanais à Sforza. La lutte s'arrête en 1529. Charles, cou-
ronné empereur en 1530, paraît au faite de la gloire.
3° 1535-1545. —La guerre reprend à la mort de Sforza. Charles
s'empare du Milanais comme fief d'empire. Cette fois, Fran-
çois I er s'allie ouvertement aux infidèles, d'abord au sultan, puis
aux pirates d'Alger. Il se jette sur les pays frontières (Savoie,
Nice, Piémont] ; Charles répond en envahissant la Provence. Le
pape, inquiet des progrès de l'hérésie, obtient une réconciliation
temporaire; mais les deux rivaux se brouillent, encore une fois,
au sujet des provinces italiennes.
Charles prépare une expédition contre les corsaires d'Alger ;
François leur permet d'hiverner à Toulon. Charles essaie alors
d'envahir la France par le nord de la Champagne; mais, sans ar-
gent, menacé par les hérétiques, il conclut la paix en 1544. Fran-
çois I er meurt en 1547.
LA FRANCK ET l' AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE
311
4° En 1550, Charles profite de l'accalmie pour écraser les prin-
ces luthériens ; puis la guerre change de théâtre. Maurice de
Saxe, au nom des princes, conclut une alliance avec le roi de
France Henri II contre Charles-Quint. Les Français s'emparent
des Trois Evêchés (1552). La guerre recommence en Allemagne.
Charles veut reprendre Metz, mais il est repoussé. Dégoûté du
pouvoir, il abdiqne Son successeur en Allemagne maintient la
paix avec la France.
La guerre reprend avec le roi d'Espagne, qui veut cependant la
paix. Mais Henri II rompt la trêve, s'allie au pape Paul IV contre
l'Espagne et l'Angleterre. Une expédition en Italie échoue ; les
hostilités se livrent surtout dans le Nord (siège et bataille de
Saint-Quentin, prise de Calais, 1559). La paix est signée à Cateau-
Cambrésis, en 1559.
Cette longue lutte a abouti à la victoire définitive de la maison
d'Autriche en Italie. Le roi d'Espagne garde Naples, le Milanais,
et domine dans la péninsule. Le roi de France est forcé d'aban-
donner ses prétentions ; mais il a profité d'opérations accessoires
pour fortifier la frontière de son royaume (Trois-Evêchés et
Calais).
C D.
V
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. 6. MILHAUD,
Professeur à V Université de Montpellier.
La Science de la morale.
J'ai déjà fait allusion, dans ma première leçon, aux préoccu-
pations morales, politiques et sociales de Renouvier avant 1850,
et j'ai cité le Manuel républicain de Vhomme et du citoyen.
C'est ce livre, vous vous le rappelez, qui causa, le 5 juillet 1848, la
chute du ministère Garnot. Il faut lire, dans la nouvelle édition
que vient d'en publier M. Thomas, le compte rendu de cette
séance mémorable, et la réponse, toute vibrante d'indignation,
que Renouvier adressa à la majorité de ce jour. (Préface de l'au-
teur à la deuxième édition.) — « N'est-ce pas vivre de l'homme,
leur crie- 1- il, que vivre de ce qui est toute sa vie, de ce sans quoi il
manque de substance, n'engendre plus, s'étiole et meurt avec sa
race?... Hommes d'Etat, qui vous efforcez de nous gouverner, si
vous croyez en l'aveugle fatalité, si la force est votre dieu, le
hasard votre loi, si l'homme vous semble fait pour suivre la
morale de la baleine et du lion, l'état de la société doit vous
sembler légitime autant que naturel. Mais, alors, cessez de nous
vanter votre civilisation : ce n'est qu'un habit pailleté qui recou-
vre la pourriture. Cachez-nous bien aussi ce grand mot de Répu-
blique, puisque tout ici-bas sera toujours pour quelques-uns!...
Ne me parlez plus de fraternité, de charité ; je vous répondrais:
mensonge, hypocrisie I Ne me dites pas non plus que la liberté
est bonne et qu'elle veut ces choses. Oui, la liberté est divine,
mais non point la liberté seule, sans le cœur, sans la raison, sans
l'ordre. Votre liberté pure est une idole que je nomme anarchie,
et cette idole se nourrit de sang humain... »
Mais revenons au Manuel lui-même que Renouvier avait rédigé
quelques mois auparavant, dans toute l'illusion de ses espérances.
Si Ton trouve déjà en germe dans ce livre quelques-uns des traits
importants de ce qui sera la morale individuelle et sociale de
Renouvier, il y a loin cependant du vague christianisme dont il
est imprégné, et de l'optimisme simple et naïf dont il témoigne,
à l'état d'esprit d'où sortira la Science de la morale. L'auteur du
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LA PHILOSOPHIE DE HENOUVIER
313
Manuel nous offre comme un résumé général des aspirations,
des illusions, de la religiosité sentimentale des hommes de
ce temps. Ce que Ton attend et ce que Ton souhaite de voir se
réaliser, c'est la morale de Jésus : « Il est visible que nous
sommes venus à ce point de l'histoire où toute conscience ré-
clame, en secret du moins, l'application sociale de la doctrine du
Christ (1). » — « Le temps est venu, dit-il ailleurs (2), où la
morale, enseignée jusqu'ici dans les églises au nom de Jésus-
Christ, doit entrer dans les assemblées des hommes qui font des
gouvernements et des lois. » L'égoïsme doit disparaître et
faire place à l'amour du prochain, lequel se confond avec l'amour
de Dieu (3). L'homme doit être juste, et « la justice parfaite est
le premier degré de la perfection; mais, après le premier, il
y en a un second : c'est la parfaite fraternité (4) ».
On peut juger par le parallèle de l'homme de justice et de
l'homme d'amour, que j'ai cité dans ma dernière leçon, quel
chemin a parcouru à cet égard l'esprit de Renouvier. La science
de la morale sera elle-même tout entière fondée sur la justice.
Le Manuel pose avant tout des devoirs, et il définit, d'ail-
leurs le devoir, comme simple affirmation de la conscience et
du cœur: « Le devoir est un acte ou une règle d'agir auxquels
nous nous sentons obligés par la conscience ou par le cœur. »
Les droits n'apparaissent qu'en second lieu, et se déduisent de
l'existence des devoirs. La science delà morale supprimera cette
distinction des deux moments où s'affirment les uns et les autre*:
ils seront posés simultanément dans la relation réciproque
qu'implique la justice.
En ce qui concerne les préoccupations économiques et politi-
ques, le Manuel contient déjà l'essentiel de ce que Renouvier dira
toute sa vie, — soucieux de faire cesser les inégalités sociales et
d'empêcher « les pauvres d'être Hévorés par les riches ». Mais, ici
encore, une différence appréciable permettra de distinguer la
Science de la morale du Manuel républicain. En 1848, Renouvier
ne fait guère que refléter les idées de Fourier, de Proudhon et
de Louis Blanc, en prêchant les avantages de l'association volon-
taire, en dénonçant les vices du commerce et des intermédiaires
entre la production et la consommation, entre le travail et le
capital; en demandant à l'Etat de garantir le droit au travail
et de concourir à son organisation.... Les mêmes idées, — avec
(1) Préface de la 2 e édition (éd. Thomas), p. 58.
(2) Manuel, p. 118.
(3) Manuel, p. 166.
(4) Manuel, p. 110.
314
REVUE DES COUKS ET CONFÉHICNCES
quelque différence dans le rôle de l'Etat, qu'il amoindrira
dans la Science de la morale, — vont se retrouver dans cet
ouvrage ; mais, alors, tout aura sa place dans la philosophie
du maître, et se trouvera rattaché à sa doctrine person-
nelle.
Après ces quelques remarques générales, j'aborde sans plus
tarder la Science de la morale. Elle comprend deux parties : la
morale pure, la morale appliquée. Mais cette distinction, qui n'a
nullement le sens habituel, demande à être expliquée: c'est elle
qui fait l'originalité propre de la morale de Renouvier. La pre-
mière, la morale rationnelle ou la morale pure, est celle qui con-
viendrait à Yétat de paix, c'est-à-dire à une société dont tous les
membres s'acquitteraient les uns à l'égar.l des autres de toutes
leurs obligations, où il n'y aurait nul désaccord entre ce que
chacun attend des autres et ce qu'il reçoit d'eux, où, par consé-
quent, il ne saurait y avoir aucun conflit entre le cœur et la rai-
son et où seraient réalisées à la fois la justice et l'amour. La
morale appliquée est celle qui convient à l'homme de l'expé-
rience, à l'homme de l'histoire, aux sociétés telles qu'elles se
trouvent constituées, avec le mal qui les pénètre, avec la guerre
qui est l'état permanent, avec l'obligation pour chacun non pas
seulement de remplir ses devoirs, mais aussi de se défendre.
C'est la morale de Yétat de guerre, et c'est la .seule [pratiquement
réalisable, l'autre restant comme un idéal qui permet à chaque
instant de mesurer la distance où Ton est.
Deux faits positifs suffisent à justifier le problème de la mora-
lité : 1° l'homme est doué de raison, c'est-à-dire qu'il est capa-
ble de réflexion, de comparaison, de jugement; 2° il se croit
libre. Sur le point d'agir, il se trouve naturellement en présence
de ce dilemme : cela est-il à faire ou à ne pas faire ? Dois-je faire
ou ne pas faire? Je peux choisir : qu'est-ce qui vaut le mieux,
qu'est-ce qui est le meilleur ? Au problème ainsi posé les religions
et les philosophies ont répondu ; mais toutes ont subordonné
leur réponse à des dogmes, ou à certaine métaphysique, ou à cer-
taine cosmologie, tout au moins à certaine théorie. Seul, le
criticisme peut essayer de présenter une morale vraiment indé-
pendante, puisque, seul, il subordonne la raison théorélique à la
raison pratique.
*
# #
I
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
315
La sphère élémentaire de la morale concerne l'individu supposé
seul et séparé du inonde. Il sera guidé dans l'action par un inté-
rêt plus grand, ou plus durable, ou d'une nature plus raisonnable,
et sera amené à faire ainsi preuve d'une vertu ou raison pratique
qui, envisagée plus particulièrement dans la volonté, s'appellera
force; dans l'entendement, prudence ; par rapport aux sens, à
l'imagination et aux passions, tempérance. Le devoir être ou
devoir faire, d'après ce qui est conçu raisonnablement comme le
meilleur, et est ainsi posé comme un idéal, constitue le devoir de
l'agent envers lui-môme. On peut parler d'obligation, — non
dans le sens ordinaire du mot, — mais pour traduire : 1° le sen-
timent obscur qui nous porte à vouloir le perfectionnement de
notre personne; 2* le jugement non analytique, mais synthé-
tique, qui consiste an ce que, toutes les fois que la raison envi-
sage une fin comme devant être atteinte en vertu de ses lois, elle
l'envisage en même temps comme devant être recherchée par
l'application de la volonté. On ne saurait parler de droit à l'égard
de soi-même.
Si nous replaçons l'homme en présence de la nature et des
animaux, nous entrons dans la sphère moyenne de la morale.
En respectant la nature, sauf à la modifier par le travail et en
se montrant bon pour les animaux, l'agent se conformera à ses
propres fins, à ses sentiments esthétiques, à sa sympathie natu-
relle pour Tordre, la vie, la sensibilité, — à sa raison. Ici encore,
il ne saurait être question de droits.
Enfin remettons l'homme à côté de l'homme, et pénétrons
dans le domaine propre de la morale, dans ce que Renouvier
nomme la sphère supérieure. Considérons ensemble deux agents.
Ils ont conscience d'un bien corn u un, dont la réalisation dépend
de ce que chacun fera certaines choses attendues par l'autre ; et
de ce seul fait se trouve formée tacitement une sorte d'associa-
tion, où chacun doit quelque chose à l'autre : il y a par là, simul-
tanément, droit ou crédit chez l'un, devoir ou débit chez l'autre.
Ce droit et ce devoir unis composent la justice.
Pour la première fois, l'agent tient compte ici d'autres fins que
des siennes. L'autre est pour chacun des deux une fin en soi, non
plus un moyen pour sa propre fin. L'obligation envers cet autre
est, selon le m >t de Kant, ['obligation pratique suprême. Chacun
respecte l'autre pour lui-même, et le droit à ce respect s'appelle
dignité. Le sentiment de l'obligation de chacun des deux agents
en vue du bien commun, — sans qu'on sache ou puisse savoir
en quoi ce bien doit consister, — constitue, à lui seul, la condi-
tion de la moralité. C'est la loi formelle de la conscience.
316
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Les motifs d'action chez l'agent se généralisent en maximes; et,
quand il s'agit de deux agents ensemble, on arrive à cette maxime
générale, qui est proprement la loi : « Agis toujours de telle
manière que la maxime applicable à ton acte puisse être érigée
par ta conscience en loi qui te soit commune avec ton associé ».
Si l'on multiplie indéfiniment le nombre des associés : « Agis
toujours de manière que la maxime de ta conduite puisse être
érigée par ta conscience en loi universelle, ou formulée en un acte
de législation que tu puisses regarder comme la volonté de tout
être raisonnable. » Ce principe constitue Yobligation catégorique.
Renouvier l'applique, après Kant, aux trois cas du suicide, du
mensonge fait dans l'intérêt du prochain, de l'oisiveté de celui
qui croit pouvoir ne pas travailler, et montre que, chaque fois, la
maxime universalisée est rejetée par la conscience. Il reproche à
Kant de négliger ce rôle de la conscience et de sembler se rejeter
sur une sorte d'ordre naturel, qui rappelle ici les vieilles méta-
physiques.
D'une manière plus générale, d'ailleurs, il signale les contradic-
tions et les erreurs qui résultent chez Kant de ce qu'il n'a pas
séparé l'état de paix et l'état de guerre (par exemple, il en arrive
à justifier la contrainte dans une morale fondée sur la liberté î),
et de ce qu'il a trop radicalement voulu séparer le devoir de toute
* fin. N'est-il pas forcé cependant, pour que l'obligation ne soit
pas vide, de rattacher le devoir à la propre perfection de l'agent
et au bonheur d'autrui? En quoi Renouvier ne l'approuve qu'à
moitié ; au lieu du « bonheur d'autrui », il aime mieux parler de
l'association en vue du bonheur commun.
Que deviennent les devoirs de bonté? A en croire Kant, il fau-
drait distinguer les devoirs stricts et les devoirs larges. Les
devoirs de bonté seraient alors rangés dans la deuxième catégo-
rie ? De pareilles distinctions sont à supprimer, sans quoi nous
ne faisons pas de science. Si l'on entend que l'homme doit culti-
ver ses bons sentiments, soit, c'est alors d'un devoir envers soi-
même qu'il s'agit. On peut encore parler de devoirs envers les
autres, mais à la condition: 1° de voir dans ces autres leur
nature sensible (souffrance physique ou morale) et non leur per-
sonne ; 2° de subordonner les devoirs de bonté à ceux de justice,
à l'égard desquels seuls les personnes ont un droit.
En particulier, s'il s'agit du devoir d'assistance, — en général
conforme à la justice, puisque c'est leur bien commun que les
hommes ont en vue par elle, — il est pourtant un cas où la jus-
tice elle-même le fait rejeter, A faut que chaque homme puisse
se développer et exercer son activité en toute indépendance dans
LA RHILOSOPHIK DE REKOUVJER
317
une certaine sphère, et, pour cela, qu'il dispose d'une propriété.
Or ceux qui, par erreur ou par faiblesse, dissipent la leur n'ont
pas de droits sur celle des autres. La bonté suppléera à la jus-
tice dans la mesure où celle-ci le permettra.
« Si l'empire suprême de la justice nous paraît dur, dit Renou-
vier, c'est que nous ne remarquons pas assez combien il est
nécessaire, combien la règle de la conduite humaine, la raison,
est indispensable à la garantie, à la durée et à la bonne adminis-
tration de nos biens, et que nous ne savons pas nous rendre
compte des désordres qu'entraîne partout et toujours le senti-
ment pris pour mobile exclusif des actes ; c'est aussi que nous ne
sentons pas la beauté du juste, et que nous lui reprochons
d'exclure les affections qu'il ne fait que régler, nous laissant
tromper peut-être par l'hypocrisie de ceux qui couvrent leur
insensibilité sous le manteau d'une froide et fausse raison. Si,
enfin, l'empire de la justice nous semble insuffisant pour le
bonheur des hommes, c'est que nous sommes malheureusement
privés de ce spectacle que la terre n'a jamais contemplé... En
réalité, ce monde où la raison commanderait serait un monde où
la bonté, libre enfin des chaînes dont l'iniquité la charge de
toutes parts, nous paraîtrait régner toute seule (1). »
A la justice et à la loi morale doivent se subordonner tous ces
mobiles que Kant a eu grand tort d'écarter du devoir, et que
toutes les écoles ont reconnus, — sympathie, amour de nos sem-
blables, intérêt, utilité, plaisir, utilité générale, sentiment de
l'honneur, — tous éléments naturels, qu'il ne faut pas raécpn-
naître et qui ont assurément leur rôle moral, à la condition de se
mettre d'accord avec la justice.
Mais laissons Renouvier s'attarder dans ses délicates analyses
du mérite et de l'admiration, du beau et des effets moraux de
l'art, puis dans sa discussion des sanctions de la morale; et
descendons avec lui de ces régions pures dans l'humanité réelle,
avec ses imperfections, ses vices, avec ses coutumes et ses lois
injustes, avec la contrainte et la guerre.
L'état réel de la société est celui où chacun apprécie ce qui lui
«st dû autrement que ses semblables ne l'apprécient euxrmêoies,
et où il est permis à chacun de douter de la bonne volonté des
autres et de leur fidélité à remplir leurs obligations. Dès lors,
(l) T. I, p. 164.
II
3tS
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
dans tous les groupements humains, on sent le besoin d'organiser
la contrainte ; des pouvoirs s'instituent pour garantir par force
le respect —non point du droit des hommes, tel qu'il a été défini
dans la mora'e rationnelle pure, — mais d'un droit empirique,
fait par l'histoire, et qui représente un effort pour assurer ua
minimum de justice compatible avec les coutumes, les traditions
et tout le mal qu'elles comportent nécessairement.
Dès lors, aussi, la loi morale pure ne saurait plus être notre
seul guide ; un principe vient s'y ajouter, qui tient compte de
l'état de guerre, et qui est le droit de défense.
L'homme a le droit de défense personnelle contre toute agres-
sion, droit naturellement limité par le devoir de ne pas s'aban-
donner à la passion, de choisir les moyens de défense les moins
incompatibles avec l'ordre de moralité où la défense serait inu-
tile, et de les combiner, autant que possible, à l'aide d'une entente
avec ceux des associés qui ont des droits et des devoirs communs.
La prudence, la tempérance, le courage, perdent forcément
quelque chose de leur pureté. La prudence, par suite de la
défiance à l'égard des autres, s'accompagne d'actes de défense
qui seraient répréhensibles au point de vue de la morale ration-
nelle ; la tempérance s'impose des limites pour ne pas choquer le
milieu où l'on vit ; le courage et la force, qui s'exerçaient à l'état
de paix contre nos propres passions, deviennent maintenant
courage et force contre nos semblables, pour tuer. Enfin, ces
vertus ont des excès à éviter dans les deux sens, comme l'a
dit Aristote, ce qui serait tout à fait incompréhensible à l'état
de paix.
De même, à la suite d'une analyse des passions qui reprend et
complète celle qu'il avait donnée dans la psychologie, Renouvier
étudie la transformation des vertus et des vices passionnels par
l'état de guerre. Après quoi il aborde, dans la dernière partie,
les questions plus proprement sociales, économiques et politi-
ques.
D'une manière générale, les droits, à l'état de guerre, procèdent
tous du principe de la défense. Les problèmes particuliers se
résolvent en tenant compte des éléments suivants : 4° -morale
pure ; 2° le principe de la défense ; 3° nécessité d'atténuer le
conflit entre le bien idéal et les nécessités acquises.
Ainsi, quand les déviations d'une société vont jusqu'à la sup-
pression de toutes les libertés, jusqu'aux formes diverses de
l'esclavage des corps ou de l'esclavage des âmes (intolérance), le
droit de défense peut aller jusqu'à la révolte et la violence,
mais en cas exceptionnel : les hommes ont, en effet, le devoir des
LA PHILOSOPHIE DIS RENOUVlEH
319
ménagements et du choix des moyens les plus utiles, parce
qu'ils sont tenus à quelque respect de la société, — qui, telle
qu'elle est, conserve dans la guerre une part de paix, — pour
ne pas s'exposer à des rnaux pires qu'elle n'en enferme.
Ainsi encore, tous les détails du droit domestique, du droit
économique, du droit politique, se règlent d'après les mêmes
principes : « Rappel constant de l'idéal dans l'esprit, afin de
prévenir les effets du relâchement forcé dans la pratique et de
les réduire aux moindres proportions ; ferme volonté de réaliser
ce qui est du reste possible de l'ordre de la raison ; consultation
des moyens possibles ou utiles pour les fins désirées ; choix entre
tous de ceux qui sont le plus propres à ramener l'ordre auquel il
a été dérogé en fait (1). »
A propos du droit économique, nous retrouvons quelques-unes
des idées du Manuel républicain, présentées avec plus de préci-
sion, et beaucoup moins de confiance en l'intervention de l'Etat.
La propriété se justifie comme liée au développement de la per-
sonne. Si l'origine historique a été condamnable, il y a prescrip-
tion. On ne saurait songer à renverser d'un coup, par la violence,
les inégalités sociales qui en résultent ; ce serait mauvais et ne
réussirait pas. Il faut que la société garantisse à chacun, à défaut
de propriété, le droit au travail ; ce sera rendu possible en parti-
culier par rétablissement de Timpôt progressif, qui servira à
assurer une meilleure répartition de la propriété. Quant aux
salaires, on ne peut compter sur l'Etat pour empêcher qu'ils ne
se réduisent strictement aux besoins de l'ouvrier, et pour per-
mettre à celui-ci de tirer de son travail un revenu destiné à lui
constituer aussi une propriété, ce qui serait naturel dans la
société idéale. Il vaut mieux s'en remettre à la liberté, à l'initia-
tive individuelle, qui sera surtout efficace sous forme d'associa-
tions volontaires. « La plupart des systèmes qu'on appelle socia-
listes, dit Renouvier, sont des combinaisons de la vérité pure
avec une erreur énorme et ne peuvent ni s'essayer, ni seule-
ment se proposer à la pratique, par des moyens d'autorité, sans
amener aussitôt de grands troubles et finalement une rétrogra-
dation sociale. Au contraire, cette liberté, qui, dans l'état actuel
des choses, semble n'être que la liberté de la lutte et sur laquelle
pèse la responsabilité visible de tant de maux, qui n'apporte en
théorie qu'une simple faculté, sans moyens propres, intrinsèques,
de se diriger et de réaliser des biens quelconques, renferme
cependant la méthode unique de toutes les réformes possibles.
(tj T. I, p. 585.
320
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
La liberté est grosse de tous les biens non moins que de tous
les maux (1)... »
Je ne suivrai pas Renouvier dans tous les problèmes que sou-
lève le droit politique (formes de gouyernement, régime repré-
sentatif, principe des majorités, etc.). Je noterai seulement, à
propos de la pénalité, quelques jugements intéressants: l'una-
nimité des juges ou du jury devrait être exigée pour toute
condamnation. Il faut supprimer la peine de mort. La condamna-
tion ne doit, en aucun cas, avoir en vue l'expiation, l'amélioration
de l'homme par la peine ; celle-ci doit être seulement répression,
réparation.
Après le droit politique, vient le droit extrasocial, c'est-à-dire
le droit de la guerre. Dans l'étude des conflits entre particuliers,
je relève en passant ce qui touche à la politesse. Les vertus
qu'elle supposerait, en tant qu'un produit de la bonté unie au
respect, étant le plus souvent absentes dans notre société, la poli-
tesse se réduit, en somme, ordinairement à une sorte de men-
songe destiné à maintenir la paix. Le mensonge peut être
permis, comme arme de défense contre l'injustice, mais dans
ce cas seulement. Sauf peut-être unè exception très rare,
Renouvier rejette avec énergie le mensonge que Ton prétend
justifier par l'intérêt de la personne à qui l'on ment.
En ce |qui concerne les nations, c'est-à-dire entre ces groupes
de volontés et de personnes qui se sont rapprochées, abstraction
faite de la variété des races, des langues, etc., Renouvier invo-
que les mêmes règles qu'à propos des individus. Il condamne
sans restriction toute guerre agressive, y compris surtout celles
que l'on couvre du prétexte hypocrite de civilisation, — et n'ad-
met comme légitime que la guerre défensive. Si une grande
nation, comme la France, donnait l'exemple de se renfermer
Strictement désormais, dans la défensive, et si cet exemple était
suivi, pourrions-nous pas concevoir bientôt une fédération des
Etats, prélude d'une paix perpétuelle? — C'est là un idéal qui
dépasse les conditions empiriques de la réalité et de l'histoire.
La paix du monde n'est possible que quand la justice parfaite
régnera à l'intérieur des Etats, et cela n'aura lieu que quand les
individus qui les composent la feront eux-mêmes régner dans
leur cœur : « Ces vues optimistes... font dépendre la paix géné-
rale de la volonté de quelques personnes, et supposent cette
Volonté persévérante à travers les changements intérieurs des
Etats. Mais les gouvernants ne sont pas, en général, capables des
(i)T. II, p. 196.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
32L
vertus dont les gouvernés n'ont point en eux profondément les
éléments. Ceux-là, outre qu'ils participent aux plus injustes
passions des nations qu'ils conduisent, sont dominés par d'autres
qui leur sont particulières, ont un orgueil et des ambitions pro-
pres et se dirigent par la raison d'Etal, qui est le contraire delà
morale et du droit, par conséquent de la paix (1)... » Les idées
de justice, de travail et de paix ont encore à conquérir le monde.
Si ce pouvait être chose faite, la paix régnerait d'elle-même.
L'ouvrage se termine par quelques considérations sur le pro-
grès.
Pour l'humanité dans l'individu, comme pour l'humanité dans
le corps social, la marque du progrès, c'est la mesure de liberté
ou d'autonomie employée et respectée ; la mesure de liberté non
exercée ou perdue est le critère de la décadence. Ainsi entendu,
le progrès des sociétés est-il continu ? Suit-il la marche régu-
lière qu'on lui attribue ? — Non, et la preuve, c'est que le Moyen
Age a été une période de décadence par rapport à l'antiquité
républicaine. C'est là une thèse que Renouvier s'efforce d'établir
avec la plus grande énergie contre les écoles historiques du
xix e siècle, issues du saint-simonisme, qui, en réaction contre les
théories révolutionnaires, ont grandi le rôle du Moyen Age dans
la marche de l'humanité. La transformation de l'esclavage en
servage, qui en elle-même réalisait un progrès, n'a pas été due à
une volonté réfléchie et à un principe moral, mais au régime
spécial où était descendu l'empire romain, et à l'adaptation toute
naturelle du servage aux mœurs des Barbares. Et, en tout cas,
elle allait coïncider pour bien des siècles avec le total abandon
des pensées de liberté et cie revendication de liberté.pour tous
les hommes... « En soi, le sentiment de l'idéal de bonté fut un
progrès sur les mœurs antiques. Il ne semble pas douteux que
l'enseignement de l'Eglise ait en cela travaillé efficacement à
l'amélioration du cœur humain. D'ailleurs, de ce que Ton nie
qu'il y ait progrès dans le passage d'une époque à une autre, on
n'est point obligé d'y contester tous les progrès assignables, non
plus que de les envisager tous quand on adopte l'affirmation
contraire. Mais, en tant que l'idéal de bonté se substitua à l'idéal
de justice, ce fut une rétrogradation essentielle qui renferme tout
le sens, l'esprit et l'explication du Moyen Age, et qui eût été
(1) T. II, p. 473.
72
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322
REVUE DES COUltS ET CONFLUENCES
poussée au dernier degré imaginable, suivant ce que l'on voit
chez les nations bouddhistes, sans la conservation latente et qui
parut longtemps presque désespérée, des principes de dignité et
de liberté. C'est que la justice est la grande, Tunique sauvegarde,
et que la bonté n'est qu'une passion, sujette aux altérations et
au plus complet renversement là où manqué la raison (1)... »
Le progrès ne se réalise pas de lui-même. C'est aux hommes à
le réaliser par la liberté, qui doit être à la fois le moyen et le but
des agents raisonnables. Il ne s'agit plus, d'ailleurs, de la liberté
problématique, dont le sentiment seul avait servi à Renouvier jus-
qu'ici, mais de la liberté profonde et vraie, en laquelle il rappelle
toutes ses raisons de croire. « La liberté, fondement de lajustice
et même de la raison, l'autorité partant de la personne, allant à
la personne libre, toutes les vérités, tous les biens moraux posant
sur la personne, et l'établissement des relations sociales légiti-
mes demandé aux libres décisions de la personne, voilà la fin et
le moyen du progrès de tous les agents raisonnables, l'origine
de l'essence du devoir de chacun. C'est la conclusion et la pro-
fession de foi de ce livre (2). » Renouvier aurait pu dire que c'est
là la conclusion et la profession de foi de toute sa philosophie.
Quelle impression donne la Science de la morale ? Celle
d'une œuvre originale, personnelle, doublement intéressante par
l'effort théorique de maintenir la morale pure, et même d'en
chercher un fondement, en même temps que par la préoccupation
de tenir compte de toutes les réalités historiques ; par son carac-
tère d'étude de philosophie traditionnelle en même temps que
par l'écho que nous y trouvons de toutes les grandes questions
politiques, économiques, sociales, que peuvent de moins en
moins éluder les hommes de notre temps.
La morale théorique prétend, comme le néocriticisme en géné-
ral d'ailleurs, se rattacher à Kant. C'est peut-être cette affirma-
tion et le désir de la justifier depuis les premières pages du pre-
mier Essai de critique générale, en dépit des divergences les plus
profondes, qui nuit le plus à la Science de la morale. Et, de fait,
on n'y trouve plus vraiment que la terminologie du maître. Sous
les mots qui traduisaient ce qu'il y avait d'absolu, d'incondition-
nel, de catégorique, dans la pensée kantienne, qui voulaient si ra-
vi) T. Il, p. 505.
(2) T. II, p. 565.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
323
dicalement séparer le monde de la moralité de celui delà nature,
des affections, de l'expérience, sous ces mêmes mois employés
par Renouvier, nous avons bien delà peine à ne pas sentir tout
autre chose. La primauté de la raison pratique ne supprime plus
la notion plus ou moins claire d'un bien à poursuivre, soit qu'il
s'agisse de l'agent isolé, soit qu'il s'agisse d'un bien commun à
plusieurs individus vivant en société. Renouvier n'ose même
pas garder, pour le moment au moins, le mot impératif. Il
relient, il est vrai, celui d'obligation ; mais, en réalité, par toutes
ses concessions aux morales empiriques, il donne l'impression
de s'en éloigner beaucoup moins par le fond de ses idées que
par son langage. C'est là la source des contradictions que
M. Fouillée a fort justement signalées. Mais c'est aussi peut-
être ce qui donne à la morale de Renouvier, en dépit de ses
propres affirmations, plus d'intérêt et plus d'actualité.
L'opposition de l'état de guerre à l'état de paix, comme de ia
seule réalité à l'utopie, fournit dans la morale appliquée une mé-
thode claire et fort séduisante. N'a-t-elle pas ses dangers cepen-
dant ? Si, par exemple, des formules telles que celles-ci : « On ne
doit pas la justice aux injustes, la tolérance aux intolérants »,
passent dans la pratique des faits, ne peut-il y avoir prétexte aux
pires injustices ? Je ne peux m'empêcher d'être troublé à la lec-
ture de ces lignes qui visent l'état de guerre de deux partis reli-
gieux : « Si l'un des deux se fonde sur les vraies notions morales
et sociales, que l'autre nie, celui-là possède la conscience vraie
dont le second n'a que l'apparence : il a donc et il a seul un droit
réel et un devoir réel d'inlolérancê, qui se confondent avec le
droit et le devoir de conserver et de défendre les premiers prin-
cipes et intérêts de la personne et de la société (1). » Mais je sais
bien que le problème n'est pas simple, et, somme toute, la morale
appliquée de Renouvier reste un des efforts les plus intéressants
que je connaisse pour sortir de l'absolu, sans renoncer à un idéal
moral, et pour reconnaître toute la complexité de la vie sociale^
tout en essayant d'y faire pénétrer plus de raison et plus de
justice.
G. M.
(1) T. I, p. 528.
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La science et l'ascèse
chez saint Jérôme.
Far M. P. DE LABRIOLLE,
Professeur à V Université de Fribourg (Suisse).
Saint Jérôme (1) a eu, parmi les principaux représentants de la
pensée chrétienne au iv e siècle, une destinée particulière. En un
temps où déjà les dignités ecclésiastiques assuraient par elles-
mêmes une influence et un prestige, il ne fut ni évêque, comme
saint Hilaire, saint Augustin et saint Ambroise, ni archevêque,
comme saint Basile, ni patriarche, comme saint Jean Ghysostome.
Il faillit être pape, il est vrai : lui-même nous apprend que, lors de
son séjour à Rome, l'étroite intimité qui le liait au pape Damase
l'avait désigné à tous les regards comme son successeur éven-
tuel (2). Une cabale Técarta du pontificat, et nous pouvons croire
qu'il s'en consola sans peine, puisqu'il conservait sa chère
liberté. Il avait accepté le sacerdoce, mais à une condition-
expresse, c'est qu'il pourrait rester moine et dégagé de tout lien
avec la vie du siècle (3). Il s'affranchit également de toute obli-
(1) -A 1 heure actuelle, l'étude la plus complète sur saint Jérôme est encore
celle de Otto Zbckler [Hierony mus, sein Lébenund Wirken, Gotha, 1865). L'ex-
cellent travail de Grûtzmacher, Hieronymus, dans les Studien zur Gesch. d.
Theol. u. der Kirche, Leipzig, 1901, n'étudie la vie de Jérôme que jusqu'en
386. La deuxième partie n'est pas encore publiée. — On peut négliger entière-
ment Edw. Cutts, Saint Jérôme, Londres, 1818, et G. Martin, Life of S. Jérôme,
Londres 1888. Ce sont deux ouvrages de vulgarisation (le premier, très som-
maire), qui reposent en grande partie sur l'étude si vivante d'Am. Thierry,
Saint Jérôme, la société chrétienne à Rome et V émigration romaine en Terre-
Sainte, 1876, 3 e éd. — Très limpide et fort agréable à lire, le Saint Jérôme du
PèreLargent (Paris, 2 e éd., 1898) n'est assurément pas l'ouvrage le plus so-
lide ni le plus complet du distingué critique. L'article relatif à Jérôme^dans
la Gesch. der rom. Litt. de Schanz, VIII, 4, 1 (1904), p. 387-430, fournit un très
précieux instrument de recherches. Je renvoie pour les citations à la Palrolo-
gie de Migne
(2) 11 s'agit ici du second séjour de Jérôme à Rome, de 382 à 385. 1) prêtait
son aide au pape Damase spécialement pour les réponses aux consultations
des synodes d'Occident et d'Orient, tâche à laquelle sa connaissance des lan-
gues le rendait tout à fait propre (cf. Ep. 123, 10 ; P. L. xxn, 1052'. Il dit,
dans l'Ep. 45 (P. L. xxn, 481). « Antequam domum sanctae Paulae nossem,
totius in me urbis sludia consonabanl. Omnium pene judicio dignus summa
sacerdotio decernebar, » etc..
(3) Contra Joh. Jerosolym. c. 41, P. L. xxm, 411.
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LA SCIENCE ET L'ASCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME
gation liturgique. Célébra-t-il la messe le jour de son ordination,
la chose est incertaine ; nous voyons, en tous cas, que plus tard,
en des occasions assez pressantes, il trouvait des excuses pour
ne pas la dire (1). — Que, dans ces abstentions, il entrât beaucoup
d'humilité, c'est le crédit qu'il faut lui faire ; mais on y aperçoit
aussi une volonté bien nette d'éliminer de sa vie tout ce qui en
aurait entamé, infructueusement à son gré, la complète indé-
pendance.
Il n'eut pas non plus, comme les grands pasteurs dont j'ai rap-
pelé les noms, de vastes auditoires pour y éprouver la force de sa
parole (2). Nous avons des homélies de saint Jérôme : on en a re-
trouvé un certain nombre en ces dernières années (3). Mais ce
sont des allocutions toutes familières, sans aucune prétention,
qu'il adressait à ses moines, à huis clos, dans le monastère de
Bethléem. Elles n'ont pas atteint le public chrétien, à propre-
ment parler.
En sorte que cet homme qui fut, pendant près de quarante ans,
une des lumières de la chrétienté (4) et qui modela tant d'âmes
selon son propre idéal, a dû toute son influence à ses qualités
d'homme de pensée et, plus encore, à ses initiatives d'homme
d'action. Privée d'adjuvants extérieurs, chez lui la personnalité
a tout fait. Essayons de la décrire, en empruntant aux œuvres de
Jérôme de quoi la faire apparaître sous son jour véritable.
Il me semble, tout d'abord, que saint Jérôme a réalisé, plus
qu'aucun Père de l'Eglise, le type du savant. Ce que les siècles
(1) Ep. 51 Epiphanii ad Johannem Jerosolym. c. I, P. L. xxu, 518 : « Cum
enim vidissem, quia multitudo sanctomm fratrum in monasterio consistent et
sancti Presbyteri Hieronymus et Vincentius, pr opter verecundiam et humili-
taiem, nollent débita nomini suo exercere sacrificia et laborare in hac parte
ministerii, quae Christianorum praecipua salus est. . . »
(2) Il termine ainsi la lettre 112 (P. L xxu, 931) où il discute, non sans
mauvaise humeur, les objections qu'Augustin lui avait faites au sujet de
certaines interprétations : « Je te demande de ne plus appeler en champ
clos un vieillard, qui est depuis longtemps un vétéran et qui maintenant se
repose... A toi qui es jeune d'instruire les peuples et d'enrichir Rome des
fruits nouveaux de l'Afrique. Pour moi, il me suffit de chuchoter dans un coin
de monastère avec ce qu'il y a de pluschétif en fait d'auditeur et de lecteur. »
(3) Cf. Dom Morin, Anecdota Maredsolana, lit , 2 (1897) : et pour la caracté-
ristique de ces homélies : Dom Morin, dans la Revue d'Histoire et de Littér.
relig., I (1896), p. 393, et surtout p. 418-430. L'auteur a brièvement raconté
l'histoire de sa découverte dans la Revue d Histoire Ecclésiastique, t. 1.(1900),
p. 75 et 78.
(4) « Per totum orbem legitur. » Sulpice Sévère, Dial. I, 8 ; P. L. xx, 189. j
326
RbVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
chrétiens ont le plus admiré en lui, ce n'est ni sa vigueur de po-
lémiste, ni sa logique de dialecticien, ni son art d'épislolier; c'est
sa science. Elle a frappé d'étonnement ses contemporains et elle
est demeurée le trait caracléristique de sa physionomie pour les
âges suivants (1). Qu'il suffise de citer un seul témoignage, qui
émane d'un homme fort érudit lui-même et peu facile à conten-
ter, Toratorien Richard Simon : « On peut dire qu'il a eu, plus que
tous les autres Pères, les qualités nécessaires pour biea interpré-
ter l'Ecriture sainte, parce qu'il savait l'hébreu, le chaldéen,
le grec et le latin. Il n'avait pas seulement lu et examiné les ver-
sions grecques qui étaient dans les Hexaples d'Origène, mais il
avait de plus conféré souvent avec les plus savants Juifs de son
temps, et il ne faisait presque rien sur l'Ecriture qu'il ne les eût
consultés auparavant... Il n'y a point douleur qui nous puisse
instruire plus à fond de la critique des Livres saints que les
ouvrages de ce Père » (2).
Ce qu'il convient d'entendre par ce mot de « science », quand
il s'agit de saint Jérôme, Richard Simon vient de l'indiquer par-
tiellement. C'est tout d'abord la connaissance des langues. Jérôme,
se munit tardivement, et non sans douloureux efforts, de ces ins-
truments indispensables à la lâche exégétique qu'il méditait. Au
dire de Rufin (3) qui l'avait bien connu, car il demeura longtemps
lié avec lui d'une étroite amitié que les luîtes dogmatiques à pro-
pos d'Origène finirent par empoisonner, Jérôme n'apprit le grec
qu'après son passage à la vie ascétique, alors qu'il avait environ
25 âns (4). Il se forma à la langue hébraïque, quelques années
plus tard, dans le désert de Chalcis. Elle fut pour lui la plus sévère
pénitence : « Laissant là, raconte-l-il (5), les trait singénieux de
Quintilien, les fleuves d'éloquence qu'épanche Cicéron, la gravité
de Fronton et la douceur de Pline, je commençai à apprendre
l'alphabet hébreu et à étudier une langue aux mots gutturaux et
haletants (6). Ce que j'ai dépensé d'efforts, ce que j'ai souffert de
difficultés, combien de fois, désespéré, j'ai interrompu l'étude
qu'un désir obstiné de savoir me faisait ensuite reprendre, seul
(1) Les textes essentiels sont réunis dans Schanz, Gesch. der rom. Lilter.
iv, i, p. 449.
(2) Histoire critique du Vieux Testament, I. 111, ch. ix.
(3) Contra Hieron., n, 9. P. L. xxi, 590 cf. Grùtzmacher, Hieron., p 125.
(4) Probablement davantage. On manque de données précises pour la nais-
sance de Jérôme. Les vraisemblances sont pour 340-350. (Voir la discussion
de Grùtzmacher, op. cit. p. 45 50.) 11 parait s'être résolu à la vie ascétique
vers 373 (ibid.,p. 43).
(5) Ep. 125, 12 ; P. L. xxn, 1079.
(6) Stridentia anhelantiaque verba.
LA SCIENCE ET I/aSCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME
327
je puis l'attester, moi qui ai tant peiné et, avec moi, ceux qui par-
tageaient alors ma vie. Et je rends grâces à Dieu de ce que d une
semence si amère, je recueille maintenant de doux fruits. » Enfin,
il se refit écolier sur le tard (1) pour traduire du chaldaïque les
livres de Job et de Judith et pour commenter le livre de Daniel,
dont une partie (2) a été écrite en cette langue.
S'il s'imposait pareil labeur, c'est que, de bonne heure, une
évidence s'était imposée à son esprit. Toute recherche critique
relative aux livres saints ne devait reposer ni sur les textes latins,
tous plus ou moins fautifs, ni même sur le texts grec des
Septante, souvent infidèle (3), mais sur le texte primitif, sur Yhe-
braica veri'as (4). Voilà ce que nul avant lui, du moins parmi les
Occidentaux, n'avait si nettement vu et réalisé, et Jérôme n'était
pas sans concevoir de cette priorité quelque légitime orgueil, en
même temps qu'il était heureux de pouvoir ainsi déposséder les
Juifs du privilège, dont ils se targuaient, de conserver seuls la
parole divine en sa teneur authentique (5). Quelles cjameurs
souleva sa tentative, si honorable cependant pour la science ca-
tholique ; de quelles acerbes critiques Ton accabla ce judaïsant,
qui prétendait corriger des fautes rendues vénérables par le
temps, c'est ce que je n'entreprendrai point de raconter (6).
Jérôme tint bon contre les scrupules des timorés et les déni-
grements des jaloux. Et il y eut du mérite; car, s'il lui était aisé
de dédaigner les « aboiements » de ses détracteurs, comment
ne pas s'émouvoir, quand on invoquait contre lui la majesté
de la tradition et le bien des âmes?
Un autre aspect del'érudition de saint Jérôme, c'est la somme
(1) Coepi rursus esse discipulus chaldaicus, P. L u xxvm, 1359. Il s'aida,
au moins au début, d'un rabbin qui lui traduisait de vive voix le chaldaïque
en hébreu, et Jérôme transposait à mesure en latin. Cf. Praef. in libr. Tob.
P. L. xxix, 25. De son propre aveu, il le sut toujours assez imparfaitement (P. L.
xxvm, 1359). Au surplus, qu'il y ait eu des lacunes dans la science linguisti-
que de saint Jérôme, c'est ce dont il serait assez puéril de s'étonner. Voy.
pour le grec, Grûtzmacher, op. cit., p. 126, n. 1 ; pour l'hébreu et les autres
dialectes sémitiques, Zockler, op. cit., p. 344 et s.
(2) Daniel, n, 4 ; vn, 28.
(3) Il rappelle, non sans quelque ironie, la légende des Septante, enfermés
chacun dans une cellule, et en sortant avec 70 versions identiques. Cf. Prœf.
in Pent., P. L. xxvm, 181.
(4) C'était, selon lui, l'unique moyen d'éviter bien des bévues, qu'il se donne
le malin plaisir de relever chez ses prédécesseurs en exégèse. Vy. YEp. 20 à
Damase (P. L. xxu, 376), où il note une fausse interprétation de saint Hilaire
sur le mot Osanna, etc..
(5) Préf. de Jos., P. L. xxm, 506.
(6) Le récit de ces incidents a été résumé par le P. Lagrange,dans le Bulle-
tin de Littér. ecclés.de Toulouse, 1899, p. 3 et s.
328
HEVUB DES COURS ET CONFLUENCES
considérable de renseignements positifs, dont il a formé la sub-
structure de ses commentaires. Les travaux d'exégèse sur l'Ecri-
ture constituent la part de beaucoup la plus importante de
l'œuvre de Jérôme. Ils occupent (avec les traductions) huit tomes
et demi sur dix dans la Patrologie de Migne. C'est là son occupa-
tion la plus chère (1), celle à laquelle il revenait avec le plus de
joie, dès qu'il pouvait arracher quelques instants de liberté à ses
visiteurs ou à ses correspondants. Certes, tout n'est point parfait
dans ces paraphrases. Jérôme a toujours travaillé trop vite, non
par négligence, mais par surcroît d'occupations, et un peu aussi
par trop vive ardeur naturelle. A bien des reprises, il en fait lui-
même l'aveu, en s'excusant sur telle et telle circonstance qui l'a
contraint de précipiter sa rédaction (2). — Il serait donc aisé d'y
relever des contre-sens sur les auteurs qu'il utilise (3), une pro-
lixité qui confine au bavardage (4), et surtout d'y critiquer les
transcriptions un peu servîtes qu'il fait de ses devanciers, prin-
cipalement d'Origène, son maître préféré (5).
■ Mais ce qu'en revanche on ne saurait trop louer chez Jérôme,
c'est sa préoccupation vraiment scientifique de faire comprendre
les textes qu'il prétendait expliquer en les entourant de tous les
renseignements philologiques, géographiques, chronologiques,
susceptibles de les élucider. Cen'était point, sauf de rares excep-
tions (6), ce genre d'exégèse qui était en faveur de son temps.
On préférait bien davantage l'exégèse allégorique, laquelle, par-
tant de ce principe que le texte sacré recèle un sens mystérieux
quela lettre voile bien plus qu'elle ne l'exprime, s'appliquait à
l'en dégager, fût-ce au prix des interprétations les plus fanlai-
(1) Cf. Comm. in Ephes., Prol. P. L. xxvi, 467.
(2) Voyez Comm. in Agg. f c. II, P. L. xxv, 1416; Comm. in Abd., P. L.
xxv, 1117 ; Comm. in Zacâar., P. L. xxv, 1417 ; Comm. t in Amos, P. L. xxv,
1057; Comm. in Ephes. L. P. xxvi, 477 ; Comm. in Math., P. L. xxvi, 20 ;
Prœf. in Librum Judith, P. L. xxix, 40, etc. Je note ici qu'on pourrait étendre
l'observation à d'autres ouvrages de Jérôme. Ainsi le Contra Vigilantium
fut dicté en une nuit (Cf. § 17, P. L xxm, 368). La longue lettre sur la mort
de Marcelle ne lui prit pas davantage (Gf Ep., 127, 14 ; P. L. xxu, 1095). Et
il appelle lui-même sa traduction de la Chronique dEusèbe une œuvre
« tumultuaire », Prœf. in Libr. n, P. L. xxvn, 225.
(3) Quelques exemples sont cités dans Luebek, Hieronymus quos noverit
scriptores et ex quibus hauserit, Lipske, 1872, p. 21. Cf. aussi Zôckler,
op. cit. p. 368, 35.
(4) « Dicto quodcumque in buccam venerit », P. L. xxvi, 400.
(5) De son temps déjà, ses ennemis lui reprochaient de l'avoir copié à
l'excès. Cf. Comm. in Mich. h, 1 ; P. L. xxv, 1189.
(6) Par exemple, TAmbrosiaster (Cf. Realenc. f. prot. Theol. (I 3 , p. 441) et
quelques tenants de l'école d'Antioche.
LA SCIENCE ET ï/aSCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME
329
sistes (1). La mode était si forte que Jérôme lui-môme n'a pu s'y
soustraire (2). Elle offrait, d'ailleurs, une si commode ressource
pour éluder les sens « difficiles » que la lettre de la Bible offre çà
et là ! Au moins eu a-t-il aperçu et signalé le péril, qui est de
substituer au sens naturel des textes un sens symbolique, dont
presque rien ne limite l'arbitraire. Et il a eu ce grand mérite
d'associer d'ordinaire à ce jeu un peu puéril, où la vanité trouvait
son compte (3), des enquêtes moins flatteuses pour l'imagination,
mais autrement fécondes pour la pleine intelligence du passé.
De là ses travaux lexicographiques et topographiques sur les
Ecritures; de là aussi tant de consultations dont sa correspon-
dance est pleine et qui, toutes, ont pour objet de faciliter à ceux
qui l'interrogeaient la compréhension complète et approfondie
des Ecritures (4).
Voilà par où Jérôme, quels qu'aient pu âtre les vices de sa
méthode, s'est acquis un droit certain au titre de savant. Et, par
bien d'autres traits, il évoque en notre esprit le souvenir des plus
fameux érudits de la Renaissance. Il est l'homme qui, dès sa
prime jeunesse (5), se constitue à grands frais et à gi^nd'
peine une bibliothèque, devenue plus tard magnifique ; qui,
(1) « L'allégorie est la méthode ou le procédé qui consiste à découvrir des
rapports de ressemblance entre un texte et des idées qui lui sont entière-
ment étrangères, et à si bien les rapprocher que le texte apparaît comme le
véhicule de ces idées et le voile dont elles s'enveloppent. C'est l'art par
excellence des analogies». E. de Faye, Clément d'Alexandrie, Paris, 1898,
p. 114.
(2) Son idéal eût même été, à ce qu'il paraît de mêler les deux genres
d'interprétations, l'historique et l'allégorique « quasi inter saxa et scopulos,
sic in'er hisloriam et allegoriam orationis cursum flectere » (Comm. in Naum
g 2, P. L. xxv, 1243), ou encore deles superposer :« Unde post historiée veiHta-
tem, spiritualiter accipienda sunt omnia » {Comm. in Isaiam, Prsef., P. L.
xxiv, 20). Mais il semble aussi qu'il ait considéré comme la marque d'un pro-
grès intellectuel de pouvoir passer de l'allégorique à l'historique. Cf. ce
qu'il dit à propos du premier essai de commentaire qu'il avait rédigé, tout
jeune homme, sur le prophète Abdias, P. L. xxv, 1097.
(3) 11 y avait, en effet, une forte tentation pour l'allégoriste d'admirer comme
profondes, comme divines, ses propres subtilités. Jérôme Ta bien vu i
Prœf. I. V. t Comm. in Isaiam, P. L. xxiv, 158. « Origenem loquor et Euse-
bium Pamphili, quorum aller liberis allegoriœ spatii evagalur et interpretatis
nominibus singulorum 1 ingenium suum facit Ecclesi^: sackamenta ».
- (4) Vg. Ep. 29, P. L. xxu, 435. il est dit dans l'Ecriture: a L'enfant Samuel
servait devant le Seigneur, ceint d'un ephod bad. » Qu était-ce que 1 ephod
bad? Une ceinture, un encensoir, un vêtement spécial? Telle est la question
que Jérôme discute pour Marcella, sa correspondante, etc. etc.
(5) Cf. ép. 22, § 30 ; P. L. xxu, 416. «... Bibliotheca quam mihi Romœ summo
studio et labore confeceram. » Le contexte prouve qu'il s'agit de son premier
séjour à Rome, vers 353.
330
KKVUK DES COURS ET CONFÉRENCES
au risque de se donner l'air d'un agité, passe plus de la
moitié de sa vie en voyages : en 353 à Rome, puis à Trêves, puis
à Aquilée, en 374 à Antioche, dans le désert de Chalcis, en 381
à Constantinople, de 382 à 385 à Rome encore, en 385 de nouveau
à Antioche, à Jérusalem, en Egypte, jusqu'à ce qu'enfin, vers le
soir de sa vie, il trouve, non pas la paix, car son âme ardente
ne la connut jamais, mais un peu de repos matériel dans sa
cellule de Bethléem. L'objet de toutes ces pe'régrinations n'était
point de satisfaire une curiosité inquiète, mais de connaître les
principaux foyers de la science ou de la foi catholiques, et d'y
faire son butin auprès des hommes les plus célèbres de l'épo-
que (1). — Ses lettres portent les traces de la même activité
intellectuelle: ce sont des demandes de livres, des questions ou
plus souvent des réponses sur l'interprétation de tel passage,
la qualité de telle version, la préférence à donner à tel commen-
taire. « Toujours à lire, toujours à composer, écrit un de ses
contemporains, Sulpice Sévère, qui passa six mois près de lui
à Bethléem, il n'a de repos ni jour ni nuit -.s'il ne lit pas, il
écrifcfâ) ». Et voilà par quel labeur, par quel commerce assidu,
avec les doctes de son temps, saint Jérôme s'est formé sa vaste
érudition, tout entière orientée vers l'Ecriture, vers le déchiffre-
ment de la parole divine.
Il est toutefois incontestable qu'en se donnant ainsi à l'étude,
Saint Jérôme avait aussi une autre raison, plus personnelle et
plus intime. Il trouvait dans le travail une mortification et un
divertissement, au sens où Pascal a pris le mot : c'est-à-dire un
moyen de se détourner de penser à soi et d'étouffer la végétation
malsaine qui germe en une âme inoccupée ou trop attentive à
s'écouter elle-même. C'est également à ce titre qu'il le recom-
mandait (3). En un mot, le travail était pour lui une forme d'ascé-
(1) Apollinarius de Laodicée, à Antioche ; Grégoire de Nazianze et Grégoire
de Nysse, à Constantinople ; Damase, à Rome ; Didyme l'Aveugle, à Alexan-
drie, etc. Cf. Comm. in Ephes. P. L. xxvi, 469. « Non quod ab adolescentia,
aut légère unquam, aut doctos viros ea quae nesciebam interrogare cessave-
rim... j> Ses voyages aux pays bibliques furent aussi inspirés par son désir
de voir de ses yeux les contrées où était née sa foi. [Ad Domnionem et Roga-
tian. in Librum Parai. Prœf. P. L. xxix, 423.) « C'est lui qui a écrit ces
mots : « Discendi studio peregrinationes instilutœ sunl ».
(2) Dial. 1, 9, P. L. xx, 189.
(3) V. g. Ep. 125 ad Rusticum, 12 ; P. L. xxn, 1079: ce Nevagetur perniciosis
cogitationibus mens, et instar fornicantis Jérusalem, omni transeunti divai'icçt
pedes suos. j>
LA SClENCIS ET 1,'àSCÈSE CliEZ SAINT JÉHÔME
331
tisme. Et nous arrivons, ici, je crois, à la tendance la plus pro-
fonde de l'âme de Jérôme, à celle qui domine et se subordonne
toutes les autres.
C'est un fait certain que Jérôme a craint le monde (1) et qu'il
n'a cessé de conseiller à ceux qu'il aimait le plus de s'en exiler.
Comme il arrive souvent à ceux qui, après une période de dissi-
pation, se résolvent à une vie plus stricte, Jérôme avait gardé dans
son cœur tout à la fois l'aiguillon et le remords de son passé de
jeune homme (2). Et il en avait emporté cette conviction que les
dangers qu'offre la vie sont tels que, fatalement, les âmes fragiles,
c'est-à-dire à peu près toutes les âmes, doivent y succomber, si
elles ne mettent entre les tentations et elles une barrière presque
infranchissable.
Telle est la source principale de son ascétisme ; et voilà pour-
quoi, sans faire de la vie religieuse une obligation absolue, il Ta
constamment préconisée comme la meilleure, comme celle qui
offre le plus de sécurité morale. Qu'irait provoqué ainsi d'ardentes
colères, il ne faut pas s'en étonner ; car, pour relever davantage
son idéal monastique, il ne craignait point d'appesantir ses iro-
nies les plus .décourageantes sur la vie séculière et surtout sur le
mariage. Non point qu'il le condamnât en soi : ce faisant, il eût
été hérétique (3) ; mais il ne craignait pas d'en décrire, d'en exa-
gérer les tracas, afin de dégoûler les vierges de tenter l'expé-
rience, les veuves de la renouveler. Humeurs moroses du mari,
criailleries des enfants,infidélités des domestiques, et bien d'autres
misères encore, sans compter le divorce au bout, voilà sous quelles
couleurs il dépeignait l'union conjugale, pour mieux précipiter
les âmes dans le renoncement (4). Ses lettres, j'aurai bientôt à le
redire, sontpleines d'exhortations de ce genre, désobligeantes par-
Ci) Voir le Contra Vigilantium, 16, P. L. xxm, 367.
(2) Très caractéristique à ce point de vue est le récit de ses tentations dans
le désert de Ghalcis : Ep. 22, 7 ; P. L. xxn, 398. Il aima la vieillesse pour
l'apaisement qu'elle lui apporta. Cf. Comm. in Amos, 1. Il, P. L. xxv, 1023.
(3) Cf. Héfélé, Histoire des Conciles, trad. Delarc, t. I, p 633 ; t. Il, p. 171
et 175.
(4) V.g. Adv. Helvidium, I, 20, P. L. xxm, 214.11 y a dans toutes ces satires
beaucoup de réminiscences de Tertullien. Jérôme appelait aussi à la rescousse
l'exégèse la plus « sollicitée ». Il remarquait, par exemple, qu'il est écrit î
« Croissez et multipliez, remplissez la terre. » La terre, vous entendez bien ?
C'est par le mariage que la terre se remplit, — le ciel par la virginité ! — Il
observe que, dans le texte hébreu de la Genèse, l'Ecriture, après l'œuvre de 5
jours sur 6, prononce cette parole : «Et Dieu vit que c'était bon », tandis
qu'elle la supprime absolument après l'œuvre du second jour , donnant à en-
tendre que le nombre 2 n'est pas bon, parce qu'il rompt l'unité, — parce
qu'il préfigure l'union conjugale ! Voir Contra Jovin., I, 16, P. L. xxm, 246.
332
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
fois à force d'insistance sur des périls dont il grossit l'image jus-
qu'à les rendre apocalyptiques.
Mais je préfère m'attacher à une série d'opuscules moins connus,
où il proposait à ses lecteurs la biographie sommaire de quelques-
uns des pins remarquables représentants du monachisme. Je
parle de la Vie de Paul (1), de la Vie de Malchus (2) et de la Vie
d Hilarion (3), qui coopèrent si puissamment à la propagande
dont il se constituait l'agent infatigable.
Déjà les légendes de ces pieux personnages étaient populaires,
tout au moins dans les contrées où ils avaient vécu (4). Jérôme
se contenta de les reprendre, en Içur prêtant le charme d'un style
très simple à dessein (5) et en recomposant fort habilement l'at-
mosphère de merveilleux dont l'imagination des foules enve-
loppait les anachorètes. Il fit ainsi de véritables petits romans
historiques, amusants comme des contes de fées, mais tout autre-
ment profitables à la conscience par les leçons morales qui s'en
dégageaient. Cela commençait effectivement comme un conte de
Perrault: « Il y avait, une fois, un vieillard nommé Malchus...» :
et l'on voyait alors les aventures extraordinaires de jeunes
hommes qui, dégoûtés du monde, ou chassés par la persécution,
s'élaient réfugiés dans le désert. Le cadre habituel de la scène, Jé-
rôme l'esquisse en quelques traits, toujours les mêmes :unegrotte
qui sert de cellule à l'ermite, une source où il étanche sa soif, un
palmier dont les feuilles entrelacées lui fournissent un vêtement
sommaire (6). Là, il montre les solitaires se livrant aux macéra-
tions les plus dures pour mortifier leur chair et dégager leur âme
des suggestions viles. C'est ainsi que, de 21 à 27 ans, Hilarion, le
fondateur du monachisme en Palestine ne mangea, les trois pre-
(1) Ecrite entre 374 et 319. Jérôme utilisa une Vie d'Antoine par Athanase,
laquelle avait été déjà traduite en latin. (Cf. Vita Pauli, P. L. xxiii,18, et Ba-
tiffol, Littér. gr., p. 252.)
(2) Jérôme connut le solitaire, lors d'un séjour qu'il fit, tout jeune homme,
auprès de son ami Evagrius, à Maronia, en Syrie. Cf. Vita Malchi 2, P. L.
xxiii, 55.
(3) Hilarion était mort en 371. Saint Jérôme s'aida d'une lettre oùEpiphane,
évêque de Salamine, avait loué le solitaire. Cf. Vita Hilarionis, Prologus,
P. L. xxiii, 29. — Ces deux Vies, de Malchus et d Hilarion, furent composée»
entre 386 et 391.
(4) Au témoignage de Jérôme, en Epidaure et dans les régions voisines, les
mères racontaient à leurs enfants les prodiges accomplis par Hilarion.
{Vita Hilar. 40 ; P. L. xxiii, 5.)
(5) Cf. Ep. 10, 3; P. L. xxu, 344: «... Propter simpliciores quosque, multum
in dejiciendo sermone laboravimus ».
(6) Cf. Vita Pauli § 5, P. L, xxiii, 12 ; § 12, P. L. xxiii, 26 ; Vita Hilarionis
§ 31, P. L. xxiii, 46 ; § 43, P. L. xxm, 53.
LA. SCIENCE ET L'ASCÈSE CfllïZ SAINT JÉHÔME
333
mières années, qu'un demi-setier de lentilles détrempées dans de
l'eau froide, et les trois années suivantes, du pain tout sec avec
de l'eau et du sel ; de 27 à 30 ans, il se sustenta avec des herbes
sauvages et les racines crues de certains arbustes. De 31 à 35 ans,
il prit pour nourriture six onces de pain d'orge et quelques herbes
peu cuites et sans huile. Mais la maladie le contraignit à ajouter
tout de même un peu d'huile à son frugal régime, qu'il prolon-
gea tel quel jusqu'à 63 ans. Puis, sentant ses forces décliner, il
pensa qu'un vieillard a moins de besoins qu'un jeune homme : de
64 à 80 ans, il se retrancha donc le pain. Son boire et son manger
pesaient alors 5 onces à peine. 11 passa de la sorte le reste de sa
vie (1). — Ces pratiques d'abstinence lui valaient une grande re-
nommée et aussi un pouvoir spécial sur les êtres de la création.
En tuant en lui toutes les convoitises matérielles, il s'était rendu
maître de la matière et il l'asservissait à sa loi. Non seulement il
exorcisait,les possédés et guérissait les malades ; mais les animaux,
les éléments même lui étaient soumis. A son ordre, le démon sor-
tit du corps d'un chameau qui en était tout écumant et tout
furieux (2). 11 contraignit un boa àmonler sur un bûcher et à s'y
laisser brûler (3). Et, en trois signes de croix, il fit rentrer dans
son lit la mer qu'un cataclysme avait projetée hors de ses li-
mites (4).
L'histoire de Paul et d'Antoine (5) comporte le même mélange
de réalité (6) et de poétisation plus ou moins fantastique.
Or donc, depuis 113 ans, Paul vivait en Thébaïde, dans une
grolte, ancien repaire de faux monnayeurs, quand Antoine, adonné
lui-même à la vie ascétique, est averti par une vision que dans
le désert habite un ermite bien plus parfait que lui et qu'il lui faut
l'aller trouver. Antoine se dispose à obéira cet appel. Soudain
il aperçoit un petit homme, front cornu, nez crochu, pieds de
chèvre : c'est un délégué des satyres et des faunes, qui vient, au
nom de ses pareils, reconnaître devant Antoine la souveraineté du
Dieu des chrétiens et solliciter pour eux les prières de l'anachorète.
On est tenté d'abord d'attribuer à ce récit une valeur symbolique:
(1) Vita Hitarionis, § 11, P. L. xxm, 32.
(2) Vita Hitarionis, § 23, P. L. xxm, 41.
(3) Ibid. § 39, P. L. xxm, 50.
(4) Ibid. § 40, P. L. xxm, 51.
(5) Il y avait un petit dissentiment entre hagiographes au sujet de ces deux
solitaires. Lequel des deux avait été l'initiateur de la vie érémitique ? Beau-
coup attribuaient cet honneur à Antoine, mais Jérôme en tenait pour
•Paul, et il le marque nettement dans sa préface.
(6) D'ailleurs.fort difficile à démêler. Cf. Grùtzmacher, op. cit., p. 160-163.
334
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
les êtres fantastiques dont la mythologie avait peuplé les bois
et les campagnes, venant discipliner sous le joug de la foi leur
pétulance irréfrénée : mais non 1 Voici que Jérôme croit devoir
nous rapporter, à cette occasion, qu'au temps de Constantin un
monstre tout semblable fut amené vivant à Alexandrie ; il y
mourut, mais on le sala pour le transporter à Antioche où l'em-
pereur put le voir (1).
Antoine arrive donc près de Paul, le saint vieillard à qui,
chaque jour, des corbeaux apportent sa nourriture. 11 s'édifie
quelque temps au contact de ses vertus : puis, Paul, sentant sa
fin venir et désireux d'en épargner le spectacle à Antoine, prie
celui-ci d'aller chercher pour l'ensevelir le manteau que lui
donna jadis Tévêque Athanase. Quand Antoine revient, Paul est
mort. Accablé de douleur, Antoine se sent à peine le courage de
mettre le corps en terre, mais voici que deux lions sortent du
désert et creusent une fosse avec leurs griffes : cela fait, ils vont
à Antoine et lui lèchent les pieds comme pour lui demander sa
bénédiction.
Je me suis un peu attardé à ces légendes. Point n'est besoin
d'ajouter que, dans la pensée de Jérôme, elles n'avaient pas pour
fin unique de divertir. Elles se coordonnaient, quoique avec un
peu plus de liberté capricieuse, à son apostolat. Jérôme n'ignorait
pas que, dans toutes les grandes choses, il entre un peu de rêve
et de chimère. Qui sait si l'étrangeté même de ces lointaines his-
toires, en remuant les imaginations, n'a point été le prélude de
quelque Tocation généreuse? En tous cas, l'intention édifiante
y eat fortement marquée çà et là. C'est ainsi que la Vie de Paul
aboutit à un parallèle entre le mensonge des joies mondaines et
la félicité tout autrement féconde de la vie érémitique ou monas-
tique. Les moines eux-mêmes recueillaient d'utiles leçons dans
la vie de ce Malchus, qui s'était retiré du monde, puis en avait
eu la nostalgie, avait voulu y rentrer et s'était exposé ainsi à des
mésaventures tragiques, dont Jérôme détaille les péripéties.
On peut dire que par ces vies de solitaires, dont le succès fut
considérable, Jérôme a renouvelé la littérature hagiographique.
Bien longtemps les actes des martyrs, l'héroïsme des « témoins »
de la foi, en avaient constitué le fond ; mais l'ère sarîglante était
close. C'était maintenant le combat, non moins âpre, de l'homme
(1) Jérôme est tellement soucieux de convaincre qu'il ne peut s'empêcher
d'intervenir, çà et là, dans le récit, pour fournir le certificat de son expé-
rience. Déjà, au chap. vi (P. L. xxm, 21), il avait attesté « Jésus et les saints
anges » que, si les mortifications de Paul paraissent impossibles à quelques»
uns, il en a vu de ses yeux, lui Jérôme, d'aussi surprenantes.
LA SCIENCE ET i/àSCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME 335
contre lui-même, dont il fallait proposer l'exemple à la piété des
fidèles. Désormais la vie des saints, leurs travaux, leurs gestes,
seront l'aliment des âmes religieuses, le roman honnête dont elles
auront le droit de se ravir, puisqu'en même temps elles s'y
épureront (1).
(A suivre.)
P. DE LABRIOLLE.
(1) Pour la première forme de cette littérature de mirabilia, cf. Batififol,
Littér. grecque, p. 250-258. A lire, parmi les Latins, les Dialogues de Sulpice
Sévère, P. L. xx, 183 et s.
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Ouvrage signalé.
Victor Hugo à Guernesey, Souvenirs personnels, par
Paul Stapfer, doyen honoraire de la Faculté des lettres de Bor-
deaux, ouvrage orné de nombreuses reproductions de photogra-
phies inédites et de fac-similés d'autographes, 1 vol. in-12, 3 fr. 50.
Société française d'Imprimerie et de Librairie (ancienne Librairie
Lecène, Oudin et O), 15, rue de Cluny, Paris.
Écrits avec une liberté de critique que l'auteur ne tient pas
pour incompatible avec l'admiration, ces Souvenirs personnels sur
Victor Hugo à Guernesey sont une contribution indispen-
sable à la connaissance du poète aussi bien que de l'homme. On
les lira avec autant d agrément que de profit, s' « il est bon de
savoir mille détails sur Victor Hugo », si « les tenir de M. Paul
Stapfer les rend excellents », comme le disait le Mercure de
France, quand ce volume parut en articles dans la. Revue de Paris,
et s'ils nous sont « contés avec une bonhomie charmante ».
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Annek (*- série, N° 25 $7 Avril 1906
REVUE HEBDOMADAIRE
DBS
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : N. FILOZ
Le roman français au XVII e siècle.
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Pràfesseur au Collège de France.
Forme de 1* « Astrée ». — Vers et prose rythmée. — La
famille d'Urfé et les origines de sa fortune.
Avant d'étudier les origipes de la fortune et de la gloire des
d'Urfé, nous pouvons dire un mot de la forme de VAstrée, que
Ton n'a jamais bien définie. — Ce n'est point, à coup sûr, une
tragi-comédie, malgré les affirmations de Baro dans sa préface de
la cinquième partie: « Je sais que M. d'Urfé... avait l'intention de
faire une tragi-comédie en cinq actes, de douze scènes chacun ».
Il est probable que l'intention de d'Urfé resta toujours à l'état
d'intention. D'ordinaire, et avec raison, VAstrée est regardée
comme un roman: elle est peut-être aussi une épopée, si l'on en
juge par son sujet, où les aventures lointaines et périlleuses ne
manquent pas, et surtout par le genre particulier de style que le
poète a choisi. Honoré d'Urfé a mêlé dans son roman la prose et
les vers. Les vers étant les moins nombreux, la critique a, jusqu'à
présent, affecté de ne point les voir ou de les considérer comme
de simples hors-d'œuvre : or il est possible que d'Urfé ait voulu
en faire une des parties essentielles de VAstrée, qui serait une
sorte de roman pastoral et héroïque. Quant à la prose, elle est
rythmée et poétique, non pas seulement à la rencontre, en quel-
ques endroits isolés, mais fréquemment et en application de
73
Digitized by
338
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
certaines théories. D'Urfé avait, d'ailleurs, un modèle qui semble
être le premier chez nous, et qu'il sut imiter et surpasser, Jean
Le Maire de Belges, auteur d'un roman dont nous avons autrefois
parlé : Les Illustrations des Gaules et les Singutaritez de Troie.
Bien qu'on ait écrit sur le style et sur la langue de nombreux
traités -de critique, on n'a guère étudié ce genre de la prose
rythmée, dans lequel ont excellé, depuis Jean Le Maire, Honoré
d'Urfé, Fénelon et Chateaubriand, et d'aulres encore dônt la
série n'est pas interrompue actuellement. Il convient peut-être
de nous y arrêter en cette circonstance.
Chacun, sans doute, connaît Télêmaque, chacun connaît les
Martyrs: au point de vue du style, on peut dire qu'ils dérivent de
YAstrée. Dans ces deux ouvrages plus qu'ailleurs, la phrase de
Fénelon et de Chateaubriand est harmonieuse et chantante, pliée
à un rythme très poétique, d'un grand effet musical. La préface des
Martyrs nous apprend les idées de Chateaubriand sur ce chapitre:
« On demande, écrit-il, s'il peut y avoir des poèmes en prose,
question qui, au fond, pourrait bien n'être qu'une disputedemots.
« Aristote, dont les jugements sont des lois, dit positivement
que l'épopée peut être écrite en prose ou en vers... Denys d Hali-
carnasse, dont l'autorité est également respectée, dit : « Il est
possible qu'un discours en prose ressemble à un beau poème ou
à de doux vers ; un poème et des chants lyriques peuvent ressem-
bler à une prose oratoire. » Le même auteur cite des vers char-
mants de Simonide sur Danaé, et il ajoute : « Les vers paraissent
tout à fait semblables à une belle prose ».. Le siècle de Louis XIV,
nourri de l'antiquité, paraît avoir adopté le même sentiment
sur l'épopée en prose. Lorsque Je Télêmaque parut, on ne fit
aucune difficulté de lui donner le nom de poème... Boileau le
compare à ["Odyssée, et appelle Fénelon un poète... : « M. de Cam-
brai, dit-il, me paraît beaucoup meilleur poète que théologien. »...
L'abbé de Chantérac, écrivant au cardinal Gabrieli, s'exprime de
la sorte : « Notre prélat avait autrefois composé cet ouvrage, en
suivant le même plan qu'Homère dans son Iliade et son Odyssée y
ou Virgile dans son Enéide. Ce livre pourrait être regardé comme
un poème. L'auteur a voulu lui donner le charme et Vharmonie
du style poétique ». Enfin, écoutons Fénelon lui-même: «Pour
Télêmaque, c'est une narration fabuleuse en forme de poème
épique... », etc..
L'opinion de Chateaubriand est formelle, comme celle des
auteurs dont il cite les textes. Sans doute, il préfère « vingt
beaux vers d'Homère ou de Virgile » à toutes les proses du
monde; mais il existe une prose poétique très belle, qui sera
i/ <( ASTRÉE »
339
celle des Martyrs. On a pu remarquer, d'ailleurs, que, dans sou
étude critique, il ne fait point mention de YAstrée. Ce n'est point
une raison suffisante d'affirmer qu'il ne la connaissait pas, et sa
mère lout au moins avait dû lui en parler, elle qui avait lu
les romans du xvn e siècle et savait par cœur le Grand Cyrus.
Le succès des Martyrs suscita des imitateurs, parmi lesquels se
distinguent Lamennais (Paroles d'un Croyant), et Aloysius Ber-
trand, l'auteur trop ignoré peut-être de Gaspard de la Nuit ; puis
Quinet, chez qui est évidente l'imitation du poème en prose de
Chateaubriand, mais surtout Maurice de Guérin : le Centaure et
la Bacchante sont admirables à ce point de vue. Aujourd'hui
encore, le mouvement se continue, et, après Renan r dans la
Prière sur V Acropole, après Baudelaire, nous aurions à nommer
d'autres écrivains, tels qu'Anatole France, dans plusieurs
ouvrages, Laforgue, ou Jules Tellier, dont l'œuvre la plus carac-
térisée, les Reliques, n'a pas été rééditée. — Tous ces écrivains
sont des poètes, bien qu'ils écrivent en prose : leur style opère
la liaison de la prose et de la poésie. Et si nous en avons parlé,
dans une digression un peu longue, mais non tout à fait inutile,
c'était pour montrer que d'Urfé a été leur précurseur.
De lointaines velléités le guidèrent dans le choix de sa forme,
lorsqu'il entreprit son roman de YAstrée. Il avait composé déjà
JSijlvanire ou la Morte vive, dont nous donnerons une aulre fois
le résumé : la préface de confidences littéraires qui, au début
de l'ouvrage, suit la dédicace à la Reine-Mère, nous apprend
qu'il voulut essayer d'introduire, dans notre littérature, les vers
blancs non rimés, que les Italiens appellent versi sciolti. Il y a
sans doute une différence entre le vers blanc et la prose poé-
tique ; mais cette tentative d'Honoré d'Urfé nous indique claire-
ment son désir de faire des innovations. Elle n'a, d'ailleurs, pas
été complètement infructueuse, puisque le vers blanc a été
dans la suite employé par Molière et par d'autres écrivains.
Cependant nous sommes obligés de constater que la critique, au
xix e siècle, a presque délaissé les œuvres de d'Urfé, YAstrée
elle-même. C'est à peine si Sainte-Beuve, dans les Lundis, y fait
deux ou trois allusions de circonstance; et, de nos jours, non
seulement on n'a publié aucun travail approfondi sur YAstrée, mais
encore a-l-on une tendance à considérer Le Sage comme le pre-
mier romancier français. Les seules études de critique littéraire
à mentionner sur ce sujet sont les suivantes : une leçon entière
de Saint-Marc Girardin dans son Cours de Littérature ; — une
leçon professée au Collège de France par M. de Loménie, vers
1856, et qui parut dans la Revue des Deux-Mondes de 1857 ; —
340
KE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES
huit bonnes pages de M. Morillot, au tome IV de La Littérature
de Petit de Julleville ; — et, enfin, une trentaine de pages de
M. Le Breton, dans son livre Le Roman au XVII e siècle.
Abordons, dès maintenant, l'histoire de la famille des d'Urfé, à
laquelle l'érudition a consacré un assez grand nombre de tra-
vaux. Nous avons, en effet : d'Auguste Bernard (1839) : Les d'Urfé,
souvenirs historiques et littéraires du Forez au XVI e et au
XVII e siècle; de M. Bonafous (thèse, 1846): Etudes sur VAstrée
et sur Honoré d'Urfé ; et, en outre, des études publiées dans des
revues locales par des érudits foréziens. L'abbé Reure, en parti-
culier, a entrepris des recherches méthodiques qui ont déjà
produit d'excellents fruits. Il n'a pas encore écrit d'ouvrage
général sur la famille d'Honoré o^Urfé, sur Honoré lui-même et
la famille de sa femme ; mais il a publié plusieurs études et
brochures à propos de ses découvertes dans les archives du châ-
teau de Châteaumorand. En compulsant des documents variés,
surtout des papiers de famille et des actes de procédure^ il est
parvenu à établir la vérité sur certains points très obscurs ; et,
pour prendre un exemple, il a prouvé d'une manière certaine que
d'Urfé n'avait pas vécu séparé de sa femme. Quant au livre de
M. Germa sur VAstrée, sa composition et son influence (1904),
il n'est pas au courant des derniers travaux et manque trop sou-
vent de recherches originales. — Que dire, enfin, d'un travail
paru il y a trois ans, qui publie des lettres originales d'Honoré
d'Urfé ? Il doit être cité sous diverses réserves ; les bizarreries
qu'il renferme nous forcent à nous demander si les textes n'ont
pas été parfois modifiés ou accrus. (L'acte de naissance d'un pré-
tendu enfant naturel d'Honoré a été complètement transformé.)
Le château d'Urfé, — qu'il ne faut pas confondre avec la Bâtie
d'Urfé, — était situé près de Noirélab'e, dans le canton de Saint-
Just, entre les communes deSaint-Romain-d'Urfé et Saint-Marcel-
d'Urfé, au nord de Montbrison. Il n'en reste, aujourd'hui, que des
ruines. La famille d'Urfé s'est toujours attribué une origine
allemande, plus précisément souabe, et, dans Tune des préfaces
de VAstrée, l'auteur y fait allusion. Le nom, à ce qu'il semble,
après avoir été d'Ulphé, serait devenu d'Urfé, à partir de l'un des
membres les plus illustres de la maison, Pierre IL Mais le premier
nom patronymique, très différent des précédents, fut Raimby ou
Reiby : celui d'Urfé, qui seul subsista postérieurement, désignait
sans doute une propriété ou uu domaine.
L' « ASTRÉE »
341
Les grandes maisons féodales de la région forézienne disparu-
rent successivement, lorsque, au xiv e siècle, après l'extinction de
la seconde race des comtes du Forez, le comté alla se perdre
dans l'immense apanage des ducs de Bourbon. Ceux-ci, presque
étrangers au pays, éprouvèrent naturellement le besoin d'y avoir
un représentant sûr et fidèle, et c'est ainsi que Guichard d'Urfé,
déjà ami et confident du duc Louis II, devint bailli du Forez:
charge considérable, qui resta dans la famille à partir de 1408.
Les d'Urfé prirent une part active et importante aux luttes du
xv e siècle ; ils demeurèrent célèbres, et quand les ducs de Bourbon
s'éteignirent en la personne du connétable, tué sous les murs de
Rome en 1525, ils devinrent, sous le litre de baillis du Forez, les
véritables comtes du pays. Ils obtinrent bientôt de nombreux pri-
vilèges. Alors toute une série d'hommes illustres se succéda dans
cette famille, depuis Claude jusqu'à Honoré, après qui, brusque-
ment, vint la décadence. Le père de Claude même jouit en son
temps d'une grande réputation et d'une faveur non médiocre à la
cour de France : c'était un gros personnage, chevalier de l'ordre
de Saint-Michel, de la Toison d'or et du Saint-Sépulcre, et, de
plus, conseiller et chambellan de Charles VIII, puis de Louis XII,
puis de François I er . Il fut encore grand écuyer de France et de
Bretagne, et fonda le couvent des Cordeliers de la Bastie. Il est
question de lui dans VAstrée.
Mais son fils Claude est le plus digne de mémoire des ancê-
tres d'Honoré. Il était né le 24 février 1501. Il épousa Jeanne de
Balsac, devint bailli du Forez sous François I er , et, sous Henri II,
chevalier de l'ordre, gentilhomme ordinaire de sa chambre, et
son chambellan. Il représenta la France au concile de Trente, fut
ambassadeur près le Saint-Siège de 1549 à 1553, sous les papes
Paul III et Jules III, enfin gouverneur du dauphin, le futur
François II, époux de Marie Stuart. Il mourut en 1558. — Ami
des lettres et des arts, il employa ses loisirs à construire la
Bastie et à orner ce château de statues, de bustes et de livres. La
Bastie subsiste, mais sa riche parure artistique a presque entiè-
rement disparu. Les œuvres d'art qui s'y trouvaient ont enrichi
des collections, principalement américaines; plus favorisés du
sort, les manuscrits et livres précieux ont été en partie recueillis
par la Bibliothèque Nationale : le plus curieux de tous est peut-
être un manuscrit du procès de Jeanne d'Arc. — On sait d'autre
part qu'il y avait, à la Bastie, une statue de sphinx avec
cette étrange devise, renouvelée de l'Antiquité, qui a longtemps
excité les curiosités : Sphingem habe domi. Il était alors
d'usage, dans les grandes familles, de choisir une devise de
342
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
forme quelque peu énigmatique, et Claude d'Urfé s'était con-
formé à l'usage. « Aie chez toi un sphinx», cela pouvait signifier
dans sa pensée : garde en toi quelque chose de secret, de mysté-
rieux, — et être comme un symbole de son caractère, à l'occa-
sion impénétrable. — Claude laissa trois fils, Jacques, Claude,
Antoine, et Une fille, Louise.
Jacques épousa, en 1559, Renée de Savoie, comtesse souve-
raine de Tendes, fille aînée de Claude de Savoie, amiral des mers
du Levant, gouverneur et lieutenant général du roi en Provence,
et de dame Marie de Chabanes. Ainsi fut acquise aux d'Urfé la
possession de propriétés très étendues en Bugey et en Savoie. De
plus, Renée descendait de la maison de Lascaris, et, à partir de
ce moment, la famille d'Urfé put se vanter de descendre, — sui-
vant l'expression de son historien, — « des empereurs grecs
de Nicée, qui avaient tenu l'empire d'Andrinople, de Trébîzonde
et de Constantinople. » -r- De ce mariage naquirent six fils :
Anne, Claude, Jacques, Christophle, Honoré et Antoine; et. six
filles : Françoise, Marguerite, Madeleine, Gabrielle, Catherine et
Diane. Sur ces douze enfants, Anne et Antoine sont les seuls
qui nous intéressent, indépendamment d'Honoré, parce quils
gardèrent avec ce dernier des relations très suivies. Nous par-
lerons d'eux un peu plus tard.
Une visite de Renée à son frère, qui habitait Marseille, fut
la cause tout à fait accidentelle de la naissance d'Honoré dans
cette ville. Il fut baptisé dans l'église des Accoules. Voici le texte
^de son acte de baptême, qui suffit à montrer quelles puissantes
alliances avait la famille d'Urfé. Le il février 1567 (le jour même
de la naissance), « par moy, soussigné, a esté baplizé Honoré,
fils de noble prince et magnifique seigneur d'Urfé, et de Madame,
très puissante princesse de Savoye, mariés. Son parrain est le
magnifique seigneur et prince Monseigneur Honoré de Savoye,
comte de Tende, lieutenant pour le roy en tout ce pays de
Provence, tant par mer que par terre, chevalier de Tordre du
Roy, et Monseigneur Antoine Escalin des Aymars, baron de La
Garde et chevalier de l'ordre du Roy, général des galères du
dit seigneur.
M. Bonafous publia cet acte dès 4846, dès qu'il l'eut découvert
dans les archives de Marseille. — M. de Gériii-Ricard Ta publié
de nouveau, en 1898, dans le Bulletin historique et philologique.
Si Honoré d'Urfé naquit à Marseille, il n'y fit pas un long sé-
jour. On le ramena sans tarder dans le Forez, et il paraît certain
« Signé: J. Pena, vie. »
I,' « ASTRÉE ))
343
que son enfance se passa au château de la Bastie. En tout cas,
les souvenirs abondants qu'il rapporte dans ses œuvres suffi-
raient à le démontrer : qu'on relise, à ce propos, les préfaces
qui ouvrent chaque partie de VAstrée, surtout celle qui est
adressée au Lignon. Il n'est pas surprenant que d'Urfé ait donné
dans ses écrits une place importante à la pastorale, si son en-
fance et sa jeunesse s'écoulèrent au milieu des champs, des trou-
peaux et des bergers; et, sachant que la région forézienne était
alors riche en ruines romaines et autres, nous ne serons pas
surpris, lorsque, ici ou là, il nous parlera de temples et de
monuments anciens.
Enfin, c'est en vivant à la Bastie que, de très bonne heure,
Honoré d'Urfé dut connaître sa future femme, Diane de Chàteau-
morand. La famille de Ghateaumorand était, en effet, voisine de
la famille d'Urfé, et des relations naturelles, presque nécessaires,
s'étaient rapidement établies de l'une à l'autre. Dans le temps des
guerres religieuses, il y eut bien quelque froideur entre elles,
moins toutefois qu'on ne l'a dit : les Chateaumorand étaient pro-
testants, et les d'Urfé catholiques. Cela n'empêche que l'unique
héritière des premiers épousera succcessivement Anne et Ho-
noré d'Urfé, après s'être convertie au catholicisme. L'histoire
curieuse et indispensable dé ce double mariage fera l'objet de
notre prochaine leçon.
A. R.
Digitized by
Les orateurs attiques.
Cours de M. ALFRED CftOISET,
Professeur à V Université de Paris.
Thucydide ; sa philosophie de l'histoire.
J'ai essayé de vous montrer, la dernière fois, comment N
Thucydide, sans être orateur, pouvait être étudié avec les ora-
teurs attiques, à cause de l'influence qu'il avait exercée sur eux.
Cette inûuence tient d'abord à la forme de son histoire : c'est lui,
en effet, qui a composé les premiers discours politiques, et, dans
son œuvre, on trouverait en grand nombre des modèles de ce
genre de discours. Ensuite et surtout, cette influence se fait
sentir par l'action qu'il a exercée sur la pensée grecque, sur
les orateurs, qui sont les éducateurs du peuple et lui trans-
mettent les idées empruntées à tous les penseurs, à Thucydide
en particulier.
Nous avons vu quelles étaient les idées nouvelles, qui, intro-
duites par Thucydide, devinrent par la suite des lieux communs.
L'idée essentielle est celle-ci : Thucydide a transporté dans le do-
maine des sciences morales et humaines celte conception, cette
méthode scientifique, qui, appliquée depuis 150 ans aux sciences
de la nature, commençait à se préciser et à devenir très forte.
C'est pour la première fois avec Thucydide que les conclusions
générales sur la nécessité des phénomènes naturels entrent dans
le domaine des sciences humaines et sont appliquées par un
historien philosophe.
Nous avons commencé à examiner en quoi consistait celte
nouveauté. Pour Thucydide, les lois humaines sont permanentes,
et de tous les temps. Le passé de la Grèce se dépouille du mer-
veilleux qui est extra-humain ou supra-humain ; la ve'rité doit
être distinguée de ce qui est légendaire ou mythique. Dans l'étude
des faits relatifs au passé, Thucydide apporte donc un esprit
complètement détaché de la légende. Quand il en vient à étudier
les faits contemporains, il élimine soigneusement tout ce qui fait
l'objet principal des poètes grecs ses contemporains : les appari-
tions de dieux, les oracles, les prodiges, en un mot cette inter--*
vention incessante de la divinité dans les choses humaines. Ainsi
THUCYDIDE
345
Thucydide élimine tout ce qui est pure imagination, pour voir les
faits tels quils sont.
Mais il y a une autre innovation, beaucoup plus importante,
dans Thucydide. Pendant très longtemps, les historiens grecs
se sont peu préoccupés de rechercher les causes des événe-
ments qu'ils racontaient. Leurs histoires ne sont rien de plus
que des chroniques, où sont contées les vieilles et poétiques
légendes du pa*sé grec. Ils sont uniquement soucieux de pré-
senter un ouvrage agréable et capable de séduire l'imagination.
Nous remarquons déjà un progrès, lorsqu'Hérodote eut l'idée
que l'histoire n'était pas seulement un tableau de faits frappants
et désordonnés; mais que, sous ce désordre apparent, il devait y
avoir une unité, une loi, et que le rôle de l'historien devait être
de chercher comment certains faits sortent d'autres événements
qui eu sont les causes. On pourrait me demander, à ce propos,
où est la différence entre Hérodote et Thucydide ; la voici: quand
Hérodote cherche celte explication, cette philosophie de l'his-
toire, il s'empresse de la demander à la religion, telle que la
comprennent les poètes penseurs, Pindare, Eschyle, qui sont
profondément préoccupés du mystère des choses ; ils sont aussi
très soucieux de la moralité et de la nécessité de concevoir la
divinité plus parfaite que l'homme: c'est pourquoi ils cherchent,
dans un dessein de punition ou de récompense, la raison dernière
du mouvement incessant des phénomènes historiques. De là
vient l'explication si poétique d'Hérodote : la loi suprême qui
gouverne les affaires humaines est la Némésis. En quoi consiste
cette Némésis? — A l'origine du monde, les dieux et les hommes
sont nés de la même mère, et cette mère fut la Terre. Ils se sont
partagé le monde; mais ce partage s'est fait d'une façon très
inégale. Aux dieux est échu le bonheur, un bonheur inaltérable,
sans misères, sans fatigues, bonheur sans nuages, toujours
serein et insouciant, avec une toute-puissance devant laquelle
les obstacles n'existent pas. Les hommes ont été relégués dans
une condition inférieure, ils ont eu les souffrances pour héri-
tage, les misères de toute sorte, les calamités, les maladies :
en proie à d'innombrables fléaux durant toute leur vie, ils n'ont
jamais un moment de joie pure ni de complète félicité. Telle
est la loi de partage. La loi morale suprême est pour l'homme
de respecter cette barrière de la Némésis qui est fondée sur
la nature des choses, de ne pas s'élever au-dessus de cette
condition qui lui a été faite par les dieux, de ne pas se laisser
aller à l'orgueil : c'est cet orgueil qui lui fait croire qu'il est
un dieu, lui aussi; c'est lui qui a entraîné à leur perte les hé-
346
KËVUE DES COURS ET CONFLUENCES
ros légendaires; dans leur ambition téméraire, ils n 1 ont même
pas respecté l'Olympe.
En ce qui concerne cette loi de partage, cette Némésis, dont
Hérodote, parmi tant d'autres, s'est fait l'interprète, nous rencon-
trons une question fort intéressante à. étudier. C'est celle-ci : y a-
4>il pour ces dieux un idéal moral ? La réponse est affirmative, si
Ton considère uniquement l'opinion des poètes qui ont écrit au
commencement du v e siècle : alors, en effet, la notion d'une loi mo-
rale est devenue tellement forte dans la conscience des penseurs,
-qu'ils se disent que les dieux, pour être vraiment dieux, devaient
-être moraux, plus purs, plus grands que les hommes. Mais c'est h
une idée relativement récente. Quand on relit les poèmes homé-
riques, on s'aperçoit que la morale est faite pour les hommes, non
pour les dieux, qui sont tout-puissants et d'une condition supé-
rieure à celle des rois. Or les rois eux-mêmes peuvent déjà se per-
mettre une foule de choses qui sont interdites au commun des
mortels. On pourrait trouver éparses dans V Odyssée une foule d'ob-
servations sur ce caprice des rois. Ces fantaisies royales, le poète
ne se croit pas autorisé à les juger, et nous sentons bien qu'il les
trouve toutes naturelles et presque légitimes. C'est que les rois
ne sont pas des hommes comme les autres ; i's sont semblables
aux héros légendaires, qui participent, dans une certaine mesure,
de la divinité. Si Ton ne peut porter un jugement sur la moralité
■des actes accomplis par les rois, a plus forte raison quand il s'agira
des dieux : ils sont au-dessus des rois, et par conséquent infi-
niment au-dessus des hommes et de la morale qui ne convient
qu'à la chétive humanité. En effet, si fou regarde l'ensemble des
poésies homériques, on n'est pas sans s'apercevoir que les dieux
y sont moins raisonnables et moins moraux que les hommes. Saus
doute, on peut dire que les légendes où les dieux sont peints avec
-ces traits, sont dés légendes naturalistes et que le poète a simple-
ment voulu tracer un tableau de la réalité, où les dieux eux-
mêmes, et non plus des hommes, seraient les personnages et les
acteurs. Mais il est facile de noter un certain nombre de récits,
qui sont des développements fictifs, de pure imagination; or,
dans ces récits, les dieux se disputent, se battent, se portent
■aux pires violences, aux pires excès, se laissant toujours aller
aux caprices de leur volonté toute-puissante: jamais ils ne sont
enchaînés par la préoccupation de ce qui est juste, moral. Cela
revient à dire qu'Homère et les poètes primitifs de la Grèce,
lorsqu'ils veulent se représenter leurs dieux, se les représentent
comme des êtres violents et amoraux, parce qu'ils sont tout-
puissants.
THUCYDIDE
347
Donc cette idée de moralité, qui a fini par paraître si indispen-
sable aux penseurs de la Grèce, si inséparable d'une intelligence
vraiment haute, avait d'abord été tout à fait étrangère aux poè-
tes primitifs. A l'origine, elle s'est formée dans la société civile,
dans la cité : lorsque les hommes sont devenus égaux, ils se sont
trouvés dans l'obligation d'établir des droits, des lois. C'est alors
que se sont développés les sentiments de justice, de liberté, et
cette idée, si nouvelle, que ceux qui n'obéissent pas à ces lois ne
sont pas des hommes, mais des sauvages De là est venue la con-
ception du Cyclope : c'est un être isolé du reste des hommes,
qui agit selon son caprice, selon sa volonté du moment, selon son
sentiment ou son besoin, il n'obéit à rien au monde ; ce n'est pas
un homme, mais un sauvage, un monstre, parce qu'il n'a pas de
cité. Cette idée, par une sorte de répercussion, a été transportée
du monde humain dans tout le monde divin. Elle a présidé à la
création des mystères, qui sont des initiations où apparaît déjà
une préoccupation de morale religieuse, la notion de dieux qui
récompensent les hommes vertueux et punissent les coupables.
Après cette digression un peu longue, mais qui m'a paru néces-
saire pour bien faire entendre ce qu'était la Némésis des Anciens,
demandons-nous ce que pouvait faire un homme de tradition
comme Hérodote pour introduire de Tordre dans son histoire et
pour expliquer la masse confuse et désordonnée des événements.
Sans être philosophe, il ne laisse pas d'être un esprit cultivé.
Traditionnaliste et religieux, il e&t amené presque fatalement à
mettre dans son Histoire cette philosophie de la Némésis, mais
préalablement purifiée et enrichie de toutes les idées morales qui
s'étaient accumulées, durant plusieurs siècles, autour du noyau
primitif. Pour Hérodote, la loi suprême de l'histoire est que les
hommes sont récompensés ou punis suivant que leurs actions
sont conformes ou non à la suprême loi du monde, la loi de la
modération. TvwOt asaoxov, telle était l'inscription qui se trouvait
gravée sur le fronton du temple de Delphes : 0 homme, connais
ta condition, sache que tu n'es qu'un homme et non pas un
dieu, sache que, si ta conduile n'est pas celle qui convient
à un homme, si tes désirs s'élèvent trop haut, tu t'exposes à
la vengeance des dieux. Telle est aussi l'épigraphe que l'on
pourrait mettre en tête du livre d'Hérodote. Selon lui, la rai-
son dernière qui explique la décadence ou la chute des nations,
c'est que leurs despotes se sont laissé aller à l'SSptç, et n'ont su ni
rester dans la modération ni contenir leur ambition démesurée ;
les défaites qu'ils ont subies s'expliquent parle châtiment que les
dieux ont voulu infliger à leur ambition. Cette loi, qui est si sim-
348
HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES
pie et si commode pour èclaireir tant de mystères, Hérodote Ta
appliquée partout dans son Histoire. C'est peut-être la raison
pour laquelle cette histoire est si religieuse, si grave, et ressem-
ble tant à un chant de Solon, à une tragédie d'Eschyle. Et ne
croit-on pas, en effet, assister à une tragédie, lorsqu'on voit suc-
cessivement s'effondrer l'empire des Mèdes, celui des Perses et
tant d'autres, qui ont voulu échapper à la loi universelle de la
modération ?
L'histoire ainsi entendue devient une sorte de morale en action.
Hérodote croit que c'est là l'explication dernière. Sans doute, il y
a une foule d'autres causes, qui peuvent expliquer les événe-
ments : le courage, l'habileté, le nombre: mais ce ne sont là que
des explications secondaires, et non l'explication dernière qui est
celle-ci : certains peuples ont dépassé la modération, ils ont été
punis par les défaites* et par la ruine , les autres ont été pieux,
ont conformé leur conduite à la loi universelle de laNémésis, se
sont contentés de défendre leur territoire sans attaquer celui de
leurs voisins : la victoire a été leur récompense.
Voilà dans quel état Thucydide trouve la philosophie de l'his-
toire. La première chose qu'il fait, et il le déclare lui-même à
maintes reprises, c'est d'écarter résolument cette explication
finaliste, où n'intervient que la question de savoir si les actions
sont conformes à la loi parfaitement hypothétique de la Némésis.
Est-ce à dire que Thucydide nie la puissance de la morale et soit
immoral comme à plaisir ? Nullement. Il ne croit pas que la mo-
rale soit une chose négligeable, et qu'il soit indifférent pour une
cité d'avoir des citoyens modérés ou non. Il considère, au con-
traire, la morale comme une condition indispensable de la force.
Il l'envisage d'un point de vue lout humain et la croit nécessaire
à la bonne santé d'une nation. 11 ne pense pas que ce soit, comme
on l'a cru avant lui, une force mystérieuse. Cette idée, qu'il a ex-
primée plusieurs fois dans son œuvre avec beaucoup de force, est
lout à fait neuve en son temps. Dans un passage, en particulier,
de son livre V, il s'explique sur ce point avec une netteté parfaite :
nous y trouvons, en un court résumé de quelques pages, toute sa
philosophie de l'histoire. Il met en scène et fait parler, dans un
discours dialogué, les délégués de la petite ville de Mélos et ceux
d'Athènes. Voici la situation : les Athéniens exigent des Méliens
une soumission absolue ; ceux-ci leur résistent. De ce choc des
volontés résulte un discours étrange, qui, par endroits, est pres-
que scolastique.
Ce sont, d'abord, les Athéniens qui indiquent la proposition
que Thucydide va entreprendre de démontrer : « Il faut se tenir
V
THUCYDIDE
349
dans les limites du possible, et partir d'un principe universelle-
ment admis : c'est que, dans les affaires humaines, on se règle
sur la justice, quand, de part et d'autre, on en sent la nécessité,
mais que les forts exercent la puissance et que les faibles la
subissent. » Un peu plus loin, les Méliens se chargent eux-mêmes
de poser la question sur le terrain où Hérodote la posait : « Nous
savons que le sorl des armes est sujet à bien des retours, qui ne
se règlent pas sur les forces relatives. » Telles sont les deux
thèses en présence : celle d'Hérodote soutenue par les Méliens,
d'après laquelle les succès ne sont pas toujours du côté de la
force ; celle de Thucydide, soutenue par les Athéniens, suivant
laquelle la force l'emporte toujours.
Les Athéniens mettent d'abord les Méliens en garde contre de
vaines et trompeuses espérances qui abusent trop facilement le
commun des hommes: « L'espérance soutient les hommes dans le
péril. Unie à la force, elle peut nuire sans ruiner ; mais, quand
elle porte à risquer le tout pour le tout, car elle est de sa nature
mauvaise ménagère, les revers n'ont pas plutôt fait connaître les
pièges où elle entraîne, qu'il ne reste plus aucun moyen de s'en
garantir. Faibles comme vous l'êtes et placés dans la position la
plus critique, ne vous laissez pas séduire par cette dangereuse
illusion. N'imitez pas le commun des hommes, qui, pouvant
encore se sauver par les voies humaines, lorsque, dans leur dé-
tresse, les appuis visibles leur échappent, ont recours aux invisi-
bles, à la divination, aux oracles et à d'autres pratiques analogues,
qui, jointes à l'espérance, les perdent sans retour. »
Les Méliens ne sont nullement persuadés ; ils croient que la
protection divine ne saurait leur faire défaut. Toutefois, ils ont
soin d'ajouter que la protection plus positive de Lacédémone
leur est assurée, estimant peut-être celle des dieux insuffisante :
<( Nous aussi, n'en doutez pas, nous croyons difficile d'entrer en
lutte avec votre puissance et votre fortune ; il faudrait pour cela
des armes moins inégales. Toutefois, pour ce qui est delà fortune,
nous plaçons notre confiance dans la faveur divine, car notre
cause est juste et la vôtre ne Test pas ; et, pour ce qui est de
uos forces, l'infériorité en sera compensée par l'alliance des Lacé-
démoniens, alliance qui nous est assurée par la communauté
d'origine et par un sentiment d'honneur. Notre assurance n'est
donc pas si mal fondée. »
Ce sont les vieilles maximes conventionnelles que les Méliens
ont invoquées. Ils sont profondément pénétrés de cette grande
loi de la Némésis; ils croient que les dieux leur donneront la vic-
toire pour récompense, parce qu'ils sont modérés et que leurs
350
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
adversaires se laissent emporter à une folié ambition et à des
désirs immodérés. Nous sommes des hommes purs, disent-ils:
la faveur des dieux sera donc pour nous. Mais ils semblent dou-
ter de cette faveur même, puisqu'ils invoquent, en plus du
secours divin, des espérances humaines et positives.
Le.s Athéniens se moquent intérieurement d'une confiance si
exagérée et si frivole ; néanmoins, ils veulent bien condescendre
àdiscuter, mêmesur ce point, avec les Méliens et leur montrer que
les secours divins ne manqueront pas non plufe à Athènes : « Nous
né craignons pas, disent-ils, que la protection divine nous man-
que ; car nous ne recherchons ni ne faisons rien de contraire aux
sentiments religieux ou aux prétentions humaines. Nous esti-
mons que, par une nécessité de la nature, les dieux, selon les
conjectures, et les hommes, comme on le sait pertinemment, ont
une égale tendance à dominer, ceux-là dans Tordre des idées,
ceux-ci dans le cercle des réalités. Cette loi, ce n'est pas nous qui
l'avons faite ni appliquée les premiers ; nous l'avons trouvée éta-
blie, et, après nous, elle subsistera à tout jamais. Nous ne faisons
qu'en user, bien convaincus qu'à notre place ni vous ni personne
n'agirait autrement. Ainsi, pour la faveur divine, nous n'avons
aucun motif de nous en croire déshérités. »
Pour les délégués athéniens, c'est donc la force qui remporte
toujours et partout, même dans le monde divin. Seulement, ils
font une réserve, ou plutôt une distinction, qui nous laisse péné-
trer dans les idées de Thucydide. En ce qui concerne le monde
divin, nous ne pouvons former que des conjectures, des supposi-
tions; nous sommes obligés de nous en tenir à l'opinion, à cette
opinion si variable et si incertaine qui est créée par les poètes.
Ce serait donc une chose ridicule que de se laisser emporter à de
frivoles espérances, dont la réalité «st très incertaine, puisqu'elle
ne repose que sur une Soja, une opinion. Au contraire, quand il
s'agit du monde humain, nous savons par expérience que c'est la
force qui .toujours a finalement le dessus, c'est une vérité bien
établie, indubitable, àX^ôeta. En conséquence, les espérance»
fondées sur une telle vérité seront solides, certaines.
Ainsi Thucydide ne reconnaît en histoire qu'une loi, la loi de la
force, qui est l'explication dernière de tous les événements. Par
suite, on aurait tort de lui reprocher d'avoir donné une place si
étendue à un discours politique de celte importance. Si quelqu'un
s'étonnait de cette digression apparente chez un historien qui ne
sort jamais de son sujet et ne s'occupe que des événements, soit
pour les raconter, soit surtout pour les expliquer, il serait facile
de lui montrer que Thucydide ne s'est jamais moins écarté
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THUCYDIDE 351
de son sujet, bien plus, que ce discours est le centre môme de
son œuvre : car c'est toute sa philosophie de l'histoire qui s'y
trouve condensée.
D'ailleurs, si c'est Thucydide qui, en son temps, a exprimé
avec le plus de netteté cette idée de la force souveraine partout,
il n'est pas le seul à avoir indiqué cette loi. Nous la trouvons
chez Pindare lui-même, qui rapporte souvent les vieilles légen-
des, mais qui réforme quelquefois les croyances religieuses. Il
a écrit cette phrase caractéristique : « La loi qui règne sur
toutes choses, c'est que le plus fort l'emporte. » Et, quand on
replace cette phrase dans le passage d'où elle est tirée, on s'a-
perçoit qu'elle s'applique plutôt au monde divin qu'au monde
humain. Par conséquent, c'était une idée qui était devenue cou-
rante même chez les poètes. Thucydide la reprend pour l'ex-
primer avec plus de précision : il y ajoute ce mot, S6£a ; les poètes
prétendent que le monde divin est lui aussi gouverné par la
force, mais ce n'est qu'une opinion, une conjecture, et non pas
une certitude ; car nul ne peut savoir ce qui se passe chez les
dieux. Il est donc dangereux de se fier à n'importe quelle opinion,
en ce qui concerne les dieux, et, en particulier, à cette loi de
sainteté, d'après laquelle les dieux puniraient les peuples qui
dépasseut les bornes permises de l'ambition.
Ce dialogue, que Thucydide a placé au centre de son livre, est
d'une importance capitale, à cause du jour qu'il projette sur toute
la philosophie de son Histoire. Il est préoccupé, avant tout, par la
recherche des causes vraies, certaines, réelles et palpables, aux-
quelles tout se ramène. Le but de I historien est de trouver
quelles sont ces forces qui créent les puissances supérieures. La
morale n'en est pas exclue ; mais ce n'est pas, comme on se plai-
sait à le croire avant lui, uue force mystérieuse, c'est une force
qui agit de la même manière que les autres, et qui est tout aussi
positive : c'est une force non pas divine, mais humaine.
Voilà la philosophie de Thucydide, telle qu'elle est exposée
dans le dialogue entre les Méliens et les Athéniens : c'est la
même philosophie qui ressort de la lecture de tout son livre.
P. B.
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Les poètes français du temps
de la Révolution.
Goura de M. ÉMILE FAGDET,
Professeur à V Université de Paris,
Boucher (suite et fin).
Les mois de Janvier et de Février ne nous retiendront pas très
longtemps; car, si Janvier est encore assez bon, Février est déci-
dément un peu faible et sent la fatigue d'un long travail très
obstinément poursuivi.
Roucher commence par nous parler des tristes réflexions
qu'inspire le retour de la nouvelle année, lieu commun dont il
aurait certainement pu se dispenser. Là-dessus, sans transition,
et même avec une lacune qu'il laisse apparente, je ne sais trop
pourquoi, Roucher passe à Rousseau. Pourquoi cela? Roucher
n'en a pas donné la raison, et je ne puis la deviner. Rousseau
est né en juin, mort en juillet. Il aurait été mieux placé, il
me semble, au début du poème. Au lieu de s'adresser au soleil,
Roucher aurait dû, en commençant cet ouvrage sur l'évolution
des mois, invoquer Rousseau, l'amant de la nature. — Vient
ensuite un développement sur les beautés que l'hiver offre aux
regards des artistes, avec une digression sur l'hiver de 1709 ;
enfin, il y est question des pays du Nord, de la Laponie et de la
Scandinavie. C'est, eu somme, un de ces chants dont il n'y a rien
à dire, ni en bien, ni en mal.
Voici le pèlerinage au tombeau de Rousseau ; c'est une des
parties les plus belles du poème, avec un peu de déclamation,
comme toujours :
Où repose un grand homme, un dieu vient habiter.
Tu me l'as fait sentir, j'ose t'en attester,
Ile des Peupliers ; toi, qui m'as vu descendre,
Te demandant Rousseau dont tu gardes la cendre.
Oh ! comme à ton aspect s'émurent tous mes sens I
Quelle douleur muette étouffa mes accents !
Combien je vénérai, combien me parut sainte
L'ombre des verts rameaux qui bordent ton enceinte !
Cette île était un temple ; et, de mes tristes yeux,
Tandis que s'échappaient des pleurs religieux,
Rousseau, je crus, penché sur ton urne paisible,
ROUCHER
353
Sentir de la vertu la présence invisible.
Je crus ouïr ta voix : du fond de ton cercueil,
Ta voix de l'amitié m'offrait le doux accueil.
N'oubliez pas que Roucher, soit générosité de cœur, — ce que je
crois, soit habileté, et alors l'habileté est encore courageuse,
— a souscrit à la fameuse statue de Voltaire confiée à Pigalle
par M me de Necker et cachée aujourd'hui dans un recoin de
l'Institut.
Le passage sur les beautés de l'hiver est un bel exemple de
difficulté vaincue. Peindre le printemps ou l'été n'est pas difficile,
mais peindre l'hiver est d'un art plus délicat. Vous vous rappelez
le joli mot de d'Alembert, rapporté par Sainte-Beuve : « On a fait
des traités sur Y Amitié et sur la Vieillesse; on n'a pas besoin
d'en faire, et la nature se charge d'en faire, sur la Jeunesse et sur
l'Amour. » De même, le printemps se peint tout seul : pour l'hi-
ver, c'est autre chose :
Si je parcours des bois la sauvage étendue,
" La glacé à leurs rameaux rayonne suspendue ;
Je vois, dans le cristal de ces prismes brillants,
Se jouer du soleil les feux étincelants.
Je me crois transporté sur ces rives lointaines,
Où l'or pur enrichit le sable des fontaines :
Partout le diamant s'offre à mon regard surpris,
Et la terre se peint des couleurs de l'Iris.
Belles, ces jours piquants vous servent mieux encore.
D'un incarnat plus vif votre teint se décore,
Votre regard s'enflamme ; il nous parle d'amour :
11 donne aux doux plaisirs le signal du retour.
C'est d'un style agréable, fin et gracieux, du meilleur
xvm e siècle.
Le chant XII, je vous l'ai dit, est extrêmement faible. Roucher
se félicite d'approcher du but; il a couru un long chemin et res-
sent un peu de fatigue. Il n'en décrit pas moins la débâcle des
glaciers, les inondations ; puis il songe aux plaisirs de l'hiver,
parle naturellement de Terpsichore ; puis, très rapidement et
d'une allure assez agréable, il fait une espèce de palinodie : c'est
aux champs qu'est le vrai bonheur, même en hiver ; c'est le
moment où les paysans prennent un peu de repos ; ici, il place la
description d'un mariage champêtre, qui est agréable, sans rien
de particulièrement remarquable. L'épilogue, très brusque, nous
laisse croire que, pour une raison ou pour une autre, Roucher a
tourné court et abandonné son poème. Il vient de parler de la
rumeur belliqueuse qui se fait entendre des Pyrénées à la Volga,
et il termine par ces vers :
74
354
REVUK DES COURS ET CONFÉRENCES
Et moi, durant ces jours d'injustice et de guerre,
Oubliant tous ces rois qui désolaient la terre,
Heureux, je célébrais l'heureuse paix des champs :
Elle avait tout mon cœur. Les vœux les plus touchants
Attendrissaient pour elle et ma voix et ma lyre ;
Echo les entendit, Echo peut les redire.
Ah 1 jusques à la mort puissé-je conserver
Cet amour d'un bonheur si facile à trouver !
Des autres poèmes de Roucher je ne connais que Mgr Jules Léo-
pold, duc de Brunswick- Lunebourg , mort en 1786 en portant se-
cours aux victimes des inondations de l'Oder. Après une très
longue et très pénible entrée en matière, dans laquelle le poète
exprime son désir d'aller voir les lieux où son héros a trouvé la
mort, il passe au récit de l'accident; ses vers sont plats et
boursouflés. Il n'y a qu'à regretter que Roucher ait cru devoir
écrire ce poème. Je ne vous en lirai rien. J'aime mieux vous faire
un résumé des défauts et des qualités de ce poète, que les histo-
riens de la littérature n'ont pas toujours placé à son rang, que
moi-même j'estime davantage, depuis que je l'ai lu à haute voix
devant vous.
Roucher est emphatique, il ne sait pas être simple. Les beau-
tés, je ne dis pas de la négligence, car je n'y ai jamais cru, mais
de la simplicité, du style uni, de l'élégance sans affectation et
simple, ces beautés-là, il ne les connaît pas, et c'est ce qui fait
qu'on Ta soupçonné quelquefois de n'être pas sincère, de s'exci-
ter, de s'entraîner. Certes, il faut tenir compte de son origine :
le méridional est naturellement un peu hyperbolique. Il faut
donc « faire la soustraction» et dire que, bien qu'emphatique,
Roucher peut être sincère. Le lorrain Saint-Lambert avait le
défaut contraire : il était plutôt sec.
Cette emphase se retrouve dans un défaut un peu analogue, qui
est la déclamation philosophique. Le bon Roucher, par convic-
tion sans doute, à coup sûr par manque de goût, accepte tous les
lieux communs philosophiques de l'époque et les sème avec une
complaisance et une copiosité vraiment fatigantes, avec un man-
que de discernement tout à fait désobligeant. Voyez, par exem-
ple, le lieu commun sur les habitants des campagnes et les su-
perstitions dont iis vivent. Il y a au moins cinq ou six passages
de Roucher sur cette idée, qu'il aurait pu se contenter d'indi-
quer une fois. Tout le dix-huitième siècle a cru que les r eligions
n'étaient autre chose que des inventions d'hommes adroits, des-
tinées à retenir la foule dans le devoir et dans la pratique des
vertus utiles. Rien ne plaît davantage à certains lecteurs, qui
sont surtout historiens et cherchent dans un auteur les mœurs,
ROLCUEK
355
les idées, les préjugés et les erreurs d'un temps ; mais le critique
proprement dit, qui étudie une œuvre d'art, est fatigué, quand
ces documents, si précieux pour l'historien, se multiplient un peu
trop sous une plume légèrement inhabile.
Un autre défaut de Roucher a été signalé par Laharpe avec
beaucoup d'âpreté, et le sera par moi avec plus d'indulgence,
mais doit être relevé.
Roucher n'a pas le génie de l'enchaînement et de la suite : il
procède toujours par digressions, par morceaux séparés, qu'il a
recousus comme il a pu avec des transitions toujours pénibles. Je
tte^vous citerai qu'un exemple, qui est, à la vérité, fort amusant; et,
si je le cite, ce n'est pas parce qu'il est amusant, mais parce qu'il
est tout à fait caractéristique de la manière de Roucher. Je vous
en ai déjà donné comme un avant-goût en vous faisant le som-
maire du chant V, Il est évident que Roucher avait écrit, pour ce
chant-là, un morceau sur la pêche à la baleine et un autre sur
Beauvais et Jeanne Hachette. Ces deux sujets n'ont aucune ana-
logie, et pourtant Roucher veut les introduire dans le même
chant. Quelle transition pourra-Uil bien trouver? Il Ta trouvée
pourtant, et il faut avouer qu'elle est extraordinaire. Je vais
vous promener dans ce labyrinthe, en vous conduisant avec le (il
d'Ariane. De la baleine, Roucher passe aux baleines, et, de là,
aux baleines de corsets ; il proteste contre l'usage du corset :
Mais ces fanons grossiers, qui retiendraient captive
Et l'aimable jeunesse et l'enfance plaintive,
Ah ! rendez à la mer ce butin malheureux :
Nous n'avons su que trop, par un art désastreux,
En former des prisons où notre extravagance
D une taille naissante enchaînait l'élégance.
Barbares ennemis de nos propres enfants,
Ainsi nous attristions l'aurore de leurs ans.
Pouvaient-ils déployer dans leurs dures entraves
Cette aimable gaité, qui fuit loin des esclaves?
Insensés! nous pensions leur prêter des appâts ;
Et, pour les embellir, nous hâtions leur trépas !
Là-dessus, Roucher songe à Rousseau, qui a interdit l'usage du
corset :
Et vous qui, désormais,
Verrez en liberté vos jeunes charmes croître,
Belles, pardonnez-lui, si, trop sage peut-être,
Il borna votre gloire, et, d'une austère main,
De la célébrité vous ferma le chemin...
Ainsi Rousseau, ennemi du corset, a droit à la reconnaissance des
femmes; il y a droit bien qu il ait dit du mal d'elles, en leur
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
défendant d'être des femmes savantes et des femmes auteurs : ce
contre quoi Roucher proteste ; car, pour lui, les femmes sont ca-
pables d'acquérir de la gloire, exemple Jeanne Hachette..., et
nous voilà ainsi à Beauvais!
J'ai choisi cet exemple comme étant le comble du mauvais
goût ; mais il faut avouer qu'on en trouverait beaucoup d'autres,
moins bizarres peut-être, mais aussi peu naturels.
En outre, Rojicher aime les périphrases obscures, entortillées
et prétentieuses; comme c'est un de ces défauts qui renaissent
toujours, il ne faut pas craindre de le signaler.
Roucher parle quelque part
On trouverait, au dix-huitième siècle, vingt périphrases au moins
destinées à désigner ce « vorace animal ».
Ailleurs, il est question des abeilles; Roucher sait très bien que
la véritable reine de la fuche, c'est la mère, la seule qui p< nde et
qui ait pour ainsi dire le dépôt des générations successives.
Pour exprimer cette idée, il va chercher le tour suivant :
De même encore, quand il s'agit de l'huître. Les poètes mo-
dernes disent tout simplement l'huître ; écoutez Roucher :
L'amour pénètre encor de sa féconde haleine
Le peuple que des eaux nourrit l'immense plaine.
Le poisson, dont le toit borde le lit des mers,
S'ouvre, et, deux fois le jour, reçoit les flots amers ;
Qui sur un roc mousseux, sa demeure chérie,
Tel que les végétaux vivant sans industrie,
Réunit toutefois le double sentiment
Et d'épouse et d'époux, et d'amamte et d'amant,
Entr'ouvrant aujourd'hui l'écaillé qui l'enferme,
De sa postérité laisse échapper le germe.
Cela signifie, tout simplement, que l'huître est hermaphrodite.
Vous y êtes? Tant mieux pour vous, — a l'air de dire l'auteur.
Roucher a aussi des platitudes en très grand nombre, et des
préciosités qui rappellent Gentil-Bernard et Dorât, mais qui, chez
lui, ont moins d'élégance et de grâce; voici, par exemple, une fin
de couplet où il s'agit du ver, qui, après s'être fait un cocon, l'hu-
mecte et l'ouvre, puis s'envole papillon :
Du vorace animal qui s'engraisse de glands.
L'abeille à qui son sexe a mérité le trône.
De langueur accablé, quatre fois il s'endort;
Mais, sorti quatre fois des ombres de la mort,
Il reparaît, vêtu d'une robe nouvelle :
Telle à chaque printemps, Myrthé renaît plus belle.
ROUCHER
357
Il y a aussi, dans Roucher, des impropriétés assez fortes, que
Laharpe a vertement relevées: «Dans sa première excursion,
dit-il, l'auteur nous raconte ses étranges aventures, lorsqu'il
voulut voir de près les cerfs. Son indiscrétion déplaît à l'un de
ces animaux, dont il se trouve si près
Le cerf n'avait pas, comme on voit, beaucoup de chemin à faire
pour l'atteindre : du premier bond, il devait être sur lui. Cepen-
dant voici la suite du récit :
Le cirque est ici l'enceinte où sont rassemblés les cerfs et les
biches, et le théâtre rie leurs amours. Ainsi Roucher est sorti
de cette enceinte en fuyant devant le cerf, l'y a ramené de nou-
veau, et a encore eu le temps de monter .triomphant sur un cor-
mier: ce qui prouve qu'il court plus vite qu'un cerf, et qu'il
grimpe comme un singe. Cette espèce de fiction me semble plus
gasconne que poétique... »
Tout le passage incriminé est, en effet, d'une parfaite impro-
priété; mais je crois surprendre Laharpe en erreur volontaire
sur ce souffle imprudent. En effet, en critique méchant, Laharpe
prend les mots dans leur sens propre, et, pour lui, souffle égale
respiration. Or Roucher veut dire qu'il a toussé; il a donc pu
révéler sa présence au cerf sans être tout près de lui. Voilà le
danger de la périphrase, et pourquoi il faut parler proprement,
comme disaient les gens du xvn e siècle.
Sur les très grandes qualités de Roucher, je n'ai pas à insister
longuement. Il a un très bon fonds de science solide et très ac-
tuelle. Laharpe lui reproche d'avoir, à plusieurs r éprises, dans
son poème, rappelé les mythes solaires et considéré la mythologie
comme une application des idées des anciens sur les révolutions
du soleil. Loin de l'en blâmer, nous l'en féliciterons. Roucher a
lu les ouvrages de Pluche, de Boulanger, etc.. et il a eu raisori.
Les mythologues modernes, à la fin du xix e siècle, sont revenus
de cette explication trop unitaire; mais, enfin, elle a été en hon-
Au point de vue littéraire, Ruucher a le mérite d'avoir hasardé
des coupes toutes modernes. Plus on va, plus on s'aperçoit que
la coupe moderne remonte très haut : elle était usitée, mais très
Qu'un souffle imprudent de sa bouche échappé
Décèle sa présence au cerf.
Soudaia il vole à moi; je me livre à la fuite ;
Et bientôt, sur mes pas ramenant sa poursuite,
Au cirque de nouveau je rentre le premier,
Et, triomphant, m'élève au faîte d'un cormier.
neur pendant cent cinquante ans.
358
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
rare, au xvn e et au xvui e siècle. Savez-vous d'où elle vient? Car,
enfin, il faut bieu rendre justice à ceux qui y ont droit. La coupe
libre nous vient de Delille, qui, traduisant Virgile, dont les coupes
sont très variées, s'esl efforcé de rendre ces effels-là. Ghénier
surtout a songé à la risquer dans des œuvres originales ; mais,
en même temps, Roucher s'en était parfaitement avisé: il avait
fait la même observation et usé de la même pratique. Hugo a
donc eu tort de dire :
Ce grand niais a été disloqué longtemps avant 1830.
Je ne vous dirai pas que Roucher a un très grand sens de la
période poétique : vous l'avez constaté vous-mêmes, et c'est cela
surtout que la lecture à haute voix m'a tout à fait révélé. Il aime
la période musicale, qui se déroule avec nombre, avec harmonie
et dans une juste proportion. Et, quand il arrive que son goût
pour l'emphase et son sens de la période poétique s'unissent, et
pour ainsi dire convergent, Roucher nous donne déjà quelque
chose de ce qui sera plus, tard la période romantique. Or la vérita-
ble originalité pour un poète, c'est d'avoir les qualités du siècle
qui suivra.
Roucher a encore tenté le renouvellement d'archaïsmes très
savoureux. Une fois de plus, Laharpe fait preuve, à ce propos, de
courte vue : « Les vieilles épithètes de nos vieux poêles sont
aussi une des richesses que Roucher se glorifie de déterrer. Vous
avez déjà vu les rocs neigeux ; vous verrez chez lui des tapis
mousseux, des tonneaux vineux, des taureaux meuglants, elc. La
mousse ne déplaît nullement dans une peinture champêtre, et
mousseux au contraire n'est rien moins qu'agréable: il ne faut
qu'un tact très commun pour en sentir la raison. Boileau a dit les
campagnes vineuses des Bourguignons, mais dans un genre qui
admet le familier, et je suis sûr qu'en aucun genre il n'aurait dit
dos tonneaux vineux, qui est une espèce de baltologie du dernier
ridicule. »
Il ne faut pas blâmer Roucher d'avoir été curieux de vieux
poètes; là aussi, il est précurseur, car une des bonnes idées du
romantisme a été de renouveler la langue décolorée et desséchée
du xviiie siècle, et de la renouveler par le néologisme sans doute,
mais surtout par les archaïsmes intelligents : c'est sur ce point
que porteront tous les efforts de Nodier, dé Courier el des autres
romantiques.
J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin.
A. B.
Les discours judiciaires de Gicéron.
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à V Université de Paris.
La préparation de l'affaire.
Dans les leçons précédentes, et principalement dans les deux
dernières, nous avons recherché à quelles considérations obéis-
sait Cicéron dans le choix de ses clients. Nous avons vu que les
raisons de son choix pouvaient se répartir dans deux classes
principales : les raisons personnelles et les raisons politiques.
Cicéron plaide, soit que l'amitié l'y pousse, ou la reconnais-
sance, ou la simple vanité, ou un intérêt quelconque qui le tou-
che, lui, uniquement ; soit encore que les circonstances politiques
ou la volonté impérieuse d'un maître le lui ordonnent.
Poursuivons, à présent, notre enquête, et, après avoir vu com-
ment il choisit son affaire et son client, voyons comment il se
comporte, à l'égard de ce client, comment il étudie la cause,
comment il prépare son plaidoyer.
Quintilien, dans son ouvrage de VInstilution oratoire, rempli
qu'il est de réminiscences de Gicéron, admirateur qu'il est aussi
du grand avocat des derniers temps de la République, se plaint
des orateurs qui ne préparent point leurs causes. C'est que, pour
lui comme pour Cicéron, l'éloquence est le fruit d'un travail
constant et pénible, plutôt que d'une brillante improvisation.
Sans doute, la faculté d'improviser, ex tempore dicendi facullas,
est nécessaire à l'orateur: « Quiconque désespérera de l'acquérir,
dit Quintilien dans son fameux X e livre, fera bien de renoncer à
la profession d'avocat, et de tourner vers un autre but le talent
d'écrire qu'il peut posséder... En effet, mille circonstances
imprévues et subites peuvent forcer à plaider sur-le-champ...
Qu'une de ces circonstances survienne dans une de ces causes
qui intéressent, je ne dis pas un citoyen innocent, mais un ami,
un proche, l'avocat restera-t-il muet quand son client implo-
rera le secours de sa voix, soùs peine dépérir si cette voix ne
360
BEVUE DES COUHS ET CONFÉRENCES
se fait entendre à l'instant même?... Que sera-ce, lorsqu'il
faudra répliquer à un adversaire? Car, souvent, nous nous trom-
pons dans nos conjectures, et tel point contre lequel nous avons
écrit n'est plus celui que nous avons à réfuter ; toute la cause a
changé de face... » (Instituiio oratpria, X, 7). Il faut donc être
capable d'improviser.
Mais, d'abord, cette improvisation est le fruit de l'étude et la
plus ample récompense d'un long travail : « Maximus vero stu-
diorum fructus est, et velul prœmium quoddam amplis simum longi
laboris, ex tempore dicendi facilitas, (/rf., X, 7, au début.) » Pour
l'acquérir, il faut s'habituer à préparer consciencieusement toutes
ses causes, à parler sur des matières bien étudiées : la facilité
naîtra de cette habitude. Voyez ce que dit Quintilien, un peu plus
loin, dans le même chapitre:
« Qui serait assez fou pour plaider une cause qu'il n'aurait
point étudiée? Je sais que certains déclamateurs ont la misérable
gloriole, perversa ambilio, de vouloir parler sans préparation,
sur le premier sujet qu'on leur donne ; il en est même qui pous-
sent la frivolité et la jactance jusqu'à demander par quel mot on
veut qu'ils commencent. Mais, en se jouant ainsi de l'éloquence,
l'éloquence se rit d'eux à son tour, et, en voulant passer pour
habiles aux yeux des sots, ils ne passent que pour des sots aux
yeux des habiles, qui slullis videri erttditi volunt, stulti eruditis
judicantur. »
Et, ailleurs, on voit Quintilien classer de la façon suivante les
avocats qui ne préparent point leurs causes : ce sont d'abord les
vieux praticiens, qui ont des développements tout prêts, des
lieux communs tout faits, appropriés aux diverses catégories
d'affaires, qu'ils servent aux juges, sans scrupule, et qu'ils ne
cherchent pas à rajeunir et à renouveler, tant ils ont d'indiffé-
rence. D'autres ne préparent rien par vanité pure : ils déclarent
qu'ils auraient fort à faire, s'ils voulaient étudier en conscience
les causes qu'on leur confie : ils en ont de si importantes et de si
nombreuses ! Ce sont ceux qui, par un souci de réclame, veulent
avoir l'air occupés, plus occupés surtout qu'ils ne sont en réalité.
En troisième lieu viennent ceux qui, par coquetterie, font exprès
de ne pas préparer, pour faire admirer du public leur talent d'im-
provisation : ceux-là, nous les avons vus déjà caractérisés par
Quintilien. dans la citation ci-dessus du livre X. Enfin, il y a les
paresseux, ceux qui ne veulent pas se donner de mal, qui char-
gent quelque secrétaire de préparer plus ou moins bien la cause
à leur place, de rédiger un mémoire qu'ils liront ensuite eux-
mêmes à l'audience, tout comme s'ils l'avaient écrit en personne.
LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
361
Or, au temps de Cicéron comme au temps de Quintilien, ces
diverses catégories d'avocats existaient: il y avait les praticiens,
qui plaidaient sans rien connaître de la cause, sans étudier au
préalable le fond des affaires; vieux routiers, déclare Cicéron,
veteratores, et vieux routiers braillards, robulœ. Voyez, par exem-
ple, dans le Brutus, comme il s'en prend à leur manière (Brutus,
§§ 180 et 226 ; comparer avec de Oratore, I, 46, 202, et Orator,
15, 47). Après eux viennent les vaniteux, qui prétendent, comme
il est dit dans le de Oratore, être surchargés de besogne et avoir
besoin de « voler » d'une cause à une autre. Il y a aussi les co-
quets, qui veulent passer pour des orateurs habiles et brillants,
enfin les paresseux, qui, comme Hortensius, se préoccupent de
moins en moins de leurs affaires, et préfèrent donner leurs soins
^t leur peine aux poissons de leurs viviers plutôt qu'aux clients
malheureux qui remettent leurs causes entre leurs mains (De
Oratore, II, 24 sqq.).
Or Cicéron n'appartient à aucune de ces quatre catégories
d'avocals: il avait beaucoup d'affaires ; la liste des plaidoyers qui
nous restent et les titres que nous avons des plaidoyers perdus
suffisent à le prouver. Il avait beaucoup de facilité aussi : ses
discours et ce que nous savons par ailleurs de son talent en sont
un gage. Malgré ces dons heureux et la situation exceptionnelle
qui lui valait tant de causes, Cicéron n'a jamais négligé de pré-
parer les affaires qu'on lui soumettait.
Retenons, en effet, son propre témoignage du Brutus. On sait
qu'à la fin de cet ouvrage, il fait l'histoire de sa propre éduca-
tion d'orateur et en vient, par conséquent, à parler çà et là non
seulement de ses premières éludes et de ses exercices, mais
aussi de ses premiers plaidoyers. V Ii nous déclare qu'après le pro
Sex. Roscio, qu'il plaida avec un si grand succès (1) en l'année 80,
il s'occupa d'une série de causes avec une telle ardeur qu'il y
passait presque ses nuits : « Itaque prima causa poblica pro Sex.
Roscio dicta tantum commendationis habuit, ut non ulla esset
quse non digna nostro patrocinio videretur. Deinceps inde multœ,
^quas nos diligenter elaboratas et tanquam elucubratas affereba-
rnus. » (Brutus, 90, 312, fin.) Reportez-vous aussi à l'exorde du
pro Quinctio, si intéressant au point de vue qui nous occupe :
pour certaines raisons que Cicéron expose, il a élé obligé de
(1) Sur ce succès, voyez encore VOrator, 30, 107.
362
REVUE DUS COURS ET CONFÉRENCES
plaider un peu au pied levé ; or il s'excuse, en honnête avocat,
de n'avoir pas eu le temps d'étudier l'affaire à fond.
Il est vrai que les affirmations contenues dans ces textes
peuvent, a bon droit, paraître suspectes. Encore convient-il
d'observer que Cicéron se fait gloire de son zèle d'avocat dans
un ouvrage destiné à la publication et publié en effet ; s'il avait
menti, il aurait pu encourir des critiques, et la peur de ces criti-
ques, à elle seule, a pu l'empêcher de mentir. Du reste, l'étude
même de ses plaidoyers montre que Cicéron connaît toujours à
fond les causes qu'il plaide : il est toujours plein de son sujet.
Son discours est le résultat d'une préparation méthodique et
intense; il n'est pas jusqu'aux détails les plus menus, jusqu'aux
dessous les plus cachés de l'affaire qui ne lui soient connus et
dont, à l'occasion, il ne sache tirer profit. Il y a donc lieu de
rechercher comment il a préparé ses causes.
Cette tâche nous est singulièrement facilitée par l'ouvrage de
rhétorique intitulé le de Oralore, qu'il composa vers la fin de sa
vie. Il est facile de voir que, dans cet ouvrage, Cicéron ne nous
donne pas des leçons de rhétorique d'après ses maîtres, mais
qu'il résume les conclusions de son expérience personnelle. Les
maximes qu'il y soutient sont ses propres habitudes, ses propres
pratiques. Il les a mises à l'épreuve avant de les prêcher, et il ne
les recommande pas aux futurs orateurs sur la seule foi de ses
anciens maîtres. Mais, dira-t-on, ce n'est pas Cicéron, mais
d'autres personnages qui prêchent ces maximes. 11 est vrai, en
effet. Seulement, il convient de remarquer que c'est par pure
fiction littéraire, par un procédé d'exposition renouvelé d'Aristote
ou de Platon, qu'il met ces idées dans la bouche d'Antoine, de
Crassus, de Q. Mucius Scaevola ou de G. Aurelius Cotta. En réalité,
ses personnages sont, en quelque sorte, des incarnations de
Cicéron; celui-ci leur fait dire moins ce qu'ils auraient dit que
ce qu'il pensait lui-même.
Voyons donc, autant que possible à l'aide de ce traité du de
Oralore, comment Cicéron prépare sa cause. Nous distinguerons
dans cette étude :
1° La préparation générale de la cause ;
2° La préparation spéciale du plaidoyer;
3° La préparation de l'audience.
1° La préparation générale de la cause.
Naturellement, cette préparation varie suivant la nature de
LES DISCOURS JUDICIAIRES DK CICÉRON
36S
l'affaire. Si l'avocat joue le rôle d'accusateur, son travail de pré-
paration est plus compliqué et plus difficile que celui du défen-
seur : voyez à ce sujet, par exemple, la peine que prend Gicéron
lors de l'accusation de Verrès. Je vous ai résumé, la dernière fois,
les faits essentiels du procès ; je n'y reviens pas et me contente
de rappeler que Cicéron avait demandé un espace de temps de
cent huit jours pour la préparation de l'affaire et pour l'enquête
qu'il se proposait de mener sur les lieux, en Sicile même. Il y mit T
il est vrai, moins de cent huit jours, mais ce fut à force de fati-
gues et de surmenage. D'ailleurs, il n'arriva au bout de son en-
quête qu'après cinquante jours de courses à travers le pays. C'est
déjà là un chiffre respectable. — Lors même que l'avocat ne
joue pas le rùU d'accusateur, sa tâche est longue et pénible ;
celte longueur et cette difficulté varient, si l'affaire est une affaire
de droit privé ou de droit criminel, s'il s'agit, par exemple, d'un
mur mitoyen ou d'un crime. — Pour les causes criminelles elles-
mêmes, le travail de préparation est de longueur variable : s'il
est question d'un empoisonnement qui a eu lieu dans un tout
petit village, la préparation est beaucoup moins absorbante
que s'il est question du meurtre d'un personnage connu, d'un
homme politique. Il est évident que le pro Cluentio n'a point
occupé l'orateur au même point que le pro Milone. Si compliquée
que soit une, affaire particulière, les dessous en sont toujours
moins obscurs, les intérêis engagés y sont toujours plus faciles
à démêler que dans un procès politique, intéressant la nation
romaine tout entière. Mais la difficulté ne fait que varier en degré
d'une cause à l'autre ; elle existe dans toutes, plus ou moins
grande, cela est certain, cependant toujours réelle. Il faut donc,
pour toute cause, une préparation générale.
Comment procède donc Cicéron? Sa méthode est bien simple :
il fait venir chez lui son clieut et il le prend à part dans une
chambre, s'y enferme avec lui, pour qu'il ne soit pas intimidé.
Là, il le fait parler et il l'interroge. Si le client est intelligent,
son récit est clair et instructif pour l'avocat. Mais souvent, c'est
un paysan, peu habitué à parler. Il raconte un roman, il remonte
au déluge, et, reprenant ainsi les choses de très loin, il mêle à
son récit des anecdotes, il fait des digressions. Même en ce cas,
Cicéron tient pour utile de le laisser aller : il supporte tous ses
commérage?, tous ses bavardages. A certains moments, le client
a l'air de s'apaiser : alors Cicéron l'excite, lui fait des objections,
feint de croire que son récit est mensonger, arrangé pour la
circonstance. Pour se défendre, le client reprendson récit; piqué
qu'il est par l'objection et par la défiance de l'avocat, il ajoute
364
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de nouvelles preuves aux précédentes; il dit qu'il les avait
oubliées tout à l'heure et il les met en valeur à présent, en les
présentant sous le jour qui lui est le plus favorable {De Ora-
tore, II, 24).
Or qu'arrive-t-il, après cette conversation d'une heure ou de
plusieurs heures, si pleine d'abandon et de passion? Il arrive
que Cicéron connaît admirablement tous les éléments matériels
de l'affaire. Quand il a fait ainsi parler son client sans témoins,
pour qu'il puisse s'expliquer plus librement, quo liberius loqua-
tur, et qu'il Ta forcé en quelque sorle à plaider sa cause propre,
en plaidant lui-même la cause de la partie adverse, il se trouve
avoir entre les mains tous les détails qui lui sont nécessaires
pour la composition de son discours. Il connaît les faits, les per-
sonnes qui, de près ou de loin se trouvent mêlées au procès, les
témoins à charge ou à décharge qui sont susceptibles d'être
produits; il connaît aussi toutes les pièces écrites, les contrats,
et, s'il y a lieu, les livres de comptes du client*; bref, il sait tout
ce qu'il a besoin de savoir. De plus, il connaît aussi les élé-
ments moraux du procès : le client s'êst découvert à lui, au
cours de la conversation, avec son caractère; il a dévoilé ses
antécédents ; il a fait connaître sa famille, ses enfants, ses
voisins, ses parents. Bref, il a fait devant Cicéron, inconsciem-
ment, sans s'en douter, tout un petit tableau psychologique,
dont l'avocat saura user au bon moment.
Voilà la méthode que Cicéron recommande par la bouche
d'Antoine, au livre 11 du de Oratore. C'est, comme on le voit, une
méthode naturelle et fort simple. Si simple même, qu'on en
arrive à se demander s'il y avait lieu de l'insérer dans un
traité de rhétorique, mieux encore de s'en faire honneur et
presque d'en tirer vanité. En réalité, la chose ne doit pas nous
étonner autant que cela. A cette date, aucun avocat presque
n'employait cette méthode. La plupart d'enlre eux arrivaient au
forum au sortir des écoles de rhétorique : là, ils avaient appris,
non pas à étudier psychologiquement une cause, mais à l'étu-
dier en elle-même au seul point de vue oratoire, à voir les pro-
cédés à employer parmi ceux qui étaient catalogués dans les
manuels scolaires. Cicéron a une pratique bien différente, et
c'est pour cela qu'il insiste sur l'utilité de sa méthode. Quinti-
lien, à son tour et après lui, y insiste, aussi, et, dans son Insti-
tution oratoire, il la recommande avec chaleur.
2° La préparation spéciale du plaidoyer.
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LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
365
Il ne suffit pas d'avoir ainsi préparé l'affaire d'une manière gé-
nérale. Ilfautmeltre en œuvre les différents éléments, matériels ou
moraux, que l'entretien avec le client a révélés à Cicéron, c'est-à-
dire préparer le discours lui-môme. Comment Cicéron s'y prend-il?
Quand êon client est parti, il se retrouve en présence d'une
foule énorme de faits, d'actes, de conventions, de contrats, de
beaucoup d'histoires aussi et de beaucoup de bavardages. Tout
cela forme un vérilable chaos. Le premier travail auquel il donne
ses soins est, après avoir congédié le client dont il n'a plus que
faire et après qu'il est demeuré seul dans son cabinet, de procéder
à un triage, k cet effet, il se place successivement au point de vue
de divers personnages et il se demande ce que chaque fait vaut
aux yeux de chacun d'eux. « Quand le client s'est retiré, dit-il
dans le de Oratore encore, au même chapitre (II, 24), je me charge
de trois rôles différents, et, avec la plus rigoureuse impartialité,
je me mets successivement à la place du défenseur, de la partie
adverse, du juge. S'il se présente quelque moyen favorable aux
intérêts de mon client, je m'y arrête et m'en empare ; j'écarte
au contraire et je rejette tous ceux qui seraient plus nuisibles
qu'utiles, qui locus est talis ut plus habeat adjumenti quam in-
commodi, hune judico esse dicendum ; ubi plus mali quam boni
reperio. id totum abjudico atque ejicio. » Voilà sa règle.
Au point de vue de l'avocat, du défenseur, il y a des arguments
inutiles ou nuisibles : ils sont à éliminer. D'autres sont propres à
instruire, à charmer, à toucher (rfocere, delectare, permovere) :
ceux-là, il faut les marquer d'un petit signe et les retenir.
Mais l'adversaire, à son tour, aura regardé les mêmes faits, les
mêmes pièces, et il les aura considérés sous un autre angle. Cela
impose à l'avocat. la nécessité de se supposer un instant l'adver-
saire, de se mettre à la place de l'accusateur. Certains arguments,
qui lui paraissaient tout à l'heure probants et décisifs, lui parais-
sent à présent dangereux ou tout au moins faciles à ruiner : il
les écarte sans hésitation.
Enfin, il examine au point de vue du juge les arguments qui
ont résisté à cette double épreuve. Il se dit : si j'avais à juger,
quel effet produiraient sur mon esprit ces faits ou ces pièces ?
Ceux ou celles qui ne concourent pas à laisser dans l'âme des
juges l'impression de solidité ou à faire naître en elle l'impression
d'agrément, qui est le résultat d'un bon plaidoyer, doivent être
délibérément laissés de côté.
On voit quelle critique sérieuse et approfondie fait Cicéron des
éléments divers de la cause. Le principe qui le guide dans ce
triage est qu'il vaut mieux encore ne pas être utile que nuire, ne
366
REVUE DES COUKS ET CONFËltENCES
pas prêter le flanc à l'objection de l'adversaire ou du juge que
d'apporter des arguments forts en apparence et destinés bientôt
à se retourner contre l'accusé. [De Oralore, II, 72.)
Mais le travail de préparation ne s'arrête pas là. Après le
triage éliminatoire, il faut procéder à la mise en œuvre de ce
qu'on n'a pas éliminé. Comment «ranger ce résidu de faits
caractéristiques et de preuves décisives?
II y a là, d'abord, une question de composition Les avocats se
reportaient d'ordinaire, pour l'arrangement de leurs discours, aux
règles cataloguées avec soin dans les traités de rhétorique. listes
appliquaient avec servilité et sans grande intelligence. C'étaient
pour eux de simples procédés. Cicéron, sans doute, ne méprise
pas ces règles qu'il avait apprises dans sa jeunesse, comme les
autres; il en prend ce ô^u'il est légitime d'en garder.; il suit tou-
jours certains principes de la rhétorique classique. Avant tout, il
veut que le discours ait de l'unité et qu'il réponde, selon la termi-
nologie scolastique, à 1' « étal de la cause », slatus causœ. Qu'en-
tend il par là ? Il nous le dit dans les Topiques, au chapitre xxv :
« La réfutation de l'accusation, par laquelle l'inculpation est
repoussée, se nomme en grec axàat<;,et les Latins peuventl'appeler
hiatus: c'est, en quelque sorte, le terrain sur lequel se pose la
défense, quand elle s'apprête à repousser l'attaque, in quo
primum insistit quasi ad repugnandum congressa defensio. Il s'agit
donc de bien poser la question : < r, elle peut se poser de trois
manières différentes. Voyez, à ce suje', le chapitre xxix des Par-
iitions oratoires :
« Il y a, dans toutes les causes, trois moyens généraux de dé-
fense; et il faut en avoir au moins un, si l'on ne peut en avoir
davantage. Car il faut, dans la défense, ou nier 1e fait qu'on nous
reproche, ou, si on l'avoue, nier qu'il ait la gravité qu'on lui prêle,
ou qu'il soit ce que l'adversaire prétend ; ou enfin, si vous ne pou-
vez nier ni le fait, ni le caractère qu'on lui prête, il faut nier qu'il
se soit passé comme on le dit, et soutenir que la conduite de l'ac-
cusé est légitime ou du moins excusable. Ainsi le premier état de
cause (status causœ) doit se traiter en quel fue sorte par conjecture,
le second par une définition descriptive ou étymologique; le troi-
sième par l'examen de ce qui est juste, droit, véritable, et de ce
qui ne peut être condamné par un homme.. . Le premier moyen de
l'accusé est donc la dénégation; le deuxième est la définition, par
laquelle on prouve que l'adversaire met dans le mot ce qui n'existe
pas dans le fait; la troisième est la justification, par laquelle, sans
contester ni le fait ni la nature du fait, on soutient qu'il est légi-
time... » Cicéron demande aux orateurs de choisir entre ces
LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÊRON
367
trois « positions de la cause », et, pour son compte, il obéit à la
prescription.
Le status causse une fois choisi, les arguments viennent en
foule à l'esprit de l'avocat. Il ne faut, parmi eux, prendre que les
meilleurs: « Il se présente en effet, dit Cicéron par la bouche
d'Antoine {de Oratore, II, 76), à ce moment, à notre esprit, une
foule d'arguments qui paraissent propres àt servir notre cause;
mais les uns sont si peu importants qu'ils ne méritent pas d'at-
tention ; d'autres seraient de quelque utilité, mais ils offrent aussi
des inconvénients, et l'avantage qu'on en peut tirer ne rachète-
rait pas le mal qu'ils peuvent produire. Si les arguments vérita-
blement utiles et solides sont en grand nombre, comme il arrive
souvent, je pense qu'il faut faire un choix, et négliger ceux qui
ont le moins de poids ou qui rentreraient dans d'autres plus
importants. Pour moi, quand je rassemble les preuves d'une
cause, j'ai pour habitude de les peser au lieu de les compter,
eqvidem cum colligo argumenta causarum, non iam ea numerare
soleo, quam expendere. »
Ces arguments, dans quel ordre faut-il les disposer? Certains
orateurs estimaient qu'on devait, dans un discours, arranger les
preuves de telle façon qu'il y eût un crescendo dans la convic-
tion : ils commençaient par les plus faibles et arrivaient insensi-
blement aux plus fortes. Cicéron n'est pas de cet avis. Consultez
sur ce point encore le de Oratore (II, 77); Antoine (c'est-à-dire
Cicéron) dit : « Je n'approuve pas la méthode de commencer par
les preuves les plus faibles... Il me semble, au contraire, qu'il im-
porte beaucoup de répondre le plus t6t possible à l'ai tente des
auditeurs. Si vous ne les satisfaites pas d'abord, vous rendez la
suite de votre tâche beaucoup plus difficile, et la cause est en
danger, lorsque les juges n'en ont pas une bonne opinion dès le
début. Produisez donc, en premier lieu, les arguments les plus
solides, pourvu toutefois que vous réserviez pour la fin ce que
vous avez de plus frappant. Quant aux médiocres (car les mau-
vais ne doivent trouver place nulle part), ils seront jetés dans la
foule et se perdront dans le nombre. »
Vient enfin rélocution. Sur ce point, Cicéron ne nous dit pas
comment il procède. On ne peut affirmer ni qu'il écrive ni qu'il
n'écrive pas. Probablement, il ne rédigeait pas à l'avance tous
ses développements : il y aurait eu à cela un danger, et un danger
grave: c'est qu'à l'audience il n'aurait plu* eu aucune liberté, il
aurait été asservi à ses notes, ce qui aurait fatalement donné à son
éloquence de la monotonie, en lui enlevant le mouvement et la
verve. Dans le pro Cluentio, il raconte devant les juges les mésa-
368
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
ventures arrivées à certains avocats, qui avaient trop soigneu-
sement écrit dans leur cabinet les développements entiers de
leurs discours. Cicéron s'en tenait pour son compte à une juste
mesure : il devait écrire les morceaux pathétiques; ce sont les
commentarii , dont nous avons parlé dans une de nos premières
leçons.
3° La préparation de l'audience.
Chez nous, cette préparation n'existe pas pour l'avocat. Dans
l'antiquité, au contraire, elle était de toute importance. Autour
du tribunal, en effet, comme nous le verrons prochainement plus
en détail, il y avait un public nombreux qui écoutait. L'avocat qui
plaidait avait intérêt à le composer. Les juges étaient des per-
sonnages éligibles, qui se laissaient influencer par les volontés
des électeurs : si l'avocat avait soin de composer la corona d'élec-
teurs amis, ceux-ci applaudissaient aux beaux passages et mani-
festaient leur sympathie pour l'accusé : les juges pouvaient-ils,
dans ce cas, rendre autre chose qu'une sentence d'acquittement ?
Pouvaient-ils, par vertu, déplaire à des électeurs qui les épiaient
et nuire ainsi de propos délibéré à leur propre ambition ? Cette
corona avait tellement d'importance pour Cicéron, qu'il se
trouvait intimidé le jour où il ne l'avait pas composée lui-même :
c'est ce qui lui arriva à l'audience du pro Milone. Ce jour-là, au
lieu des amis habituels, il y avait des soldats autour des balus-
trades du tribunal, c'est-à-dire un public hostile, qui ôta à
l'avocat tous ses moyens et qui fut la cause indirecte de la
condamnation de Milon.
Après l'auditoire, il faut préparer l'accusé: il importe qu'à
l'audience il prenne un air désolé et pitoyable, qu'il paraisse en
habits de deuil, lamentablement déchirés ; il faut aussi que sa
femme, ses enfants, ses amis, l'assistent et prennent pour leur
compte des visages de circonstance : à certains moments, il con-
viendra que tout ce monde se mette à pleurer; or, il faut aupara-
vant que l'avocat leur fasse la leçon et leur indique à quel signe
ils reconnaîtront que le moment est venu d'impressionner les
juges par leurs larmes. Enfin, il faut styler aussi les témoins qu'on
fera déposer; il faut qu'ils sachent dans quel ordre ils se succé-
deront et aussi ce qu'il conviendra qu'ils disent, ce qu'il convien-
dra qu'ils taisent. Or, il appartient à l'avocat de les initier à ce
rôle.
Ce n'est pas tout encore. L'avocat doit préparer pour l'audience
LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON
369
même toute une comédie de pathétique. Ou a, dans les discours
de Cicéron, des preuves nombreuses qu'il y donne ses soins per-
sonnellement. Dans le pro Cluentio, par exemple, à un moment
donné, il pleure sur les malheurs de l'accusé. Mais, pour que
l'effet ne fût pas manqué, il fallait absolument qu'au même ins-
tant l'accusé pleurât de son côté sur lui-même ; il était bon aussi
que ses amis éclatassent en sanglots. Cicéron s'écrie alors :
« Levez-vous! généreux amis ! » Cette parole était le signal con-
venu à l'avance pour pleurer. Il tenait à tous ces effets matériels
et convenus, parce qu'ils portaient sur les juges, et il les pré-
parait avec soin.
Voilà tout ce qu'on peut deviner sur la préparation des plai-
doyers, d'aprèé les discours mêmes et les traités de rhétorique
de Cicéron. La prochaine fois, nous entrerons avec Torateu r
dans l'enceinte du tribunal et nous l'y verrons à l'œuvre.
#
G. C.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à V Université de Paris.
La quatrième Provinciale annonçait une série nouvelle. Des
quatorze qui restent, les deux dernières marquent un retour aux
discussions dogmatiques et doivent, par conséquent, être considé-
rées à part. C'est donc un ensemble de douze lettres, formant un
faisceau solide, que nous avons à étudier. Mais, si Ton y regarde
de près, on s'aperçoit qu'une nouvelle subdivision s'impose : à
partir de la onzième, elles ne sont plus adressées à un ami de
province; ce ne sont plus, à proprement parler, des Provinciales.
Les destinataires, ce sont les jésuites en général, et, plus particu-
lièrement, le P. Ànnat, confesseur de Louis XIV. Autre différence :
jusqu'à la dixième, il était question du récit de conférences ficti-
ves faites chez les jésuites; or le bon Père est assez rudement
congédié à la fin de la dixième lettre ; lui parti, le ton change.
Dans les six lettres que nous mettons ainsi à part, Pascal
semble parler pour lui seul, il suit tranquillement le plan qu'il
s'est tracé. La onzième, au contraire, dès les premières lignes,
suppose la connaissance de réponses faites aux lettres anté-
rieures; elle est essentiellement une contre-réplique. Nous nous
occuperons donc, aujourd'hui, des lettres qui portent les numéros
5 à 10 inclus, écrites du 20 mars au 10 août 1656.
Notons d'abord — c'est une répétition voulue — que ce sont
des pamphlets, et que, si nous ne les considérons pas comme
telles, nous ne pourrons pas les comprendre. Or un pamphlet
ou, si vous voulez, une collection de pamphlets n'arrivera jamais
à constituer un traité dogmatique en forme, une réfutation mé-
thodique et complète d'un système quelconque. Pascal, attaquant
les jésuites, ne pouvait pas être complet; lui reprocher de n'avoir
pas tout dit, de manquer d'impartialité, ce serait une plaisanterie,
sinon une niaiserie. Veut-on apprécier la différence qui sépare
une Provinciale d'une réfutation dogmatique ? Il suffit de consi-
dérer La morale des Jésuites, extraite fidèlement de leurs livres
Suite de l'examen des « Provinciales ».
LES « PROVINCIALES »
371
(1667) par un docteur de Sorbonne, qui n'est autre que le docteur
Perrault, le frère des Perrault que tout le monde connaît. L'ou-
vrage comprend trois livres : le premier traite des principes du
péché, que la théologie jésuite établit et entretient ; le second, des
remèdes contre le péché, que cette même théologie abolit et
altère ; le troisième, des devoirs particuliers à chaque profession,
dont elle trouve moyen de nous dispenser. Et chaque livre se
subdivise, à son tour, en plusieurs parties avec chapitres et sous-
titres, etc.. Voilà une grosse machine de guerre, et c'est à elle
que Sainte-Beuve pensait, lorsqu'il écrivait que « la Morale des
Jésuites est aux Provinciales ce qu'est le Constitutionnel aux
petits pamphlets de P.-L. Courier ».
Un autre avantage du pamphlet, c'est que Fauteur, s'il a du
talent, peut en faire une œuvre d'art. Si les jésuites avaient su
lire les Provinciales, ils auraient vu tout de suite quel pouvait
être leur auteur : ce style gai, vif, alerte n'était ni d'un prêtre ni
d'un docteur, mais nécessairement d'un laïque et d'un écrivain
de génie: seul, un homme supérieur pouvait s'adre6ser avec tant
de confiance au juge souverain des œuvres d'art, au grand public.
Les jésuites ont supposé, quelque temps, que les Provinciales
étaient de Gomberville, comme si l'auteur de Polexandre et de tant
de romans en cinq ou neuf volumes était capable de propager ces
feuilles volantes, si fortes et pourtant si légères. Gomberville écri-
vit à un de ses parents pour se disculper : en vérité, ce n'était
pas nécessaire.
S'il fallait chercher parmi les littérateurs, on aurait dû songer
plutôt aux dramaturges de profession ; car les Provinciales sont,
par essence, « une ample comédie à vingt actes divers ». Nos six
lettres sont composées exactement de la même façon que les
œuvres dramatiques, et nous allons y trouver une action et des
caractères.
Et d'abord une action, c'est-à-dire une marche d'un point à un
autre. L'ensemble de ces six lettres forme bien un drame en
six actes, avec une exposition, un nœud, un dénouement.
Ce qui constitue l'exposition, c'est le tête-à-tête régulier de
deux personnages, le jésuite et l'auteur des Lettres. Il y avait, dans
les autres lettres, un troisième interlocuteur, celui que Montalte
appelle son second; mais il disparaît au début de la cinquième
lettre, où il joue, pour ainsi dire, le même rôle que la Nuit dans le
prologue d Amphitryon ou la Piété dans celui d'Esther. Il dispa-
raît parce qu'on n'a plus besoin de lui et aussi parce que son
jansénisme militant, qui éclate à tout propos, amènerait trop tôt
le dénouement que Pascal réserve soigneusement pour plus tard.
372
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Après son départ, l'auteur va, suivant son conseil, trouver un bon
casùiste delà Société. « C'est une de mes anciennes connaissances
que je voulus renouveler exprès ; et, comme j'étais instruit de la
manière dont il les fallait traiter, je n'eus pas de peine h le mettre
en train. Il me fît d'abord mille caresses, car il m'aime toujours,
et, après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps
où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le
jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai
donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me
faire violence ; mais, comme je continuais à me plaindre, il en fut
touché et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en
offrit, en effet, plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il
s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir
sans souper : « Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m'oblige souvent
à faire collation à midi et à souper le soir. — Je suis bien aise, me
répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans pé-
ché : allez, vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que
vous m'en croyiez, venez à la bibliothèque. »
Tel est le début de la pièce ; nous connaissons les interlocu-
teurs et le lieu de la scène.
Le nœud, c'est la suite des péripéties destinées à tenir en
éveil l'attention du spectateur : il craint, il espère, il aime, il
hait, il est fortement intrigué, il se demande comment tout cela
finira. Les péripéties sont, ici, admirablement ménagées. Vingt
fois Montalte est sur le point d'éclater, car ce qu'il entend l'in-
digne ;mais il se contient, il se laisse gronder, traiter de mauvais
chronologiste. Sa soumission affectée encourage le bon Père, qui
va de l'avant, et, de la sorte, les actes succèdent aux actes. Grâce
à la puissance évocatrice de Pascal, nous voyons véritablement
les hommes et les choses ; nous croyons être dans cette biblio-
thèque, au milieu de ces livres poudreux. A chaque instant, ce
sont des ruses pour faire en sorte que la comédie se prolonge :
l'intérêt croît d'acte en acte, de scène en scène, comme l'exigent
les préceptes des maîtres. C'est une gradation ascendante.
Voyons plutôt les sommaires que Wendrock a placés en tête de
chacune des lettres en question : 5 e lettre : le probabilisme dé-
truit les péchés au profit des jésuites ; 6 e lettre : l'Evangile, les
conciles et les papes annulés par les jésuites ; conséquences de
leur doctrine en faveur des bénéficiers, des prêtres, des religieux
et des domestiques ; 7 e lettre : il est permis de tuer pour la dé-
fense de l'honneur et des biens ; 8 e lettre ; maximes relatives aux
juges, aux usuriers, aux banqueroutiers ; 9 e lettre : facilités in-
ventées par les jésuites pour éviter tous les péchés ; 10* lettre :
LES « PROVINCIALES »
373
adoucissement qu'ils apportent au sacrement de la pénitence;
l'amour de Dieu rendu inutile.
Mais toute œuvre dramatique a nécessairement une conclusion,
un dénouement. Le dénouement de la dixième lettre est abso-
lument conforme aux prescriptions de l'art : « 0 mon père, lui dis-
je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on
ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre. —
Ce n'est pas de moi-même, dit-il. — Je le sais bien, mon père,
mais vous n'en avez point d'aversion ; et, bien loin de détester
les auteurs de ces maximes, vous avez de l'estime pour eux. Ne
craigaez-vous pas que votre consentement ne vous rende partici-
pant de leur crime? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge
« dignes de mort non seulement les auteurs des maux, mais
aussi ceux qui y consentent? » Il s'emporte et finit par ces mots :
« Ouvrez enfin les yeux, mon père ; et, si vous n'avez point été
touché parles autres égarements de vos casuistes, que ces der-
niers vous en retirent par leurs excès. Je le souhaite de tout mon
cœur pour vous et pour tous vos pères; et je prie Dieu qu'il
daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les
a conduits jusqu'à de tels précipices, et qu'il remplisse de son
amour ceux qui en osent dispenser les hommes. » Après quelques
discours de cette sorte, je quittai le père, et je ne vois guère d'ap-
parence d'y retourner. Mais n'y ayez pas de regret ; car, s'il
était nécessaire de vous entretenir encore de leurs maximes, j'ai
assez lu leurs livres pour pouvoir vous en dire à peu près autant
de leur morale, et peut-être plus de leur politique, qu'il n'eût fait
lui-même. »
Il n'y avait plus qu'à dire, comme le comique latin : Plaudite,
ou plutôt, car il y a de l'émotion dans ces dernières lignes : Iras-
cimini et même Maledicite !
La peinture des caractères n'est pas moins admirable. Pascal
n'a pas cru devoir chercher la variété. Il aurait pu faire interve-
nir des personnages étrangers, comme M me la Maréchale de...
et M me la Marquise de... ou encore tel ou tel père arrivant par
hasard dans la bibliothèque, ou appelé pour résoudre un cas par-
ticulièrement difficile. Pascal s'est interdit un tel procédé ; il a
voulu concentrer tout l'intérêt sur deux personnages : l'auteur et
son interlocuteur.
Gardez-vous bien de confondre l'auteur avec Pascal. Louis de
Montalte n'est pas Pascal. Pascal se donne un rôle, il se grime,
en sorte que ses sentiments intimes ne nous sont pas révélés.
Montalte, c'est un singulier mélange de simplicité apparente, de
finesse et de ruse, à l'occasion de perfidie. Sous les dehors de la
374
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
bonhomie et de la condescendance, il cache une haine impla-
cable et môme une véritable cruauté. Il a cependant, aussi, une
certaine modération et une délicatesse qui sent son gentil-
homme. Dans ce duel à mort, point de coups de Jarnac. Pas
une attaque contre les personnes ; il ne porte pas atteinte
à la vie privée des jésuites, à leur honorabilité, à leur mora-
lité ; il se contente d'allusions discrètes aux « ordures » des
casuistes. Perrault ne se croira pas obligé à tant de réserve.
Le jésuite est si admirablement représenté, qu'on se demande
s'il n'a pas été peint d'après nature. Ne serait-ce pas ce parent de
Périer, qui vint rue des Poiriers, à l'hôtel du Roi David, pour
avertir Périer que son beau-frère était soupçonné d'être Fauteur
des Provinciales ? Non, ce n'est pas un portrait, c'est un type, un
caractère, comme Tartuffe, comme M. Jourdain. Le bon Père de
Pascal, c'est le jésuite par excellence, non celui qui est dans les
grandes charges ou dans les honneurs, à qui ses supérieurs ont
confié la mission d'enseigner, de prêcher ou d'écrire. C'est le jé-
suite plébéien, unus e multis, confiné à jamais dans les emplois
subalternes. Il est niais d'une niaiserie béate ; il est heureux et
fier d'être jésuite ; il ne changerait pas sa place pour celle de
mousquetaire noir de Louis XIV ou de soldat du pape. Il est ce
jésuite auquel pensait Voltaire, quand, dans son Dictionnaire
philosophique, il rédigeait ainsi l'article Jésuite : « Jésuite, voyez
Orgueil. » Il est rempli de respect non seulement pour ses supé-
rieurs, mais encore pour le moindre des grimauds de la Com-
pagnie qui ont imprimé quelque chose. Tout ce qui vient des
jésuites est fait de main d'ouvrier. Aussi veut-il les faire con-
naître à tous, pour que tous les admirent. Il est bonhomme au
fond, mais incapable d'initiative ; c'est un instrument docile ou
un écho fidèle, et, quand survient l'éclat final, vous avez pu voir
qu'il se borne à risquer niaisement : « Ce n'est pas de moi-
même. » Voilà tout ce qu'il trouve à dire. Il n'est ni suffoqué ni
irrité de voir qu'il a été si longtemps bafoué et indignement
amené à tomber dans un traquenard. C'est vraiment le type du
moine subordonné, déprimé, annihilé par son obéissance cada-
vérique à une règle impitoyable, et, par là même, d'autant plus
dangereux.
Que dire, enfin, des traits comiques ou tragiques destinés à
provoquer le rire le plus franc, ou à faire naître en nous la
colère, l'indignation, la pitié ? Ils sont semés à profusion : je
vous signalerai, en particulier, l'histoire de Jean d'Alba, et l'ex-
ception si plaisante, faite en faveur des jansénistes, au droit de
tuer les calomniateurs.
LES « PROVINCIALES »
375
Ainsi, grâce à la fantaisie du pamphlétaire, les Provinciales sont
une œuvre dramatique dans toute la force du terme.
Mais elles ne sont pas cela seulement.
Pascal, s'attaquantà ce qu'il appelait la morale relâchée des jé-
suites, ne se proposait pas delà juger avec impartialité, mais bien
de la faire détester, comme antichrétienne, odieuse, franche-
ment immorale. Il était donc obligé de citer des docteurs jésui-
tes, ceux qu'il appelle les nouveaux casuisles. Mais ces docteurs
sont légion. Nous voyons, à la fin de la Lettre F, que Diana en cite
deux cent quatre-vingt-seize, « dont le plus ancien en est
depuis quatre-vingts ans. » Et rappelez-vous , aussitôt après,
cette interminable liste, qui fait dire à Monta lté, tout effrayé :
« 0 mon père, tous ces gens-là étaient-ils des chrétiens? » C'est
par centaines que Pascal aurait dû et pu étudier les casuis-
tes; mais il n'y a pas songé : n'ayant que quelques jours pour as-
sembler ses matériaux, les disposer avec ordre et les présenter
sous une forme littéraire, il a fait flèche de tout bois. Dès la fin
du xvi e siècle, on reprochait aux jésuites leurs doctrines de la
probabilité, des équivoques, de la restriction mentale : Pascal a
repris les arguments d'alors. 11 y a quelque chose déplus curieux,
et qui nous fait songer à Molière prenant son bien partout où il
le trouve, même chez Cyrano de Bergerac. L'archevêque de Ma-
lines s'était vu contraint, en 1653-54, d'agir énergiquement contre
les jésuites: il se plaignit amèrement aux cardinaux de l'Inqui-
sition des théories jésuites sur le jeûne, les offices, la simonie,
les parjures, etc.. Pascal, vous le savez, a reproduit ses exem-
ples. Sur les 27 propositions que l'archevêque jugeait condamna-
bles au premier chef, 12 ou 13 se retrouvent textuellement dans
les Provinciales, celles-ci entre autres : il est permis de tuer un
calomniateur, permis à un voleur de ne pas faire de restitution,
permis d'accepter un duel et de tuer celui qui vous a provoqué.
C'est le fond de l'argumentation de Pascal ; Pascal n'a donc pas
mis des jours et des jours à compulser les écrits des docteurs.
Et p >urtant, il y a quelque chose de nouveau dans les Provin-
ciales ; l'auteur a fait une véritable trouvaille : il s'agit du per-
sonnage qui va vivifier toutes nos Provinciales, d'un homme dont
le nom va cesser d'être exclusivement un nom propre et va, tout
comme celui de Tartuffe, donner naissance à des mots qui enri-
chiront la langue. Ce jésuite inconnu jusqu'alors — il n'en est pas
question une seule fois lors des polémiques de 1644 — c'est Esco-
bar, non le Révérend Père ou le Père Escobar, mais Escobar tout
court : c'est un ami, une vieille connaissance, et il faut à Pascal
toute sa politesse pour ne pas l'appeler « compère Escobar »
376
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Montalte dut être ravi de faire une si heureuse rencontre ; on
peut en juger par la façon dont il présente Escobar au début de
la Lettre V: « Je fus à la bibliothèque, et là, prenant un livre :
« En voici la preuve, me dit le bon Père, et Dieu sait quelle !
C'est Escobar. — Qui est cet Escobar, lui dis-je, mon père? —
Quoi ! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a
compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos pères, sur
quoi il fait, dans la préface, une « allégorie de ce livre à celui de
Y Apocalypse qui était scellé de sept sceaux ? » etc.
Pascal devait en être d'autant plus enchanté que c'était pour
lui le casuiste idéal. Escobar n'était pas de ceux qu'on déplace
péniblement, de ces énormes in-folio à couverture de bois ; il était
d'un maniement on ne peut plus agréable. Aussi Pascal eut-il
plus d'une fois recours à ce modeste in-8°, il le cite à tout propos,
il lui fait même — car il aime à payer ses dettes — ce que nous
appellerions en style moderne un petit bout de réclame... Voyez
plutôt le P. S. de la Lettre VIII. Escobar, dont le nom rime acci-
dentellement à Montufar, est aussi connu dès 1656 que Tartuffe
dix ans plus tard, avec cette différence toutefois qu'Escobar est
un homme en chair et en os, qui a soixante-sept ans en 1656, et
qui vivra jusqu'en 1669. Ce fut le plus intrépide des compila-
teurs : il a écrit plus de vingt volumes in-folio. C'était un honnête
homme, au fond, et de mœurs très pures ; il fut très chagrin,
quand il apprit, par la traduction de Nicole, quel genre de gloire
Pascal lui avait dévolu. Il n'en continua pas moins à compiler
avec une ardeur et une impudeur presque inconscientes...
Mais ses alliés étaient bien désorientés : durant six mois, ils
furent affolés, réduits à l'impuissance. La police ne réussissait ni
à saisir l'audacieux Montalte, ni à arrêter la divulgation de leurs
secrets. Enfin, au mois d'août, ils décidèrent de répliquer, et la
onzième Provinciale va inaugurer une nouvelle phase de la
lutte.
A.B.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à l'Université de Paris,
L'imagination novatrice.
J'ai distingué, jusqu'à présent, deux sortes d'associations
d'idées, qui s'opposent comme s'opposent la répétition et l'in-
vention. La répétition et l'invention s'opposent logiquement
comme deux contradictoires. Si les deux associations sont distin-
guées par ces deux caractères, elles sont donc irréductibles Tune
à l'autre. Il y a une association qui répète, une association qui
invente. Il y a donc deux associations opposées, si tant est que
l'idée générale d'association doive être conservée, ce qui est
discutable, une fois que l'opposition a été montrée aussi radicale,
aussi fondamentale.
Une association, étant donné que nous conservons ce nom
usuel, reproduit les contigus qui ont été déjà donnés; l'autre
association brise les contiguïtés passées et, de leurs fragments,
fait des touts nouveaux. Mais l'association de ressemblance est la
moins originale des inventions. Elle fait des touts, dont les deux
termes restent distincts pour la conscience ou pour l'esprit uni à
la conscience. Les deux termes d'une association de ressemblance
sont discriminés, à mesure qu'ils paraissent, c'est-à-dire qu'ils
sont déclarés un et un par une sorte de jugement implicite. Leur
analogie peut être reconnue, mais après coup. La plupart du
temps, l'analogie ou la succession des analogies, c'est quelque
chose qui passe inaperçu; la conscience subit cette succession
sans la dominer, sans en connaître la nature ou le principe. Si
l'association de ressemblance est une synthèse nouvelle, c'est
une synthèse généralement méconnue. L'originalité de cette
synthèse apparaît surtout dans ses résultats. Si l'on peut ratta-
cher l'activité intellectuelle et ses œuvres à l'association de res-
semblance comme à une source première, alors cette suite si
riche de conséquences manifeste non seulement la fécondité de
l'Association de ressemblance, mais sert aussi à faire bien voir
ce qu'est ce premier terme de l'intelligence. L'intelligence est
378
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
perpétuellement novatrice : son premier germe ne peut donc être
qu'une innovation d'ailleurs très simple, très élémentaire.
Montrons très brièvement sans anticiper sur une étude très
laborieuse à faire, quelles sont les conséquences de l'association
de ressemblance. Lorsque l'identité partielle ou totale des deux
termes associés est aperçue, dégagée, et lorsque, dégagée, elle est
l'objet d'une dénomination, elle est alors nommée par le verbe
être, par la copule est. On peut soutenir, et je l'essaierai, que le
jugement dont la formule est : A est B, n'est pas autre chose
qu'une association de ressemblance connue comme telle. Lorsque
les deux termes partiellement identiques, analogues, sont la ma-
tière ou l'objet d'un jugement, alors ils sont encore deux, mais
ils sont liés dans la pensée et dans le langage par le mot est. L'a-
nalogie des deux termes est manifestée par le lien verbal. Tl y a
deux termes et un jugement. La synthèse est alors évidente. A
fortiori, lorsque les termes semblables, après avoir été plus d'une
fois considérés ensemble, sont fondus en une idée générale, les
termes semblables ne font alors plus qu'un seul terme, leur
individualité ayant disparu. Le jugement et l'idée générale sont
des associations de termes semblables et, de même, la loi ; mais
celle-ci est une association entre des couples semblables de ter-
mes différents. Dans l'expérience, les semblables étaient séparés;
leur union est une œuvre originale de l'intelligence, c'est-à-dire
de la conscience. Ce que nous disons de ces synthèses intellec-
tuelles doit être dit de la synthèse plus simple qui lie les sembla-
bles, £ans les fondre en un tout unique, sans être même reconnue
en tant que synthèse ; l'association de ressemblance doit être
proclamée une innovation.
Mais l'imagination proprement dite, vulgairement appelée créa-
trice, et que nous dirons novatrice, est une invention d'un degré
supérieur. Sans doute, c'est une association moins féconde que
l'association de ressemblance; car, si l'on étudie au complet
l'imagination, on épuise la série de ses conséquences et ces
conséquences ne diffèrent pas sensiblement de son acte le plus
élémentaire. Ainsi, l'on peut et l'on doit étudier l'association de
ressemblance en ajournant l'étude de ses conséquences, qui sont
l'intelligence, tandis qu'on ne peut étudier l'invention sans
étudier ses conséquences, qui se confondent avec elle.
L'acte ou le fait d'imaginer constitue une seconde variété d'in-
vention supérieure à la première. En effet, si dans le tout imaginé
les éléments sont anciens, si l'ensemble seul est nouveau, s'il y a
dans le fait d'imagination novatrice innovation par synthèse
comme dans l'association de ressemblance, les éléments anciens
l'imagination novatrice
379^
forment un tout dont les éléments ne sont pas discriminés. Vous
voyez que, par là, l'imagination a l'avantage sur l'association de
ressemblance. Quand l'âme imagine, elle invente en sachant qu'elle
invente. Elle est môme tellement frappée de ce fait qu'elle s'en
étonne, et l'étonnement va souvent jusqu'à ridée de l'inspiration.
N'ayant pas constaté en elle d'effort créateur et constatant qu'elle
crée, l'àme croit que l'invention vient du dehors, qu'elle est ins-
pirée. Cela ne fait que prouver cette vérité, à savoir que, dans le
cas d'imagination, la conscience invente sans se dissimuler son
originalité.
Maintenant, analysons le fait avec précision, afin d'aboutir à une
conclusion psychologique rigoureuse ; précisons ce qui se passe
dans la conscience quand a lieu un acte d'imagination. On ne
peut comprendre cet acte qu'en le rapprochant de l'association
des idées et tout spécialement de l'association de ressemblance.
Pour bien analyser le fait de l'imagination novatrice, prenons un
exemple aussi simple que possible. Pour cela, il faut que le tout
nouveau ne soit composé que de deux éléments.
Cela a lieu parfois. Il y a peu d'années, on parla d'un tableau de
Corot, chef-d'œuvre de la vieillesse du célèbre paysagiste, qui
était mis en vente. Un critique d'art écrivait : « Ce tableau est une
« merveille; mais comment Corot l'a-t-il fait? Ces arbres sont des
« arbres de Ville-d'Avray; mais ce ciel n'est pas celui des envi-
« rons de Paris, c'est un ciel d'Italie, un souvenir des premières
« études de Corot. » Généralement les paysagistes sont très res-
pectueux de la nature. Ils choisissent un coin de la nature, selon
leur goût personnel; ils choisissent aussi le moment de la jour-
née qui leur plaît; mais, une fois ces choix faits, ils respectent
la nature. Ce tableau était une œuvre d'une exceptionnelle har-
diesse. Donc nous pouvons supposer un paysage fait de deux élé-
ments conservés dans la mémoire de l'artiste.
Supposons donc que l'œuvre de l'artiste soit composée d'une
rivière et d'un moulin sur cette rivière. Admettons que l'artiste
ait imaginé un tableau dont les deux seuls éléments composants
soient une rivière et un moulin, et qu'il ait fixé cette imagination
sur la toile. Quelle est l'origine de cette création? Un jour, l'ar-
tiste a vu une rivière (Ri) et à côté, sur cette rivière, un moulin
(Mi). Un autre jour, il a vu une autre rivière (Ri) et un autre mou-
lin (M2). Que pourra-t-il se passer ensuite dans sa conscience? 11
peut se rappeler Ri et M t ensemble, et c'est là une association de
contiguïté. Il n'y a là rien de nouveau. Mais il peut se faire qu'un
jour, Ri étant présent à la conscience, cette image soit suivie de
R2. C'est là une association de ressemblance, quelque chose de
380
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
nouveau. La conscience a fait cette contiguïté nouvelle, qui n'é-
tait pas dans la nature, en vertu (Tune loi qui lui est propre.
Maintenant, autre chose peut se passer encore. Si, au lieu de se
rappeler une rivière, puis une autre, ou un moulin, puis un autre,
on se représente le premier groupe de la rivière et du moulin
(Ri Mi), puis le second groupe (R2 M2), que faut-il penser de cette
association? M2 est venu à la conscience comme contigu à R2,
mais aussi comme analogue à Mr, de même pour R2; on peut
aussi considérer l'ensemble de la première rivière et du premier
moulin comme un tout et l'ensemble de R2 M2 comme un tout, et
voir dans l'assemblage de ces quatre termes une association de
ressemblance. Mais ce n'est pas encore là un acte d'imagination.
Ce qui sera un acte d'imagination, ce sera la venue à la con-
science de Ri avec M2 ou de R2 avec Mi, l'ensemble des deux ter-
mes formant un tout cohérent. Voilà un acte d'imagination nova-
trice. Deux fragments d'expérience séparés dans les expériences
antérieures se rejoignent dans la conscience, bien que différents
et quoiqu'ils n'aient pas été conligus. Il y a association, puisque
nous pouvons noter ce fait comme nous avons noté les faits d'as-
sociation de ressemblance et de contiguïté, mais c'est une asso-
ciation d'une autre sorte ; en effet, à première vue, cette associa-
tion ne s'explique ni par la contiguïté, puisque pour l'obtenir les
contiguïtés passées ont dû être brisées, ni par la ressemblance,
puisque les éléments réunis en un tout nouveau diffèrent l'un de
l'autre.
Mais, après avoir montré qu'il y là un mode d'association diffé-
rent des deux premiers, il faut montrer qu'il n'est pas sans ana-
logie avec chacun d'eux. Et tout d'abord, associer Ri et M2, c'est
imiter la nature, c'est-à-dire l'expérience passée, c'est dissimuler
les expériences qui ont passé par la conscience en se conformant
à leurs lois générales. Dans l'acte d'imagination que nous venons
de noter, la rivière et le moulin sont dans le même rapport vi-
suel que les deux faits d'expérience antérieurs. Assurément, les
deux termes Ri et M2 sont contigus pour la première fois dans
la conscience, mais leur ensemble est tel qu'il est analogue aux
deux autres touts, Ri Mi et R2 M2. L'imagination obéit aux
lois de la nature ; elle ajoute à la nature en suivant ses lois. Co-
rot, par exemple, a ajouté à la nature un paysage qu'elle n'avait
pas su faire, mais qui est vraisemblable, c'est-à-dire conforme
aux lois générales de la nature.
Ici se présente ujie objection qui a sa valeur. Dans bien des
cas, l'imagination s'affranchit des lois de la nature et crée les
chimères. A cela il faut répondre que l'affranchissement, bien
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l'imagination novatrice
381
que réel dans ces cas, est toujours relatif. On ne parle à l'imagi-
nation d'autrui qu'en se soumeltant aux lois du réel. Il est permis
à un fantôme de n'avoir pas de jambes, pourvu qu'il ait une tête.
L'imagination, qui paraît déréglée, supprime ou ajoute, embellit
ou enlaidit d'après la fin momentanée de l'artiste, mais suit les
règles principales de la nature. Userait facile de compléter cette
démonstration en parlant des imaginations les plus audacieuses
des artistes anciens ou modernes. Je me borne à signaler une
règle toujours suivie par les romanciers qui ont fait du fan-
tastique. Ils prennent tout d'abord pied dans le réel. Ils font des
descriptions minutieuses, puis, par des transitions insensibles,
ils entraînent le lecteur dans la région du réve. C'est ainsi que
Balzac a procédé dans Séraphita, roman d'abord réaliste, puis
mystique ; — c'est ainsi que Mérimée, dans la Vénus d'ille, est
descriptif et positif d'abord, puis fantastique. Le fabuleux,
par ces romanciers, est habilement enchâssé dans le réel. Ainsi
les exceptions confirment la règle. L'imagination simule l'expé-
rience. Elle associe des éléments, qui dans l'espace et dans le
temps sont hétérogènes, donc propres à être discriminés, selon
des rapports analogues aux rapports ordinaires de contiguïté.
Mais l'imagination diffère du souvenir en ce que le souvenir est
presque toujours reconnu, tandis que l'œuvre d'invention ne Test
presque jamais. Je dis « presque jamais » ; car on croit quelque-
fois se souvenir, alors qu'en réalité on imagine. Mais ces souvenirs
erronés sont l'exception. La conscience est constituée de telle
façon que le jugement de reconnaissance s'applique quand il
faut et ne s'applique pas quand il n'y a pas lieu ; heureusement,
car autrement la vie de l'homme serait étrangement troublée. Si
nous marchons dans la vie avec sûreté, c'est que la reconnais-
sance joue normalement en nous presque toujours.
J'ai montré le rapport de la troisième association, c'est-à-dire
de l'imagination novatrice, avec l'association de contiguïté. Je
vais maintenant montrer le rapport de l'imagination novatrice
avec l'association de ressemblance.
Supposons que, lors de la première expérience, Ri ait attiré
mon attention d'une façon remarquable, tandis que Mi était à
peine regardé- Supposons que, dans l'expérience suivante, ce soit
au contraire le moulin qui ait attiré mon attention, tandis que la
rivière était à peine regardée. Si, un jour, s'associent les deux
couples, si cette association de ressemblance a lieu en moi, l'in-
tensité des quatre termes Ri Mi R2 M2 ne sera pas la même ; les
deux extrêmes seront beaucoup plus forts que les deux moyens ;
ils auront une importance spéciale dans le souvenir, parce qu'ils
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382
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
ont eu une supériorité dans la perception. Un tel fait arrivera
«très aisément dans une conscience, si les conditions qui le moti-
vent, savoir l'inégalité de l'attention, ont eu lieu. Passons à la
limite. Supposons que Mj et R2 figurent à peine dans la con-
science et disparaissent après y avoir figuré fort peu. Alors l'asso-
ciation qui se forme sera uniquement celle de Ri et Ma, et nous
avons l'acte d'imagination créatrice. Que se passe-t-il au juste
dans l'âme ? Le phénomène intermédiaire, décrit ici, est-il l'an-
técédent nécessaire d'une imagination novatrice nette, comme se-
rait l'association, nouvelle dans la conscience, d'une rivière sans
son moulin avec un nouveau moulin sans sa rivière? Devons-nous
considérer cet acte complexe de transition comme l'intermédiaire
nécessaire dans la conscience, sans lequel il n'y aurait jamais
d'imagination créatrice ? Je ne le crois pas. Il arrive très souvent
que Minerve sorte tout armée du cerveau de Jupiter. Les artistes
réunissent de nombreuses expériences et tout d'un coup ils
trouvent du nouveau. Ainsi il arrive très souvent que Ton ima-
gine d'emblée et que les ensembles paraissent tout faits dans la
conscience sans préparation dont on ait conscience. Sans doute,
il arrive quelquefois qu'on se souvient, en réfléchissant, d'avoir
vu des objets réels analogues à ceux que l'on invente. Ainsi
Ton se rassure, si l'on craint de s'être écarté du réel. La théorie
classique de l'imagination soutient que, pour imaginer, l'esprit
dissocie les faits complexes de l'expérience et se sert de leurs
fragments pour composer des touts nouveaux. Mais, dans l'acte
d'invention, nous n'avons pas conscience de ces opérations préli-
minaires, et ierésultat seul apparaît, accompli, dans la conscience.
Donc il est impossible de faire une théorie de l'imagination no-
vatrice sans se résoudre à parler de l'inconscient. J'ai dit, l'an
dernier, qu'il ne fallait invoquer l'inconscient que si Tony était
contraint ; je crois qu'ici nous ne pouvons faire autrement. Les
antécédents de l'acte d'invention sont inconscients. Pour que l'as-
sociation de ces deux termes, Ri M2, ait lieu dans la conscience,
il faut que les deux couples (Ri Mi), (R2 Ma), aient fusionné ou,
au moins, se soient liés hors de la conscience. La liaison de ces
deux expériences passées est la condition indispensable de la
liaison des deux termes qui sont dans la conscience et dont l'un
figure dans l'une des expériences, l'autre dans l'autre. L'as-
sociation est donc inconsciente et la dissociation, si tant est
qu'il y ait dissociation, l'est aussi. Toujours est-il qu'une asso-
ciation secrète de ressemblance nous apparaît comme la raison
de l'imagination novatrice. Un acte d'imagination novatrice a la
même raison qu'une association de ressemblance ; c'est une
l'imagination novatrice
383
association d'idées, qui a pour raison la similitude de deux en-
sembles qui ont figuré dans la conscience passée. Il y a donc une
association de ressemblance secrète, mais qui agit, qui se mani-
feste par son résultat, produisant le couple Ri M2 qui seul
figure dans la conscience. N'oublions pas que, outre les deux
termes R et M, il y a le rapport de ces termes.
Ce rapport, qui est, d'une manière générale, le même dans les
deux expériences passées, est le lien de R et de M dans les deux
expériences. L'imagination novatrice imite la nature : elle se
conforme aux contiguïtés de l'expérience passée ; ce rapport peut
être considéré comme un élément empruuté aux deux expérien-
ces passées, aux deux dans ce qui leur est commun, à l'une et à
l'autre dans les détails qui leur étaient spéciaux. Ce qui leur est
commun, c'est que la rivière ne coule pas, dans l'expérience, par-
dessus le moulin, mais à côté ou au-dessous ; il en est de même
dans l'imagination.
Je conclus donc : l'imagination novatrice est une troisième
variété d'association. C'est une variété d'associalion que l'on ne
peut comprendre que si l'on a bien compris les deux autres. Il
y a des rapports plus extérieurs que réels, des rapports de
forme et d'apparence entre l'imagination novatrice et l'associa-
tion de contiguïté; il y a des rapports intimes entre l'imagina-
tion novatrice et l'association de ressemblance. D'abord, c'est
une association qui se fait, non qui se répète ; puis elle a pour
raison une analogie partielle, comme l'association de ressem-
blance. On peut dire que c'est une association de ressemblance
où la similitude est dissimulée dans l'inconscience. En revan-
che, c'est une invention qui ne s'ignore pas. Lorsque l'arliste
imagine, ou même l'homme ordinaire, ils. disent qu'ils ont in-
venté. Ils ont conscience du nouveau qu'ils produisent ; ils
inventent et savent qu'ils inventent.
V.H.
Bibliographie
Victor Hugo à Guernesey. Souvenirs personnels, par
M. Paul Stapfer, doyen honoraire de la Faculté des lettres de
Bordeaux, 1 vol. in-12, 250 p. Société française d'Imprimerie et
de Librairie, 1905.
On remerciera M. Stapfer d'avoir, pour notre instruction et
notre agrément, réuni en volume les souvenirs qu'il avait
publiés en article dans la Revue de Paris.
Pour notre instruction : car c'est tout un Victor Hugo peu
connu, qu'il nous présente là, le Victor Hugo intime tel qu'a pu
l'observer et le décrire un lettré fervent, sans superstition, qui ne
sait pas admirer « comme une brute », le Victor Hugo des con-
versations familières qu'a écouté, interrogé, contredit, dans la
mesure où cela était nécessaire pour l'exciter à causer davantage,
un Eckermann intelligent. Les grandes et petites théories de
Victor Hugo, ses jugements littéraires parfois déconcertants, ses
beaux symboles et ses affirmations puériles, tout cela est très
curieux à lire. Et M. Stapfer — qui ne s'oublie pas lui-môme —
nous donne par surcroît sur sa propre carrière et sur son activité
personnelle des détails nombreux.
Pour notre agrément : car le mélange d'éloges et de critiques
sournoises ou candides, la simplicité et la bonhomie du ton, la
malice et la franchise des aveux, en font une très amusante lec-
ture. M. Stapfer sait rendre la critique littéraire vivante et person -
nelle : cela se lit comme s'il n'y avait pas là des idées et des ren-
seignements ; et pourtant il y en a.
Le volume est orné de nombreuses photographies inédites — de
Victor Hugo, de ses parents, de ses amis — et de l'auteur lui-
môme, et de la première œuvre de l'auteur, et des élèves guerne-
siens de l'auteur.
G. M.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année <*• Sine,
No 26
4 Mai 1906
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Si éloigné que je sois, d'ordinaire, d'établir des transitions
entre les auteurs que nous examinons ensemble, pour celte fois,
et uniquement parce qu'elle s'impose, il y en aura une dans
la suite de nos études. Le versificateur si agréable que nous
venons de quitter s était occupé d'une mythologie, pour ainsi
dire, scientifique ; avec de Moustier, nous aurons affaire à une
mythologie aussi différente que possible de celle de Roucher.
Il existe peut-être dix manières de concevoir la mythologie; je
ne songe ici qu'aux trois ou quatre principales, à celles du moins
qui ont existé au temps même des Grecs et des Romains.
La plus considérable, la plus large, la plus vaste, est celle qui
considère les dieux du paganisme comme des personnifications-**
et à peine des personnifications — des grandes forces de la nature.
Ces forces, immenses, formidables, surtout redoutables quelque-
fois, mais rarement bienfaisantes, toujours immorales ou amo-
rales, sont symbolisées à nos yeux par des êtres plus ou moins
semblables à l'homme. Nous les appelons des dieux; ils nous tien-
nent perpétuellement sous leur puissance et sous leur menace:
nous les adorons, nous les prions surtout avec terreur, avec peu %
Directeur : N. FILOZ
s
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à l'Université de Paris,
De Moustier.
76
386
REVUE DES COU 113 ET CONFÉRENCES
de piété, peu d'amour et très peu d'espérance. Celte mythologie,
qui symbolise les grandes forces de la nature dans des êtres qui
participent encore de la nature des choses naturelles et un peu
de la nature humaine, ne doutez pas qu'elle n'excite l'imagina-
tion et qu'elle ne soit une source féconde de conceptions poéti-
ques. Voulons-nous lui donner, un nom? Nous l'appellerons
mythologie symbolique ou grande mythologie. Elle est préhisto-
rique, au sens historique et aussi au sens littéraire, car déjà
chez les plus anciens poètes, chez Homère et chez Hésiode, elle
n'est pas représentée, elle ne laisse dans leurs poèmes que
quelques traces : on voit bien que ce qui est, chez eux, des êtres
humains se mêle à quelque chose qui est ultra-humain ; on sent
bien, par exemple, que le Zeus d'Homère est surtout un être très
personnel, très précis, ayant son caractère, sa complexion propre,
ses vertus, surtout ses vices, un homme enfio, mais un homme
supérieur ou, pour mieux dire, plus grand et plus puissant que
les autres; mais on sent aussi que Zeus, c'est l'éther lumineux,
vibrant, l'air qui enveloppe la terre, qui promène les nuages et
qui de leur choc fait jaillir la foudre. Il y a donc encore, dans
Homère, des traces de la mythologie symbolique ; mais on y trouve
surtout de la mythologie anthropomorphiste.
Celle-là, c'est celle des plus anciens poètes grecs, celle qui a
pris le plus vaste développement littéraire et artistique. D'après
elle, il existe des êtres très personnels, qui ne sont pas des
forces de la nature, mais qui y participent ou plutôt les dirigent
et en font ce qu'ils veulent. Assez semblables à des hommes, ils
ont une puissance mal circonscrite et presque indéfinie; mais
ils sont plus durables que les hommes, et, probablement, ils sont
éternels. On les appelle les immortels, c'est-à-dire qu'ils ne sont
pas soumis à la mort; mais sont-ils pour cela éternels ? La
notion d'éternité n'est pas très familière àj'antiquité. On a comme
une vague souvenance qu'il y avait, avant eux, d'autres dieux,
qui existent encore, mais non plus en tant que dieux : ce sont,
si j'ose dire, des dieux désaffectés. Quant à ceux que nous
adorons et qui séjournent sur l'Olympe, ils sont seulement
incorruptibles, non sujets à la déliquescence. Cette seconde
manière de mythologie est celle de Sophocle, de Phidias, etc..
Il y en a une troisième, infiniment intéressante, quoique beau-
coup plus terne, moins brillante, moins littéraire et moins poé-
tique. C'est celle qui considère les dieux comme des êtres supé-
rieurs à l'homme et vivant au-dessus de lui, mais comme
d'anciens hommes qui ont été déifiés et immortalisés, qui sont
adorés dans la mémoire pieuse de l'humanité, pour avoir été ses
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DE MOUSTIER
387
bienfaiteurs. Ainsi il y a eu, historiquement, une reine très bonne
«I très intelligente, qui a enseigné à ses sujets à cultiver leurs
champs» Les hommes, pour lui témoigner leur reconnaissance,
l'ont considérée comme une déesse : dans leur idée, elle avait si
bien mérité d'eux qu'elle ne pouvait mourir, et ils lui ont assigné
une demeure, quelque part, dans un séjour bienheureux, où sont,
avec Cérès, Hercule, Bacchus et Triptolème, les fondateurs de
cités et de civilisations. C'est ainsi qu'au temps de Plutarque on
considérait les dieux : toute une philosophie mythologique s'est
placée à ce point de vue, qui semble étroit aujourd'hui : il ne faut
pas que les dieux soient des êtres immoraux, dont on raconte en
souriant, comme Aristophane, des histoires scandaleuses qui
font monter le rouge au front. Le meilleur moyen de les purifier,
c'est de les considérer comme des bienfaiteurs de l'humanité.
Nous voyons ainsi les dieux se rapprocher peu à peu de
l'homme : aussi éloignés de lui que possible dans la conception
primitive de la mythologie, ils sont devenus par la suite des
hommes supérieurs, ressemblant aux hommes proprement dits,
mais d'une autre essence, d'une autre race, d'une autre sub-
stance intime. Avec la troisième conception, l'anthropomor-
phisme gagne encore du terrain sur le naturalisme.
Cela veut dire que les religions primitives ne sont pas du tout
pénétrées de morale. L'homme nu, pauvre, écrasé par les forces
de la nature, adore autour de lui des dieux presque méchants,
étrangers à toute notion morale, qui ne songent qu'à le meurtrir
et n'ont pour lui qu'un demi-sourire de pitié plutôt que d'affec-
tion. A mesure que la morale se constitue, les religions doivent
s'en pénétrer, si elles veulent n'être ni oubliées, ni méprisées,
ni écartées. Les dieux deviennent de plus en plus des hommes,
et des hommes qui sont parmi les mieux doués et les meilleurs :
et nous arrivons ainsi à l'extrême, ou plutôt presque à l'extrême
terminaison de la mythologie antique ; car, enfin, il y en a une
quatrième espèce.
Celle-là fleurissait à la fin de l'antiquité grecque et latine :
puérile, mesquine et anecdotique, c'est la mythologie des gens qui
ne croient plus aux dieux, et qui considèrent ces grands dieux
antiques à la manière des gens du xvi e et du xvn e siècle. Pour eux,
la mythologie est une pure invention, les dieux ont été créés de
toutes pièces par les poètes eux-mêmes, alors qu'en réalité le
poète n'est qu'un homme de grande imagination, qui recueille la
mythologie qu'il trouve autour de lui et derrière lui, et qui sait
lui donner la puissance et l'éclat. Quand on en est àcroire, comme
Ronsard et comme Boileau, que les dieux sont « éclos du cerveau
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388
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
des poètes », qu'il s'est trouvé, un jour, un Homère pour créer un
Zeus ou un Héraclès, cela mène à leur donner un caractère très
mesquin, à les traiter comme de simples inventions artistiques, à
les faire descendre de la hauteur des statues de Phidias à l'aspect
extérieur de bibelots. Une mythologie bibelotesque et anecdo-
tique, une mythologie de sujets de pendules, de naïades et de
petites nymphes qui ont l'air de grisettes, une mythologie de
bijoux et de joujoux, voilà ce qu'est devenue la conception des
premiers mythologues. L'Amour était autrefois un très grand et
très puissant dieu, de la taille gigantesque d'Apollon et presque
de Zeus. C'est déjà chez les Alexandrins le petit dieu malin, far-
ceur, badin et perfide, le petit garçon qui a deux petites ailes sur
le dos, de petites flèches, et sur les yeux un bandeau, bref le
dieu bibelot. Cette mythologie est presque la seule qu'ait connue
la Renaissance, à plus forte raison le xvn® siècle, qui, étant
moins païen, devait traiter avec plus de légèreté encore et de
badinage les dieux de l'antiquité. Un Ronsard est très chrétien,
ultra-catholique même, mais, en même temps, très profondément
humaniste; il se trouve, comme il arrive souvent, en présence de
choses auxquelles il ne croit pas du tout, et auxquelles il croit
un peu tout de même : aussi ne peut-il pas tout à fait prendre la
mythologie par ses petits côtés. Mais un Boileau, un Santeuil,
méprisent la mythologie, et ils en font en la méprisant : peut-on
rêver un état d'esprit plus propice à la mythologie mesquine ?
Aussi en font-ils par abstraction. Quand Boileau nous montre le
Temps qui s'enfuit, une horloge à la main, il fait bien voir qu'il le
traite comme une abstraction née d'hier.
Cette dernière mythologie, petite et mesquine, qui a recours
aux allégories et aux abstractions et traite les dieux par badi-
nage, ne pouvait produire que des œuvres frivoles ; mais elle est
intéressante, en ce qu'elle est une matière à esprit, à plaisanteries
fines, à petites peintures délicates à la manière d'un Roucher. On
peut s'y jouer avec infiniment de bonne grâce et de coquetterie.
Le xviu e siècle était frivole, il aimait le joli et le maniéré :
cette mythologie était la seule qu'il connût, il ne pouvait yen
avoir de plus conforme à son caractère.
Or cela est excellent, parce que la mythologie devait en mou-
rir, et rien n'était plus désirable. En vérité, on en avait abusé.
Un des crimes de Malherbe avait été de la maintenir. Ce réforma-
teur très énergique avait comme seul objet la guerre à la littéra-
ture artificielle. Il aimait avant tout le vrai, il permettait d'être
grand, haut, sublime, à condition d'être vrai. S'il en est ainsi, il
aurait dû détester et proscrire la mythologie, puisque rien n'est
DE MOUSTIER
389
plus artificiel chez un peuple moderne et chrétien ; mais les meil-
leurs réformateurs ne peuvent être logiques jusqu'au bout. La
mythologie, dans ce temps-là, avait une telle place dans les
esprits, elle enveloppait toute la poésie de telle sorte, qu'il était
impossible de la proscrire, et que Malherbe, qu'on trouvait déjà
trop sévère, eût été jugé antipoète, antiparnassien. Il faut recon-
naître qu'il n'en a risqué que quelques esquisses : chez lui, le
fond de la nature l'a emporté.
Toujours est-il que la mythologie avait sévi pendant trois cents
ans et plus. Elle était devenue d'une banalité effroyable ; on
devait finir par s'en dégoûter, par sentir le besoin d'y renoncer,
et c'est ce qu'ont fait les romantiques.
C'est à une des formes de cette décadence que va nous faire
assister l'examen des œuvres de Moustier.
Je vous ai dit que Roucher écoutait les voix qui disaient de
par le monde que toute la mythologie se rattachait au mythe
solaire. Il remonte donc à la grande mythologie. Rien de tel chez
de Moustier : il est le représentant caractéristique de la petite
mythologie de boudoir, frivole, élégante, coquine et coquette.
Charles-Albert de Moustier est né le 11 mars 1760, à Villers-
Cotterets, et mort le 2 mars 1801. Comme la plupart des gens qui
ont vécu pendant la période révolutionnaire, il a deux manières
d'orthographier son nom. L'édition princeps des deux premiers
livres de ses Lettres à Emilie sur la Mythologie est de M. de Mous-
tier (1786). Après 1792, il signera Demoustier en un seul mot.
On ne connaît presque rien de sa biographie. Il a mené une
existence très sage, très retirée et /volontairement très obscure.
Il vivait à la campagne. Avocat pendant quelque temps, il aimait
assez, les vacances finies, revenir à ses travaux ; il le dit lui-même,
en style élégant, à la fin de son premier livre :
Le Sagittaire me rappelle
Sous les étendards de Thémis ;
Heureux si je puis être admis
Dans le temple de l'Immortelle !
Heureux si je puis exhaler
L'ardeur divine qui m'enflamme,
Et du feu dont brûle mon âme
Voir tous mes auditeurs brûler...
Je vais, orateur-écolier,
Suivre, applaudir, étudier
Gerbier, Target et Démosthène.
Quand je confesse à vos genoux
Ma défaite et votre victoire,
Que n'ai-je leur talent, et vous
Le cœur de leur auditoire !
390
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Il semble avoir abandonné le barreau pour vivre une vie toute
littéraire. Il a surtout écrit pour le théâtre. Il est l'auteur de trois
comédies, qui ont eu, paraît-il, un grand succès. Vous savez que
de ces pièces-là il n'est plus question, en général, au bout de dix
ans, et, à la distance de cent vingt ans, je n'ai pas la moindre
idée de ce que pouvaient être Le Conciliateur ou V Homme aimable
(1791), Les Femmes (1795), La Tolérance morale et religieuse
(1796). Ce dernier titre vous indique que de Moustier était parmi
les républicains modérés. D'autres pièces de lui ont échoué pour-
tant, entre autres Les trois Fils (1796).
Pour notre compte, nous ne nous occuperons que des Lettres à
Emilie sur la Mythologie. Il y aura peut-être aussi quelque chose
à glaner dans ses Poésies diverses.
Les Lettres à Emilie ont été imprimées trois fois, à ma connais-
sance du moins. Les deux premières parties ont paru, en 1786, en
un volume pas très riche et sans gravures, ce qui est lamentable
pour un ouvrage mythologique. En 1788, furent publiées la troi-
sième et la quatrième parties, et, en 1798, les deux dernières. Il
ne semble pas qu'il en soit question dans les écrits du temps :
Laharpe n'en parle pas, ni Augé, ni Suard.
Ces Lettres à Emilie ont eu évidemment un très gros succès :
elles ont pénétré dans les couches profondes du public, elles ont
été presque populaires.
Elles commencent, comme il est naturel, par une dédicace, et
continuent par une préfaçe. Dans la dédicace, de Moustier s'a-
dresse/ bien entendu, à une belle dame du nom d'Emilie. Le ton
en est léger et badin, bien frivole en définitive :
Echappé des fers de Thémis,
Chez Pomone libre et tranquille,
J'étais au sein de mes amis;
Mais mon cœur était à la ville.
J'éprouvais, durant ces beaux jours
Filés par la mélancolie,
Qu'il n'est avec vous, Emilie,
Point de vacances en amours ;
Et, pour calmer la violence
Du feu qui brûlait dans mon sein,
Je dessinais, en votre absence,
Le portrait de mon médecin...
Ces gens-là nous font sourire avec complaisance et sourire aussi
de pitié : on les aime pour leur esprit, on regrette qu'ils le con-
sacrent à de tels colifichets.
Des amants tel est Je bonheur.
L'amitié seule véritable
DE M0UST1ER
391
Est l'histoire de notre cœur,
Et l'amour n'en est que la fable.
Ah ! de nos cœurs, depuis longtemps,
Si vous aviez voulu m'en croire,
Nous aurions, par nos sentiments,
Mêlé la fable avec l'histoire...
Si, par un arrêt, la Satire
Dès le berceau vient à proscrire
Ces enfants de la Liberté
Qui vous ont déjà fait sourire
Des traits de leur naïveté ;
Loin que ce revers me confonde,
Je dirai : L'Amour m'abusait ;
J'ai cru, lorsque l'on vous plaisait,
Qu'on devait plaire à tout le monde .
Vers charmants, qui sont comme un geste, une courbette, une
révérence.
La préface est plus courte et un peu moins bonne ; chose cu-
rieuse, c'est la dédicace qui est une préface et la préface qui est
une dédicace. De Moustier dédie son livre aux femmes, en une
petite pièce un peu lapidaire, un peu épigrammatique :
Sexe aimable, qui protégez
Les Talents, enfants du Génie,
Et d'un regard donnez la vie
Aux arts que vous encouragez ;
Esprits heureux, qui mélangez
La Toilette, la Politique,
Les Vapeurs, la Métaphysique,
Et la Morale et les Chansons.. .
Daignez accueillir les Essais
D'une Muse encore novice,
Qui, d'un sourire ou d'un caprice,
Attend sa chute ou son succès . ..
Si vous trouvez dans ces Ecrits
Ces traits, cette grâce ingénue,
Cette fraîcheur de coloris
Qui parent la Vérité nue,
C'est à vous que je les ai pris,
A vous que je les restitue ;
Mais, si j'ai fait en vain l'effort
D'apprendre chez vous l'art de plaire,
Ce qui paraîtra bien plus fort,
J'apprendrai celui de me taire.
L'épigramme mêlée au compliment, c'est bien du xviu e siècle,
plus aiguisé que fort, sans consistance sous les agréments exté-
rieurs. C'est ce caractère qu'auront toutes les Lettres sur la
Mythologie. Il ne sera pas sans intérêt de respirer ce vieux flacon
de parfums un peu éventés, mais qui ont eu leur saveur.
A. B.
Histoire générale des temps modernes.
Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS,
Professeur à V Université de Paris.
La contre-Réforme.
De tous les événements qui dominent les soixante premières
années du xvi* siècle, le plus considérable est la Réforme. Elle
laisse les pays de l'Europe (occidentale surtout) dans une situa-
tion instable, qui produit une profonde division en partis et
aboutit à une crise extrêmement violente. Cette crise, qui durera
jusqu'à la fin du siècle, prend, suivant les circonstances, les
formes ou de persécutions, ou de révoltes et guerres intérieures,
ou de conflits entre Etats. Nous assistons à une contre-révolu-
tion; les idées nouvelles ont des partisans et des adversaires.
Mais, avant d'aborder l'étude de cette période, il me paraît né-
cessaire d'exposer les conditions générales de la contre-Réforme,
et le gouvernement du chef de ce parti : le roi catholique.
I. — Nous allons reprendre à la fin du concile de Trente.
1° Le concile de Trente a été agité par des querelles de partis ;
il a abouti plutôt par négociations entre le pape et les gouverne-
ments que par délibérations. Mais ses décisions, une fois promul-
guées, deviennent un texte sur lequel il n'y a plus de discussion,
un règlement uniforme pour tous les pays restés catholiques ou
qui le redeviendront. L'Eglise romaine, réorganisée à cette épo-
que, n'a plus subi de modifications depuis trois siècles et demi ;
elle est restée l'Eglise du concile de Trente.
L'œuvre de ce célèbre concile est résumée dans ses décisions
officielles. (Cf. Richter, Canons et décrets du concile de Trente,
1853.) Nous trouvons d'abord ses canons, décisions sur le dogme,
rendus sous la forme solennelle, et obligatoires sous peine
d'hérésie. Viennent ensuite les décrets de réformation, obliga-
toires, mais dépourvus de sanction, et qui, en fait, dépendent du
gouvernement de chaque Etat.
L'œuvre du concile est considérable; il a précisé tout ce qui,
depuis le xvi e siècle, était discuté dans la doctrine, le culte, l'or-
LA CONTRE-RÉFORMR
393
ganisation, la discipline. Il a établi un dogme uniforme dans tous
les pays et pour tous les siècles suivants.
Le concile a précisé la doctrine catholique, en condamnant
toutes les revendications des Réformés. La profession de foi reste
le « Symbole de Nicée * ; les sources de la foi sont la tradition et
les Ecritures. On a énuméré tous les livres, y compris les apo-
cryphes, sous la forme in veteri vulgata latina editione ; on a
interdit d'imprimer quosvis libros de rébus sacris ; l'impression en
langue vulgaire est donc prohibée. Sur les questions particu-
lières controversées, péché originel, justification, sacrements, on
s'en est tenu aux vieilles formules catholiques. Durant la pre-
mière période, les Espagnols et les Italiens ont adopté un acte
rédigé par Lainez. On conserve les sept sacrements, qui agissent
ex opère operato ; la « Transsubstantiation » ; l'hostie reste
sacrée ; le calice peut être refusé aux laïques ; toutes les messes
doivent être dites en latin. Dans la confession, le prêtre est
juge et donne l'absolution ; on reconnaît la doctrine du « Pur-
gatoire ».
En matière de culte, le concile maintient toutes les pratiques
contestées ou abolies, comme conséquence du maintien de la
« Tradition » : messes des morts, usage du latin, ornements
d'autel, images, reliques, pèlerinages, indulgences, sans donner
toutefois de décision dogmatique (dernière session). Ce sera le
rôle des évêques de faire connaître ces questions aux fidèles.
Ceux qui rejettent le cuite des saints et les reliques sont des
impies. Cependant le concile ordonne d'écarter du culte toute
superstition, etc.
En organisation religieuse, le concile a défini les droits (pou-
voirs) et devoirs des ecclésiastiques : le pape est le vicaire de
Dieu et partant supérieur aux conciles; on réduit un peu ses pou-
voirs fiscaux, mais il garde les annales, le droit de dispense ; il
nomme les cardinaux, etc. L'évêque reste chef absolu dans son
diocèse ; on restaure ou on accroît ses droits de justice ; on lui
soumet le chapitre de la cathédrale, les moines errants et les
abbés; il a pleins pouvoirs pour corriger les mœurs du clergé
séculier et régulier.
Le concile a précisé les règles de vie, pour les ecclésiastiques,
de façon à les rendre plus efficaces; d'ailleurs, cette Reformatio
reste l'œuvre principale du concile. On supprime ainsi les causes
de désordres qui avaient fait scandale et avaient détaché les
populations de l'Eglise ; on impose aux prêtres une tenue exté-
rieure, on règle leur costume, leur vie, leurs allures ; on main-
tient le célibat. L'évêque devra résider dans son diocèse, le
394
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
visiter souvent. Au prêtre ou imposera, outre la résidence,
Tobligation de prêcher (contre les hérétiques), d'enseigner la foi
aux enfants. Pour être admis dans les ordres, il faudra avoir au
moins quatorze ans. On crée une institution pour préparer les
futurs prêtres..
Pour les laïcs, on établit les règles du mariage dans des for-
mes solennelles (le mariage entre parenls est interdit jusqu'à un
certain degré) ; on prohibe le duel, on ordonne le repos et le
jeûne pour les jours de fêtes, etc.
L'application de tous ces principes est complétée par des me-
sures que le pape est chargé de prendre. On impose une profes-
sion de foi à quiconque demandera un emploi d'église ; on refuse
de.l'exiger pour les emplois laïques.
C'est en 1566 qu'est établi le catéchisme romain pour les
prêtres, qui ont l'obligation de l'enseigner aux enfants. Plus tard
viendront le Breviarium romanum, 1568 ; et, pour rendre les rite
uniformes, la Vulgata editio, 1590 (très défectueuse), rééditée en
1592.
L'Index mérite qu'on s'y arrête plus longtemps. Auparavant,
on avait publié des listes de livres prohibés. (Cf. la Bulle In
Cœna Domini.) Le plus solennel de ces Index est celui de Paul IV,
qui énumère, dans Tordre alphabétique, les ouvrages défendus.
Mais toutes ces prohibitions n'ont pas été observées en dehors
de l'Italie.
L'Index général a été publié par le pape (1564), puis Pie V
crée une Congregatio lndicis, chargée de le tenir au courant. Il
est interdit de conserver les livres condamnés, de les vendre ;
mais on doit les livrer. Dans les pays catholiques, on arrive à
empêcher de les lire.
2° Ces décrets et ces mesures ont été décidés par l'autorité
ecclésiastique (Pape et Concile), qui ordonne aux fidèles de les
observer ; mais leur application dépend des princes, qui ont l'au-
torité matérielle. Les canons, obligatoires, sous peine d'hérésie,
sont acceptés sans résistance par les princes catholiques ; mais
les décrets promulgués depuis le 1 er mai 1564 sont regardés
comme de simples recommandations et ne deviennent exécu-
toires qu'après l'assentiment de l'autorité. Tous ces décrets
n'ont pas été admis, et, après l'histoire du Concile, il faudrait,
pour être complet, faire l'histoire de l'adoption de ses décisions.
Les Etats italiens, plus faibles, se soumettent sans protestation,
ainsi que le Portugal et la Pologne ; les grands Etats résistent :
Philippe II, lui-même, se réserve de modifier quelques décrets,
suivant le droit du pays, et ne consent à les publier qu'en 1568.
LA CONTRE-RÉFORME
395
En Allemagne, on les accepte; mais, par une loi d'empire, ils
peuvent être revisés. Enfin, en France, où régnent toujours les
doctrines gallicanes, on refuse de publier tous les décrets, puis
on en rejette quelques-uns; seul, le clergé les accepte.
On peut regarder comme un épisode de la Réforme catholique
l'introduction des jésuites dans les différents pays. Leur chef
Lainez a siégé au Concile comme général d'ordre, et y a joué un
rôle considérable. En outre, par leurs établissements et leurs
collèges, les jésuites contribuent à faire accepter les décrets et à
réorganiser le culte et les habitudes de dévotion. Ils sont d'abord
accueillis dans les Etats du Midi : en Portugal, ils deviennent
familiers du roi ; en Espagne, ils rencontrent quelque opposition
de la part des dominicains, mais gagnent l'appui de Philippe II.
Nous trouvons, plus tard, des membres de cet ordre en Italie,
dans l'Allemagne du Sud et en Autriche, sur le Rhin (à Cologne et
à Trêves). C'est en France que les jésuites trouvent la résistance
la plus énergique ; soutenus parl'évêque de Clermont, ils sont
combattus par le Parlement et la Sorbonne, et n'entrent dans le
royaume qu'à la condition de renoncer à leur nom et à leurs
privilèges.
La Réforme et la direction donnée à la vie religieuse par la
Compagnie de Jésus ont eu des conséquences considérables.
Le clergé catholique, jusque-là désorganisé, qui ne faisait rien
pour retenir les fidèles et dont beaucoup de membres passaient
au protestantisme, a, sur le modèle des jésuites, observé une dis-
cipline stricte : les prêtres obéissent mieux à leurs supérieurs ;
ils reçoivent au séminaire une éducation uniforme, prennent des
manières plus modermes, plus correctes, plus polies (encore une
innovation des jésuites). Désormais, le clergé travaillera à gagner
les laïcs par le catéchisme, la prédication, la confession ; il
surveillera leur conduite et leurs lectures ; son autorité morale
grandira de plus en plus.
3° Cette transformation ecclésiastique conduit à un boule-
versement politique. Au xvi e siècle, les chrétiens sont encore
hésitants et ne perdent pas l'espoir d'une réconciliation qui
rétablirait ' l'Eglise universelle. Depuis l'établissement des
Eglises réformées, depuis le Concile de Trente, il n'y a plus
d'Eglise catholique, mais des Eglises ennemies, ayant chacune
son organisation complète. La cause de cette scission dérive
de la question pratique et essentielle du salut. Toutes les
Eglises posent ce principe fondamental, qu'en dehors d'elles il
n'y a point de salut. Les autres Eglises ne sont pas seulement
inférieures, mais criminelles (Eglise du diable). Luther, Calvin,
396
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Loyola envisagent la lutte comme une guerre entre Dieu et le
diable. Dans ce combat, tousles chrétiens sont forcés de
prendre parti, de pratiquer un culte, de s'exposer à être persé-
cutés et damnés par les autres. Le monde chrétien se coupe
en deux : groupe catholique, qui conserve son unité ; groupe
réformé, composé d'Eglises différentes liées seulement contre
l'ennemi commun.
Dans chaque pays, chaque groupe est tenu d'imposer son orga-
nisation à toute la société. La tolérance est un sentiment excep-
tionnel professé par quelques isolés. Le prince a le devoir d'im-
poser la vraie religion : c'est la persécution permanente. Quand
une minorité veut se défendre, c'est la guerre (le calvinisme
considère la résistance comme une obligation). Dans les régions
où le prince est assez fort pour écraser les dissidents, il ne sub-
siste plus qu'une seule Eglise. Dans celles où la minorité peut
résister, l'opposition religieuse aboutit nécessairement à une
révolte politique.
Jusqu'au Concile, les nouvelles Eglises ont constamment gagné
du terrain. Durant 40 ans, l'Eglise ancienne est restée sur la
défensive, ne conservant que des pays où les réformés ont été
exterminés isolément; mais, bientôt, elle reprend l'offensive ; la
Compagnie de Jésus, qui conduit le mouvement, travaille à arrê-
ter la Réforme et à reconquérir des territoires : c'est la contre-
Réforme.
Les contrées méridionales, seules, sont restées entièrement
fidèles au catholicisme (en Italie, il a suffi de détruire quelques
centres d'opposition, comme à Ferrare). En Allemagne, la contre-
Réforme commence dans les pays des princes catholiques
(Bavière), pendant que la Réforme luthérienne continue à gagner
du terrain dans le Nord (les évêchés eux-mêmes adoptent les
doctrines nouvelles). Il en est de même en Pologne, en Hongrie
et en Bohême. Alors paraît une nouvelle forme de propagande ;
des discussions sont organisées auprès des princes et devant une
nombreuse assemblée; mais il n'y a pas de guerre.
Au contraire, le conflit s'aggrave dans les trois pays occiden-
taux : France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, et, dans chaque Etat,
les partis s'allient avec l'étranger. La guerre prend parfois un
caractère international, et le souverain le plus puissant, le roi
d'Espagne, finit par apparaître comme le chef des catholiques.
Pour exposer l'histoire de ces luttes, nous avons le choix
entre deux méthodes. Nous pouvons étudier séparément les évé-
nements de chaque pays, mais nous risquons de ne pas en voir
nettement les causes, qui dépendent souvent de l'intervention
%
LA CONTRE-RÉFORME
397
d'un pays étranger. Nous pouvons aussi mener de front l'étude de
la lutte dans tous les Etats, mais nous courons le danger de ne
pas comprendre des circonstances propres à chaque région. Je
vais essayer de combiner les deux procédés : j'étudierai chaque
pays à part, jusqu'au moment où les relations internationales
deviennent plus étroites (1580) ; puis je passerai en revue l'en-
semble des événements compris entre 1580 et 1598 (contre-
Réforme). Mais, auparavant, il me paraît bon d'exposer dans
quelles conditions Philippe II devient le chef du parti catholi-
que ; je vais donc faire l'histoire de l'Espagne jusqu'en 1580.
II. — Sur Philippe II, nous sommes très bien renseignés.
Une partie des archives secrètes est restée en France. Les
notes des ambassadeurs étrangers à leur gouvernement ont été
partiellement publiées dans des collections espagnoles; mais
beaucoup de documents sont demeurés inédits ou ont été publiés
sans ordre. Les meilleurs éditeurs sont encore des étrangers : les
Belges, intéressés eux aussi à cette histoire (à propos des Pays-
Bas), et les Vénitiens. L'histoire de Philippe II a été entiè-
rement renouvelée ; il faut se défier des livres anciens. Forneron
a écrit une histoire de Philippe II (4 vol., 1881), avec les
dépêches des ambassadeurs ; mais, disciple de Mérimée, il a
trop d'esprit, ne lit pas assez exactement et fait des construc-
tions audacieuses.
Dans Y Histoire générale, Mariejol s'étend sur les épisodes dra-
matiques : révolte des Maures, don Carlos, conquête du Portugal,
Antonio Perez, les Cortez ; il est très bref sur le gouvernement.
C'est cette partie, trop sacrifiée, que je me propose de vous
exposer aujourd'hui.
1° Le portrait de Philippe II a été fait, maintes fois, par les am-
bassadeurs : c'était un homme blond, aux yeux clairs, au teint
blanc, pas du tout espagnol ; il était silencieux, timide, fuyait la
société, mais il était aussi très appliqué, et travaillait parfois tout
le jour.
Philippe II a été, d'abord, très soumis à son père, qui Ta fait
venir en Allemagne dans l'espoir de le voir élire empereur ; mais
il s'est rendu antipathique aux princes. D'Allemagne, il est allé
en Angleterre, lors de son mariage avec lareine Mary Tudor, puis
dans les Pays-Bas, pour soutenir la guerre contre la France ; il
est enfin revenu en Castille, d'où il n'a plus voulu sortir ; car il
détestait les voyages et avait peur du mal de mer (lors de son
voyage aux Pays-Bas, son navire a sombré). En Espagne, il va
d'un château à l'autre, malgré les railleries de don Carlos, et se
fait bâtir une résidence dans un lieu désert, l'Escurial. A cette
398
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
époque, il est devenu tout à fait castillan ; il s'entoure de Castil-
lans, dont il est très aimé et dont il a pris la plupart des préjugés.
2° Philippe II gouverne en souverain absolu, veut tout diriger
de son cabinet et établit ainsi une monarchie centralisée. Il a
devant lui une aristocratie, les Grands, qui détiennent de vastes
domaines et d'immenses revenus; dix conseils chargés chacun
d'un pays ou d'un service. Il respecte cette organisation ; mais,
très défiant, il ne veut laisser aucune autorité à personne. Il
n'emploie pas les Grands, sauf pour les missions d'apparat
qui les forcent à se ruiner ; il laisse les conseils, auxquels
il n'assiste pas, préparer seulement les affaires que lui seul
décide. Très minutieux, il exige que tout se fasse par écrit; lui
apporte-t-on un rapport, il le lit en entier, en corrige les fautes,
en modifie les termes. Très lent, il ne parvient pas à tout lire
et laisse les papiers s'accumuler. Il ne répond jamais du pre-
mier coup, ce qui exaspère les ambassadeurs.
Avec un tel système, Philippe II a non des ministres, mais des
commis ; il ne travaille qu'avec des subalternes (quatre secrétaires
d'Etat) et des favoris. Il s'imagine les employer comme instru-
ments et, en fait, ne voit rien ; il n'est renseigné que par ses
commis, qui agissent et lui présentent les choses à leur façon ; il
dépend donc beaucoup plus d'eux qu'il ne croit. Jusqu'en 1579,
il s'adresse à peu près aux mêmes hommes pour le conseiller : le
favori Ruy Go mez, mort en 1572, puis sa veuve, son secrétaire
Perez, enfin son confesseur. Ce personnel, qui se renouvelle sans
se modifier, incline à maintenir l'Espagne en paix.
La situalion de Philippe est très embarrassée ; il a la réputa-
tion d'être très riche, grâce aux mines d'Amérique et aux revenus
des Pays-Bas. C'est une illusion : l'Espagne est en réalité assez
pauvre, ce qu'ont remarqué les Italiens dès Charles-Quint. Les
possessions italiennes, exploitées parles gouverneurs et les fonc-
tionnaires, rapportent peu. L'Aragon jouit d'une immunité à peu
près complète (pour lever un impôt; il faut un vote des Cortès).
L'impôt (dixième sur toute vente) écrase surtout la Castille. Les
Corlès le votent sans résistance ; Philippe reçoit des pétitions,
mais n'y répond pas.
Les longues guerres ont déjà forcé Philippe à contracter des
emprunts et partout à engager des revenus ; ce système est
pratiqué déjà à l'arrivée du roi en Espagne, et, désormais, il ira
en empirant. Après le soulèvement des Pays-Bas, une source de
revenus disparaît, et il faut en plus payer l'armée. Jamais il n'y
a eu d'équilibre entre les recettes et les dépenses ; dès 1574, Phi-
lippe II a essayé de faire banqueroute.
UNIVERS ît y \
LA CONTRE-RÉFORMK
399
La politique de Philippe II s'explique par son caractère et ses
difficultés financières ; sa défiance le conduit à l'absolutisme ; il
n'aime pas les entreprises hasardeuses, hésite devant les guerres,
qu'il ne conduit jamais en personne ; très catholique, il a horreur
de l'hérésie.
Dès son établissement en Castille, il commence par exterminer
les Réformés. On en a, en effet, découvert dans les grands centres
(Séville) et à la cour (Valladolid) ; ils tiennent de$ réunions se-
crètes (Cf. Mariejol, dans Y Histoire générale). On procède alors à
un premier autodafé devant les princesses et le roi. Ces exécu-
tions continuent avec l'aide de l'Inquisition. Plus tard, Philippe
sera entraîné à prendre des mesures contre les Morisques de
Grenade ; il les poussera à la révolte ; vaincus, les insurgés
seront dispersés, vendus ou tués.
Philippe travaille à achever l'unité religieuse de l'Espagne ;
mais, vis-à-vis des États étrangers, il tient à la paix ; il ne fait
que des guerres défensives: contre les pirates barbaresques, pour
défendre les présides ; contre les Turcs, à la suite d'une ligue avec
le pape, Venise, Gênes, etc. ; cette expédition n'aboutit guère qu'à
la stérile victoire de Lépante (1572). Dans les Etats chrétiens,
Philippe n'intervient que pour soutenir des révoltes (France et
Angleterre).
4° Cependant, quand il^a voulu conquérir le Portugal, le roi ca-
tholique a dû changer de politique et partant de personnel ; c'est
ce que nous verrons une autre fois.
C. D.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Les six lettres sur la morale des jésuites, que nous avons étu-
diées en dernier lieu, forment un tout bien complet ; elles se
trouvent être la partie dramatique de cette œuvre si variée. Ce
qui les a rendues possibles, c'est le silence prolongé, on pourrait
dire obstiné, des jésuites. Ceux-ci, en effet, déconcertés, atterrés
par la rapidité des coups, s'étaient tenus cois. Mais garder
toujours le silence, c'eût été reconnaître le bien-fondé d'accu-
sations si graves.
Pascal était prêt à clore, avec la dixième lettre, la série de ses
Philippique$< Il se demandait, pourtant, s'il ne serait pas contraint
de continuer la lutte. Or qui pouvait l'y forcer, sinon les répli-
ques et les protestations des jésuites? Voyez plutôt les dernières
lignes de la dixième Provinciale : « Après quelques discours de
cette sorte, je quittai le père et je ne vois guère d'apparence d'y
retourner. Mais n'y ayez pas de regret ; car, s'il était nécessaire de
vous entretenir encore de leurs maximes, j'ai assez lu leurs livres
pour pouvoir vous en dire à peu près autant de leur morale, et
peut-être plus de leur politique, qu'il n'eût fait lui-même. » Pascal
semble n'être pas disposé à aller plus loin. Il eût très volontiers
laissé les jésuites en repos, pour tourner d'un autre côté sa mer-
veilleuse activité. Ce n'était pas qu'il regrettât le moins du monde
ce qu'il avait fait : jamais il ne s'est repenti d'avoir écrit les Pro-
vinciales ; il disait même, vers la fin de sa vie, que, « s'il était à
les faire, il les ferait encore plus fortes ». Il est mort, on peut le
dire de cet ascète, dans l'impénitence finale.
Mais, en août 1656, il avait mieux à faire que de harceler des
moines. Il s'était passé dans sa famille des événements sur les-
quels nous reviendrons, et qui étaient de nature à le passionner
autrement que la lutte contre les jésuites : il eût été ravi de pou-
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER
Professeur à V Université de Paris.
Suite de l'examen des « Provinciales ».
LES « PROVINCIALES )>
m
voir s'occuper de sa nièce Marguerite Périer et de Charlotte de
Roannez ; mais il n'en eut pas le loisir. Les jésuites lui répondi-
rent, et lui-même dut répondre à ces réponses ; Nicole le dit ea
propres termes en tête de l'édition de 1657 : « L'impudence des
jésuites lui arracha, comme malgré lui, les huit dernières lettres/»
Ce furent d'abord quelques essais timides, puis des réclama-
tions plus directes, enfin des réfutations officielles, que l'auteur
incriminé ne pouvait pas déclarer non avenues. C'est donc par la
force des choses que Pascal va continuer son œuvre ; il va, comme
nous dirions aujourd'hui, évoluer malgré lui, et inaugurer une
nouvelle tactique. Mais il était coutumier du fait, rompu aux mé-
tamorphoses : n'avait-il pas déjà fait preuve d'une étonnante sou-
plesse ? Avec la quatrième Provinciale, nous l'avions vu dire adieu
aux discussions théologiques sur la grâce suffisante et le pouvoir
prochain, laisser de côté les questions relatives à la personne de
M. Arnauld et des P; Lemoine et Nicolaï. Suivons donc, avec l'at-
tention d'un contemporain de choix, d'un Gui-Patin ou d'un
maréchal Fabert, les péripéties nouvelles de cette lutte vraiment
mémorable.
L'histoire des réponses dont les Provinciales ont été l'objet a
été faite et refaite plusieurs fois ; mais les historiens n'ont fait
entrer en ligne de compte que les répliques composées par les
jésuites et réunies par eux en un recueil, dès 1657. Ils ont négligé
ou ignoré celles qui ont paru avant les réponses officielles, en
même temps qu'elles ou après elles.
Lire dans leur nouveauté des chefs-d'œuvre comme les Provin-
ciales et n'avoir pas la sotte prétention de les égaler, ce serait
chose inouïe dans notre pays de France. Aussi, dès la première
heure,s'est-il trouvé des folliculaires pour tenter l'aventure. Nous
avons vu les deux billets plus ou moins authentiques, et que,
pour ma part, je crois authentiques, l'un d'un académicien
illustre, l'autre d'une dame du monde, que Pascal s'est chargé
d'imprimer après la deuxième Provinciale,
Au lendemain de la troisième parut dans l'éternel in-4° une
Lettre écrite à un abbé par un Docteur sur le sujet des trois lettres
écrites à un provincial. Cet opuscule doit être bien rare, car Louis-
Adrien Le Paige ne l'avait pas rencontré dans son entier. Ce n'est
pas ce qui s'appelle une réplique ou une réfutation. L'auteur, qui
n'est ni jésuite ni docteur, plaide mollement en faveur de l'auteur
des Lettres à un provincial, les circonstances atténuantes.
Quelques semaines plus lard, entre le 20 mars et le 10 avril,
paraît dans le même format une autre plaquette intitulée Réponse
et remerciements d J un Provincial à M. E.A.A.B., etc., sur le sujet
77
402
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de ses lettres, et particulièrement de la cinquième, où sont indiquées
plusieurs différences très considérables entre la morale des Docteurs
casuistes de V Eglise catholique et celle des jansénistes. L'auteur
inconnu esquisse quelques compliments sur le talent de Pascal,
qu'il oppose à l'ennuyeuse lourdeur d'Arnauld. Puis il tourne
court et juge qu'il a été fort imprudent de s'aventurer sur le ter-
rain de la morale et de la casuistique. Il prétend prouver que la
casuistique catholique — entendez jésuite — est admirable de
tous points, et celle des jansénistes, abominable : tout ce que
défendent les catholiques," les jansénistes le permettent sans le
moindre scrupule : ils permettent de médire, de calomnier, de
mentir « non seulement licitement, mais hardiment et glorieu-
sement ».
Ces quatre adverbes joints font admirablement !
A l'en croire, les jansénistes réduisent à néant les sacrements
de pénitence et d'eucharistie, ils révèlent les confessions, se font
remettre par les moribonds des sommes considérables sous pré-
texte de restitutions; enfin, il y a à Port-Royal « une morale par
laquelle on dispense les diacres, prêtres, curés et toutes sortes
d'ecclésiastiques bénéficiers ou autres de porter la sotane et
l'habit clérical » ; à la campagne, on leur permet de se servir d'un
justaucorps de couleur grise ; en ville, des chapelains jansénistes
se sont contentés de prendre la « sotane » pour dire la messe et
se sont promenés sans scrupule en habit court tout le reste de la
journée... Après la divulgation d'une pareille immoralité, l'auteur
pense défaillir, et c'est à peine s'il retrouve assez de forces pour
comiure : « Voilà une des raisons pour lesquelles les jansénistes
se portent avec tant d'ardeur contre la morale des jésuites. »
Le 25 avril parut une nouvelle réponse, intitulée Réponse aux
Lettres à un Provincial publiées par le secrétaire du Port-Royal.
L'auteur remercie le « secrétaire » du concours tout à fait ines-
péré que sa raillerie apporte à la cause jésuite. Il prouve que les
calvinistes sont dans le ravissement et conclut que Port-Royal et
Genève sont d'accord.
Après la huitième Provinciale, nous trouvons une Lettre écrite à
une personne de condition sur le sujet de celles que les Jansénistes
publient contre les Jésuites. Pascal y est traité de « gaillard qui
confesse lui-même qu'il ne tient aucun rang dans l'Eglise ».
Mentionnons encore deux opuscules datant de 1656. Le pre-
mier est du prieur de Sainte-Foix, docteur en théologie, en réalité
le P. Morel. Il a pour titre Eclaircissements de quelques difficultés
morales louchant Vétal présent des Jansénistes. Il se préoccupe de
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LES « PROVINCIALES »
403
résoudre quelques cas de conscience relatifs aux rapports que
peuvent avoir avec les jansénistes les personnes des diverses con-
ditions. Le P. Morel n'y va pas par quatre chemins : il parle des
« faussetés, impiétés, ignominies, extravagances absurdes et fic-
tions malicieuses » dont ces lettres sont remplies, et qui mérite-
raient à Fauteur un châtiment exemplaire, potence ou bûcher.
Le deuxième de ces opuscules est d'un écrivain qui s'était déjà
signalé par son zèle antijanséniste. Le sieur de Marandé avait fait
des efforts inouïs pour attirer l'attention sur lui. En 1644, il avait
publié un gros ouvrage, Inconvénients d'état procédant du Jansé-
nisme, dans lequel il faisait appel au bras séculier pour détruire
cette effroyable peste. Il y avait inséré tout doucement, sans faire
mine de rien, les Monita sécréta des jansénistes; qui. — chose
curieuse — ont été publiés comme inédits en 1748, et republiés,
toujours comme inédits, en 1865... En 1652, il fait paraître ses
Considérations sur la retraite des Docteurs Jansénistes...., sur la
protestation d'Arnauld et les lettres que celui-ci fait courir dans
Paris. En mars 1656, le pauvre homme en était encore à croire
que les Provinciales étaient d'Arnauld; il s'élève contre les
t< bouffons » et les « raillards », appelle l'auteur « un mauvais
garçon, un brave, un capitan, dont le sang bouillonne si fort
qu'il ne peut se contenir dans son harnois » .
Pascal a méprisé tous ces libellistes :
Il se réservait pour le moment où la Compagnie ferait une ré-
ponse officielle, qu'il n'aurait pas le droit de dédaigner. Dès la
huitième Provinciale, il est évident que cette heure n'allait pas
tarder à sonner.
Alors parut un opuscule intitulé Lettre de Philarque à un ami
sur le sujet des plaisantes lettres écrites à un Provincial. Il y est
question du silence obstiné ou, si vous voulez, prudent, que gar-
dent les jésuites, et Philarque constate que quelques-uns l'ap-
prouvent et que d'autres le blâment. Il trouve que les Lettres au
Provincial ne contiennent que des redites qui datent de 1644; il
3es traite de « viande réchauffée » ou d' « habit retourné ».
D'ailleurs, il ne croit pas sage de « se prendre aux cheveux et
d'entrer en dispute avec un esprit bouffon ». Le silence des
jésuites dénote une vertu consommée: cependant il doit prendre
iîn. Philarque les y excite, en finissant, de toutes ses forces.
Ainsi fut fait. Nous arrivons ainsi à la seconde série des
Le Dieu, poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs !
404 ' REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
réponses aux Provinciales, qui est beaucoup mieux connue, et
sur laquelle nous glisserons plus rapidement.
L'histoire de ces réponses fut faite dès le dix-septième siècle
par Nicole, entête de l'édition de 1657, puis par un jésuite, le
P. Daniel, en 1694. Ai-je besoin de vous dire que l'impartialité
de ces deux auteurs est plus que problématique ? « Les jésuites,
dit Nicole, voyant le tort que ces lettres leur faisaient de tous
côtés, et que le silence l'augmentait, se crurent obligés d'y
répondre, mais c'est à quoi ils se trouvèrent infiniment embar-
rassés. Car il n'y a.'que deux questions à faire sur ce sujet. L'une,
savoir si leurs casuistes ont enseigné ces opinions, et c'est une
vérité de fait qui ne peut être désavouée ; l'autre, savoir si ces
opinions ne sont pas impies et insoutenables, et c'est ce qui ne
peut être révoqué en doute, tant ces égarements sont grossiers.
Ainsi ils travaillèrent sans fruit et avec si peu de succès qu'ils
ont laissé toutes leurs entreprises imparfaites. Car ils firent d'a-
bord un écrit qu'ils appelèrent Première Réponse, mais il n'y en
eut point de seconde. Ils produisirent de même la Première et la
Seconde Lettre à Philarque, sans que la troisième ait suivi. Ils
commencèrent depuis un plus long ouvrage, qu'ils appelèrent
Impostures, dont ils promirent quatre parties ; mais, après en
avoir produit la première, et quelque chose de la seconde, ils en
sont demeurés là; et, enfin, le P. Annat étant venu le dernier
au secours de ces Pères, a fait paraître son dernier livre qu'il
appelle La bonne foy des Jansénistes, qui n'est qu'une redite et
qui est sans doute la plus faible de toutes leurs productions : de
sorte qu'il a été bien facile à l'auteur de ces lettres de se défen-
dre ; et c'est ce qu'il fait sur les principaux points dans les lettres
dont il me reste à parler. »
Ce récit est exact, sauf sur un point : Nicole parle de lettres à
Philarque, et je ne vois pas qu'il y en ait eu plusieurs. Quant à
l'opuscule du P. Annat, il faut le réserver pour plus tard : il ne
parut qu'en 1657, après la seizième Provinciale.
Entendons, maintenant, l'autre cloche. Voici comment le P.
Daniel, trente-huit ans après les Provinciales, alors que le temps
aurait pu faire son œuvre d'apaisement, s'exprime sur ce sujet :
« Ce ne fut pas seulement la difficulté de la matière et certaines
apparences, dont ils surent se prévaloir, qui leur donnèrent tant
d'avantage sur les jésuites. Ces Pères firent des réponses à la
vérité assez solides, mais si plates et si mal tournées (je parle de
celles qui parurent d'abord). Quelle comparaison entre une lettre
de Pascal et la Première Réponse aux Lettres des Jansénistes ? Il
prit par là sur eux une supériorité qui les lui fit regarder en
LES (( PROVINCIALES »
405
moins de rien non plus comme des adversaires qu'il combattait,
mais comme des gens terrassés qu'il accablait et qu'il écrasait. —
Il est vrai, dit Eudoxe, que Port-Royal profita admirablement de
ce faible. Mais est-il possible qu'en ce temps-là les Jésuites
n'eussent personne qui pût écrire? — Ils avaient encore leur
P. Le Moyne, répondit Cléandre, et je suis surpris de ce qu'ils
ne l'opposèrent point à Pascal. Ce Père avait l'esprit beau et
l'imagination agréable ; sa manière d'écrire était fleurie et
brillante ; il avait môme de la réputation parmi les personnes
polies, et le Manifeste apologétique qu'il fit, plusieurs années
auparavant, contre le livre intitulé la Théologie morale des Jésuites,
n'eut pas moins de vogue que son Etrille du Pégase janséniste. —
Peut-être crut-on dans la société, reprit Eudoxe, qu'il ne pourrait
pas aisément rattraper ce style de Pascal, si délicat et si aisé
tout ensemble. Car c'est le défaut du P. Le Moyne de n'être pas
assez naturel, de tourner et d'embellir tout ce qu'il dit, de vouloir
avoir toujours de l'esprit et de ne s'exprimer jamais simplement
Peut-être aussi que lui-même ne se sentit pas propre à ce com-
bat, et qu'il ne voulut pas se commettre... » {Entretiens de
Cléandre et d' Eudoxe, p. 77.)
Ainsi le P. Daniel avoue que, chez les jésuites, il y avait, en
1656, disette de bons écrivains. Nous pouvons donc ne pas insis-
ter sur ces réponses des jésuites aux Provinciales et dire qu'elles
sont suffisamment connues par les extraits qu'en a donnés Pascal.
Deux mots, cependant, pour vous permettre d'en juger le fond et
la forme.
Les jésuites commencèrent par imiter les procédés de Pascal:
ils lui empruntèrent son format in-4° et la forme épistolaire, du
moins au début; mais leurs dispositions typographiques étaient
loin d'être heureuses. La réponse à la quinzième Provinciale
tient en huit pages, mais il y a soixante lignes à la page, si bien
qu'on ne peut la lire sans de bonnes lunettes ou même sans une
loupe. Les références, les citations, sont inscrites en manchette,
en « broderie ». A coup sûr, ni M me de Sévigné, ni les belles
dames du temps ne durent être tentées de lire ces feuilles impri-
mées d'une façon si absurde. Ajoutez que le style en est d'une
lourdeur et d'une platitude effroyables. Pour ce qui est du fond,
si les réponses des jésuites avaient été péremptoires, quel
besoin aurait eu le P. Pirot de publier, en 1657, sa grosse Apolo-
gie des Casuistes? 11 s'est chargé de défendre l'honneur de la
Compagnie, et il a attiré sur elle une tempête qui a failli la
submerger.
Laissons de côté ces fadaises, et venons-en à Pascal, que
406
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
son rôle de pamphlétaire oblige à réfuter la prétendue réfutation
de ces dix premières lettres.
Au début de la onzième, il entre vivement en matière, il se
défend devoir tourné en raillerie les choses saintes. La réfuta-
tion est évidente. Mais les jésuites ont, du moins, gagné quelque
chose : ils ont, comment dire ? obligé ou engagé Pascal à chan-
ger de méthode. Il cesse de railler, il renonce à composer ses
lettres à la façon des poètes comiques ; aux grâces légères de la
comédie va succéder la véhémence des tragédies les plus subli-
mes. Les jésuites se sont lourdement trompés, s'ils ont cru
gagner au change.
La douzième a pour objet de réfuter l'accusation de mensonge.
Pascal procède avec son habileté accoutumée : il fait son choix,
ménage ses effets : il parle d'abord des choses de moindre impor-
tance et tient en réserve pour la fois prochaine la question de
Thomicide. Cette douzième lettre est, à mon avis, la moins par-
faite de tout le recueil ; les contemporains nous disent que le
plan en avait été dressé par Nicole : avouons qu'on s'en aperçoit
aisément.
La treizième a été, elle aussi, revue et corrigée par Nicole ;
mais le plan n'est pas de lui : elle est toute de Pascal, celle-là, et
nous sommes assure's, dès le début, qu'il en sera de même de
la quatorzième, car il les réunit dans son exorde. Après avoir
repoussé du pied les calomnies dont il est l'objet, Pascal met à
nu la politique des jésuites, la distinction qu'ils font entre la
spéculation et la pratique : dans la spéculation, toutes les
:audaces ; dans la pratique, attention! car il ne faut pas irriter
les juges de ce monde. On peut être méchant avec Dieu : il est si
bon qu'il pardonnera; mais il ne faut pas plaisanter avec le
carcan et la prison...
Même hauteur de vues dans la quatorzième : c'est un véritable
chapitre sur la législation criminelle, qui a dû réjouir l'auteur
de Y Esprit des Lois.
Dans toutes ces lettres, pas une raillerie : la plaisanterie
paraîtrait souverainement déplacée.
Non moins éloquentes sont les deux lettres suivantes sur la
calomnie. La seizième es! un peu longue. Pascal nous a dit pour-
quoi, mais elle renferme d éclatantes beautés. Il ne s'agit plus,
en effet, de calomnies banales, telles que pouvait en débiter un
novice, ce sont de grosses, de belles calomnies, dignes des initiés,
des profès des quatre vœux, contre Port-Royal, ses saintes filles
et ses ecclésiastiques.
Pascal revient ainsi à son point de départ, après un long
LES « PROVINCIALES ))
407
détour. C'est de cette façon que se termine la série des Lettres
que les Loyolistes auraient dû appeler les Jésuitiques.
Il pouvait sembler qu'après la seizième le public, constitué
comme juge, n'avait plus qu'à clore le débat. Elle est pourtant
suivie d'une dix-septième et d'une dix-huitième lettres, très
différentes des précédentes ; adressées au P. Annat, elles pré-
sentent plus d'une analogie avec les lettres du début.
C'est cette dernière évolution de Pascal pamphlétaire qui
s'offre désormais à notre étude.
A. B.
La philosophie de Renouvier.
Cours de M. G. MILHAUD,
Professeur à V Université de Montpellier.
La polémique. — Le problème du mal et la théorie des
Trois Mondes.
Après la Science de la Morale, la doctrine est arrêtée. Elle
touche à toutes les questions théoriques et pratiques, et elle four-
nit à toutes une solution précise et ferme. L'ambition de Renou-
vier est alors de la répandre, d'en pénétrer les esprits, et, pour
tous les besoins du cœur et de la raison, pour tous les problèmes
que pose la vie des individus ou des sociétés, d'en faire désor-
mais le fondement de toute croyance et de toute action.
En 1867, il avait commencé, avec son ami Pillon, la publication
de Y Année philosophique, que devaient bientôt interrompre les
événements de 1870 (1). Au lendemain de la guerre, le désir des
deux amis devient plus ardent encore d'apporter à notre malheu-
reux pays le secours d'une philosophie qu'ils croyaient pouvoir
mettre à l'épreuve de toutes les difficultés. Ce ne fut plus tous les
ans, mais toutes les semaines, qu'ils voulurent parler au grand
public, et ils fondèrent la Revue de critique philosophique, qui
devait se compléter en 1878 par la Revue de critique religieuse.
La variété des sujets traités par Renouvier dans ce journal est
extrême : politique, religion, littérature, sans compter naturelle-
ment tous les problèmes philosophiques, à propos desquels il re-
prend l'exposé cent fois renouvelé de ses théories, en même
temps qu'il discute et réfute avec vivacité, et parfois avec vio-
lence, les systèmes qui s'y opposent. Le lecteur de la Revue peut,
certes, s'éclairer sur tous les points de la doctrine ; mais ce n'est
pas là, à mes yeux, ce qui fait le plus grand intérêt de cette col-
lection. Après les Essais et après la Science de la Morale, les arti-
cles plus proprement philosophiques ne font guère que répéter,
sous des formes variées et à propos de mille occasions diverses,
(1) L'Année philosophique devait reparaître en 1891, sous la direction de
M. Pillon ; la publication continue.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
4<tè
les thèses déjà connues. Ce qui est véritablement captivant, ce
sont les innombrables études que Renouvier nous offre, au jour le
jour, sur les questions d'ordre politique, religieux 'ou social. Il y
apporte d'abord un très grand talent de polémiste: par la vigueur
de son langage, par l'énergie de ses critiques, par le courage et
la sincérité de toutes ses opinions, il apparaît comme le modèle
idéal du journaliste. Mais, en outre, il a su pénétrer assez profon-
dément dans les grands problèmes qui se posent, pour que, trente
ans plus tard, ses articles semblent actuels et présentent, aujour-
d'hui encore, le plus vivant intérêt. Voyez, par exemple, les études
sur la liberté d'Enseignement, sur les Congrégations, sur l'Eglise
catholique, sur la séparation des Eglises et de l'Etat. Voyez sa
violente protestation, à propos de l'avancement du capitaine
Garcin, — celui qui avait fusillé Millière sans aucun souci des
formes légales ; voyez sa guerre sans merci contre le mensonge
utile, contre l'hypocrisie, contre toute autorité extérieure qui
détruit la liberté et annihile la personne humaine, et surtout
•contre la raison d'Etat... On a publié récemment le Manuel répu-
blicain de 48, et on a bien fait, mais je crois qu'il serait facile et
plus opportun encore d'extraire de la Revue de critique philoso-
phique, où elles dorment ensevelies au fond de quelques vieilles
bibliothèques, et de réunir en volumes, destinés au grand pu-
blic, toute une collection d'études de Renouvier qui, en dehors de
l'intérêt historique qu'elles présentent malgré tout par les faits
qui en sont l'occasion, offriraient aussi aux Français de 1905 une
lecture très attachante et très utile. — D'une manière générale, en
politique, la sympathie de Renouvier va aux républicains les
plus avancés de son temps, mais en réalité il les dépasse : sauf
qu'il rejette le collectivisme, comme contraire à ses yeux au libre
-épanouissement de la personne humaine, et qu'il maintient la
propriété individuelle, il est Irès près de ce que nous appellerions
aujourd'hui les socialistes parlementaires. En matière religieuse,
il lutte avec la même énergie contre l'Eglise catholique et contre
l'athéisme. Il sera fidèle à cette attitude, quand il demandera,
quoique indépendant de toute Eglise, d'être accompagné au
-cimetière par un pasteur protestant.
En même temps que paraît la Critique philosophique, Renou-
vier publie, en J876, le très curieux ouvrage qui a pour titre
Uchronie (ou utopie dans l'histoire). Préoccupé de sa lutte
contre le fatalisme historique, à laquelle il a consacré le meilleur
410
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de ses forces, il offre une esquisse du développement de la civili-
sation européenne, « tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être »,
si seulement Marc-Aurèle avait eu la volonté de déshériter Com-
mode au profit de Pertinax.
En 1886, YEsguisse d'une classification systématique des doc-
trines philosophiques nous donne une histoire totale de la pensée
philosophique ramenée aux oppositions fondamentales : chose-
idée, fini-infini, nécessité-liberté, évidence-croyance, etc., qui,
parle choix décisif de l'un des deux termes, permettent de définir
le néocriticisme par rapport aux autres doctrines. Une opposi-
tion nouvelle doit ici nous arrêter, qui va, par ses conséquences,
marquer un tournant dans la pensée de Renouvier : évolution-
création. Certes, nous savons, depuis le premier Essai, que le néo-
criticisme rejette comme contradictoire l'évolution du monde à
travers un passé sans fin, et qu'un de ses postulats exigés par la loi
du nombre est le commencement du monde. Mais Renouvier ne
s'était pas prononcé sur la nature de ce commencement, et il avait
nié la création : « S'il n'y a pas tout à fait contradiction, quant à la
lettre, écrivait-il dans la Logique, à supposer que la représenta-
tion dans une conscience donnée suscite la représentation dans
une conscience qui n'est pas donnée, car ce serait bien là le fait
de la création d'une conscience par une autre, il y a une étran-
geté telle que, pour haut et traditionnel qu'un tel dogme paraisse
(encore n'est-il pas antique), on ne peut que le qualifier de fan-
taisie illustre et gigantesque. L'origine en est facile à démêler
dans ce même effort d'abstraction poussée à l'absolu quia produit
les dogmes de l'unité pure, de la simplicité absolue et de l'infi-
nité actuelle. La création est l'acte de la plus que puissance (1).»
D'autre part, si la croyance en Dieu était posée dans les premiers
Essais, au nom de la raison pratique, Renouvier avait placé au
delà de la limite de la connaissance la question de l'unité ou de
la pluralité de Dieu. L 1 Esquisse d'une classification systématique
des doctrines, ainsi que l'histoire de sa pensée qui termine le
second volume, nous font assister à son évolution définitive sur
ces deux questions. Il a longuement réfléchi à la relation cau-
sale, s'est habitué à rapprocher la causalité créatrice de nos actes
libres, et surtout a cru comprendre que «les lois générales et
harmoniques établissant les rapports uniformes des phénomènes
et la communication des consciences, — impliquent l'unité d'une
conscience qui conçoit cette harmonie et la réalise ». Désormais,
il entendra sous le nom de Dieu une personne, réalisant la per-
(i) Logique) 2* édition, t. III, p. 233.
LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
411
fection de la bonté et de la justice ainsi que la toute-puissance,
et ayant créé l'harmonie qui, il l'a toujours dit, est un des aspects
du monde. Il remarquait encore, dans la première édition du Troi-
sième Essai, pour différencier sa Monadologie de celle de Leibniz,
qu'il rejetait le caractère préétabli de l'harmonie universelle ; cette
distinction cessera maintenant, et la deuxième édition du Troisième
Essai (1892) corrigera sur ce point les affirmations premières.
Mais cette attitude nouvelle place Renouvier en présence d'un
problème redoutable, qui a préoccupé les théologiens de tous les
temps: je veux parler du problème du mal. Si un Dieu parfaite-
ment bon et parfaitement juste a créé le monde, comment expli-
quer le mal, le mal moral et le mal physique? — L'objection
n'effraie plus Renouvier dès 1886, comme nous pouvons en
juger par la netteté delà position qu'il prend à l'égard de la
création. On peut même deviner aux réflexions qu'on lit dans
YEsquisse quel sera le genre de solution qu'il donnera à cette dif-
ficulté. — « Sur l'existence du mal, peu de mots suffisent ici. Pour
démontrer qu'elle est incompatible avec l'hypothèse du Créa-
teur bon et tout-puissant, il faudrait prouver ou qu'il n'y a pas
d'agents libres dans le monde, ou que la liberté des agents n'ex-
plique pas le mal, ou enfin que la création des agents libres est
un acte contraire à la sagesse et à la bonté du Créateur (i)... » Et
on ne démontre point cela. « Le postulat de la liberté se présente
immédiatement pour répondre à la question de l'origine du mal»
et ne peut pas ne pas se présenter. Nous savons, de connaissance
directe, que le libre arbitre est une origine du mal, l'origine du
mal appelé moral. Nous ne savons pas comment le mal moral a
été l'antécédent et la cause première et formelle du mal physi-
que...; mais nous ne sommes pas obligés de le savoir, ni tenus de
formuler sur ce sujet des hypothèses pour lesquelles trop de pro-
fondes données nous manquent ; et il suffit que nous apparaisse
une probabilité morale, en principe, de ces sortes d'hypothèses
qui ne paraissent gratuites qu'en voulant se préciser, pour que
nous soyons fondés à ramener, en notre postulat, toutes les espè-
ces du mal à l'unité de celle-là, dont l'essence intime et la raison
d'être nous est parfaitement connue (2). » Ainsi l'attitude de Re-
nouvier, à ce moment, est déjà la suivante : Dieu a créé les êtres
libres ; la liberté a été l'origine du mal moral, et ce mal moral
a produit le mal physique, d'où toutes les désharmonies maté-
rielles et morales dont ce monde nous offre le spectacle.
(1) Esquisse, t. 1, p. 223.
(2) Esquisse, t. II, p. 291.
412
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
¥ ¥
Mais, le premier pas franchi au delà des limites qui avaient été
primitivement assignées à la connaissance, Renouvier se sentira
de plus en plus attiré vers les grands problèmes de la personna-
lité divine, de la création, du mal et des fins dernières de la créa-
ture humaine. Et, peu à peu, ces problèmes viendront au premier
plan dans sa pensée, qui se revêtira d'un caractère de plus en
plus religieux. Je laisserai de côté les publications nombreuses
qui ne font, sous des formes diverses, que reproduire la doctrine
telle qu'elle était modifiée après VEsquisse, ainsi que les Etudes
historiques, impossibles à résumer d'ailleurs, et écrites dans l'es-
prit que faisait déjà connaître la première édition du Quatrième
Essai; et je m'arrêterai seulement aux ouvrages qui caracté-
risent le mieux l'attitude dernière de Renouvier, la Nouvelle
Monadologie et le Per sonna lisme.
Quand on ouvre la Nouvelle Monadologie (1), on est frappé de ce
que le ton a décidément changé; il ressemble prodigieusement
à celui du spiritualisme classique, quand ce n'est pas à celui de
la théologie, et il faut ouvrir les yeux et y regarder à deux fois
pour constater que l'essentiel de la doctrine subsiste. C'est ainsi
qu'on trouve employés couramment le terme de substance, ainsi
que les mots esprit, âme; que le problème du mal devient celui
de la chute; que, dans l'explication du mal moral par la liberté,
les passions et, en particulier, l'orgueil humain jouent un rôle
de plus en plus marqué, comme si l'opposition chrétienne de la
nature et de la vertu avait fini par pénétrer aussi dans la pensée
de Renouvier.
Quant au fond même de l'ouvrage, il témoigne^ de la part de
son auteur, de deux préoccupations essentielles. D'une part, il
veut donner à l'exposé complet de ses thèses le cadre de la mo-
nadologie, — dont le Troisième Essai, à la suile des autres d'ail-
leurs, avait arrêté dès longtemps les traits principaux, — comme
s'il sentait lui-même le besoin de mettre à jour tout ce qu'il y
avait de leibnitianisme plus ou moins latent dans sa philosophie,
en dépit d'une déclaration fort ancienne, et qu'il prenait sans
doute moins au sérieux à la fin de sa vie, d'après laquelle « il
continuait Kant ». D'autre part se trouve accentuée dans ses
grandes lignes, — comme elle avait été déjà préparée dans les
Appendices qui terminent la deuxième édition du Troisième Essai
(1) Publiée en 1899, en collaboration avec M. Prat.
LA PHILOSOPHIE DE RKNOUVIER
413
(1892), — la théorie des Trois Mondes que le Personnalisme va
complètement exposer. Résumons-la brièvement.
Puisqu'un Dieu parfaitement bon et tout-puissapt a créé le
monde, il n'a pu le créer que parfait; l'optimisme de Leibnitz
d'après lequel le monde, tel qu'il est, aurait été pour le Créateur
le meilleur possible, n'est pas soutenable. Seule est admissible,
sauf à la dépouiller de ses éléments fabuleux, la doctrine symbo-
lique du paradis primitif et du péché originel, et la théorie de
Renouvter n'est autre chose que cette doctrine transformée en
une hypothèse qu'il essaie de présenter comme positive. Les
hommes ont été créés dans un élat tel, que la justice régnait tout
naturellement, que la loi morale n'avait nul besoin d'être impé-
rative, se présentant ,à l'entendement et à la volonté comme les
lois logiques, et que la paix et la fraternité se trouvaient réali-
sées. En outre, Dieu avait doué les hommes des connaissances
nécessaires pour disposer de toutes les forces naturelles, et pour
les adapter harmonieusement à leur existence. Gomment, par le
jeu même de la liberté que Dieu a donnée aux personnes, la
société des hommes s'est éloignée de cet état de paix pour
entrer dans le mal moral, c'est ce qu'on peut comprendre par ce
que Renouvier a dit bien des fois, quoique le problème ne fût
pas d'abord posé tel qu'il l'est maintenant, depuis la première
Introduction à la Philosophie analytique de l'Histoire. Ajoutez,
comme je l'ai déjà fait observer, qu'il fait plus grande aujour-
d'hui la part des passions, et notamment de Yorgueil de la vie,
c'est-à-dire de « l'état d'àme de l'homme qui, enivré du sentiment
de son moi, refuse de porterie joug de l'altruisme, même sous
la forme de raison, et ne peut s'y soustraire qu'en pliant toute
chose à son vouloir (1) ». Vous comprendrez que la passion anti-
sociale ait pu se développer par la haine et par la guerre. Elle va dé-
truire non pas seulement la société idéale de la création, mais la
nature physique, d'abord parfaite elle aussi, du monde matériel.
Et, en effet, ce n est pas seulement l'humanité morale qui nous
donne aujourd'hui le spectacle du mal, ce sont aussi les déshar-
monies de la nature. Les hommes souffrent et meurent. Les forces
physiques que, par l'effort de la science, nous arrivons à dompter
parfois, nous sont le plus souvent une gêne et un péril ; la loi de
la gravitation nous fait un travail du plus simple mouvement de
locomotion ; et nous avons sans cesse à nous ingénier pour parer
aux ennuis et aux dangers qu'offrent les éléments. Il y a loin as-
surément des conditions actuelles à celles qu'a pu seules réaliser
(1) Personnalisme, p. 80.
414
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
d'abord un Créateur tout bon et tout-puissant. Reste à savoir
comment la déviation morale de la société humaine a pu aboutir
à une telle altération de l'univers physique.
L'astronomie, la mécanique et la physique sont d'accord pour
faire remonter le système solaire, tel qu'il est aujourd'hui, à une
nébuleuse primitive, formée d'une seule masse diffuse. Mais
aucun système religieux, philosophique, scientifique, n'a pu rai-
sonnablement, sans sacrifier le supérieur à l'inférieur, concilier
avec la Création cette nébuleuse primitive et l'évolution dont elle
est le point de départ. Tout s'éclaire, si l'on y voit les débris du
monde antérieur qui fut vraiment celui de la Création. Par leurs
connaissances et leur puissance, les premiers hommes peuvent se
comparer aux Titans des mythologies anciennes. Nous ne sau-
rions imaginer l'étendue de leurs moyens d'action ni la force de
destruction dont ils disposaient. Renouvier nous Jes montre,
d'abord vivant sur un globe unique, homogène, qui réalisait
toutes les conditions d'harmonie réclamées par une vie parfaite,
puis transformant peu à peu Tordre et les proportions des
masses qu'ils déplacent, formant çà et là d'énormes accumula-
tions de matière, changeant la nature de la gravitation, donnant
lieu aux pires désordres en lançant de grandes masses sans
combiner la force d'impulsion avec la loi d'attraction, et finale-
ment faisant aboutir le monde primitif après une série de frac-
tures, de chocs, d'explosions de toutes sortes, à ce gigantesque
amas de débris qui constitua la nébuleuse solaire.
L'existence première des hommes a pris fin en même temps.
Mais les germes qui enveloppaient les monades humaines étaient
immortels ; ils ont pu se trouver eux-mêmes à un état tel de divi-
sion qu'ils ont ensuite bravé les plus énormes températures, et
qu'ils ont] servi de point de départ au développement d'orga-
nismes nouveaux, lesquels ont parcouru la série animale indi-
quée par la science moderne, pour aboutir à la reconstitution
des personnes humaines primitives (i), le même germe pouvant
d'ailleurs reproduire un certain nombre de fois la même per-
sonne. L'humanité terrestre ainsi constituée est celle à laquelle
s'appliquent toutes les études historiques de Renouvier, qu'il
reprend et résume une dernière fois, nous faisant assister à la
formation des sociétés, des religions, des lois, au conflit de l'au-
torité et de la liberté, à la guerre. Ce monde est celui du sen-
(1) Renouvier s'est rallié à la théorie de la transformation des espèces et à
la théorie cosmogonique de la nébuleuse, mais sans admettre plus qu'au-
trefois le continu de l'évolution.
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LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER
415
timent du bien et de l'impuissance, de l'idée de justice et de
l'injustice réalisée, « de Tordre incohérent des forces génératrices,
et de leurs développements imparfaits sous l'empire de la mort ».
— A Tissue de ce monde, Renouvier entrevoit celui pu se réalisera
décidément « le règne des fins »,la justice, la paix, le bonheur
suprême. La personne humaine y entrera, « après avoir tra-
versé le séjour terrestre, connu toutes les conditions, désiré le
bien, ressenti le mal en toutes ses espèces, et dans toute sa pro-
fondeur en chacune, jusqu'à devenir par la réunion des diverses
déterminations de son individualité, l'homme plein de l'expé-
rience de l'humanité entière, et virtuellement pénétré de cette
vérité, que l'injustice est le chemin de la mort, que la justice est
la vie...
a Au cours du rétablissement de la société universelle de ces
hommes immortels, quels que soient les modes actuellement
imprévoyables de leur naissance et de leur intégration organi-
que, en harmonie avec les lois du monde parfait, ils viendront
au jour pour se reconnaître en retrouvant la mémoire de leur
vie passée, de leurs relations, des événements et de l'histoire
de la terre et des terriens, tous ceux qui ont été liés par le sang,
l'amitié, les idées et croyances communes ou contraires, la paix
ou la guerre. Cette révélation par le souvenir et cette recon-
naissance sont l'entrée du ciel, avec la contemplation des
nouveaux deux et de la nouvelle terre, avec la libre expansion de
la vie, le sûr maniement des forces dont les hommes n'avaient
possédé depuis la chute qu'une connaissance superficielle, en
partie douloureusement acquise, et l'usage toujours restreint et
pénible. Voilà le ciel physique, mais le ciel du coeur est au-
dessus. Nous sommes moins capables d'en prendre directement
Tidée que d'en approcher le sentiment par voie de contraste, en
songeant aux amours aveugles, inconstantes ou troublées, dont
l'antagonisme des sexes et l'anarchie des relations sexuelles sont
la cause en notre monde, et à nos vagues désirs, à nos volontés
ignorantes, à nos fins manquées, ou que toujours tranche la mort,
à l'impuissance de la personne mortelle de régir pour le bien
son entourage et ses relations, et enfin, ce qui est le fond de
tout, de se régir elle-même et de se satisfaire (1). »
Il y a, dans ce livre du Personnalisme, plus que l'exposé d'une
hypothèse ; il y a l'expression d'un sentiment religieux, qui, pour
vouloir se dégager des dogmes confessionnels, n'en est pas moins
ardent. Si vous en doutiez, reportez-vous à l'entretien dernier
(1) P. 216 et 220.
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416
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Où, quelques mois après avoir écrit ce livre, Renouvier disait
ses espérances à son ami M. Prat. Par la sérénité confiante et
tranquille qu'il lui donnait en face de la mort, ce grandiose
roman des Trois Mondes s'illuminait d'une étincelle de vie et
revêtait la plus haute consécration d'expérience dont soient
capables les religions et les métaphysiques.
Peu de temps après la mort de Renouvier, un comité s'est
fondé pour lui élever un buste qui serait placé dans la cour de
notre Université, à côté ou en face de celui d'Auguste Comte.
Permettez-moi d'exprimer le vœu que nos concitoyens s'intéres-
sent à cet acte de piété philosophique.
Charles Renouvier, Auguste Comte ! Que d'efforts de pensée
sincère, que d'idées fécondes, dont ces deux bustes, rapprochés
Tun de l'autre, conserveront le souvenir! A ceux de nos jeunes
gens qui, préoccupés de la conduite de la vie, tourneront vers eux
leur regard inquiet, j'imagine que Comte et Renouvier parleront
ainsi : «Vis pour autrui, dira l'un, celui des deux qui est athée.
Soumets-toi, pour le bonheur de l'humanité, à l'ordre total, à
Tordre extérieur du monde et de la nature, à Tordre social auquel
aboutissent tous les siècles passés... Défie-toi de ton imagination
et de ton orgueilleuse raison. Sache voir et connaître les réalités
concrètes, positives, et les limites de ta connaissance et de ton
action. Discipline ton esprit, comme ta personne. Dans tes con-
ceptions de la vie et du progrès, ne néglige jamais le poids très
lourd dont pèsent sur le présent et l'avenir les traditions de nos
ancêtres. Quand tu jetteras les yeux sur le passé, abstiens-toi de
tout jugement absolu, tiens compte du moment, des circons-
tances, des nécessités sociales; ose distinguer la vérité d'hier et la
vérité d'aujourd'hui ; la justice d'hier et la justice d'aujourd'hui;
ne te hâte pas de condamner une institution, ou une nation, ou
une époque, sans t'être rendu compte des conditions historiques
de leur formation, et du rôle qu'elles ont joué dans l'évolution
de Thumanité. Tout a contribué à préparer Tâge positif où tu as
le bonheur de vivre, et où l'accord des esprits sur les lois mo-
rales, politiques, sociales que proclamera la science, entraînera
l'harmonie des cœurs... »
Et Renouvier dira: « Développe ta personnalité, exerce ta vo-
lonté, ton énergie. Prends garde de te réduire à un rouage
inerte et passif dans la société, qui n'a de valeur que par les indi-
vidus qui la composent. Aime tes semblables, mais sache que
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LA PHILOSOPHIK Dtë REN0UV1ER
417
l'amour ne peut rien, ou même devient funeste là où manque la
justice. Que le souci des réalités concrètes et positives n'empri-
sonne pas ta pensée. Que le respect du passé et de l'histoire n'ar-
rache pas l'idéal de ton âme. Garde- toi de jamais confondre le
bien et le mal, le juste et l'injuste, le vrai et le faux. Ne t'incline
devant aucune idole ; ne pense jamais qu'une institution ou une
tradition quelconque tire du fait de son existence, et même des
services qu'elle a pu rendre h une société corrompue, une sorte
d'inviolabilité qui la soustraie à la libre critique de la raison. Ne
crois pas surtout aux prétendues lois que suit l'humanité pour
évoluer vers un progrès énigmatique qui se réaliserait de lui-
môme. Il n'y aura de progrès que celui que tu feras ; il n'y aura
de justice, de paix, de liberté, que celles que tu sauras con-
quérir... » Voilà ce que diront, entre autres choses, Comte et
Renouvier à ceux de nos étudiants qui seront assez sérieux pour
solliciter leurs conseils. Et ce sera l'éducation parfaite que ce
contact avec deux esprits si dissemblables, mais également pro-
fonds. Ils représentent, l'un et l'autre, comme les deux aspects de
toute pensée philosophique, au point que leurs tendances oppo-
sées, en pénétrant ensemble dans l'âme de nos jeunes gens, con-
courront à une conception plus riche, plus complexe, et par cela
même plus vraie, de leurs devoirs.
6. Milhaud.
La science et l'ascèse
chez saint Jérôme.
Cours de H. P. de LABRIOLLE,
Professeur à V Université de Fribourg (Suisse).
II
Ce que j'ai dit sur les tendances tout à la fois scientifiques et
ascétiques de» saint Jérôme permet de conjecturer ce qu'il dut être
comme directeur de conscience, quand il lui fut donné de guider
vers une vie supérieure les âmes éprises de sainteté qui s'offrirent
à sa maîtrise. La mémoire de Jérôme est liée indissolublement à
celle des patriciennes romaines, dont il fut le conseiller et l'ami.
Albina, Marcella, Asella, Fabiola, Principia, et plus encore peut-
être Paula, ses filles, sa petite-fille (car Jérôme connut les deux
générations dont Paula fut l'aïeule), voilà de quels noms la
correspondance de Jérôme nous apporte l'écho, voilà dans
quelles âmes il put contempler le reflet le plus fidèle de l'idéal
qu'il portait dans son propre cœur.
Antérieurement à la seconde venue de Jérôme à Rome, un cer-
tain nombre de femmes romaines appartenant à la plus haute
noblesse avaient accoutumé de se réunir chez l'une d'entre elles,
Marcella, qui avait établi une sorte de conventicule dans son
palais du mont Aventin. Elles avaient voulu se créer, au milieu de
la ville encore à demi païenne et où les chrétiens eux-mêmes ne
donnaient pas toujours l'exemple, une petite thébaïde où elles
pussent librement s'entretenir des choses saintes, lirç les Ecri-
tures, chanter les Psaumes. La perfection monastique hantait les
rêves de la plupart d'entre elles (1). Saint Athanase, exilé par
Constance d'Alexandrie à Rome, en 341, y avait fait connaître la
discipline des monastères d'Egypte. Il avait même amené avec lui
deux moines égyptiens, dont l'un tout au moins, nommé Isidore,
(1) On lira, à ce propos, une page éloquente de Montalembert, dans les
Moines d'Occident, 1, 144. Pour plus de détails, voir Grûtzmacher, op cit.,
p. 227, ou H. Mauersberg, Die An fange der askeiischen Bewegung im Abend-
lande, OsnabrUck, 1897.
SAINT JÉRÔME
419
se prêta à l'ardente omosité que provoquait le genre de vie des
anachorètes (1). Les imaginations étaient donc familiarisées déjà
avec les merveilleuses légendes arrivées ainsi d'Orient. Marcella,
toute jeune fille (2), avait pu voir chez sa mère Athanase et ses
compagnons, et elle avait gardé de leurs récits l'impression la
plus vive. Elle n'était point la seule à en avoir goûté l'étrangeté
si émouvante, et tout ce cénacle féminin était persuadé des mé-
rites suréminents de la vie religieuse, dont il s'attachait,au milieu
des tracas du monde, à imiter les austérités.
Quand Jérôme arriva à Rome, en 382, il n'avait encore com-
posé aucun de ses ouvrages, sauf la Vie de Paul; mais son
activité épistolaire (3) l'avait déjà fait connaître comme un
hebraïsant de première force. On savait de plus qu'il était l'ami
du pape Damase et que, sur les questions d'ordre philologique,
celui-ci le consultait volontiers. Enfin, ses lettres révélaient son
prosélytisme pour la vie érémitique qu'il avait lui-même menée
dans le désert de Chalcis et qu'il pouvait recommander en
connaissance de cause. L'une d'elles, en particulier, adressée à
un ami, Héliodore (4), qui avait d'abord songé à suivre Jérôme
dans le désert, puis s'était ravisé, avait vivement frappé les
esprits par son éloquence, très artificielle à notre gré, mais
tout à fait dans le goût du temps (5).
Aussi Jérôme fut-il accueilli avec enthousiasme dans le cercle
féminin dont j'ai décrit les aspirations. Marcella voulut, à tout
prix, lui donner l'hospitalité dans le palais du Mont Aventin.
Jérôme se défendit d'abord; mais l'insistance de la veuve, et sur-
tout ce qu'il découvrit chez elle de connaissances bibliques et
d'exceptionnelle vertu, le décida finalement à accepter (6). 11
devint dès lors, pendant les trois années qu'il passa à Rome, le
centre et l'oracle des réunions de l'A ventin. — Entre les âmes qu'il
était ainsi appelé à diriger et ses propres goûts, il y avait une
sorte d'harmonie préétablie. Ces femmes, d'une culture tout à fait
(1) C'est ce qui semble résulter du témoignage de Palladius, Hist. Lausiaca^
P. G. xxxiv, 1008.
(2) Elle devait avoir alors environ seize ans. Toutefois, il est difficile de pré-
ciser. Cf. Grutzmacher, op. cit., p. 227, n. i. — Jérôme, Ep. 127, 5 ; P. L.
xxii, 1089.
(3) Dix-huit lettres de notre recueil sont antérieures à 382. Cf. la liste
dressée par Grutzmacher, op. cit., p. 99.
(4) Ep. xiv ; P. L. xxn, 347.
(5) Jérôme lui-même a reconnu, plus tard, que cette lettre déclamatoire
était, au moins pour la forme, un jeu d'esprit où s'était complu son extrême
jeunesse. Cf. Ep. t 52 ; P. L. xxn, 527.
(6) Cf. Ep. 127, 7 ; P. L. xxn, 1091.
420
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
supérieure, s'intéressaient passionnément aux étudesbibliques(l).
Plusieurs d'entre elles, Marcella, Paula, Blésilla, Eustochium,
savaient déjà l'hébreu ou rapprirent pour étudier les Ecritures
et chanter les Psaumes dans la langue même où ils avaient été
écrits (2). Elles furent pour Jérôme non pas seulement des élèves,
mais des collaboratrices. Marcella, surtout, au témoignage de
Jérôme, posait des questions si intelligentes qu'à elles seules
elles devenaient instructives (3) ; et Jérôme publia un volume de
lettres en réponse aux difficultés qu'elle lui soumettait. On s'y
rend compte que, dans ce commerce intellectuel, la science
gardait toute sa sévérité. Jérôme n'avait nul besoin de la vulga-
riser ni de l'affadir. L'esprit ferme et précis de Marcella suivait
aussi bien une controverse contre les Montanistes (4) qu'une ex-
plication de tel passage scripturaire, où son avidité de tout com-
prendre s'était aheurtée (5). L'influence de cette curiosité fémi-
nine, qui prenait ici une forme si noble, se retrouve, on peut le
dire, dans toute l'œuvre de saint Jérôme. Combien de fois ne se
décida-t-il à se mettre au travail, pour traduire tel commentaire
d'Origène, pour élucider telle partie des Ecritures, que parce que
Marcella, Paula ou Eustochium l'y avaient sollicité (6) ! En leur
dédiant un certain nombre de ses œuvres les plus arides (7),
Jérôme put s'attirer la raillerie des sots (8); il ne faisait, en réa-
lité, qu'acquitter une dette de gratitude envers celles qui en
avaient été les inspiratrices.
Mais les entretiens de saint Jérôme ne se bornent pas, auprès
de ces femmes remarquables, aux sujets de science et d'exégèse.
(1) Cf. Ep. 45, 2 ; P. L. xxn, 481.
(2) Cf. Ep. 39, 1 ; P. L. xxn, 465. Il y dit de Blésilla défunte: «... In pau-
cis non dicam mensibus, sed diebus, hebrœœ linguœ vicerat difficullates, ut
indiscendis canendisgue P salmis, cum maire conlenderet. » Cf. YEp. 108, 26;
P. L., xxu, 902 ; sur la mort de Paula: « Hebrœam linguam... discere voluit
et consecuta est : ita ut Psalmos hebraice caneret, et sevmonem absque ulla
latinœ linguœ proprietale personaret. Quod quidem usque hodie in sancta filia
ejus Eustochio cernimus. »
(3) Ep. 59, 1 ; P. L. xxn, 586 : « Magis nos provoces quœsiionibus ; et ior-
pens otio ingenium, dura intemogas, doces. » Cf. Ep. 127, 7 ; P. L. xxn, 1091.
(4) Vg. Ep. 41, P. L. xxn, 471.
(5) Vg. Ep. 34, P. L. xxn, 448 ; Ep. 59, ibid. t 586 ; etc. 11 nous reste seize
lettres exégétiques adressées à Marcella.
(6) Cf. pour les homélies d'Origène, P. L. xxiv, 219; pour les commentaires
d'Ezéchiel et d Isaïe, P. L. xxv, 76 ; xxiv, 17 ; pour le commentaire de l'Ec-
clésiaste, P. L. xxiii, 1061 ; pour les Epltres de Paul, P. L. xxvi, 440.
(7) Les commentaires sur Sophonia [P. L. xxv, 1337] ; sur Isaïe [xxiv,
177] ; sur Ezéchiel [xxv, 15], sont adressés à Paula et à Eustochium.
(8) Cf. Prœf. inSopàon. P. L. xxv, 1337 ; Rufin, Apol u, 7 ; P. L. xxi, 589:
« Puellis quoque etmulierculis scribens... »
SAINT JÉRÔME
421
Véritablement, il les dirigeait: c'est-à-dire que, traçant pour elles
un certain type de vie, jugé le plus parfait, il les aidait à s'en
rapprocher à travers les misères et les faiblesses de Tau jour le
jour. A ce titre, il est le premier dans la lignée des saint François
de Salles, des Bossuet et des Fénelon. « Gomme eux, il eut le pri-
vilège d'être le confident des âmes les plus aristocratiques de son
temps et de travailler sur une matière morale de haute qua-
lité (1). » Mais il leur conseille des sacrifices, des abdications, bien
plus rudes que n'en réclama jamais Fénelon de la Comtesse de
Montberon ou Bossuet de Mm c de Luynes. La vraie vie religieuse,
telle que la conçoit Jérôme, c'est le renoncement à toutes les joies,
ce sont les jeûnes, les macérations, les larmes; c'est surtout le
célibat, à la préservation duquel coopèrent tous les autres exer-
cices ascétiques (2). On dirait, par moment, que l'esprit de Ter-
tullien, violemment hostile à la nature et joyeux des retranche*
ments qu'il lui impose, revit en Jérôme (3), tant il met de netteté
énergique et de crudité* sans périphrase à prêcher les vertus
qu'il aime. lia des formules, un peu brutales, qui ont causé bien
du tracas à certains traducteurs, trop soucieux d'adoucir les as-
pérités de leur texte. Ainsi Paula avait perdu Blésilla, une de ses
filles. Son chagrin était affreux. Jérôme lui écrit pour la consoler.
Il s'associe d'abord à sa peine, il vante les qualités de celle qui
n'est plus ; mais, bientôt, il exhorte Paula à se ressaisir, à se re-
dresser : « Nous excusons les larmes d'une mère, mais nous vou-
lons des bornes dans la douleur. Si je songe que vous êtes mère,
je ne vous fais pas un crime de vos pleurs; mais, si je songe que
vous êtes chrétienne et religieuse, je dis que ces deux noms
excluent celui de mère (4) ». Un éditeur de Lettres choisies de saint
Jérôme, l'abbé Lagrange (5), lénifie, édulcore, délaye ainsi cette
(1) Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IV* siècle, Paris,
1895, p. 386. 11 y a, dans cet ouvrage, un chapitre sur saint Jérôme (p. 385-
410), qui est (Tune rare délicatesse d'analyse morale.
(2) « Non quod Deus universiiatis Creator et Dominus, intestinorum nostrorum
rugitu et inanitate ventris, pulmonisque delectelur ardore ; sed quod aliter
pudicitia tuta esse non possit. » Ep. 22, 11 ; P. L. xxn, 400 ; Cf. Ep. 54, 9 ;
P. L. xxn, 554.
(3) En fait, les traités de Tertullien relatifs à la morale des sexes ont
exercé une forte influence sur la pensée de Jérôme. Cf. vg. Schultzen, Oie
Benutzung der Schriften Tertullians De Monogamia und De Jejunio bei Hie-
ronymus adversus Jovinianum t dans les Neue Jahrb. f. deutsche theol., 1894,
p. 485-502.
(4) « Ignoscimus matris lacrymis, sed modum quœrimus in* dolore. Si paren-
tem cogito, non reprehendo quod plangis, si christianam et monacham, istis
nominibus mater excluditur, » Ep. 39 ; P. L. xxn, 471.
(5) Lettres choisies, 1870, p. 109.
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
phrase impérieuse : « Quand je songe que vous êles chrétienne et
que vous avez embrassé la vie monastique, je voudrais, ô Paula,,
que la chrétienne et que l'ascète consolassent un peu la mère... »
Ces intransigeances de langage ne procèdent nullement d'un
manque de sensibilité. Jérôme était capable, plus que personne,
de dévouement, de tendresse. Ses lettres en font foi. — Mais ce
qu'il y a chez lui d'excessif, de trop tendu et de trop peu nuancé,
c'est, j'en suis convaincu, à sa formation première qu'il le doit.
Jérôme avait passé par les écoles de rhétorique, comme tous les
jeunes gens de bonne famille, sous l'Empire (1). Ce qu'on lui
avait appris à aimer, c'étaient les traits brillants, les lieux com-
muns développés pour eux-mêmes, la déclamation. De cette dis-
cipline si peu réaliste, je veux dire si peu attentive à égaler
les mots aux choses, Jérôme a gardé l'empreinte. Elle est plus
sensible dans ses œuvres de jeunesse ; plus atténuée dans les
œuvres de sa maturité ; mais, jamais, il n'a pu s'en déprendre. Il
a renié la culture profane (2) : au fond, il a toujours eu pour elle
une sourde complaisance. Il écrit plus souvent qu'on ne croirait
avec des réminiscences qui lui arrivent par bouffées de sa jeunesse
et qui se glissent inconsciemment sous sa plume. Je pourrais
citer, à ce propos, un exemple typique. Villemain s'indignait
fort d'un passage de la fameuse lettre de saint Jérôme à Hé-
liodore :
« Si, supposant à ta vocation, ton père se couche sur le seuil
de ta porte pour te retenir, passe par-dessus ton père (per cal-
catum perge patrem) » : « Férocité religieuse ! » s'écriait Ville-
main (3). Eh ! non, Jérôme, en écrivant ces lignes, prouve la
fidélité de sa mémoire beaucoup plus que le fanatisme de son
cœur. Reportons-nous aux Controverses (4) de Sénèque le Père,
qui nous a conservé comme un florilège de sententiœ des rhéteurs
célèbres. Nous y retrouvons presque textuellement la phrase de
Jérôme. Un père était supposé vouloir retenir à tout prix son fils
partant pour le combat, et le rhéteur Latro lui avait prêté cette
objurgation suprême : « Si tu veux sortir, foule aux pieds le
(1) Cf. Grûtzmacher, op. cit., p. 113 et s.
(2) C'est aiii9i qu'il s'appelle lui-même, avec une humilité où il entre peut-
être quelque coquetterie, « un homme sans usage de la langue latine, à
demi-grec, à demi-barbare. » Ep. 50, P. L. xxii, 513.
11 dira ailleurs : « Qu'a de commun Horace avec le Psautier, Virgile avec
les Evangiles, Cictëron avec l'Apôtre ? » Ep. 22 ; P. L. xxii, 416. (C'est, au sur-
plus, un souvenir de Tertullien, De Prsesc 7 ; P. L. u, 23.)
(3) Tableau de V éloquence chrétienne au JF« siècle, p. 329.
(4) Controv. y i t 8, 15.
SAINT JÉRÔME
423
corps de ton père (11/ ad hostem pervenias, patrem calca) ». Jérôme
s'est souvenu du trait, et il l'a enchâssé dans son opuscule : ce
n'est pas de la férocité, c'est de la rhétorique.
Pour apprécier un écrivain ancien, fût-ce un Père de l'Eglise,
il faut tenir compte de toutes ces choses. Les Pères ont presque
tous été formés à la même école que les laïcs (1), et leur tour
de pensée est déterminé littérairement par les mêmes influences.
Et cela ne veut pas dire que Jérôme n'ait point cru à ses propres
affirmations, mais simplement que la forme où il les a posées en
exagère parfois le contenu essentiel.
Au surplus, celles à qui il adressait ces rigoureux conseils ne
devaient pas les trouver si inexorables. Déjà elles avaient abdiqué
toutes les vanités dont il s'appliquait à leur montrer le néant (2).
Il les confirmait dans une disposition acquise, plus qu'il ne leur
imposait un changement de vie. C'étaient elles, plutôt, qui, tou-
jours avides de surenchérir sur les sacrifices précédemment con-
sentis, essayaient de dépasser leur guide dans la route pourtant
bien rude où il les aidait à marcher (3). — Bientôt, il ne suffit
plus à Paula et à sa fille Eustochium de s'être vouées à l'étude et
à la prière : elles se résolurent à partir pour l'Orient (4). Jérôme
venait de quitter Rome. Elles s'embarquèrent à leur tour, malgré
les supplications de leur famille (5), emmenant quelques jeunes
filles destinées, dans leur pensée, à former le noyau d'un monas-
tère. Jérôme a raconté leur voyage (6). Elles visitèrent longue*
ment la Palestine, l'Egypte, contemplèrent les lieux avec lesquels
l'Ecriture les avait familiarisées d'avance. En 386, elles se
fixèrent enfin à Bethléem. Paula employa ce qu'elle avait gardé
de ses biens (7) à construire deux couvents, l'un pour hommes
(1) Cf. l'article Schools, dans le Dictionary of Christian Antiquities, p. 1848.
(2) Il n'y aurait guère d'exception à faire que pour cette mère et cette
fille gauloises qu'il morigène dans VEp. 117 ; P. L. xxii, 953.
(3) C'est ainsi que Jérôme voulut, sans y réussir, modérer les abstinences
de Paula vieillie et malade. 11 appela à son aide l'évéque Epiphane (et non
le pape Epiphane, comme le dit M. Thamin, op. cit., p. 393. Le titre de
papa était aussi un qualificatif de pur respect. Cf. Audollent, Carthage ro-
maine, Paris, 1905, p. 573, n. 4). Mais Epiphane ne fut pas plus heureux, et,
loin de convertir Paula, il faillit se laisser endoctriner par elle. Ep. 108 ;
P. L. xxn, 897.
(4) Depuis longtemps déjà, ce voyage était décidé dans leur pensée. L'in-
fluence de saint Epiphane et de Paulin d'Antioche avait préparé celle de
Jérôme. Cf. Ep. 108, 6 ; P. L. xxn, 881.
(5) Ep. 108, 6 ; ibid.
(7) Jérôme coopéra aux dépenses dans la mesure de ses faibles ressources,
en vendant les débris de son patrimoine familial. Ep. 66, 13 ; P. L. xxn, 647.
(6) Ibid.
424
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
dont Jérôme prit la direction, l'autre pour femmes qu'elle admi-
nistra elle-même (1). Une hôtellerie à l'usage des pèlerins fut
également bâtie. Alors commença la période la plus heureuse de
la vie de Jérôme et de ses compagnes. Peu de temps après leur
arrivée, celles-ci écrivaient à Marcella une lettre pleine de mysti-
cisme et de tendresse, où se peint leur ravissement (2). Tout en
veillant à la bonne économie du couvent, elles prenaient plaisir à
s'abaisser aux plus humbles besognes, faisant les lampes, ba-
layant les chambres, allumant les feux (3). — Jérôme voyait sou-
vent ses amies ; il commentait pour elles les Ecritures et les
chargeait de menues besognes qui l'aidaient dans ses travaux.
C'est à Bethléem, dans cette cellule qu'il appelait son paradis,
qu'il composa la plus grande partie de ses ouvrages (4). De plus,
il avait ouvert une école à de jeunes garçons, auxquels il ensei-
gnait la grammaire et commentait les auteurs classiques (5). Mais
le meilleur de son temps était encore absorbé par le monastère :
il apprenait à ces moines à copier les manuscrits, à cultiver la
science, donnant ainsi le modèle de ces communautés laborieuses
qui ont sauvé, au Moyen-Age, tant de débris de la civilisation
antique. Ajoutez les visiteurs dont l'importunité était sans re-
tenue ; les lettres qu'il expédiait sur tous les points de l'empire.
Puis, après août 410, Rome ayant été prise et pillée par Alaric,
il fallut hospitaliser quantité de fugitifs venus jusqu'en Palestine
pour échapper aux Barbares. Jérôme leur ouvrit largement son
asile, et plus d'un sans doute en profita qui l'avait jadis déchiré
de ses médisances et de ses calomnies.
Peu d'hommes, en effet, ont été plus aimés que Jérôme, mais
peu d'hommes ont été plus haïs (6). Ses efforts pour répandre la
vie ascétique avaient rencontré, à Rome même, la plus violente
(1) Jusqu'à sa mort, en 404. Eustochium lui succéda. Jérôme survécut à
l'une et à l'autre.
(2) Ep. 46 ; P. L. xxn, 483. Elles suppliaient Marcella de venir les rejoindre.
Marcella ne vint pas. Il y avait, chez elle, beaucoup plus d'indépendance et
de sang-froid que chez ses amies. Celles-ci ne vivaient que par le sentiment :
Marcella était, avant tout, une « intellectuelle ».
(3) Ep. 66 ; P. L. xxii, 646.
(4) En particulier, sa revision des Ecritures. Pour les différentes phases de
ce travail, Cf. Schanz, op. cit., p. 408-413.
(5) Cf. Rufin, Apol. n, 8 ; P. L. xxi, 592.
(6) Sulpice Sévère, Dial. i, 9. P. L. xx, 189. « Oderunt eum hseretici quia
eos impugnare non desinit : oderunt clerici, quia vitam eorum insectatur et
criminat. Sed plane eum boni omnes admirantur et diligunt... »
SAINT JÉaÔME
425
opposition, et non pas seulement parmi les laïcs (1). On ne lui
épargna ni les insinuations équivoques ni les attaques directes.
« Pourquoi s'occupait-il toujours des femmes, jamais des hom-
mes? — Si les hommes m'interrogeaient sur l'Ecriture, répon-
dait-il, je ne parlerais pas aux femmes (2). » Mais ce qui provo-
quait le plus d'exaspération, c'était les traits piquants qu'il déco-
chait à la société romaine. Il y avait, en Jérôme, l'étoffe d'un
Juvénal: lui-même se comparait volontiers à Lucilius. Ses lettres
sont pleines de portraits satiriques d'une verve extraordinaire.
Un jour, c'était les mondaines qu'il dénonçait, « ces femmes qui
barbouillent de vermillon et de je ne sais quels autres fards leurs
joues et leurs yeux ; dont les faces de plâtre, défigurées par trop
de blanc, font penser à des idoles; qui ne laissent pas échapper
une larme involontaire, sans qu'elle creuse un sillon;... qui se
construisent une tête avec les cheveux des autres et se fourbis-
sent une tardive jeunesse par-dessus leurs rides séniles (3). »
Une autre fois, c'étaient les fausses dévotes qui pâtissaient : « Une
robe d'un brun sale, une ceinture grossière, des mains et des
pieds malpropres... Mais l'estomac, qu'on ne voit pas, est gorgé
de viandes (4). » Le clergé même n'était pas épargné. A certains
ecclésiastiques coquets, frisés, parfumés, voltigeant, papillon-
nant, prototypes des abbés galants du xvin e siècle, Jérôme réser-
vait ses plus mordantes railleries.
Une pareille humeur, dont ses amies cherchaient avec un
demi-sourire à tempérer l'âcreté (5), devait fatalement dresser
contre lui la coalition de tous ceux qu'il avait étrillés. Quand Blé-
silla mourut, on accusa Jérôme de l'avoir tuée de jeûnes. La
populace voulait l'assommer, et tous les moines avec lui par la
même occasion (6). On devine aussi si les langues dardèrent leurs
propos les plus vipérins contre l'école d'ascétisme dont Jérôme
était le pédagogue spirituel. Aucune des nobles femmes de l'A-
ventin ne fut épargnée. « Cruelle envie I s'écriait Jérôme... Sata-
nique perfidie qui poursuit constamment les choses saintes !
Nulles Romaines n'ont fourni plus de fables à la ville que Paula et
Mélanie, qui, méprisant leurs richesses, renonçant à ce qu'elles
aimaient le plus, ont levé la croix du Seigneur comme un éten-
(1) Voir VEp. 48 à Pammachius, P. L. xxn, 493.
(2) « Si viri de ScriptuHs quœrerent, mulieribus non loquerer. » Ep. 65 ;
P. L. xxn, 623.
(3) Ep. 38,3; P. L. xxn, 464.
(4) Ep. 22 ; P. L. xxn, 513.
(5) Ep. 27, 2 ; P. L. xxn, 432.
(6) Ep. 39, 5 ; P. L. xxn, 472.
426
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
dard de piété! Si elles allaient aux bains, si elles faisaient leur
choix de parfums, si elles considéraient leurs richesses et le veu-
vage comme un moyen de luxe et de liberté, ce seraient alors de
grandes, de saintes dames ! Mais, comme elles ne cherchent à être
belles que sous le sac et la cendre;... on leur en veut apparemment
de ne point se perdre avec la foule, aux applaudissements du
public! — Encore, si c'étaient les païens qui fissent la guerre à ce
genre de vie, si c'étaient les Juifs, elles auraient la consolation de
ne point plaire à ceux à qui le Christ déplaît. Mais, ô honte ! ce
sont des chrétiens, ou des gens qui s'intitulent ainsi, qui, négli-
geant de s'occuper de ce qui se passe chez eux, oubliant la poutre
de leur œil, cherchent une paille dans l'œil d'autrui. Ils déchirent
de leurs propos une sainte résolution, et ils trouvent leur peine
récompensée, si personne n'est plus vertueux, si Ton calomnie
tout le monde, si les âmes périssent en foule, si les pécheurs sont
multitude (1) ! »
Tant que Je pape Damase vécut, Jérôme tint tête à l'orage. Mais,
après la mort de son protecteur, tout appui lui fut retiré et il
n'eut plus d'autre ressource que de quitter la « Babylone » (2) où
il n'était pas permis d'être saint impunément.
Dans toutes les luttes qui ont rempli sa vie, Jérôme a retrouvé
les mêmes dons de polémiste, dont ses détracteurs romains
avaient déjà fait l'épreuve. Il est terrible dans la discussion. Tout
d'abord, en un temps où les disputes théologiques s'appuyaient
plus encore sur des citations scripturaires que sur des raisons de
raison, sa science biblique lui permet d'accabler son adversaire,
que ce soit Vigilantius, Helvidius, Rufin ou Pélage, d'une nuée de
textes sous lesquels celui-ci demeure enseveli (3). Puis il manie
l'ironie comme une massue; il sait donner d'un système un ré-
sumé burlesque qui, à lui seul, est déjà une réfutation (4). Il
bouscule, injurie, pourfend ses adversaires (5) ; il leur reproche
(1) Ep. xlv, 4 ; P. L. xxii, 481.
(2) Ibid. 482.
(3) Voy. avec quelle alacrité il fourbit en quelque sorte, au début de YAdv.
Jovinianum (§ 4 ; P. L. xxm, 225), les armes diverses dont il va user contre
Jovinien : « Sequar vestigia partitionis expositœ, et adversus singulas propo-
sitions ejus, Scripturarum vel maxime nitar testirrioniis : ne querulus garriat
se eloquentia magis quam veritate superatum. Quod si explevero, et illum
utriusque instrumenti nube oppressero, assumam exempta sœcularis quoque
litteraturœ, etc. t
(4) Cf. C. Vigilantium, 2; P. L. xxm, 341.
(5) Zôckeler, op. cit., p. 262, n. 3, a collectionné quelques-unes des épithètes
que Jérôme prodigue à Rufln (Scorpius; Epicureus; intus Nero, foris Cato f
etc.).
SAINT JÉRÔME
427
leur mauvais style (1), leur pauvreté intellectuelle, et jusqu'à
leur nom, sur lequel il ne dédaigne pas de faire des calem-
bours (2). Tout cela, sans doute, c'est pour le plus grand bien de
sa cause. Mais Jérôme trouve à satisfaire ainsi sa fougue un
plaisir évident, peut-être un peu moins pur, et dont on soutien-
drait malaisément qu'il fût désintéressé.
J'ai cherché à donner une idée sommaire du rôle et de la per-
sonnalité de saint Jérôme. J'en ai atténué le moins possible le
magnifique relief, tout en me rendant compte que certains traits
ont pu paraître singuliers à ceux qui conçoivent la sainteté sous
un aspect un peu conventionnel de benoîte douceur. A ce prix.
Jérôme serait un saint hors cadre. Son imagination ardente, ses
passions fougueuses, quoique disciplinées, sa nature violente et
éruptive, le rattachent de toutes parts à l'humanité réelle. Il est
profondément humain. — Mais ce qu'il y a de plus remarquable
chez lui, n'est-ce pas justement qu'avec ce tempérament tout im-
pulsif, il ait subordonné constamment à une fin nettement définie
l'activité multiple de sa vie ? Le bien de l'Eglise, voilà le but vers
lequel ont convergé tous ses efforts. Il lui a rendu d'immenses
services. Par sa revision de la Bible, il a unifié, il a fixé le texte
où le peuple chrétien lit la parole divine. Par sa ferveur pour
l'idéal ascétique, il a contribué plus que nul autre à préparer
l'épanouissement monastique du Moyen-Age. Enfin, comme
écrivain, il a enrichi tous les domaines de la littérature ecclé-
siastique : exégèse, histoire littéraire, vie des saints, polémique,
et même oraison funèbre ; — car certaines lettres (3) de lui sur
ses amies défuntes ne peuvent être autrement nommées. Il s'est
assuré ainsi la plus grande influence sur la littérature du Moyen-
Age en Occident. Et, par une exceptionnelle fortune, ses dons
de lettré et de savant lui conservèrent la même admiration
auprès des hommes de la Renaissance (4).
(1) Et, par là même, il trahit, sans le vouloir, sa constante préoccupation
littéraire. Voy. Adv, Rufinum, i, 17 (P. L. xxm, 430) ; Contra Jovin. i, 1 (P. L.
xxni, 221), etc.
(2) Il avait baptisé Vigilanlius du nom de Dormitantius. P. L, xxiu, 355. —
Gomme spécimen de sa verve copieuse et truculente, on peut lire la pérorai-
son de i'Adv. Jovinianum, u, 36 et s. P. L. xxm, 349.
(*)Ep. 23; 39; 60; 66; 75; 77 ; 108 ; 128.
(4) Surtout Erasme,qui le préférait nettement à saint Augustin [Epist, v, i ;
▼,26).
428
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Il y a peut-être, parmi les Pères de 1 Eglise, des physionomies
plus délicates, plus nuancées, plus fines, celle d'un Ambroise, par
exemple; mais il n'y en a pas de plus vigoureuse, ni dont on en-
trevoie mieux, après tant de siècles écoulés, à travers la lettre
morte, la vie, l'expression et la flamme.
Emile Faguet, Propos littéraires, 3 e série. 1 vol. in-12,
382 p., Société française d'Imprimerie et de Librairie, 1905.
On sait combien est infatigable M. Emile Faguet ; on sait aussi
quel admirable analyste il est des idées morales et littéraires,
quelle jouissance il paraît éprouver à reconstruire le système de
ceux qu'il étudie et quelle jouissance on éprouve à le voir faire.
On reconnaîtra toute son activité et toute la largeur de son esprit
dans le présent volume. Etudes purement littéraires ; vues d'en-
semble, comme le Tableau de la poésie française de 1600 à 1620 ;
examen d'une œuvre et d'une influence, comme Le Malherbe de
M. de Broglie on De Vinfluence de Balzac ; recherches minutieuses
de détail, comme Les corrections de Flaubert ; notices biogra-
phiques sur Renan, sur Tainê, sur Zo/a, toujours semblables par
le talent et la netteté du jugement, toujours différentes par l'ap-
titude de l'auteur à s'adapter aux sujets les plus divers ; essais
pénétrants de philosophie, comme l'article sur Nietzsche :on trou-
vera tout cela dans ce nouvel ouvrage. Et l'on y trouvera aussi
cette souveraine « intelligence » qui paraît bien le mot juste et
nécessaire pour caractériser entre toutes la critique littéraire de
M. Faguet.
P. de Labriolle.
Bibliographie
G. M.
r
Sujets de devoirs.
i
UNIVERSITÉ DE PARIS.
PHILOSOPHIE.
L'intelligence, comme la conscience elle-même, tend finalement
à sa propre disparition, par cela môme qu'elle indique un trouble
et qu'elle fournit le moyen d'y remédier.
M. Lalanoe.
II
UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND
Français.
Agrégation.
Etudier la seconde manière d'Alfred de Vigny dans la Maison
du Bergery la Mort du Loup, le Mont des Oliviers.
Licence.
Examiner cette opinion d'André Chénier: « De toutes les nations
d'Europe, les Français sont ceux qui aiment le moins la poésie et
qui s'y connaissent le moins. »
LATIN
Licence.
Thème.
La Harpe, Lycée ou Cours de Littérature, 2 e partie, introduc-
tion : «Quoiqu'on ait observé avec raison... dans Jes disputes
de l'école. »
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Dissertation.
Quid sibi voluerit Quintilianus enucleabiti», cum dixerit (De
Inst. ora/., XII, 2, 6): « Haec exhortatio mea non eo pertinet ut
esse oratorem philosophum velim, quando non alia vitae secta
longius a civilibus officiis atque ab omni munere oratoris réces-
sif;. »
GREC
Thème.
L'antiquité est pleine de je ne sais combien d'histoires surpre-
nantes et d'oracles, qu'on croit ne pouvoir attribuer qu'à des
génies. Tout le monde sait ce qui arriva au pilote Thamus. Son
vaisseau étant un soir vers de certaines îles de la mer Egée, le
vent cessa tout à fait. Tous les gens du vaisseau étaient bien
éveillés, la plupart même passaient le temps à boire les uns avec
les autre?, lorsqu'on entendit tout à coup une voix qui venait des
îles et qui appelait Thamus. Thamus se laissa appeler deux fois
sans répondre ; mais, à la troisième, il répondit. La voix lui com-
manda, quand il serait arrivé à un certain lieu, qu'il criât que le
grand Pan était mort. Il n'y avait personne dans le navire qui ne
fût saisi de frayeur et d'épouvante. On délibérait si Thamus devait
obéir à la voix ; mais Thamus conclut que si, quand il serait arrivé
au lieu marqué, il faisait assez de vent pour passer outre, il ne
fallait rien dire ; mais que, si un calme les arrêtait là, il fallait
s'acquitter de Tordre qu'il avait reçu.
FONTENELLE.
Philosophie.
Unité et identité de la personne humaine.
Histoire de la philosophie.
Classification des sentiments d'après Bain. (Les Emotions et la
Volonté, l re partie.)
Histoire ancienne.
L'édit de Milan; son caractère et ses conséquences histori-
ques.
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SUJETS DE DEVOIRS
431
Histoire du Moyen-Age.
1° Les rapports entre l'empire byzantin et la monarchie
franque à l'époque mérovingienne.
2° La justice à l'époque mérovingienne.
ANGLAIS
Version.
Jeremy Taylor : « A man is a bubble (said the greek proverb) »,
jusqu'à : « ... or quenched by the disorder of an ill placed
humour ».
Thème.
Balzac, Les Chouans, édition Calmann-Lévy , page 268 : « Sembla-
bles à des feux nuitamment allumés... et dissipa les brouillards
qui déposèrent une rosée pleine d'oxyde sur les gazons », page
269.
Rédaction.
Comment and explain W. Cowper's Unes :
An idler is a watch that wants both hands
As useless if it goes as when it stands.
III
UNIVERSITÉ DE NANCT
Dissertation française.
Agrégation de grammaire.
De remploi des données de l'Evangile par Alfred de Vigny,
dans le Mont des Oliviers.
Version latine.
Agrégation de grammaire.
Tite Live, Livre XXIV, chap. 45.
Depuis : « In ea castra... », jusqu'à : «... nocte clausum obser-
vâbânt. »
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432
REVUE bES COURS ET CONFÉRENCES
Dissertation française.
Licence.
Expliquez et commentez cette phrase de la préface de Phèdre,
où Racine, faisant la part de ce qu'il doit à Euripide, dit:
« Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phè-
dre, je pourrais dire que je lui dois peut-êlre ce que j'ai mis de
plus raisonnable sur le théâtre. »
Philosophie.
Licence.
L'infini actuel est-il concevable, est-il possible ?
Dissertation latine.
Licence.
Quid de senectute veteres et recentissimi scriptores senserint,
inquiretis.
Thème latin.
Licence.
La Fontaine, Préface des Fables, depuis : « Mais ce n'est pas
tant par la forme que j'ai donnée à cet ouvrage... », jusqu'à:
«... y a donné à Esope une place très honorable ».
Thème grec.
Licence.
La Bruyère, Caractères, chapitre v, édition Servois, Rébelliau
(page 134), depuis : « Je veux avoir mes coudées franches...»,
jusqu'à : «... à être fier ».
Le Gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
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Treizième Année {* série, N° 27
11 Mai 1906
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Il n'y a — et je dirai presque : Dieu merci — aucun plan dans
les Lettres à Emilie sur la Mythologie. Selon son humeur, de
Moustier prend la plume et écrit une lettre sur tel ou tel dieu,
sur telle ou telle déesse. Mais il ne manque jamais de commencer
ses lettres par quelques mots aimables pour Emilie, ni de les finir
par un madrigal. En dehors de ce cadre toujours maintenu et
fidèlement observé, il n'y a aucune trace de composition. Aussi
ne puis-je guère que feuilleter avec vous ces lettres légères et
badines, production mondaine du temps le plus mondain qu'il
y ait jamais eu.
Voyons, par exemple, ce que de Moustier nous dit quelque
part de l'âge d'or, lieu commun qui a servi de matière à tous
les poètes, depuis Hésiode, en passant par Virgile et surtout
Ovide. Ne vous attendez pas à être frappés d'admiration :
« Tout le temps que Saturne passa en Ttalie fut appelé TAgç
Directeur : N. t ILOZ
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à V Université de Paris.
De Moustier (suite).
d'Or.
Siècles heureux de la simplicité,
De l'innocence et de la bonhomie,
434
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Où la Franchise et la noble Equité
Avaient encore un temple en Normandie ;
Où l'on disait toujours la vérité ;
Où la Gascogne était inhabitée ;
Où la beauté n'était jamais fardée ;
Où l'on n'avait ni le lait virginal,
Ni blanc, ni noir, ni rouge végétal ;
Où, décemment, l'on n'était point volage ;
Où chaque amant heureux était discret ;
Où, sans écrin, ni bijoux, ni portrait,
Du tendre objet que Ton idolâtrait,
Au fond du cœur on conservait l'image ;
Où la Concorde, et l'Hymen, et l'Amour,
Paisiblement faisaient ménage ensemble.
Siècles heureux, reviendrez-vous un jour?
Le mal revient fort souvent, ce me semble :
Le bien, lui seul, passe-t-il sans retour? » -
Ces vers sont gracieux : le tour eu est joli ; l'épigramme, tou-
jours facile, n'est pas mal jetée, avec le vrai geste, le geste non-
chalant de l'homme qui n'y tient pas, et qui la donne sans s'aviser
que c'est une épigramme. Il n'était peut-être pas mauvais de vous
indiquer ce que devient ce lieu commun de l'âge d'or, au temps
où Ton n'a plus du tout le sentiment du grand. Il devient un
prétexte à badinage spirituel ; on fait un âge d'or tout composé
de négatives : ne sachant plus peindre le bonheur, on indique
successivement tout ce que l'âge d'or n'a pas connu : mensonge,
coquetterie, infidélité en amour, discorde dans les ménages, etc.
Cela est tout à fait caractéristique de l'impuissance à faire grand,
à faire fort, en un mot, à faire vrai.
De Moustier est amené, un jour, à parler des Olympiades; elles
lui servent de prétexte à badinage galant, et même un peu vif,
sans dépasser pourtant les mesures que j'ai coutume d'observer:
« L'établissement des jeux Olympiques est attribué à cinq frères
nommés Dactyles, mot qui désigne leur nombre et leur union.
Ces jeux se célébraient tous les cinq ans ; et ces intervalles ont
servi, durant plusieurs siècles, d'époques pour la chronologie.
« Ainsi, au lieu de dire, comme aujourd'hui, l'an mil sept cent,
etc.. on disait : la première, la seconde année de la vingtième,
de la trentième Olympiade. Par exemple, j'aurais dit alors de
vous :
Par leurs fêtes, autrefois,
Nos pères dataient leurs années,
Comme je date mes journées
Par celles où je vous vois.
DE MOUSTIER
435
Votre jeune cœur murmura
Dès sa première Olympiade ;
A sa deuxième, il soupira ;
Dans son cours, il tomba malade ;
La fièvre enfin se déclara
Le premier jour de la troisième :
Mais l'Hymen, par un talisman
Qu'au doigt il vous mettra lui-même,
Doit vous guérir subitement
Deux ans avant la quatrième.
« Cela signifierait, en style moderne, cfue vous avez éprouvé à
cinq ans le penchant ; à dix ans, le désir £à treize ans, le besoin ;
à quinze ans, le tourment d'aimer, et que vous serez mariée à
dix-huit ans. J'en souhaite autant à toutes vos contemporaines. »
Ici, de Moustier jongle avec les dates, les années et les Olym-
piades, comme un jongleur avec des boules.
Argus lui a inspiré quelque chose d'un peu meilleur. Argus,
vous le savez, est ce héros qui avait cent yeux et qui était par
suite la représentation de tout ce qui aime à épier, donc de la
jalousie dominatrice, inquiète et soupçonneuse : « Jupiter aimait
Io, fille d'Inachus. Io n'était pas ingrate; Jupiter était fidèle.
Cette fidélité-là. était une infidélité pour Junon. Furieuse, elle
descend du Ciel, et s'approche furtivement de la retraite des
amants ; mais Jupiter la prévient et change Io en vache. Junon,
se doutant de la métamorphose, demande cette vache à son
mari, qui la lui confie à regret, et la Reine en donne la garde à
son fidèle Argus.
Le sieur Argus avait cent yeux ;
Leur secours lui fut inutile ;
L'Amour en voit plus avec deux ^
Que la Jalousie avec mille. »
Voilà la vraie épigramme, telle que Voltaire y réussit si bien.
Le passage sur Iris est tout à fait du même genre, et je suis bien
forcé de me répéter : d'une matière qui est grande ou belle, ou
tout simplement charmante et exquise, ces gens-là ne savent tirer
que de l'esprit : « J'oubliais de vous parler d'Iris, la messagère et
la confidente de Junon. La déesse, contente de ses services, la
transporta aux cieux. Elle lui donna des ailes, et la revêtit d'une
robe violette, dont l'éclat trace dans l'air un sillon de lumière que
Ton appelle r Arc-en-ciel. Ainsi,
Vers la fin d'un beau jour, ou bien après l'orage,
Lorsqu'il vous arrive de voir
Un arc étincelant briller sur un nuage,
N'en concevez jamais un sinistre présage ;
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REVUE DES COURS ET C >NFÉRENCES
Dites -vous seulement : « C'est Iris qui voyage :
Junon apparemment .donne à souper ce soir ».
« Quant à vous, Emilie, soyez assurée que,
Si vous étiez Iris, et si Dame Junon
Par caprice, daignait me faire
L'honneur de m'inviter à souper sans façon,
J'oublierais l'invitation
Pour inviter la Messagère. »
Quelquefois, cependant, nous voyons un peu de sentiment se
dissimuler sous l'esprit et percer à peine. Ainsi le mot d'Aréthuse
est bien joli. Cérès est en train de chercher sa fille Proserpine
enlevée par Pluton. Aréthuse l'aperçoit dans ses courses souter-
raines, elle l'appelle et lui dit : « Rassurez-vous ; je connais le
sujet de vos alarmes. Je suis Aréthuse, autrefois nymphe de
Diane. Je raccompagnais sur les bords du fleuve Alphée ; celui-ci
me vit et m'aima. J'étais jeune ; vous devinez que j'étais sensible.
Alphée me poursuivait. Hélas! je le fuyais, comme on fuit ce qu'on
aime... » — Le plus beau vers de de Moustier lui est ainsi
échappé dans sa prose, où il se dissimule par une aimable pu-
deur. — « Mais les dieux, protecteurs de la vertu, me chan-
gèrent en fontaine pour me soustraire à ses poursuites. Que
devint-il alors...?
Ce qui veut dire, selon les uns, que la fontaine Aréthuse se versa
dans le sein du fleuve Alphée, ou, selon les autres, qu'elle versa
ses eaux dans le sein de la mer, où par un privilège particulier,
elles ne se mêlèrent qu'à celles du fleuve Alphée. Le poète a jeté
une espèce de voile sur sa pensée.
La rencontre de Diane et de l'Athénienne est assez jolie comme
tour de couplets : « Diane, au retour de la chasse, se reposait
près de la ville d'Athènes, sur le bord d'un ruisseau. Elle y avait
déposé son arc et son carquois, et s'occupait à relever les tresses
de sa chevelure, lorsqu'elle aperçut une jeune fille qui chantait,
en cueillant des fleurs :
Furieux, il rentra dans ses grottes profondes ;
Mais l'Amour dirigea la course de nos ondes ;
Et plaignant mon Amant, permit, pour l'apaiser,
A nos flots de se caresser... »
La beauté d'un front sévère
Ne peut pas toujours s'armer.
L'on est faite pour aimer,
Quand on est faite pour plaire.
DE MOUSTIEK
Avec les tendres propos
Que la vanité méprise,
Aux dépens de son repos,
Le cœur se familiarise.
Diane, avec mille appas,
Tu dédaignes la tendresse ?
Hélas ! quand on n'aime pas,
A quoi sert d'être déesse ! »
Diane se fait reconnaître à la jeune fille et lui raconte son his-
toire, puis celle d'Endymion, où il y a deux vers si absolument
délicieux et tellement en dehors de la manière ordinaire de de
Moustier, que c'est comme un accident, et un très bel accident :
« Aussitôt, je monte sur le char de la lune, saisis les rênes et
parcours ainsi l'Univers, traînée par mes deux coursiers, noirs
et blancs. Chaque nuit, leur course se ralentissait vers le sommet
du mont Lathma. C'est là que je retrouvais mon cher Endymion.
Alors, je descendais de mon char.
Un nuage aux mortels dérobait mon absence.
Au milieu de la nuit, dans ces vastes déserts,
La Nature à l'Amour semblait prêter silence :
Tout dormait; nos cœurs seuls veillaient dans l'univers. »
C'est, en vérité, une heureuse surprise, quand, dans un poète
qui est d'un certain temps, éclatent des vers qui sont d'une autre
époque: ceux-là sont de La Fontaine, ou d'un romantique qui
aurait le sens sinon du grand, du moins du spacieux et du vaste.
Ce ne sont plus des colifichets menus, d'une élégance apprêtée ;
ce sont des vers. Quand, selon la remarque d'Horace et de Vol-
taire, en brisant le rythme des vers, çn retrouve disjecti membra
poetœ, on peut être sûr que ce sont de beaux vers. C'est bien Le
cas ici : nous avons une belle phrase de prose, nombreuse,
harmonieuse, et cadencée, mise strictement en vers. On y trouve
même une coupe toute romantique :
Tout doi*mait ; nos cœurs seuls veillaient dans l'univers.
Les vers inspirés par Latone sont moins beaux : ils sont tout
à fait caractéristiques de ce genre de sensibilité, un peu facile,
un peu factice aussi, qui s'émeut devant une mère berçant ou
allaitant son enfant, et qui est bien celle de l'école de Greuze. Les
deux pages sur Latone indiquent la date de l'ouvrage, autant que
les deux vers de tout à l'heure l'indiquaient peu. Nous rentrons
dans notre temps : « Epuisée par cette couche laborieuse (elle
vient d'enfanter Diane et Apollon), Latone s'endormit :
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Après ces douloureux travaux,
Pour la première fois, quand la beauté sommeille,
Avec combien de sentiments nouveaux
Son cœur agité se réveille !
Durant le repos de Latone, l'île de Délos se rapprocha du rivage,
et la déesse, en s'éveillaut, se mit en chemin pour rejoindre son
père Céos.
Cependant, pour se soustraire aux fureurs jalouses de Junon, elle
précipitait sa marche : ce qui échauffait un peu son lait. Arrivée
en Lycie, auprès d'un marais, elle demanda de l'eau aux paysans
qui travaillaient sur ses bords : ceux-ci refusèrent de lui en
donner. Vous me direz: que n'en prenait-elle? Cela est vrai;
mais une femme ne sait point pardonner un refus.
Echappée, enfin, à la colère de Junon, Latone élevait paisiblement
Apollon et Diane. Fière de reconnaître en eux le sang du maître
du tonnerre, elle préférait ses enfants à ceux de tous les Princes
voisins. Cet orgueil était bien naturel. En effet,
Cela est joliment dit, sans rien de trop. Le madrigal de la fin est
agréable; mais il n'y a décidément pas assez d'imprévu, d'inat-
tendu, dans les madrigaux de de Moustier.
Voici qui est d'un ton plus élevé.
Après Latone, le poète passe à Apollon : « Je vais vous parler
du fils de Latone, connu et adoré sous les noms d'Apollon, de
Phébus et du Soleil.
Dans ce trajet pénible et solitaire,
Ses deux enfants étaient entre ses bras.
Ce doux fardeau ne la fatiguait pas :
L'on devient forte, alors qu'on devient mère.
Aussi dit-on que la déesse
En grenouilles les changea,
Pour apprendre la politesse
Aux messieurs de ce pays-là.
Est-on jolie ^A l'âge de quinze ans
L'on veut régner ; c'est là le bien suprême.
Devient-on mère ? On a pour ses enfants
La vanité qu'on avait pour soi-même. »
11 en est de ce dieu comme de la Beauté :
Sous mille noms divers qu'elle se renouvelle,
Qu'elle soit sur le trône ou dans l'obscurité,
On l'adore ; c'est toujours elle.
DE MOUSTIER
439
« Apollon, dès son enfance, fut présenté à la cour céleste ; Jupi-
ter le reconnut, Junon même l'accueillit. 11 sut ménager adroite
ment cette faveur et devint le dieu de la lumière.
« .... Vous savez qu'Apollon est le dieu des beaux-arts ; et c'est
pour cette raison que la fable nous le représente sous la figure
d'un jeune homme sans barbe.
Il y a, là, plus que de l'esprit : il y aune explication de mythe, peu
profonde sans doute ; ce n'est pas une explication vertigineuse
d'un mythe colossal, c'est de la mythologie fine, un peu péné-
trante, à la manière de La Fontaine. Ce n'est pas tant parce
qu'Apollon est le dieu du Soleil qu'il a une jeunesse éternelle,
mais parce qu'il représente le talent, le génie et Part ; voilà cje
qu'aurait dit La Fontaine, et ce que dit de Mouslier.
Apollon avait inventé la médecine. Cet art, qu'exerçait son fils
Esculape, est un thème éternel de plaisanteries, et de Moustier
s'est conformé à l'usage; voici comment il compare Esculape aux
médecins de son temps :
Il ne marchait point escorté
D'un leste et brillant équipage ;
Il ignorait le doux langage
Des Beaux-fils de la Faculté ;
Il parlait sans point, sans virgule :
On comprenait ce qu'il disait ;
Et, pour comble de ridicule,
Presque toujours, il guérissait.
Très joli, à cause de sa simplicité ; ce n'est ni torturé, ni tour-
menté. — « Esculape fit plus, il ressuscita les morts ; mais ces
prodiges lui coûtèrent la vie. On fit entendre à Jupiter qu'Escu-
lape usurpait son pouvoir suprême, et le Roi des dieux le frappa
de la foudre.
Apollon conduisait ce cbar,
Qui, du vaste sein d'Amphitrite,
Lorsque je dois vous voir, sort toujours un peu tard,
Et, lorsque je vous vois, y retourne un peu vite.
Jupin est vieux ; son fils, de la jeunesse,
Malgré le temps, a conservé les traits.
Les rois, les dieux ont connu la vieillesse :
Les talents seuls ne vieillissent jamais. »
Sa colère se signala
Par ce châtiment exemplaire.
Nos docteurs, depuis ce temps-là,
N'ont jamais eu peur du tonnerre. »
440
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
G*«st la griffe du chat qui sort d'une patte de velours ; cela est
tout à fait exquis.
J'arrive à uû petit badinage, qui n'est joli que par le caprice des
rimes et des coupes, et qui, trente ans plus lôt, aurait été intitulé
Les Mais :
Un jeune époux, qu'Amour enflamme,
A sa moitié jure à jamais
De lui rester fidèle ; mais
Ariste est l'amant de sa femme :
Ils n'ont qu'un cœur, ils n'ont qu'une âme ;
Ariste l'idolâtre; mais
La jeune Anette est sa voisine
Elle est folle, vive, mutine,
Du reste assez maussade-; mais
Madame Ariste a mille attraits,
Des yeux, une taille divine
Que son époux admire ; mais
La jeune Anette est sa voisine.
Clymène avait, dans tous ses traits,
Un charme, une grâce enfantine,
Avec mille trésors secrets
Qu'Apollon connaissait bien ; mais
Castalie était sa voisine.
Vous me direz que, quand la poésie en est là, elle est comparable
à un homme qui fait des ricochets avec adresse : l'idée bondit
sur le mot mais, puis file comme à la surface du flot, pour rebon-
dir sur un autre mais. Que voulez-vous ? C'est à connaître. Nous
avons affaire à un homme qui est assez divers, qui a de temps en
temps l'esprit épigrammatique, de temps en temps l'esprit de
madrigal, et aussi — et c'est là du Benserade — un jeu d'une
dextérité sinon merveilleuse, du moins assez piquante.
Son Pygmalion n'est que joli. Quelques années avant, Jean-
Jacques Rousseau avait fait l'admirable chose que vous savez. —
Galatée, se réveillant, se touche, élonnée de voir la lumière, et
dit : Ceci est moi. Elle touche le socle sur lequel elle repose, et
dit : Ceci n'est plus moi. Elle touche Pygmalion et dit: Ceci est
encore moi. — Le bon de Moustier a su trouver des vers lestes,
pimpants et joyeux :
Ah ! si mon ciseau fidèle
Pouvait rendre les appas
Qu'on voit sur chaque modèle,
Et ceux que Ton ne voit pas ;
Sans voile représentée,
Avec leurs proportions
Que bientôt ma Galatée
Ferait de Pygmalions !...
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DE MOUSTIKR
441
Mais pourquoi ma voix légère,
Unissant tant do beautés,
Me fait-elle une chimère
De tant de réalités ?
Tandis que je les rassemble,
Amour rit de mon travail ;
Et j'abandonne l'ensemble
Pour adorer le détail.
Cela, c'est la chanson du dix-huitième siècle, sans refrain, la
chanson de la toilette de la marquise, la chanson de onze heures
du malin.
Telle est la première partie des Lettres à iïmilie : vous voyez
qu'elle renferme nombre de jolies choses. La seconde est déjà
moins bonne, elle contient beaucoup plus de prose. Les quatre
autres sont beaucoup plus faibles, avec cette particularité toute-
fois que l'auteur se relève un peu vers la fin. On voit un homme
qui a exploité le succès de son premier volume en publiant
une suite et une seconde suite.
Il y a pourtant, sur les Heures, des vers d'une solidité inac-
coutumée chez de Moustier,qui et rappellent le style vigoureux et
précis du Corneille des premières comédies.
La rencontre de Vénus et d'Adonis approche beaucoup plus
encore de la beauté. De Moustier a été frappé et peut-être ému de
ce contraste de l'éternelle beauté féminine et d'une beauté mas-
culine périssable et fragile ; Adonis, c'est le dieu frêle* qui meurt
pour renaître, il est vrai, mais qui meurt ; c'est le dieu de l'Amour
et de la Douleur, celui des grands élégiaques, de Tibulle, de
Catulle et de Musset. «Là, un jeune favori de Diane faisait, depuis
quelque temps, ses premières armes ; il avait les grâces de Diane
elle-même. On l'eût pris pour son frère. Il n'était pas immortel ;
mais il entrait dans cet âge brillant où la vie ressemble à l'immor-
talité. En poursuivant les monstres des forêts, il aperçut Vénus,
et s'arrêta. Cypris, étonnée, leva les yeux et ne les baissa plus.
La tenez-vous, cette sonorité? N'est-ce pas celle des vers amou-
reux de La Fontaine dans Climène, de Musset dans Une bonne
fortune ?
Le chasseur oublia son arc et son carquois.
Vénus, du sein des pleurs, sentit naître un sourire.
Ils se voyaient alors pour la première fois ;
Mais ils semblaient avoir quelque chose à se dire. »
Je ne lui dirai rien, j'irai tout simplement
Me mettre à deux genoux par terre devant elle,
Regarder dans ses yeux l'azur du firmament,
412
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Et, pour toute faveur, la prier seulement
De se laisser aimer d une amour immortelle.
Rien de meilleur que cette extrême simplicité pour exprimer un
sentiment profond.
L'histoire de Vénus et d'Adonis se poursuit en prose, dans tous
les sens de ce mot. Je ne vous arrêterai que sur le madrigal qui
la termine. Adonis a rougi les buissons de son sang : « Cypris,
après avoir rendu les derniers devoirs à son bien-aimé, songea
elle-même à soigner ses blessures. En volant au secours d'Adonis,
elle n'avait senti ni les rochers ni les ronces qui l'avaient déchi-
rée. Les rosiers épineux étaient teints de son sang. Plusieurs
gouttes jaillirent sur les roses ; et ces fleurs, qui jusqu'alors
avaient été blanches, conservèrent depuis cet accident la couleur
du sang de Vénus.
Aussi moi, qui jamais n'obtins d'autre faveur,
Qui jamais n'eus d'autre ressource
Que de vous présenter quelquefois cette fleur ;
Je crois, en la voyant briller sur votre cœur,
Voir le sang de Vénus retourner à sa source. »
Ici, non seulement le madrigal est joli; mais il a quelque chose
de plus profondément senti qu'à l'ordinaire.
A. B.
Le roman français au XVII siècle.
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur au Collège de France,
Diane de Châteaumorand et Anne d'Urfé ; leur mariage et
leur divorce. — Suite de la biographie d'Honoré d'Urfé.
Diane de Châteaumorand naquit le 30 novembre de Tannée
1561, à Châteaumorand, et, comme Honoré d'Urfé, grandit dans la
région du Forez Sa famille était protestante; mais, vers 1574,
lors de son premier mariage, elle se convertit au catholicisme.
Très belle femme, et ne l'ignorant pas, elle avait la réputation
d'être fière et même assez hautaine. D'après des témoignages
qu'il ne faut sans doute pas prendre à la lettre, elle demeurait
souvent enfermée, toujours masquée dans ses promenades, pour
défendre la fraîcheur de son teint contre l'ardeur du soleil. On dit
qu'elle se peignait le visage, pour ajouter à ses grâces naturelles.
Vers 1574, elle épousa Anne d'Urfé, le frère aîné d'Honoré.
Celui-ci avait passé sa jeunesse à la cour et aux armées. De plus,
il avait été formé de bonne heure à la poésie par Loys Papon,
prieur de Marcilly : il ne manquait point de talent, et il écrivit
plusieurs ouvrages, surtout des vers. Son titre de bailli de Forez
et sa richesse considérable lui valaient une influence très grande
dans le pays. De là vint, sans doute, qu'il joua un rôle impor-
tant pendant la Ligue, en qualité de lieutenant du duc de
Nemours. Quoi qu'il en soit, nous savons par des documents
authentiques qu'une séparation fut prononcée entre lui et sa
femme, — ou plutôt une annulation de mariage, vers les années
1598-1599. Nous possédons le rescrit rendu par le pape Clé-
ment VIII, à la requête de Diane de Châteaumorand et non de son
mari, renvoyant à l'Official de Lyon le procès d'annulation du
mariage. En voici la teneur exacte, qui nous dispensera de com-
mentaires très difficiles sur une question aussi délicate : « Notre
très chère fille en Christ, Diane de Châteaumorand, du diocèse
de Lyon, nous a exposé qu'à peine nubile, c'est-à-dire en l'âge
de treize ans environ, elle fut donnée en mariage par ses parents
à notre très cher Anne d'Urfé, marquis de Bagé, avec lequel
elle cohabita pendant plusieurs années, sans qu'il Tait jamais
444
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
connue : (ob impotentiam et frigiditatem ipsius Annae, nunquam
carnaliter cognita fuit) — c'est pourquoi, ayant reconnu qu'il
est incapable d'avoir lignée, et le mariage contracté avec ledit
Anne n'ayant eu aucun effet, elle désire en faire déclarer légale-
ment la nullité, et être autorisée à contracter mariage avec un
autre...
« Nous donc, ayant pouvoir,... autorisons... etc.
« Donné à Rome aux ides J. 1598 »
Indépendamment de cette pièce, dont la signification est claire,
nous avons différents actes de la longue procédure qui s'accumula
durant six ou sept ans en vue de cette espèce de divorce; — des
rapports de médecins ou de chirurgiens datés du 20 avril et du
18 mai 1599; — une deuxième requête de Diane à l'Oflicial, du
2 avril 1599 également. Bref, le 18 mai de cette année-là, TOffi-
cial de Lyon rendit sa sentence, en déclarant nul le mariage
d'Anne d'Urfé et de Diane de Châteaumorand ; — et l'un et l'au-
tre donnèrent leur consentement à ladite sentence (7 juillet).
Dès lors, Anne se consacra définitivement à la littérature. II en-
tra dans les ordres, fut doyen du chapitre de l'Eglise de Montbri-
son, de 1604 à 1611, et redevint simple chanoine. Il mourut en
Son professeur de poésie, LoysPapon, nous a laissé un Dis-
cours sur la vie et les mœurs d'Anne d'Urfé (1596); il a écrit éga-
lement quelques pages sur Honoré, et a tracé de lui et de Diane
un éloge assez singulier. On en pourra juger par ce fragment:
« H aima et honora singulièrement Diane, sa femme, comme une
perle de son temps en élégance de perfections désirables aux da-
mes d'honneur et fluide éloquence, aux discours de toute vertu. »
Ainsi qu'il arrive souvent, l'élève surpassa le professeur et pro-
duisit un assez grand nombre d'œuvres, des poésies pour la plu-
part; en voici la liste sommaire :
1° Diane, composée en 1573 (Anne avait alors dix-sept ans), en
l'honneur de Diane ou de Carite. A Diane de Châteaumorand, sans
doute, se rapportent les vers suivants, au commencement du livre:
Cependant il ne faut pas oublier que Diane avait seulement douze
ans ; il est vrai qu'elle fut mariée bientôt après, (le contrat
avait été signé dès 1571) et il se peut qu'elle ait été aussi précoce
que belle.
2° La Hiéronyme, imitation de Torquato dont il ne reste rien
aujourd'hui.
1621.
Je chante dans ces vers combien de passions
J'ay souffert, en deux ans, par ses perfections.
LES D'URFÉ
445
3° L'Hymne du Gentilhomme champêtre.
Un gros manuscrit renferme les Œuvres poétiques, spirituelles
et morales, parmi lesquelles on remarque : un Hymne au duc de
Savoie, un Hymne de Sainte-Suzanne, dédié à Marguerite de
Valois, les Sonnets de l'Honneste amour, la Description du pays
de Forez, les Sonnets des misères de la France, des Epitaphes,
des vers sur Carite, un Hymne des Anges qui fait songer à
Milton, et une Philocarite, etc.
Un autre frère d'Honoré, Antoine, né en 1571, fut écrivain.
C'était le plus jeune des fils. Il étudia avec Honoré au collège de
Tournon, devinl abbé de la Chaise-Dieu, et prieur de Montverdun
(1592). Puis il fut élu évêque de Saint- Flour, mais ne reçut point
la consécration. Partisan du duc de Nemours, il périt en 1594,
tué probablement dans un combat de la Ligue. Il a laissé quel-
ques ouvrages, peu considérables d'ailleurs, de tournure phi-
losophique et morale :
1° L Honneur, premier dialogue du Polémophile. Avec deux
epistres appartenantes à ce traicté, Tune de la préférence des pla-
toniciens aux autres philosophes, l'autre des degrés de perfec-
tion.
2° La Vaillance, second dialogue du Polémophile, dédié à
Mgr le duc de Nemours.
Outre cela, des « Epistres philosophiques » dédiées à Margue-
rite de Valois, — et un Traité de la Beauté qu'acquiert l'esprit
par les sciences.
Vers 1580, Honoré d'Urfé, âgé de douze ou treize ans, entra
dans l'ordre de Malte, « par force procédant du respect et révé-
rence que ledit sieur portait à dame Renée de Savoye,sa mère. »
On lui fit faire immédiatement une profession, tellement qu'il ne
fit aucune année de probation préparatoire. (Et cela aura des
conséquences pour son mariage, une vingtaine d'années plus
tard.) Il alla peut-être à Malle ;-mais, en 1583, nous le trouvons
élève au collège de Tournon, tenu par les Jésuites, dont il est le
meilleur « littérateur » et où il compose son premier ouvrage;
C'est un in-8° de 136 pages, intitulé :
« La Triomphante entrée de très illustre dame Madame Magde-
leine de la Rochefoucauld, épouse de hault et puissant seigneur
Messire Just Loys de Tournon, seigneur et baron dudict lieu,
comte de Roussillon, etc.. faicte en la ville et Université de Tour-
non, le dimanche 24 avril 1583. A Lyon, par Jean Pillehotte, à
446
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
l'enseigne de Jésus, 1583, avec permission. » L'auteur est Honoré
d'Urfé, « chevalier de Malte ».
On joua une Moresque où les frères d'Urfé remplirent un
rôle. Il y avait en tout dix personnages, trois d'entre eux habillés
en Maures noirs, « avec leurs hauis-baretins de satin rouge, vert
« et jaune, passementez d'argent, de beau-tafetas rouge aux
« franges d'or, leurs juppes volantes et chausses larges jusques
« au lalon ; trois autres acteurs couverts de lierre, deux de
« mousse, et deux de peau de chèvre, accoutrés en satyres,
« pour signifier que, par le moyen de ce mariage, plusieurs de
« différente volonté seraient reliés ensemble en bonne paix.
« Chacun d'eux avait au bras gauche la targue peinte diver-
« sèment avec des chiffres et devises belles et fort à propos; en
« la main droite, ils portaient Tare coloré avec sa flèche de
« même. » Tout le divertissement eut une forme champêtre et
bocagère. Ajoutons que des danses complétèrent ces fêtes, qui
durèrent quatre jours et furent suivies de deux jours de congé.
Honoré d'Urfé, pour cette circonstance écrivit quelques fantaisies,
notamment un « Dialogue dans le goût du temps entre la nymphe
des eaux de Doux et le pont bâti sur ce torrent par les libéralités
«du cardinal de Tournon » ; ce dialogue, il est vrai, on l'attribue
quelquefois à son frère Christophe ; et c'est un prétexte de dire
que les d'Urfé furent alors une famille de poètes ; mais il n'im-
porte. — Honoré rentra bientôt à La Bastie, et .vécut cette vie
dont il aime tant à évoquer les chers souvenirs en plusieurs en-
droits de ses œuvres, surtout dans la Dédicace au Lignon, qui
précède la 111 e partie de YAstrée. Il avait une figure très fine, des
yeux très expressifs, élait fort bel homme et parfait cavalier.
Son élégance et ses manières naturellement distinguées lui
valurent sans doute plus d'un succès. Cependant il ne cessa
point d'écrire.
Il composa en l'honneur de M lle de la Roche-Turpin un petit
poème intitulé le Triomphe d'Amour; et, en 1588, « à peine sorty
■de ses estudes », il ébaucha le Sirène.
Mais on est bien obligé de remarquer que l'amour, sous tous
ses aspects et avec toutes ses nuances, tient, dès ce moment,
une place importante dans les écrits d'Honoré. Il a aimé dans sa
jeunesse, et les sentiments et les émotions qu'il prête à ses héros
sont les sentiments et les émotions qu'il a lui-même éprouvés. Et
<;e n'est pas là une hypothèse gratuite; — nous avons deux textes
formels qui nous permettent de l'affirmer, et qui précisent les
allusions relevées, antérieurement, dans les dédicaces de YAsirée,
— deux lettres se rapportant également à ce roman, et où Honoré
LES D'URFÉ
447
d'Urfé d'abord, puis Pasquier, échangent des confidences au
sujet des personnages, de leurs actes et de leurs propos. (Œuvres
de Pasquier, II, p. 531.)
De Messire Honoré d'Urfé, comte de Chasteauneuf, à Pasquier :
« Je vous eusse moy-même porté ce livre, qu'avez désiré de
moy , si je n'eusse eu peur de rougir en le vous donnant. Que si me
demandez d'où procède ceste honte, je vous diray que c'est de
vous et de moy; ceste Bergère que je vous envoyé n'est véritable-
ment que l'histoire de ma jeunesse, sous la personne de qui j'ay
représenté les diverses passions, ou plustôt folies, qui m'ont
tourmenté l'espace de cinq ou six ans. Et quoyque ces furieuses
tempestes soient cessées et que, Dieu mercy, je jouisse à ceste
heure d'autant de calme qu'autrefois j'ai été incapable d'en
avoyr, si ne laissé-je d'appréhender qu'un si juste estimateur de
toutes choses, comme est ce grand Pasquier, voyant le commen-
cement de mon aage si agité de troubles et orages (pour ne pas
dire un esprit plein de folie en sa jeunesse), ne passe un sinistre
jugement de moy et de ce que je puis estre devenu. Car, si le
Printemps donne cognoissance de i'arrière-saison, quel juge-
ment sçauroit on faire par ce premier aage qui ne soit désavan-
tageux pour celuy où je suis? Que si l'amitié prend sa principale
et plus saine origine de la bonne opinion, n'est-ce pas une
grande imprudence à moy de vous mettre devant les yeux le
témoignage du peu que je vaux?»
Or, voici comment le « grand » Pasquier répondit à l'auteur
deYAstrée :
Réponse de Pasquier au seigneur comte de Chasteauneuf :
« Quoy ! vous n'avez donc pas voulu par vos mains me faire part
de votre beau livre d'Astrée^ craignant que je ne vous visse rou-
gir pour estre l'image de vos jeunes amours, que vous appeliez
folies ? Prenez garde, je vous supplie, que, poussé d'un sage
instincjL, ne l'ayez fait afin de ne me voir rougir le recevant. Car.
je vous puis dire, comme chose très vraye, qu'à la première ou-
verture du livre, lisant une infinité de beaux et riches traits sur
la description de votre païs du ForestJ'ay esté surpris d'une
telle sorte qu'aussitôt je me suis condamné de me blottir dans
les Foresls et mes livres, et de mener une vie solitaire, comme
Lettre IX.
Lettre X.
448
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Hermites, pour n'estreveus. Mes enfants, ai-je dit, il est mes-
huy temps que sonnions la retraite ; nous sommes d'un autre
monde : ce je ne sçay quoy qui donne la vie aux livres est terny
dedans ma vieillesse, et a peu dire le temps qui court maintenant
est revestu de tout autre pareure que le nostrè. Et me faisant de
cette façon mon procès, et à mes livres, voicy le jugement que
j'ay fait du vostre : premièrement, je trouve l'économie géné-
rale d'une merveilleuse bienséance, car vous estant proposé de
célébrer sous noms couverts plusieurs seigneurs, Dames et an-
ciennes familles de vostre pais le Forest, avez fait entrer enjeu
Nymphes, Bergers et Bergères, suject convenable aux bois et
forests. Et au regard du particulier, qui concerne vos amours,
en avez dextrement estalé l'histoire, que je veux allégoriser. Vous
me direz, par ad venture, qu'en cecy il y aura du vieillard en moy.
Si je l'ay faict, c'est une leçon que j'ay apprise de saint Paul,
quand il nous enseigne que l'histoire d'Ismaël, né d'Abraham et
de sa chambrière, représentoitle vieil Testament, et celle d'I-
saac, enfant légitime, le nouveau. En l'histoire de vos amours
je vois un Céladon (qui estes vous-même) démesurément esperdu
en l'amour de la belle Astrée, se laisser emporter à la mercy de
vostre fleuve Lignon, où après avoir beu beaucoup d'eaux, enfin
par les ondes jetté sur le bord, est accueilly par la nymphe Ga-
latée, qui donne ordre de le faire porter en sa cabane, où elle
devient amoureuse de luy... »
De 1589 à 1595, Honoré d'Urfé combattit dans les rangs des
Ligueurs ; mais cela ne l'empêcha point de s'occuper de ses af-
faires privées. On se rappelle que, par déférence et respect pour
ses parents, il était entré dans Tordre de Malte, et avait fait une
« profession » immédiate. 11 réclama contre un acte dont il
n'était pas responsable, et en 1599, après de longues formalités
et enquêtes (sentence définitive du 28 juin 1599), le pape Clé-
ment VIII rédigea un rescrit relatif à la dispense et rétracta-
tion des vœux d'Honoré.
Vers 1593, Anned'Urfé se détacha de la Ligue et fit sa soumis-
sion à Henri IV : il fut poussé à cet acte par son goût du repos,
et son désir d'une vie calme et tranquille ; mais, aussitôt, Honoré
lui succéda comme lieutenant du duc de Nemours, et, en cette
qualité, assista à beaucoup de combats, de sièges, de prises de
places. Au mois de février 1595, il fut fait prisonnier à Feurs : on
l'enferma pendant un mois, et demi, et, dans la suite, il se plai-
#
£ES D'URFÉ
449
gnit amèrement de cette captivité. Il accusait ses ennemis d'avoir
usé enversluide manœuvres déloyales, etde lui avoir tendu un guet-
apens pour s'emparer de sa.personne ; de là peut-être son retard
à se soumettre à la royauté de Henri IV. Peu de temps après, Ho-
noré d'Urfé dut subir une captivité nouvelle, qui est demeurée
mystérieuse. Il aurait été saisi par les soldats de Marguerite de
Valois, et enfermé dans le château de cette dernière : alors il
semble qu'un amour réciproque se forma entre la reine et le
poète. Nous apprenons, en effet, par -la Dédicace des Epîtres
morales, que d'Urfé les avait communiquées à la reine, et que
la reine avait dû les inspirer en partie.
Au sortir de sa captivité, Honoré se rendit en Savoie. IL fut
témoin de la mort du duc de Nemours, qui s'était rendu à
Turin auprès du connétable de Castille, pour l'engager à passer
dans le Lyonnais avec une armée. D'Urfé, revenu en France,
fut fait pour la troisième fois prisonnier et enfermé à Mont-
brison. C'est alors que s'achevèrent les Epîtres morales : leur
auteur étant tombé malade, son ami Favre, président de l'A-
cadémie de Chambéry et personnage très influent dans cette
ville, vint lui demander l'autorisation de les publier, dans le
cas où il viendrait à mourir. Elles parurent ainfci en 1595. Dans
la suite, Honoré publia comme complément les livres II et III,
qui en firent un ouvrage digne d'intérêt. Les Epîtres constituent
une sorte de traité de philosophie morale, comprenant l'éloge
de la vertu et du stoïcisme. Elles sont adressées à Agathon,
personnage fictif qui désigne probablement Favre, l'ami d'Ho-
noré d'Urfé. Le style en est déjà remarquable. On peut citer,
comme admirables, les pages relatives à la mort du duc de
Nemours. Il y a, dans ce passage, quelque chose qui fait invo-
lontairement songer au romantisme ; et Ton est obligé d'a-
vouer que, par sa façon de comprendre et de peindre la nature
grandiose et sauvage, Honoré d'Urfé est encore un précurseur.
Après la soumission du Forez au roi, il se retira chez le duc
de Savoie, son parent. Là il écrivit des poésies religieuses, des
paraphrases diverses, notamment sur le Cantique des Cantiques.
Surtout, il termina le Sirène, cette pièce qu'il avait ébauchée de-
puis longtemps, et dont le premier livre est daté de Chambéry,
le 20 novembre 1596 ; le deuxième, de Virieu, le 20 décembre
de la même année.
A ce moment-là, le mariage de son frère allait de moins en
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
moins bien : en 1598, l'annulation en fut prononcée, et, en 1599 t
nous l'avons vu, Anne et Diane apportèrent leur consentement.
C'est aussi le temps de la reprise de la Maurienne, où se distin-
gua Honoré, qui devint gentilhomme de la chambre du duc de
Savoie, puis capitaine des gardes. Il écrivit alors le premier livre
de la Savoysiade (1599), poème épique qui devait comprendre neuf
chants ou livres, et dont un long fragment a été publié dans les
Délices de la poésie française de Rosse t. En 1600, il passe son con-
trat de mariage avec Diane de Châteaumorand, qui avait cinq
ans de plus que lui. Il est chambellan de Son Altesse le duc
de Savoie colonel général de sa cavalerie et infanterie françaises.
Il voyage beaucoup, habite successivement Virieu-le-Grand,
Senoel, Turin, Châteaumorand, Montormentier, Paris, Lyon.
Cependant il ne quitte jamais sa femme, et Ton se demande
où prennent leurs arguments ceux qui prétendent qu'il en était
séparé. En 1602, on vient l'arrêter comme suspect au roi et Taire
chez lui de nouvelles perquisitions : pourquoi? C'est un point
sur lequel la lumière n'a pas encore été faite. Il s'occupait déjà
de YAstrée, et il venait de mettre la dernière main au Sirène,
dont nous pouvons donner le résumé :
Dans le royaume de Léon, dans la fraîche vallée de l'Ezla,
vivait un berger du nom de Sirène, qui n'avait pu voir, sans en
être vivement épris, les rares vertus et l'incomparable beauté de la
bergère Diane. Tous deux s'étaient déclaré une tendresse mutuelle;
ils espéraient un hymen prochain. Mais voilà que Sirène est
obligé d'aller en Italie, de traverser la mer, pour garder les
troupeaux de son maître sur les bords de l'Eridan. Pendant son
absence, Diane est contrainte, par ses parents, d'épouser le ber-
ger Délio. Sirène revient : on devine ce que furent, de part et
d'autre, la tristesse et les regrets.
On a dit souvent que d'Urfé, composant Sirène, s'était inspiré de
la Diane de Montemayor. Or, sauf le cadre, il est impossible d'éta-
blir un rapprochement continu entre les deux ouvrages. Tandis
que l'héroïne de d'Urfé fait plier son amour devant le respect pa-
ternel, la Diane de Montemayor, infidèle par jalousie, se marie non
par devoir, mais par caprice. Ce qu'il faut, avant tout, voir dans le
Sirène, ce sont les souvenirs personnels de la passion de d'Urfé.
Sirène parut en 1606. En 1604, Honoré etDiane avaient eu l'idée,
qui ne se réalisa point, de fonder à Moulins un Collège des
Belles-Lettres. En 1604-1605, Honoré fit un pèlerinage à Lorette ;
en 1605, puis en 1607, Honoré et Diane vinrent ensemble à Paris ;
alors parut la première partie de YAstrée. Ils passèrent ensemble
l'hiver de 1608 à Châteaumorand, et nous les trouvons tous deux
LES D'URFÉ
451
en 1608 et en 1609 près Sa Majesté. Quand est publiée la deuxième
partie du roman, Honoré est envoyé à Paris, de même de 1611.
Mais retrouvait Diane à Châteaumorand ou à Virieu. D'où vient
qu'on ait pu soutenir qu'ils avaient vécu constamment séparés ?
— Les travaux récents de l'abbé Heure, qui nous exposent remploi
de leur temps, année par année avec une grande précision, nous
ont permis de rejeter cette hypothèse, ou mieux cette légende.
C'est pour la détruire que nous sommes entrés dans des détails
fastidieux en apparence, mais d'une évidente utilité.
A. R.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
De l'invention psychique ; l'imagination novatrice (suite).
Le concept d'association des idées est un concept mal fait, je
l'ai dit et je pense l'avoir prouvé ; mais ne me suis-jepas contredit,
lorsque, après avoir ainsi parlé de l'association des idées consi-
dérée comme comprenant l'association de contiguïté et l'associa-
tion de ressemblance, j'ai ensuite fait rentrer l'imagination nova-
trice dans l'association des idées, comme une troisième sorte d'as-
sociation? Je dois m'expliquer, tout d'abord, sur cette contra-
diction apparente.
Le concept d'association des idées est un concept mal fait,
puisqu'il réunit sous un même nom des faits opposés ; mais il
correspond à un certain aspect des faits psychiques, si on les
considère tout au moins superficiellement. Par conséquent, il ne
faut pas attacher une réelle valeur au terme d'association des
idées ; mais il peut être commode de s'en servir, afin de grouper
sous ce mot un certain nombre de phénomènes qui présentent des
analogies ou superficielles ou profondes. En l'entendant ainsi, je
crois bon de faire rentrer dans ce concept trois sortes de faits
psychiques et non deux seulement.
La troisième association, c'est l'imagination novatrice. J'ai
montré qu'elle ressemble, à certains égards, à l'association de
contiguïté, qu'elle ressemble, à d'autres égards, àl'association de
ressemblance, et ces deux analogies m'ont paru suffisantes pour
justifier le groupement dont j'ai parlé. Peut-être quelques éclair-
cissements nouveaux sont-ils nécessaires cependant, sur ce
point.
Je vais me servir, une fois de plus, d'exemples schématiques.
Une rivière, présente à la conscience, est suivie ou accompagnée,
dans la conscience, d'un moulin à eau, son associé dans l'expé-
rience: Ri Mi, voilà un genre d'association. La première rivière,
présente à la conscience, est suivie, dans la conscience, d'une
autre rivière analogue, et voilà un autre mode d'association :
Ri Ra. Si maintenant Ri est suivi, dans la conscience, d'un moulin
l'imagination novatrice
453
qui est l'associé d'une autre rivière dans l'expérience, je dis qu'il
y a là encore une autre association : Ri M2. La rivière n° 1 provo-
que l'apparition dans la conscience d'un élément empirique qui
n'est pas son contigu normal, puisque ce n'est pas son contigu
dans l'expérience passée, mais un contigu analogue. Il en résulte
un tout nouveau ; mais c'est l'analogie entre le contigu normal et
le contigu analogue qui provoque l'association. L'imagination
novatrice est donc, on le voit, très rigoureusement assimilable à
une association.
Il m'arrivera de dire, tout simplement, une imagination ; voici
pourquoi. Au xvn e siècle, ce terme d'imagination n'avait pas le
même sens qu'aujourd'hui. On distinguait alors l'imagination re-
productrice ou mémoire vive et l'imagination créatrice. Mais, peu
à peu, on a cessé d'appeler imagination la reproduction des ima-
ges anciennes, et ce qu'on appelle aujourd'hui un homme d'imagi-
nation, c'est un homme qui invente. Par conséquent, le fait appelé
dans les livres imagination créatrice doit être appelé imagina-
tion novatrice, si l'on veut préciser, ou, tout simplement, imagi-
nation.
La thèse de la dernière leçon consistait à montrer l'imagination
analogue à la première des deux associations et analogue, d'une
autre manière, à la deuxième et peut-être plus profondément,
parce qu'elle est, elle aussi, une nouveauté psychique, une inven-
tion. Et lorsque j'ai voulu trouver au fait d'imagination une raison
tout au moins provisoire, il a fallu que j'aie recours à l'association
de ressemblance ; mais l'association de ressemblance, que nous
avons pu trouver à la base de l'imagination, j'ai été obligé de la
situer hors de la conscience. J'ai dit qu'il y avait analogie entre
trois faits, dont les deux premiers ne sont pas dans la conscience :
RiMi, R2M2, RiMa; mais le recours à l'inconscient, disaiS'je, une
psychologie sévère ne le fait qu'en désespoir de cause. Donc,
cette solution, je demande qu'on ne la considère que comme
provisoire. Nous essaierons de trouver une autre solution qui
ne prête pas à la même critique.
Il y a encore un point sur lequel je dois insister, toujours pour
confirmer la place que je confère à l'imagination dans l'ensemble
des faits de conscience.. J'ai critiqué la théorie unitaire de l'asso-
ciation ; j'ai dit et j'ai insisté sur ce point, parce que cette théorie
est un obstacle à certaine thèse, des plus importantes en psycho-
logie, que je suis en train d'établir. Mais la thèse unitaire com-
battue ne s'appliquait qu'à l'association telle qu'elle figure dans
les ouvrages classiques, c'est-à-dire à l'association composée de
l'association de contiguïté et de l'association de ressemblance.
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454
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Pour montrer que l'imagination est la troisième association des
idées, il convient de montrer que la thèse unitaire pourrait lui
être appliquée, sauf à montrer ensuite qu'elle ne peut lui être
appliquée qu'à tort.
Comment, en effet, la thèse unitaire explique-t-elle l'associa-
tion de ressemblance ?
Deux termes se suivent dans la conscience, qui se ressemblent :
par exemple, un moulin et un autre moulin, Mi et M2. Ces termes
se ressemblent et ils diffèrent, puisqu'ils sont deux. Ce qu'il y a
de commun entre eux, l'idée générale de moulin (M), développe
dans la conscience les éléments de Tordre de la contiguïté qui
l'individualisent en Mi, puis ceux qui l'individualisent en M2.
Lorsqu'un fait d'imagination se passe dans la conscience, ne
pourrait-on pas soutenir qu'il sa passe quelque chose de sembla-
ble? De même qu'il y a une sorte d'idée générale du moulin, il y
aune idée générale du mbulin sur la rivière ou d'une rivière qui
a en bordure ou à cheval sur son courant un moulin. Cette idée
générale (RM) se compose de la rivière et du moulin et de leur
rapport. Çe rapport n'est pas indifférent, c'est un certain rap-
port, car la rivière ne passe jamais sur le moulin. Donc l'idée
générale RM peut se développer de plusieurs façons, de façon à
produire RiMi, et c'est là une association de contiguïté, — ou
R2M2, et c'est encore là une association de contiguïté, — ou R1M1,
R2 M2, et c'est alors une association de ressemblance ; mais elle
peut aussi se développer en rattachant à la rivière Ri les caractè-
res individuels de M2. Quant au rapport de M et de R, il pourra
être emprunté soit à l'expérience de RiMi, soit à celle de R2M2.
Mais, comme, dans l'un et l'autre cas, ce rapport risquerait
<le s'adapter mal au terme emprunté à une autre expérience que
lui-même, il vaut mieux supposer que ce rapport est emprunté,
en parlie à la première expérience, en partie à la seconde
expérience.
Toujours est-il que la théorie unitaire peut essayer de s'empa-
rer de l'imagination en reprenant le raisonnement qui lui a servi
pour l'association de ressemblance, à la condition de le modifier
quelque peu pour l'adapter à ce nouvel objet. Il est évident que le
même principe qui a servi à expliquer l'association de ressem-
blance peut servir à expliquer l'imagination. Ce principe, c'est
toujours l'idée de ce qu'il y a de commun entre deux termes ana-
logues. Le commun, c'est l'identique, et cela peut s'appeler aussi
le général. Il y avait de l'identité partielle entre les faits passés
(R 1 M 1 et R a M a ) qui ont servi de modèle au fait nouveau, et que je
considère comme la cause inconsciente des faits nouveaux; le
l'imagination novatrice
455
premier paysage et le second présentaient des éléments com-
muns. Ce qu'il y a d'identique entre ces deux expériences passées,
voilà le lien non seulement de ces expériences entre elles, mais
aussi de ces expériences avec l'imagination présente. Si la tenta-
tive de théorie faite par mes adversaires au sujet de l'association
de ressemblance peut servir également pour la théorie de l'ima-
gination, il me semble qu'on doit en conclure que l'imagination
est une variété de l'association en général et en particulier de
l'association de ressemblance.
Mais cela ne veut pas dire que la théorie unitaire ait désormais
une valeur psychologique sérieuse. L'objection faite à sa première
application vaut, légèrement modifiée, contre la seconde. Du mo-
ment que la raison du fait présentà la conscience, c'est RM, c'est-
à-dire le moulin en général, la rivière en général et leur rapport en
général, pourquoi RM, dira-t-on aux unitaires, condition secrète
du fait de conscience, ne se détermine-t-il pas en R 1 M 1 , ou en
R a M a . Pourquoi se détermine-t-ii en R 1 M 2 , association de con-
tiguïté tout à fait inattendue, puisqu'elle n'est pas une copie de
l'expérience ? On doit dire encore aux unitaires : pourquoi RM
ne se détermine-t-il pas dans la conscience sous la forme com-
plète : R^, — R 2 M 1? forme où figureraient les deux couples
dont la réunion constituerait une association de ressemblance?
Le même principe est invoqué par mes adversaires pour rendre
compte de la répétition et de l'invention, et, dès lors, logiquement,
il devrait rendre compte des deux modes de l'invention. Mieux
vaudrait peut-être se contenter d'observer les faits; mais, si l'on
veut les expliquer, il faudrait ne pas édifier une seule théorie
pour expliquer trois faits bien distincts. De plus, le même, l'iden-
tique, nous dit-on, rend compte de ces faits. Mais ce même, il
faudrait nous le montrer, et on ne nous le montrera que s'il est
conscient. Nous avons dit: « Le même est cause du même » ; nous
avons employé cette raison explicative pour la répétition d'habi-
tude, mais pourquoi ? Du moment qu'il s'agit de répétition, le
même fait est plusieurs fois présent à la conscience à travers le
temps, et le même est reconnu, quand il revient à la conscience
une deuxième, une troisième fois. Dès lors, nous pouvons dire que
la répétilion a pour condition le même. Cette condition, qui est
l'habitude proprement dite, ce n'est qu'une puissance ou qu'un
symbole ; elle est ce qui relie dans le temps les actes répétés et
qui permet de croire à la répétition future d'un acte absent ; ces
actes étant toujours les mêmes, leur condition a la même déter-
mination qu'eux et elle participe à leur mêmeté. L'habitude, c'est-
à-dire la puissance de répétition, a toute la détermination des
456 REVUË DES COURS ET CONFÉRENCES
actes qui Pont faite et des actes qui en résultent. Mais, s'il s'agit
des deux sortes d'innovations, il ne se passe rien de semblable.
Dans l'association de ressemblance, il y aune mêmeté qui fait
l'analogie des deux termes qui se suivent, mais ce même est
caché ; on ne voit pas ce qu'il y a d'identique entre les deux
termes, ou, si on le voit, on ne le voit pas à part. Une réflexion
postérieure pourra le dégager ; mais le même n'est pas actuel,
puisqu'il est à dégager; il n'est pas tout fait dans la conscience.
De même, dans l'imagination, ce qu'il convient d'appeler le
même est caché ; s'il agit, il ne se montre pas, il est inconscient
et, pour retrouver dans le passé les expériences qui ont fourni les
matériaux de l'ensemble nouveau, il faut une étude. C'est à cette
étude que procèdent les critiques d'art, quand ils cherchent la
raison des œuvres d'art ; mais ce travail, l'artiste lui-même ne le
fait pas ; s'il l'entreprend un jour, il trouvera la tâche pénible et
fastidieuse et il renoncera vite à s'expliquer lui-même. En ré-
sumé, dans la répétition, le même est la condition ou la raison
du même, c'est presque une tautologie, puisqu'il y a répétition.
Dans l'innovation, le même serait-il la raison de Vautre ? Cela est
insoutenable, c'est là une contradiction.
Donc ce n'est pas dans cette voie-qu'il faut chercherai l'on veut
dissiper le mystère. Nous voulons diminuer l'étonnement que les
faits d'imagination nous font éprouver quand nous les observons;
mais nous ne voulons pas le supprimer, ce qui est d'ailleurs
impossible. Nous sommes, en d'autres termes, à la recherche de
lois aussi unificatrices que possible ; mais nous aurions tort de
prétendre unifier ce qui est essentiellement divers.
Lorsque j'ai fait la théorie de la répétition d'habitude, qui
s'appelle parfois l'association de contiguïté, j'ai dû montrer
quelles sont les conditions et les occasions d'une répétition de ce
genre. Condition et occasion : le déterminisme du phénomène que
Ton appelle association de contiguïté est fait de ces deux élé-
ments, qui doivent collaborer pour que le fait ait une raison
suffisante. Si nous voulons, maintenant, pousser aussi loin que
possible la théorie de l'innovation, nous devons chercher et la
condition et l'occasion de chacune des deux variétés de l'innova-
tion. Cela est assez difficile, et, pour arriver au but, il faut partir
de ce qui est acquis. Dans le cas présent, ce qui est acquis, c'est
l'habitude, puissance de répétition sans changement, condition
de la répétition exacte, de la reproduction. Voilà ce que nous
connaissons ; c'est donc de là qu'il faut partir, pour des raisons
de méthode. Donc je demande qu'on me fasse crédit jusqu'à
nouvel ordre, qu'on ne me demande pas la condition et l'occasion
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l'imagination novatrice
457
de l'association de ressemblance. Ce qui est plus facile à trouver,
c'est la condition et l'occasion de l'imagination. Et, de ces quatre
problèmes, le troisième est le plus facile à résoudre, parce que
nous avons une donnée, l'habitude, qui nous servira de point de
départ.
C'est donc la condition de l'imagination que nous allons cher-
cher. Le recours à l'inconscient, c'était, à vrai dire, à la On de la
dernière leçon, non pas une solution désespérée, mais une solu-
tion provisoire. J'espère trouver mieux en rapprochant la condi-
tion et occasion de l'imagination des condition et occasion de
l'association de contiguïté. Je vais montrer comment le même
principe, qui sert de condition à l'association de contiguïté, sert,
modifié, de condition à l'imagination.
Un acte d'imagination, c'est, par exemple, une certaine rivière
avec, à côté d'elle, un moulin qu'elle ne connaît pas dans la
nature, mais qu'une autre rivière connaît. La raison cachée d'un
pareil acte, dans la théorie examinée et critiquée tout à l'heure,
s'appelait, selon ma notation, RM. Voilà quelque chose qui était
au point de départ de la théorie combattue, mais que je puis
retenir comme première ligne de la théorie que j'admets. Si nous
cherchons la cause de R 1 M 4 , il est tout naturel de la considérer
comme étant RM. D'autre part, si des faits seulement analogues
apparaissent dans la conscience séparés par des intervalles de
temps, ne doit-on pas dire qu'une forme d'habitude encore est la
condition de ces répétitions imparfaites? Dans la vie consciente,
nous avons un jour un certain acte complexe, un autre jour un
autre acte complexe, non pas identique au premier, mais analogue,
un troisième jour un autre acte complexe non pasidentique, mais
analogue aux deux autres. N'y a-t-il pas lieu de dire que la con-
dition de ces trois actes, c'est encore l'habitude? Mais cette habi-
tude sera une forme d'habitude nouvelle, à laquelle il faudra
donner un nom nouveau. C'est l'habitude spéciale (terme meilleur
que celui d'habitude particulière), qui préside à la répétition sans
changement. Mais, si la répétition avec changement a pour cause
une habitude, ce sera une habitude générale, puisque ses effets
forment un genre. C'est une habitude générale; car, dans cette
condition, ne figure que ce qu'il y a de commun entre les trois
actes successifs , c'est-à-dire ce qu'il y a de général. Voilà
l'habitude générale : je dis qu'elle préside à l'imagination.
La conscience dans laquelle il apparaît trois paysages, par
exemple, à peu d'intervalles, c'est la conscience d'un homme qui
imagine des paysages, qui a cette habitude, puissance dont les
actes sont en partie identiques, en partie différents. Or, le fait
458
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
d'imaginer n'est pas un fait exceptionnel ou sporadique : l'imagi-
nation appartient à tout le monde. L'acte d'imagination est fré-
quent, et les habitudes générales existent chez nous tous.
D'ailleurs, si l'habitude générale n'est pas très connue, c'est par
la faute des psychologues philosophes, qui l'ont négligée. Les
théories de l'habitude visent presque uniquement l'habitude
spéciale; mais l'habitude générale est très connue du vulgaire,
et, sous le nom d'habitude, le vulgaire désigne tout autant les
habitudes générales que les habitudes spéciales, peut-être
même plus.
J'indiquerai brièvement quelques exemples d'habitude géné-
rales avant de terminer. Un pianiste, qui déchiffre sans hésiter
un morceau nouveau, le fait en vertu d'habitudes générales des
yeux et des doigts. Lui apporte-t-on une musique nouvelle, il la
déchiffre et, pour le faire, invente des combinaisons de mouve-
ments et de sons qui sont nouvelles pour lui. Plus il déchiffre et
joue de morceaux différents, mieux il déchiffre et mieux il joue.
— Qu'est-ce qu'un ouvrier intelligent et adroit dans son métier ?
C'est un ouvrier qui a les habitudes générales de son métier et
qui sait les appliquer dans les cas imprévus qui se présentent à
lui. Mais tous les ouvriers ne sont pas intelligents et adroits. Il y
a des ouvriers routiniers que le patron ne fait travailler qu'à
l'atelier et auxquels il donne toujours le même ouvrage. Ceux que
le patron envoie en ville, chez les particuliers, ce sont les
ouvriers « débrouillards », c'est-à-dire ceux qui sauront inventer
des combinaisons nouvelles d'images, puis de mouvements, pour
résoudre des problèmes imprévus. Le machinisme, a-t-on dit,
abaisse l'ouvrier, parce qu'il laisse son intelligence inoccupée,
tandis que le travail en famille exige l'utilisation ingénieuse d'un
outillage imparfait, pour lequel l'intelligence est nécessaire. .
Je pourrais indiquer beaucoup d'autres exemples ; mais j'ai
montré suffisamment qu'il n'y a pas que l'habitude spéciale, con-
dition de la répétition sans changement ; il y a encore l'habitude
générale, condition de la répétition avec changement, c'est-à-dire
de l'imagination.
V. H.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à V Université de Paris.
Les deux dernières « Provinciales ».
Les deux dernières lettres, qu'il nous reste à étudier, sont adres-
sées non plus à un correspondant imaginaire, mais au R. P. An-
nat, confesseur du roi, qui paraît incarner, aux yeux de Pascal,
la Compagnie tout entière. Dès lors, il ne sera plus question de ses
confrères, que Pascal avait traités de misérables, d'impies, de
cruels et lâches persécuteurs.
Pourquoi ce changement, plus soudain encore que le précé-
dent ? Etait-ce fantaisie, caprice, besoin de varier? En aucune
façon. C'est après mûre réflexion, ainsi qu'il convient à un logi-
cien et à un géomètre, que Pascal a jugé opportun, nécessaire
même, d agir de la sorte. Il s'est produit alors quelque chose
d'analogue à ce qui arrivait parfois dans l'antiquité romaine. On
décernait des dépouilles opimes au général en chef qui avait tué
le général ennemi. Or, au milieu de la mêlée, Pascal a reconnu le
chef des Jésuites, le confesseur de Louis XIV ; et, dès lors, il
dédaigne, pour fondre sur lui seul, tous ses subalternes, les Ca-
ramuel, les Escobar et les Lemoyne .
Sait-on bien ce qu'était, au dix-septième siècle, un Jésuite con-
fesseur du roi ? Au temps de Coton, le Jésuite était à la cour un
otage qui répondait de la sagesse de la Société ; puis, comme on
Pavait toujours sous la main, on l'avait vite transformé en un
donneur d'absolution, auquel on avait recours quand le roi avait
besoin d'être en état de grâce, pour exercer quelqu'une des pré*
rogatives royales, telle que l'attouchement des écrouelles. Peu à
peu, le confesseur avait pris une très grande importance ; à la
fin du siècle, il était le chef du conseil de conscience, le ministre
des cultes. Un P. La Chaise, un Le Tellier avait son appartement
à Versailles, dans Paile droite du palais, à côté de la chapelle ;
il donnait des audiences auxquelles on n'était admis qu'après
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
mille précautions ; il recevait successivement les évêques, les ar-
chevêques et les cardinaux ; c'est lui qui détenait la feuille des
bénéfices. Et comme, en raison de ses multiples fatigues, il avait
besoin de repos, on lui avait donné une magnifique résidence :
tout ce qui est aujourd'hui le vaste cimetière de l'Est appartenait
au P. La Chaise: il avait là une fort jolie maison entourée de très
beaux jardins, avec des bassins et des jets d'eau qui ne se tai-
saient ni le jour ni la nuit, puis d'immenses potagers où tra-
vaillaient d'innombrables jardiniers. (Voir la gravure d'Israël
Silvestre.)
En 1656, le confesseur du roi n'était pas le potentat que fut,
après lui, La Chaise ou Le Tellier ; il n'eu était pas moins le chef
incontesté de tous les Jésuites français, et tout ce qu'il disait —
c'est un contemporain qui l'affirme — était considéré comme pa-
role d'Evangile. Nous l'avons vu déjà défendre au jeune Louis XIV
de rire en voyant, dans la septième Provinciale, pourquoi il
n'était pas permis de tuer les Jansénistes. Au cours de la dix-
huitième Lettre, Pascal va lui dire : « Vous que tout votre parti
considère comme le chef et le premier moteur de tous ses con-
seils, et qui savez le secret de toute cette conduite... » A Rome,
à Paris, le P. François Annat s'était jeté dans la lutte avec une
vivacité et une violence extrêmes. Il venait de publier des factums,
agissant tantôt en diplomate, tantôt en pamphlétaire, tantôt en
secret, tantôt en plein jour.
On comprend qu'encouragé par le succès de ses Lettres et sûr
de sa victoire, Pascal ait osé s'attaquer au Révérend Père con-
fesseur. Quant au public, curieux mais désintéressé, sinon indif-
férent, il avait sous les yeux un spectacle nouveau et digne
d'attention. Mêlons-nous donc, encore une fois, à ce public
d'élite, et voyons successivement pourquoi Annat crut devoir
payer de sa personne à la fin de 1656, comment se produisit
cette intervention et de quelle façon Pascal sut y répondre.
On sait le succès prodigieux qu'avaient eu les Provinciales : dix
mille exemplaires ne suffisaient pas à satisfaire l'avidité des lec-
teurs, et cependant c'était une publication clandestine ; il y avait
péril à écrire ces lettres, à les distribuer, à les lire même trop
ostensiblement. Le grand public y prenait un plaisir infini, d'au-
tant plus qu'il n'avait encore ni Bossuet ni Molière. Les Pari-
siens, avec leur légèreté traditionnelle, admiraient surtout les
qualités de formé, le charme infini du style, la vivacité des ri-
postes, la maîtrise enfin du pamphlétaire.
; Mais les provinciaux étaient des gens plus rassis, plus épais,
auraient dit tes Parisiens : ils ne jugeaient pas les choses de la
LES « PROVINCIALES ))
461
même façon qu'eux, ils s'attachaient plutôt au fond même. Ils
firent à Pascal, de très bonne heure, un genre de succès qu'il
n'aurait jamais osé rêver.
A Rouen, les Provinciales furent lues avec plus de colère en-
core que de plaisir : il s'y produisit un mouvement qui ne va
pas tarder à se propager et à se généraliser. C'est un fait curieux,
si l'on songe que Pascal a résidé à Rouen de 1640 à 1648, qu'il y
fut converti en 1646 avec son père, ses deux sœurs et toute sa fa-
mille, et qu'il y lut pour la première fois l'ouvrage de Jansénius
Sur la Réforme de V Homme intérieur. Et pourtant ce n'est qu'une
coïncidence, il n'y a rien là qui ressemble à une entente ou à un
coup monté. Les Provinciales furent lues à Rouen avec d'autant
plus d'intérêt qu'elles avaient, en quelque sorte, un attrait d'ac^
tualité : les Jésuites avaient, à Rouen, un collège très florissant,
qui comptait déjà déux mille élèves du temps de Corneille (1620).
La fameuse septième Lettre, qui est la clef de voûte de l'en-
semble, venait à peine de paraître que Rouen était en ébullition
& son sujet. Datée du 25 avril, elle fut connue à Rouen dans les
premiers jours de mai. Or, le 30 mai 1656, un curé de Rouen fit
des Provinciales le sujet d'une prédication enflammée. Il se nom-
mait du Four, abbé d'Aulney, trésorier du chapitre et curé de
la paroisse Saint-Maclou. Il n'était nullement suspect de Jansé-
nisme, pas plus que.Parchevêque de Rouen, Harlay de Champval-
lon, ni que ses nombreux confrères de la ville et du diocèse. Du
Four prêcha en présence de l'archevêque, de huil cents curés ré-
unis en conférence synodale, et d'un grand nombre de « person-
nes de conditions ». Il crut devoir tonner contre la morale relâchée
et les maximes abominables des Jésuites. Il ne nommait personne,
et cependant il les accusait de troubler la hiérarchie et de cor-
rompre la morale chrétienne.
Le 2 juillet, après la huitième Provinciale etavantla neuvième,
qui est du 9, nouvelle prédication du même du Four dans sa pa-
roisse. Se croyant obligé de prendre des précautions oratoires,
il déclara qu'il n'attaquait aucun ordre, aucune compagnie, mais
qu'il était forcé de combattre en elles-mêmes des maximes qu'il
jugeait abominables. Nous voyons alors intervenir le recteur
du collège, Jésuite fameux par ses sermons à grand effet et ses
pamphlets d'une violence inouïe, plus fameux encore par les més-
aventures que lui attirèrent pamphlets et sermons. Jusque-là, il
n'avait pas été cité, à ma connaissance du moins, dans les Pro-
vinciales ; il est même probable qu'il fut désigné à l'attention de
Pascal parles événements de Rouen. Mais il n'a rien perdu pour
attendre. Jean Brisacier, né en 1603, allait devenir aussi célèbre
462
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
qu'Escobar et Bauny. Envoyé à Rome par sa Compagnie, en 1644,
pour obtenir du pape la condamnation du livre d'Aruauld Sur la
fréquente Communion, |l avait échoué de la façon piteuse que
vous savez, et résolu de se venger à l'occasion. Devenu recteur
du collège de Blois, il fit un sermon très violent contre les Jansé-
nistes. Ceux-ci y répondirent, ainsi que nous rapprennent les
Mémoires relatifs à V Histoire ecclésiastique. De plus en plus animé,
Brisacier publia un libelle, Le Jansénisme confondu, oii Saint-Cyran
est traité de « monstre surhumain, illustre en extravagances...».
Il prétendait qu'à Port-Royal on chercherait en vain une image
de la Vierge et des Saints, qu'on n'y priait pas et que, probable-
ment, les religieuses supprimaient une partie des offices; à l'en
croire, la grande règle de Port-Royal était de mourir sans sacre-
ments, afin d'imiter le délaissement de Jésus sur la croix, les
Saintes Filles étaient des impénitentes, des désespérées, des
vierges folies « et tout ce qu'il vous plaira». Digne précurseur de
ce Jésuite de la fin du xix e siècle, qui, les entendant appeler
« pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons »,
répondait : « orgueilleuses comme des démons, soit ; mais pures
comme des anges est faux, car l'amour-propre conduit forcément
Il l'amour sale ». On répondit à ces calomnies, et pourtant Pascal
n'était pas encore là (1651). Ce fut Antoine Arnauld qui composa
un gros opuscule : L Innocence et la Vertu défendues contre les ca~
lomnies, etc.. Une grande dame de Paris dénonça le pamphlet et
le sermon, et Gondi, alors archevêque de Paris, prenant la dé-
fense de « ses chères filles », censura publiquement Brisacier
dans une lettre pastorale qui fut lue au prône de toutes les
paroisses. Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut de taire non le
nom du calomniateur, mais sa qualité de Jésuite.
Brisacier avait bien mérité de la Compagnie, c'était un martyr
de le bonne cause, il fallait le récompenser.On l'envoya à Rouen.
En entendant parler de morale abominable, Brisacier, qui s'y
connaissait, dressa l'oreille : il se crut visé directement, et réso-
lut de protester d'une manière officielle. Il adressa une requête à
l'archevêque, pleine d'outrages contre du Four, et désigna un ré-
gent pour faire l'apologie des casuistes. C'était la guerre, mais
une guerre de province à l'instar de la grande guerre de Paris,
et il en résulta quelques écrits, pâles imitations, copies sans va-
leur, des lettres de Montalte, où Montalte est cité à tout instant.
Le clergé de Rouen prit fait et cause pour du Four et réclama
de l'archevêque, dans un écrit public, la punition du recteur et du
régent. Cette pétition, signée par vingt-huit curés, se place entre
la onzième et la douzième Provinciale (28 août 1656). C'est une
LES « PROVINCIALES »
463
véritable levée de boucliers, c'est le début d'une campagne qui
devait aboutir à la défaite totale des casuistes. Nous avons là
peut-être le chapitre le plus curieux de l'histoire littéraire des
Provinciales. Voici, d'après un récit très naïf, comment les choses
se sont passées : « Pour procéder mûrement en cette affaire et ne
s'y pas engager mal à propos, ils délibérèrent dans une de leurs
assemblées de consulter les livres d'où les Lettres Provinciales
rapportent ces propositions, afin d'en faire des recueils et des
extraits fidèles, et d'en demander la condamnation par des
voies canoniques, si elles se trouvaient dans les casuistes, de
quelque qualité et condition qu'ils fussent ; et, si elles ne s'y
trouvaient pas, abandonner cette cause, et poursuivre en
môme temps la censure des Lettres au Provincial, qui allé-
guaient ces doctrines et qui en citaient les auteurs. Six d'entre
eux furent nommés de la Compagnie pour s'employer à ce tra-
vail. Ils y vaquèrent un mois entier avec toute la fidélité
et l'exactitude possible. Ils cherchèrent les textes allégués.
Ils les trouvèrent dans leurs originaux et dans leurs sources,
mot pour mot comme ils étaient « cottés ». Ils en firent des
extraits et rapportèrent le tout à leurs confrères dans une
seconde assemblée, en laquelle, pour une plus grande précaution,
il fut arrêté que ceux d'entre eux qui voudraient êlre plus éclair-
cis sur ces matières se rendraient avec les députés en un lieu où
étaient les livres, pour les consulter derechef, et en faire telles
conférences qu'ils voudraient. Cet ordre fut gardé ; et, les cinq
ou six jours suivants, il se trouva dix ou douze curés à la fois,
qui firent encore la recherche des passages, qui les collationnèrent
sur les auteurs, et en demeurèrent satisfaits... » (Septième écrit»
des curés de Paris 1 § 3 et 4.) Tel fut, à Rouen, le résultat de la lec-
ture des Provinciales. Les curés joignirent à leur requête une
liste de trente-huit propositions jugées répréhensibles au pre-
mier chef ; puis ils écrivirent aux curés de Paris, en leur de-
mandant « de les assister de leurs conseils et d'intervenir avec
eux pour la défense de l'Evangile ». Les curés de Paris acceptèrent
d'autant plus volontiers qu'ils avaient déjà pris les devants, dé-
cidés eux aussi à dénoncer la morale des casuistes à l'assemblée
générale du clergé. Mais il n'y avait alors à Paris ni archevêque,
ni grand vicaire. Aussi fût-ce seulement en novembre, les choses
étant alors un peu raccommodées, que les démarches des curés
purent enfin aboutir.
La situation des Jésuites était donc bien mauvaise en 1656. Ce
qui les exaspérait, c'est que la cause unique de toutes leurs
avanies, c'était les Provinciales. Aussi, dans un de leurs factums,
s
464
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
intitulé Réponse d'un théologien aux propositions extraites des
lettres des Jansénistes, affirmaient-ils que « les curés de Rouen
serviraient beaucoup plus utilement le peuple en poursuivant la
suppression des lettres scandaleuses que les Jansénistes pu-
blient impunément depuis si longtemps contre l'honneur de la
Sorbonne et de tous les théologiens ». Et voilà pourquoi le P. An-
nal crut devoir intervenir en personne à la fin de 1656.
Confesseur du roi, il se croyait le Général des Jésuites français
et s'imaginait qu'il allait jeter dans la balance le sceptre et l'épée
du monarque. Son entrée en campagne fut annoncée à grand
bruit. Et d'abord, pour intimider les adversaires, il y eut redou-
blement de surveillance, et grand déploiement de force : toute la
police fut sur pied. On ne ménagea ni les descentes de justice, ni
les perquisitions. Il fut même question de raser au niveau du sol
la maison des Granges. Aussi fallut-il prendre de grandes pré-
cautions pour la publication de la dix-septième Lettre, qui ne fut
pas imprimée à Paris, les libraires ne voulant pas risquer la Bas-
Cela fait, Annat lance un opuscule dont le titre à double en-
tente lui semblait apparemment d'une ironie bien fine : La bonne
foi des Jansénistes ou les Citations des auteurs recueillies dans les
lettres que le secrétaire du Port- Royal a fait courir depuis Pâques
(décembre 1656). L'argumentation du Père confesseur est bien
simple, il reproche à Pascal d'avoir corrompu et altéré la doc-
trine de Lessius et de Sanchès. Baudry d'Asson de Saint-Gilles lui
répondit en l'accusant d'avoir menti impudemment dès le titre
de son livre : en effet, il n'est question dans l'opuscule que des
lettres antérieures à la dixième, et, par conséquent, à la fête de
Pâques. Annat criait à l'hérésie, il ne dit pas autre chose du com-
mencement jusqu'à la fin. L'année suivante, il y ajouta une ré-
ponse à la dix-septième Provinciale, dont le dernier mot était;
« Après tout, les Jansénistes sont des hérétiques». C'est l'épée
de chevet du P. Annat, il ne semble pas pouvoir dire autre chose;
ce cri d'hérésie ne nous rappelle-t-il pas le Tarte à la crème ou le
Sans dot ? Cela répond à tout. Au fond, ce n'était pas si mal ima-
giné; car le caractère essentiel du Janséniste de tous les temps,
c'est justement la passion de l'orthodoxie: le Janséniste veut à
tout prix rester dans l'Eglise romaine, sous la houlette du suc-
cesseur de Pierre ; le traiter d'hérétique, c'est le blesser au cœur.
Ainsi Annat suivait la politique traditionnelle de sa Compagnie.
Créée et mise au monde pour combattre les hérétiques, elle a tou-
jours accusé d'hérésie ceux qu'elle voulait combattre. Suivant le
mot du P. Le Tellier, Annat n'a pas été assez sot, en 1656, pour
tille.
LES « PROVINCIALES ))
465
chercher à avoir autant d'esprit que Pascal. Il s'est contenté de
crier à tue-tête : « Haro sur l'hérétique ! »
Or songez aux conséquences d'une telle tactique. Ce qu'il disait
tout haut dans ses factums, le confesseur le répétait à satiété
dans l'ombre de son confessionnal : il imposait au roi, pour péni-
tence de ses fredaines, l'extermination des hérétiques. Il ne di-
sait pas autre chose dans le cabinet de la reine-mère, née au
pays de l'Inquisition, pas autre chose non plus dans le Conseil
de conscience : il faisait voir au roi très chrétien qu'il était tenu,
par le serment du sacre, d'extirper l'hérésie du royaume de
France. Il armait ainsi le bras séculier, préparait les exécutions
de 1709. Si la mode du bûcher était passée en France, il restait
du moins la Bastille et Vincennes, et les lettres de cachet, qui
expédiaient les suspects au fond des proyinces. Arnauld faisait
donc bien d& se cacher. Et Biaise Pascal, cet infirme, que serait-
il devenu, si on l'avait soupçonné d'être l'auteur des Provin-
ciales ? Il est bien probable qu'il serait mort au milieu des plus
affreuses douleurs, dans un cachot de la Bastille.
Tels sont les faits dont la connaissance était nécessaire pour
lire avec fruit la dix-septième et la dix-huitième Provinciale. Le
P. Annat prétendait que Pascal, comme un cerf harcelé par des
chiens, avait été contraint de changer de système. Après ayoït
fait le scolastique dans les quatre premières Lettres, voyant qu'il
avançait peu, il avait passé à la morale des Jésuites, qui lui avait
fourni matière à d'impudentes calomnies ; puis, chassé de ce
champ par la conviction de ses erreurs, il avait fini par repassefc
dans le domaine de la scolastique.Voyons donc cette dix-septième
Provinciale.
Cinquante jours s'étaient écoulés depuis la seizième, et des
personnages très influents s'étaient interposés pour amener la
paix religieuse. Les premières lignes de la dix-septième nous fout
connaître au juste l'état d'esprit de Pascal : « Mon révérend
Père, votre procédé m'avait fait croire que vous désiriez que
nous demeurassions en repos départ et d'autre, et je m'y étais
disposé. Mais vous avez, depuis, produit tant d'écrits en peu de
temps qu'il paraît bien qu'une paix n'est guère assurée, quand
elle dépend du silence des Jésuites... Vous dites que, « pour
toute réponse à mes quinze lettres, il suffit de dire quinze fois
que je suis hérétique, et qu'étant déclaré tel Je ne mérite aucune
créance». Enfin, vous ne mettez pas mon apostasie en question,
et vous la supposez comme un principe ferme, sur lequel tous
bâtissez hardiment. C'est donc tout de bon, mon Père, que tous
me traitez d'hérétique ; et c'est aussi tout de bon que je vais
81
466
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
vous y répondre. » Pascal allait donc déposer les armes : la
perfidie des Je'suites l'oblige à les reprendre.
Il se défend de l'accusation d'hérésie lancée contre lui, et dé-
clare qu'il continuera la lutte, « car c'est un bien considérable de
faire paraître l'innocence de tant de personnes calomniées ; c'en
est un autre de montrer toujours les artifices de votre politique
dans cette accusation ; mais celui que j'estime le plus est que
j'apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scan-
daleux que vous semez de tous côtés, que PEglise est divisée par
une nouvelle hérésie. » C'est là un nouvel exemple de l'infinie
variété que Pascal a su répandre dans ses Petites Lettres : celle-ci
est composée à la manière d'un sermon. L'exorde, précédé d'un
avant-propos, est suivi d'une démonstration en trois points. —
1° Il est sûr que la grâce efficace n'a pas été condamnée, que tout
se réduit à une question de fait. La question est posée avec une
netteté admirable : c'est plaisir de suivre cet exposé qui est l'œu-
vre d'un laïc et d'un logicien. — 2° Explication de la apolitique des
Jésuites : « Votre principal intérêt dans cette dispute étant de rele-
ver la grâce suffisante de votre Molina, vous ne le pouvez faire
sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais, comme
vous voyez celle-ci aujourd'hui autorisée à Rome, ne la pouvant
combattre en elle-même, vous vous êtes avisés de l'attaquer, sans
qu'on s'en aperçoive, sous le nom de doctrine de Jansénius. » —
3° Tout le monde est d'accord sur ce fait, que la grâce efficace ne
peut pas êlre condamnée ; il n'y a donc pas hérésie, mais simple
divergence de vues sur une question de fait.
À ce chef-d'œuvre de dialectique succède la dix-huitième Pro-
vinciale, le 24 mars 1657. Elle prouve qu'il n'y a aucune hérésie
dans l'Eglise ; que tout le monde condamne la doctrine que les
Jésuites renferment dans le sens de Jansénius, et qu'ainsi tous les
fidèles sont dans les mêmes sentiments sur la matière des cinq
propositions. Elle marque la différence qu'il y a entre les disputes
de droit et celles de fait, et montre que, dans les questions de
fait, on doit plus s'en rapporter à ce qu'on voit qu'à aucune auto-
rité humaine. « Laissez l'Eglise en paix, disait Pascal à la fin de
la lettre, et je vous y laisserai de bon cœur. Mais, pendant que
vous ne travaillerez qu'à y entretenir le trouble, ne doutez pas
qu'il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés
d'employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité. »
Or Annat ne cessa pas de troubler l'Eglise, et pourtant Pascal
. a laissé le confesseur en paix. Que s'était-il passé ? C'est ce que
nous apprendra Tune de nos prochaines études.
A. B.
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Sujets de compositions.
UNIVERSITÉ DE RENNES
BACCALAURÉAT
Philosophie (classique).
1. Le déterminisme. — Exposer, en s'abstenant de les critiquer,
les arguments principaux par lesquels on défend cette hypo-
thèse.
2. L'empirisme comme système philosophique.
3. Les principes delà logique baconienne.
4. Exposer la doctrine de Descartes sur la matière et sur la
vie.
5. La théorie kantienne du devoir.
6. En quoi l'expérimentation est-elle supérieure comme mé-
thode à Inobservation ?
1. La méthode d'observation interne en psychologie : sa néces-
sité ; ses limites.
2. Montrer que toutes nos facultés sont soumises aux lois de
l'habitude.
3. Nature des émotions.
1. Imaginer un plaidoyer en faveur de l'Ane, plus habile que
celui que prononce ce pauvre animal dans les Animaux malades
de la peste.
2. Le retour de Rodrigue à la maison paternelle, après la mort
du comte. Triomphe de don Diègue ; douleur et abattement de
Rodrigue (narration).
' 3. Que pensez-vous de ces deux vers :
Philosophie (moderne).
Composition française (moderne).
« Le sage dit, selon les gens :
« Vive le Roi ! Vive la Ligue i ?
468
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Composition française (classique).
1. On peut supposer que Cinna, après avoir joué le rôle que lui
prête Corneille et s^étre vu accablé des reproches et du pardon
d'Auguste, ne peut supporter le séjour de Rome et prend le parti
de s'éloigner. — Imaginez une lettre, par laquelle il annonce et
explique sa résolution à Emilie.
2. Donner une idée des principales écoles historiques du xix e siè-
cle ; montrer quelles en sont les origines,] les prédécesseurs, les
méthodes, la manière, l'intérêt.
3. Au rebours de tant d'élèves de sciences qui sont indifférents
en matière de littérature, — comme certains élèves de lettres se
piquent de dédain pour les sciences, — Pasteur faisait à la
littérature une place à part. Il la regardait comme la directrice
des idées générales.
Qu'est-ce que cela veut dire, et qu'en pensez-vous?
Composition en langue vivante.
1. Description d'une ferme ; occupations des habitants.
2. Un père, à table, raconte à ses enfants l'histoire du morceau
de pain qu'As mangent. — Les candidats devront imaginer un
dialogue.
N Version allemande
LE JOUR ET LA NUIT.
Nacht und Tag stritten mit einander um den Vorzug ; der feu-
rige, glànzende Knabe, Tag fing an zu streiten. « Arme, dunckle
Mutter, sprach er, was hast du wie meine Sonne, wie meinen
Himmel, wie meine Fluren, wie mein geschàftiges, rastloses Le-
ben ? Ich erwecke, was du getôdtet hast, zum Gefûhl eines neuen
Daseins ; was du erschlafftest, rege ich auf.. » — « Dankt man dir
aber auch immer fur deine Aufregung ? sprach die bescheidne,
verschleierte Nacht. Muss ich nicht erquicken was du ermattest ?
und wie kann ich's anders als meistens durch die Vergessenheit
deiner ? Ich hiugegen, die Mutter der Gôtter und Menschen,
nehme ailes was ich erzeugte, mit seiner Zufriedenheit in
meinen Schooss.
Version latine.
LE PHILOSOPHE SE CONTENTE DE PEU.
Ad ea quae maia putantur quem philosophum non paratum
videmus? Epicurus ipse de dolore certa habet quae sequatur ;
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SUJETS DE COMPOSITIONS
469
cujus magnitudinem brevitate consolatur, longitudinem levi-
tate.
An Scythes Anacharsis potuit pro nihilo pecuniam ducere, nos-
traies philosophi facere non potuerunt ? Illius enim epistola
fertur bis verbis :« Anacharsis Hannoni salutera. Mihi amictui
est Scythicum tegmen ; calceamentum, solorum callum; cubile,
. terra; pulpamentum, famés ; lacté, caseo, carne vescor. Quare
ut ad quietum me licet venias. Munera autem ista quibus es de-
lectatus vel civibus tuis, vel Diis immortalibus dona. »
Omnes fere philosophi omnium disciplinarum,nisi quos a recta
ratione natura vitiosa detorsisset, eodem hoc animo esse po-
tuerunt.
Xenocrates, quum legati ab Alexandro quinquaginta ei talenta
attulissent, abduxit eos ad cœnam in Academiam, apposuitque
tantum quod satis esset,nullo apparatu.Quumpostridie rogarent
eumcui numerari juberet : « Quid?vos hesterna, inquit, cœna-
cula non intellexistis me peçunia non egere? » Quos quum tris-
tiores vidisset, triginta minas accepit, ne aspernari régis libéra-
litatem videretur. At vero Diogenes libçrius, ut cynicus, eidem
Alexandro roganti ut diceret si quid opus esset : « Nunc quidem
paululum, inquit, a sole. » Offecerat videlicet apricanti. Et hic
quidem disputare soiebat quanto regera Persarum vita fortu-
naque superaret : sibi nihil déesse, illi nihil satis unquam fore :
se ejus voluptates non desiderare quibus nunquam illi satiari
liceret, suas eum consequi nullo modo posse.
Version grecque.
'flYTjjavxo ouv oi, jxpaxtwxat, eî £va eXotvxo ap^ovxa, [lâXXov ^ iroXoapx^ aç
oS(77j ç ôjvaaOat xôv sva ^pfjj6ai x<J> jxpaxeûfiaxt xat vuxxoç xaî f 4 (jièpa<;, xaî
sf xi Ssot Xav6avetv, fjtaXXov av xpuTtxe<r6at, xal e? xi au ôéot <p64vstv, tÇxxov
&v taxeptÇeiv ou fàpaiv Xoyov ôsïv itpôç àXX^Xouç, àXXà xo oo£av x(J> Ivî
7C£pa(veaOat av xôv a ejmpoŒOev Jtpovov Ix tyjç vtxioTrçç y^F 17 ^ STtpaxxov
xauxa oi ffxpaxTjYOÊ. 'Qç Se xauxa Stevoouvxo, Ixpa-Tiovxo Itzi xôv Sevoçwvxa.
xal ol Xo^ayot ëXeyov itpoatovxeç auxtjp ôxt ^ jxpaxià ouxto y^ 7 ^* 1 * 61 xa *
cSvotav ivôstxvu(jLevo<; £xaaxo<; IttsiOcV auxov Ô7ro<Txî)yat xt;v àp^njv.'O 8s Esvo-
^>a»v xt[ 1 (jtlv s6ouXsxo xauxa vo[x(Çu>v xal xtqv xijitjv [istÇu> ouxcoç saox<J>
Y^ve<T0at xat 7tpôç xoùç <p(Xou<; xaî etç xtjv ito'Xiv xotfvofia fxsTÇov à<p(Je<j6at
a&xou, xu)(,ôv 2 8s xat àyaôoù xtvoç av at'xtoç xîi ffxpaxt? Y^'^at. T * F^v ^
xotauxa êvOufn^axa. èic^pev auxôv lniOufxeîv auxoxpaxopa Y£V£<r8at ap^ovxa.
'Otcoxs 8' au èvôOfjtoTxo Sxt aôVjXov jxsv navxt àv6pa>7rq> 6'tctq xo fxsXXov £$et,
8ta xouxo ôè xat xfvôV/oç s'y) xat x^v TtpostpYaajASVTQv 86£av aTro&aXsTv,
\ . Opposé à ôtcoxs 8' a", plus bas.
2. xo^ôv signiûe : le cas échéant, peut-être»
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Version espagnole.
El sol se habîa ocultado ya detrâs de los cerros que limitan la
vista por la parte de Poniente, y habîa dejado el cielo, por todo
aquel lado, tenido de carmin y de oro. Sobre los cerros que estân
âespaldas del lugar, y aûn sobre el campanario, mientras que
yacia en sombras todo el valle, daban aûn los rayos oblicuos del
sol, reflejando esplendorosamente en la pulida superficie de las
penas que coronan lacima de dichos cerros. Pocas y blancas nu-
bes turbaban el limpioazul de la bôveda céleste, vagando â mer-
ced de un viento manto, y arreboladas y luminosas con los
reûejos del sol. La luna mostraba ya su rostro pâlido muy alto
sobre elhorizonte, y algunos luceros erapezaban â columbrarse
en la regiôn mâs obscura del éter y mâs apartada del disco solar.
The English stood on the fa.il! ready for the French host, horse
and foot, who were coming across from Telham to attack them.
Àbout nine o'dock on Saturday morning they came near to the
foot of the hill, and now began the great battle of Senlac or Has-
tings. The Duke's army was in three parts. Alan and the Bretons
had to attack on the left, to the west of the Abbey buil lings. Ro-
ger de Montgomery with the French and Picards wero on the
right, near where the railway station is now. Duke William him-
self and the native Normans were in the midst, and they came
right against the point of the hill which was crowned by the
standard, where King Harold himself stood ready for them.
Version anglaise.
BATAILLE DE HASTINGS.
E. A, Freeman.
Sujets de devoirs
UNIVERSITÉ DE RENNES.
LICENCE ES LETTRES.
Géographie.
1, Les centres de l'industrie cotonnière en Europe.
2. Climats méditerranéens et climats de moussons. Ressem-
blances et différences. Conséquences sur la végétation et la vie
humaine.
1. Comparer les deux personnages d'Hernani et de Ruy Blas.
2. Jugement de Malebranche sur Montaigne.
3. Molière et la grande comédie de caractères ; ce que nous
offrent encore d'actuel les pièces de cet ordre.
1. Les idées litt : raires de La Fontaine, principalement sur la
tragédie et la comédie (Psyché).
2. La Querelle des anciens et des modernes, de 1687 à 1698 ;
opinion de La Fontaine.
3. Le caractère d'Alceste ; jugement de Rousseau.
4. Voltaire critique littéraire dans le Siècle de Louis XIV.
5. Lamennais, de 1830 à 1836; le socialisme chrétien.
6. De Fhistoire dans le théâtre de V. Hugo.
7. Les idées sociales de V. Hugo.
8. La pensée philosophique de V. Hugo dans la Légende des
Siècles.
9. La poésie philosophique dans A. de Vigny.
10. La question d'argent dans le théâtre d'Emile Augier.
Dissertation française.
Littérature française.
472
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Histoire moderne.
1. La Renaissance en Angleterre au xvi c siècle.
2. La Constitution de Fan I.
3. Les institutions politiques de la France, de 1815 à 1848.
Histoire de la philosophie.
1. Le mécanisme cartésien.
2. Les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu.
3. La morale de Descartes.
4. La doctrine des modes finis chez Spinoza.
Littérature latine.
Dissertation.
- Praefationem, quam desideramus, XII Cœsarum tu scribes ; in
qua finges Suetonium de sua historise conscribendœ ratione
breviter disserere.
Version .
Lr. V, 971-992.
Thème.
Fénelon, Fables: Les Abeilles et les Vers à soie, jusqu'à:
« Cette parure si belle et si durable vaut bien du miel qui se
corrompt bientôt », inclusivement.
Dissertation.
Éuclionem cum Harpagone comparabis.
Vei*sion.
Lr. V, 992-1003.
Thème.
Montesquieu, Lysimaque, depuis : « Un philosophe nommé Cal-
Hsthène », jusqu'à : « ...et n'ayez point la cruauté d'y joindre
encore les vôtres », inclusivement.
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SUJETS DE DEVOIRS
473
Dissertation.
De poetis et philosoptris graecis quos Vergilius, in compo-
nendo VI libro, imitatus aut secutus est.
Version.
Lr. V, 1005-1026.
Thème.
La Bruyère, Discours à Messieurs de V 'Académie française,
depuis : « Cet autre Tient après un homme loué, applaudi... »i
jusqu'à : « Nommez, Messieurs, une vertu qui ne soit point la
sienne », inclusivement.
Dissertation.
Quaeritur an jure dixerit Quintilianus : « Goncedamùs (quod
« minime natura patitur) repertum esse aliquem malum virum
« summe disertum : nihilo tamen minus oratorem eum negabo. »
(Quint. XII, 1, 23.)
Version.
Lr. V, 1026-1047.
Thème.
Sainte-Beuve, Etude sur Virgile, depuis : « Entre Homère et Vir-
gile, que de siècles... », jusqu'à : « ...qui corrigent beaucoup
et n'improvisent jamais », inclusivement.
Thème grec.
1. Lorsqu'on vient demander à quelqu'un qui est dans cette
disposition ce que c'est que le beau, et si, après qu'il a répondu
ce qu'il entendait dire au législateur, le raisonnement le réfute et
souvent et de diverses manières et Pamène à l'idée que rien n'est
beau plutôt que laid ; si on fait de même pour le juste, le bien et
tout ce qu'il honorait le plus, que penses-tu qu'il fera après cela
du respect et de la soumission à l'idéal ? Et lorsqu'il ne le regar-
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474
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
dera plus comme digne de considération ni à sa portée comme
auparavant, lorsqu'il ne trouvera plus la vérité, vers quelle autre
vie se tournera-t-il vraisemblablement, sinon vers celle qui le
flatte. Il semblera devenir rebelle aux lois, de soumis qu'il était.
Ne faut-il pas prendre bien des précautions pour qu'on ne goûte
pas trop jeune à la dialectique ?
2. Bossuet, Discours sur V Histoire universelle, III, 5 : « La Grèce
était pleine de ces sentiments... l'exemple d'une hardiesse
inouïe ».
3. Je pense que tu n'oublies pas que les tout jeunes gens, quand
ils goûtent pour la première fois aux raisonnements, s'en servent
comme d'un jeu pour contredire sans cesse, et, imitant ceux qui
les réfutent, se mettent eux à réfuter les autres, se plaisant comme
de petits chiens à tirer et à déchirer avec leur raisonnement tous
ceux qui les approchent. Après avoir réfuté bien des gens et avoir
été réfutés par beaucoup, ils en arrivent bien vite à ne plus rien
croire de ce qu'ils croyaient auparavant, et il en résulte qu'ils sont
décriés par les autres, eux et la philosophie en général. A un
âge plus avancé, on ne voudrait point avoir cette manie ; on imi-
tera plutôt ceux qui veulent, en s'entretenant, découvrir la vérité
que ceux qui s'amusent à contredire pour se divertir.
Littérature anglaise.
1. Version commune à l'agrégation, à la licence et au certi-
ficat : Coleridge, Frost at Midnight, vv. 1-42.
Dissertations.
Agrégation.
Fielding as a Novelist.
Licence.
The Essay ; its définition and history.
Certificat.
An analysis ofthe School for Scandai.
2. Thème commun à l'agrégation, au certificat et à la licence :
Corneille, Psyché, III, 3, 1-46.
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sujets de devoirs 475
Dissertations.
Agrégation.
Les Comédies de Congreve.
Licence.
Dryden's place in English Poetry.
Certifiiat.
An English Landscape.
3. Version commune à l'agrégation, à la licence et au cer ti-
ficat : Fieiding, Tom Jones, Bk. XII, ch. vin : « When this was
happily accomplished he was prevailed upon to mention
her surname ».
Dissertations.
Agrégation.
Shakespeare as a Dramatic Artist.
Certificat.
The Gharacter of Parson Adams.
Langue et littérature allemandes.
1. Agrégation.
Thème.
Molière, Don Juan, acte I, scène 1 : « Quoi que puisse dire
Aristote.. Hé, oui, sa qualité ».
Version.
Die Kûmtler, du début à : « Im Fleiss kann... »
Dissertation.
Ist der Chor in der Braut von Messina griechisch ?
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476 REVUE DES COURS ET CONFÉRÉNCES
Licence et certificat d'aptitude.
Même thème et même version que pour l'agrégation.
Dissertation.
Martin Opjtz.
2. Agrégation.
Thème. — Don Juan : « Hé ! oui, sa qualité... Tu demeures sur-
pris... ».
Version.
« Im Fleiss kann... ais der Erschaffende ».
Dissertation.
Das Klassiche und Romantische in Fausts zweitem Theil.
Licence et certificat d'aptitude.
Même thème et même version que pour l'agrégation.
Dissertation.
Die zweite schlesische Schule.
3. Agrégation.
Thème. — Bon Juan : « Tu demeures surpris... Quoi ! Tu veux
qu'on se lie...! »
Version.
« Als der Erschaffende... ihr das Gleichmass ».
Dissertation.
Feuerbach's philosophie.
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SUJETS DE DEVOIRS
477
Licence et certificat d'aptitude.
Même thème et môme version que pour l'agrégation.
Dissertation.
Die Gegner der schlesischen Schule.
Dissertation française.
1. Etudier ces dçux vers d'Alfred de Vigny : « J'aime la majesté
des souffrances humaines», et « Jetons l'œuvre à la mer,la mer
des multitudes)) ; et montrer qu'on en peut dégager: 1° un prin-
cipe d'inspiration littéraire ; 2° une doctrine de philosophie
sociale.
2. Rabelais, son œuvre, son influence.
3. Emile Augier et fc la peinture des mœurs bourgeoises dans
son théâtre.
littérature latine.
Dissertation*
Phaedrum cum nostro Lfc Fontaine confères.
Version.
Horace, Odes, IV, 3.
Thème.
La Bruyère, Discours sur Théophraste, depuis : « Je n'estime
pas que l'homme soit capable », jusqu'à : «... et les ramener à
leurs devoirs par des choses qui soient de leur goût et de leur
portée. »
Dissertation.
Inter horatiana libri IV carmina, qusenam tibi gratissima sunt ?
Version*
Horace, Odes, IV, 1.
Thème.
Boissière, La Religion romaine, t. I,chap. n, §2. Depuis :« Dès
le vi e siècle, la décadence de la religion romaine était visible... »
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478
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCÉS
jusqu'à : « Chez Tes Romains, ceux qui venaient au secours de la
religion en péril étaient surtout des patriotes zélés, ils ne se pi-
quaient pas d'être des croyants sincères. »
Dissertation philosophique.
1. Le raisonnement au point de vue psychologique. Raisonne-
ment du particulier au particulier, du particulier au général, du
général au particulier (consulter Stuart Mill et Spencer).
2. Les types moteur, auditif, visuel, par rapport aux représen-
tations en général, par rapport au langage intérieur en parti-
culier. Types mixtes.
3. Causes principales des erreurs.
Histoire moderne.
1. Le développement économique de l'Angleterre au xvi e siècle.
2. Les institutions politiques de la France dans la l re moitié du
xvu e siècle. ,
3. La Constitution de 1793.
Thème grec.
1. S'il y avait chez les Grecs quelque tragédie qui, à ces ca-
tastrophes où se renfermait le sombre génie d'Eschyle, à ces
profonds développements de passions et de caractères, à ce jeu
varié de situations, bientôt introduits par Sophocle, à cette
expression naïve et pathétique dans laquelle, à son tour, excella
Euripide, à tous ces caractères, enfin, que revêtit successivement
l'artxles anciens, joignît encore la progression, la vivacité d'intérêt
des modernes, une telle pièce devrait avoir été, soit jugement
attentif, soit instinct réfléchi, proclamée le chef-d'œuvre de la
scène athénienne. Cette pièce existe avec la rare réunion d'autant
de mérites, avec un si glorieux renom, c'est Œdipe-Roi. La fata-
lité, la liberté, ces deux ressorts du monde comme de la tragédie
antique, y concourent à une œuvre commune, et de leur concert
résulte la moralité du spectacle.
Patin.
2. Que l'historien soit sans crainte, incorruptible, libre, ami de
la franchise et de la vérité, et, comme dit Fauteur comique, qu'il
appelle les figues des figues et la barque une barque ; qu'il ne
distribue ou n'épargne rien par haine ni par amitié, n'ayant ni
honte ni timidité ; juge impartial, bienveillant pour tous, en
observant de ne pas donner à l'un et à l'autre plus que le néces-
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SUJETS DE DEVOIRS
479
saire ; étranger à son pays lorsqu'il est au milieu de ses livres,
sans patrie, sans autre loi que celle qu'il s'impose, sans roi, ne
cherchant pas ce que pensera tel ou tel, mais disant ce qui s'est
passé. Comme nous avons donné comme but à la pensée de l'é-
crivain la franchise et la vérité, de même le but principal de son
langage est de montrer clairement le fait et de le mettre en lu-
mière sans mots obscurs et hors d'usage, ni mots de carrefour et
de taverne, mais de manière à ce que la plupart comprennent et
que les gens instruits approuvent.
Littérature anglaise.
1. Thème.
(Commun à l'agrégation, à la licence et au certificat.)
Montaigne : Essais, I, 27 : « Au demourant, ce que nous appe-
lons ordinairement amis et amitiés... la response de Blossius est
telle quelle debvoit estre. »
Dissertations.
Agrégation.
Appréciez The Fudge Family in Paris, et dites ce qui constitue
pour vous l'intérêt véritable de ce livre ?
Licence.
English Synonyms. Their définition, use, species and sources.
Advantages of the Study of Synonyms.
Certificat.
There is a wide différence between elementary knowledge and
superficial knowledge » (Ruskin).
2. Version.
(Commune à l'agrégation, à la licence et au certificat.)
Coleridge, France, I-II.
Dissertations,
Agrégation.
G. Eliot's Style.
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480 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Licence.
Même sujet que pour l'agrégation.
Certificat .
The Art of Translation.
II
UNIVERSITÉ DE PARIS
Quelles sont, actuellement, les connaissances acquises qui
permettent de poser le problème de la vie ?
Lalande.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
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Treizième Année (*• Série)
N° 28
18 Mai 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉKENCES
Directeur : N. FILOZ
Les orateurs attiques.
Cours de M. ALFRED CROISET,
Professeur à V Université de Paris.
Thucydide ; sa philosophie de l'histoire (suite).
Thucydide, nous l'avons vu, pour donner à l'histoire toute
son utilité, pour qu'elle soit véritablement un enseignement, une
acquisition pour les générations futures, se propose de recher-
cher les causes des événements. Cette connaissance des causes,
selon lui, pourra n'être pas inutile dans le présent et dans l'ave-
nir, puisque ces causes sont toujours les mêmes. Il a d'abord
éliminé les causes inexistantes, celles-là précisément qui, pour
Hérodote, assurent le succès. Il n'estime pas que celui-là puisse
l'emporter, qui a seulement pour lui le bon droit. Quand on veut
expliquer la victoire d'un peuple sur un autre avec des raisons
semblables, on ne donne qu'une explication tout à fait insuffi-
sante, bien plus, une explication fausse ; car l'histoire n'est pas
la morale.
Quelles sont donc ces causes vraies, ces forces que l'homme
d'Etat doit découvrir et connaître pour arriver à les diriger? Elles
sont de plusieurs sortes, dit Thucydide; et les idées qu'il émet
sont sans doute devenues banales aujourd'hui ; mais, au moment
où Thucydide les a exprimées, elles étaient absolument neuves,
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KEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Les premières causes vraies, selon Thucydide, sont d'une part
les forces matérielles, le nombre des soldats et de3 vaisseaux, la
quantité d'argent, el, d'autre part, la manière dont ces ressources
peuvent être utilisées dans certaines circonstances données. A
première vue, il semble que Thucydide ne fit pas une grande dé-
couverte, le jour où il remarqua l'importance du nombre dans
les combats. On trouve, en effet, dans les poèmes homériques, de
nombreuses descriptions pittoresque?, qui nous font assister aux
mêlées et nous font voir la foule des soldats qui combattent. Mais,
dans ces descriptions poétiques, qui ont servi de modèles aux
historiens antérieurs â Thucydide, le poète en réalité ne cherche
pas une explication scientifique. Pourquoi donc montre-t-il les
rangs pressés des Grecs? Parce que son imagination s'émeut en
présence de ce spectacle : la Grèce coalisée luttant contre l'Asie;
et aussi à cause de ce besoin naturel, instinctif, des imaginations
jeunes, d'agrandir les choses, d'augmenter les nombres, de
déformer la réalité. C'est justement le reproche que Thucydide
adresse à cette vieille poésie épique, d'amplifier les choses jus-
qu'à la légende. Dans Yliiade, nous ne trouvons donc rien qui
puisse servir de modèle à Thucydide : c'est seulement le besoin
de montrer de grands coups d'épée qui a poussé les poètes homé-
riques à faire s'entre-choquer, dans leurs récits de batailles, des
combattants aussi nombreux.
Quand nous arrivons à Hérodote, nous trouvons non plus seu-
lement de vagues allusions à la multitude des guerriers, mais
déjà des énumérations de troupes. Il serait bien difficile de
ne pas voir une imitation d'Homère dans ce dénombrement
épique de toutes les nations qui composent l'armée de Xerxès :
nous voyons successivement passer sous nos yeux les Perses,
les Mèdes, et une foule bariolée d'autres peuples dont les uns sont
civilisés et les autres encore plonge's dans la barbarie. C'est une
énumération qui ne ressemble en rien à une explication scienti-
fique : la curiosité du voyageur et du poète s'y donne libre
carrière. Quand il nous indique, d'autre part, les forces des Grecs,
il nous fait entrer dans le domaine du positif; car ces forces
ne sont pas fabuleuses, comme celles des Perses, et leur
évaluation n'appariient plus à la légende, mais à l'histoire. Il se
produit là un phénomène singulier : autant Hérodote s'était
appliqué à augmenter le nombre des Barbares, autant il a soin
de montrer que les Grecs sont très peu nombreux. On sent
visiblement chez l'historien le désir patriotique, poétique et
chevaleresque, de -montrer la bravoure et la discipline accom-
plissant des tours de force, de vrais miracles. C'est là le seul
THUCYDIDE
483
sentiment qui explique l'exagération de ces chiffres, et ce n'est
pas du tout le désir d'expliquer. Le point de vue de l'épopée
est tout simplement retourné : en effet, chez Homère, les
Grecs et les Troyens étaient également très nombreux. Chez
Hérodote, l'armée des Perses est innombrable et les Grecs sont
en très petit nombre. Rien de tout cela n'est scientifique y et
ne dénote un point de vue analogue à celui de Thucydide.
Il y a donc plus de nouveauté qu'il ne semble, au premier
abord, dans le fait d'indiquer exactement le nombre d'hommes.
La plupart des historiens qui viendront après Thucydide enfleront
les chiffres, comme l'avaient fait les poètes et les historiens de
l'époque antérieure. C'est là un travers dont Polybe se mo-
quera plus tard, en tournant en dérision « ces historiens qui
entassent dans une vallée d'Asie des centaines de milliers
d'hommes, sans se rendre compte qu'ils n'auraient pu y trou-
ver place ». — Thucydide, à l'inverse de tous ces historiens,
ne se préoccupe pas de l'amplification, de la beauté légendaire ;
il ne veut pas montrer, comme Hérodote, le mérite chevale-
resque ; il se préoccupe uniquement de savoir comment c'est
le nombre qui l'emporte. Un homme, qui voit dans le nom-
bre un élément considérable de succès, a dû assister à de
nombreuses batailles : et, en effet, Thucydide a longtemps fait
la guerre.
Mais, si le nombre joue un grand rôle dans les combats, ce qui
joue un rôle non moindre, c'est la manière dont ces hommes peu-
vent être utilisés, dont ils sont à la disposition de leur chef dans
une circonstance donnée: c'est sur ces considérations que Thucy-
dide insiste peut-être le plus, et elles font totalement défaut chez
Hérodote. L'habileté de notre historien consiste h placer ses con-
sidérations philosophiques dans des discours, et non pas au
eours même du récit, procédé qui sentait encore l'épopée.
Un des exemples les plus curieux de ce procédé est le discours
que Thucydide lait tenir à Périclès, l'homme qui connaissait le
mieux les ressources d'Athènes et de ses adversaires. Il s'agit
•de montrer aux Athéniens que non seulement ils doivent
faire la guerre aux Péloponésiens, mais encore que, dans cette
guerre, ils ne leur seront pas inférieurs. Le discours que pro-
nonce Périclès est un discours technique, militaire, écono-
mique :« Quant à ce qui concerne cette guerre, dit-il, et les
•ressources des deux partis, apprenez, par le détail que je vais
vous faire, que nous n'aurons pas l'infériorité. Les Pélopo-
nésiens ne possèdent ni richesses privées ni richesses pu-
bliques; ils n'ont pas l'expérience des guerres longues et trans-
484
REVUE DES COURS fc.T CONFÉRENCES
marines, parce que leurs luttes entre eux sont de courte durée
à raison de leur pauvreté. De tels peuples ne peuvent ni équiper
des flottes, ni expédier fréquemment des armées de terre... Ce
sont les trésors amassés qui soutiennent la guerre, bien plus que
les contributions forcées... Dans un seul combat, les Péloponé-
siens et leurs alliés sont en état de faire tête au reste de la
Grèce ; mais ils ne sauraient soutenir la guerre, contre une puis-
sance qui la fait autrement qu'eux... Rien ne les arrêtera plus
que le manque d'argent et le temps qu'ils mettront à s'en pro-
curer ; or, à la guerre, les occasions n'attendent pas... Ils pour-
ront bien, par des incursions, ravager une partie de nos terres, et
provoquer des désertions; mais ils ne nous empêcheront pas de
cingler contre leur territoire pour y élever des forls à notre tour,
et de diriger contre eux cette marine qui fait notre force. L'ha-
bitude de la mer nous assure plus d habileté sur terre que leur
expérience continentale ne leur en donne pour la navigation.
Quant à la science navale, il ne leur sera pas facile de l'acquérir.
Vous-mêmes, qui vous y êtes appliqués depuis les guerres médi-
ques, vous ne l'avez pas encore portée à sa perfection ; comment
donc des peuples agricoles et nullement maritimes, qui, d'ailleurs,
toujours maintenus en respect par nos escadres, n'auront pas la
liberté de s'exercer, obtiendraient-ils quelque résultat?... Suppo-
sons qu'ils mettent la main sur les trésors de Delphes et d'O-
lympie, et qu'à l'aide d'une forte solde ils cherchent à débaucher
nos matelots étrangers : si, nous embarquant, nous et nos métè-
ques, nous n'étions pas capables de leur tenir tête, nous serions
bien malheureux. C'est là un avantage qu'on ne saurait nous
ravir; et puis, ce qui est capital, nous avons des pilotes citoyens,
des équipages plus nombreux et meilleurs que n'en possède tout
le reste de la Grèce ; sans compter qu'au moment du péril aucun
étranger ne voudra, pour quelques jours de haute paye, se join-
dre à eux, au risque de se voir exilé de son pays.
« Telle me paraît être la situation des Péloponésiens ; la nôtre,
loin de donner prise aux mêmes critiques, se trouve infiniment
préférable. S'ils attaquent notre pays par terre, nous ferons
voile contre le leur, et le ravage de î'Àttique entière sera plus que
compensé par celui d'une partie du Péloponèse. Ils n'auront pas
la ressource d'occuper un autre territoire sans combat, tandis
que nous, nous possédons beaucoup de terres soit dans les îles,,
soit sur le continent; car c'est une grande force que l'empire de
la mer. Je vous le demande : si nous étions insulaires, quels
peuples seraient plus inexpugnables que nous? Eh l bien, il faut
nous rapprocher le plus possible de celte hypothèse, en aban-
THUCYDIDE
485
donnant nos campagnes et nos habitations, pour nous borner à
la défense de la mer et de notre ville. Ce qu'il faut déplorer, ce
n'est la perte ni des maisons ni des terres, mais la perte des
hommes; car ce ne sont point ces choses-là qui acquièrent les
hommes, mais les hommes qui les acquièrent. »
Ce sont là, comme on le voit, des considérations stratégiques
d'une suprême précision et d'un caractère tout à fait nouveau.
Dans un autre discours de Périclès, nous en trouvons d'autres
plus nouvelles encore : les forces économiques, et non plus seu-
lement stratégiques, y sont mises en première place. Nous les
voyons intervenir, pour la première fois, dans la politique et dans
Thistoire. Dans Hérodote, en effet, il semble que la guerre se
fasse toute seule, et qu'on n'ait qu'à se battre, lorsqu'elle a été
déclarée. La question des finances, qui aurait pu paraître terre à
terre à Homère et à Hérodote, devient,aux yeux de Thucydide,une
question essentielle. Selon lui, on ne peut soutenir une longue
guerre, entretenir une marine, sans avoir beaucoup d'argent.
C'est cela précisément qu'il fait dire à Périclès, dans un second
discours prononcé au moment où, les hostilités étant engagées,
les Lacédémoniens envahissent l'AMique. Le peuple, condamné à
beaucoup de privations, resserré dan§ les murs d'Athènes, mur-
mure et se plaint, quand il voit dans la plaine du haut des
remparts la fumée des incendies. Au milieu du mécontentement
général, c'est Périclès qu'on blâme. Il se justifie dans un discours
que Thucydide rapporte en style indirect, parce qu'il doit exposer
non pas des sentiments, mais des faits précis :
« Périclès renouvela aux Athéniens, au sujet des affaires pré-
sentes, les conseils qu'il leur avait déjà donnés. Il leur recom-
manda de se préparer à la guerre ; de retirer tout ce qui était
aux champs ; de ne pas sortir pour combattre, mais de se borner
à la défense de la ville ; de tourner leurs soins vers ce qui faisait
leur force, c'est-à-dire vers la marine, et de tenir en bride leurs
alliés, qui, disait-il, sont la source de notre puissance par les
subsides qu'ils nous fournissent ; or l'âme de la guerre, c'est l'in-
telligence et l'argent. Il les exhorta, d'ailleurs, à avoir bonne
espérance, puisque la ville percevait, année commune, six cents
talents des tributs des alliés, non compris les autres revenus, et
qu'elle avait en réserve dans l'Acropole six mille talents d'argent
monnayé. Dans cette somme ne figuraient pas l'or et l'argent non
monnayés, provenant des offrandes publiques ou particulières, les
vases sacrés employés aux pompes et aux jeux, les dépouilles
des Mèdes et autres objets analogues, formant ensemble une
valeur de cinq cents talents au moins. Il ajouta que les temples
486
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
avaient des richesses considérables dont on pourrait disposer ;
qu'enfin, pour dernière ressource, on prendrait les ornements
d'or de la déesse, dont la statue, à ce qu'il leur fit connaître, était
couverte de quarante talents d'or fin qui pouvait se détacher. A
ces motifs de confiance tirés de leurs richesses, Périclès joignit
un tableau de leurs forces militaires. »
Ainsi Périclès énumère les ressources financières d'Athènes,
comme pourrait le faire un ministre des finances. Il est frappant
de voir déjà, chez Thucydide, cette préoccupation toute moderne
des ressources matérielles. Il les étudie sous tous leurs aspects:
il suppute le nombre des soldats, des marins, leurs aptitudes
particulières, et il estime que les ressources financières, plus que
toutes les autres, sont un puissant levier de guerre, et que, grâce
à elles, Athènes est incomparablement supérieure à ses ennemis.
Ces considérations, les historiens postérieurs ne les ont pas
toujours laissées à la place prépondérante où les avait mises
Thucydide. Il est, en effet, parmi les historiens comme un isolé,
et il faut aller jusqu'à Polybe pour retrouver un historien qui ait,
autaht que lui, le souci des considérations positives, philosophi-
ques. Mais toute cette science n'a pourtant pas été perdue, et
cela me ramène précisément à cette question de l'éloquence
attique, pour laquelle Thucydide a tant fait. Il a été l'éducateuï
non pas des historiens, comme nous venons de le voir, mais des
orateurs. Pour retrouver ce genre de considérations, cette
manière concrète et positive d'envisager les questions, il n'est
pas nécessaire d'aller bien loin. C'est ainsi que nous remarquons
chez Démosthène, dans les Philippiques et dans les Olynthiennes,
à côté des élans fougueux d'éloquence, la préoccupation patiente
du détail précis, des moyens à mettre en œuvre pour atteindre
tel ou tel but. Il indique lui-même, avec une certaine ironie, que
ce qu'il demande est assez terre à terre : « C'est peu de chose,
dit-il, mais c'est nécessaire ; ce ne sont plus des secours verbaux
qu'il faut envoyer, mais des hommes, des trirèmes, des che-
vaux » ; et il fait le compte des ressources d'Athènes. Au point de
vue de l'éducation du peuple et des chefs du peuple, le rôle de
Thucydide est de premier ordre. A partir de ce moment, ce genre
d'études précises va tenir à Athènes une place prépondérante.
Mais, selon Thucydide, il y a d'autres forces plus importantes
peut-être que celles que nous avon8, jusqu'ici, passées en revue.
A la guerre, dans la politique, il y a une force qui domine toutes
les autres : c'est l'intelligence. Notre historien va s'appliquer
à en montrer le rôle en expliquant les fautes commises, les
idées justes qui ont triomphé. Il s'efforce de nous faire voir com-
THUCYDIDE
487
ment le choix intelligent des moyens est, en politique, la pièce
essentielle. Il n'y a pas d'historien chez qui l'obsession de l'in-
telligence se soit manifestée avec une telle force, chez qui il ait
été question aussi souvent de la pensée et de son rôle dans les
affaires publiques. Certains passages de son histoire nous per-
mettent de voir d'une façon précise ce qu'il entend par là. Ce
qu'il appelle pensée, intelligence, c'est exactement cette clair-
voyance de l'homme qui ne s'arrête pas à l'accidentel, à ce qui
arrive par l'effet du hasard, qui ne se laisse pas abattre, quels
que soient les événements, et qui reste prévoyant même s'il est
malheureux. Thucydide ne croit pas qu'avec de la prudence et
des ressources matérielles on soit toujours sûr du succès. Il se
rend bien compte qu'il y a une pari d'imprévu : c'est ce qu'il
appelle t'-tyji, Betov, ce qui dépend des dieux. Cette part d'in-
certitude que l'on ne peut prévoir, ce sont les illogismes des
choses humaines. Malgré tout, c'est une force énorme que l'in-
telligence. Il estime taut la Y vt, W que, lorsque des gens sages
ont échoué, il ne les blâme pas, et, quand un homme a réussi par
hasard, non par dessein, il ne l'en loue pas. Un jour, Chios se
révolte contre Athènes, à un moment où tout semblait se tourner
contre les Athéniens. Sa révolte est réprimée, et Thucydide n'a
pas un mot de blâme pour elle; voici, au contraire, comment il
juge sa conduite : « A part les Lacédémoniens, les habitants de
Chios sont, à ma connaissance, le seul peuple qui ait su allier la
sagesse avec la prospérité. Plus leur ville prenait d'accroissement,
plus ils cherchaient à y faire régner le bon ordre. S'ils paraissent
avoir compromis leur sûreté par leur défection, il est juste de
dire qu'ils ne s'y portèrent qu'après s'être ménagé l'appui d'auxi-
liaires puissants et nombreux, et lorsque les Athéniens eux-
mêmes, sous le coup de leur désastre de Sicile, ne firent plus
mystère de leur situation désespérée. Ils tombèrent, il est vrai,
dans un de ces mécomptes si fréquents dans la vie ; mais la
même erreur fut partagée par bien d'autres, qui crurent égale-
ment a la prochaine destruction de la puissance athénienne.»
Rien ne ressemble moins à un blâme que celte appréciation; et,
de même, rien ne ressemble moins à un éloge que, le jugement
qu'il porte, dans un autre passage de son histoire, sur la conduite
inconsidérée de Cléon. Le démagogue, voyant que les généraux
athéniens ne parvenaient pas à s'emparer des Lacédémoniens qui
occupaient l'île de Sphactérie, déclara qu'en vingt jours il aurait
terminé cette expédition. Il fut aussitôt pris au m< t, et forcé par
les lazzi de la foule d'accepter la conduite de l'expédition. Il part
donc, et il arrive à Sphactérie juste à temps pour recueillir les
488
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
lauriers qu'on lui avait préparés : les Lacédémoniens, qui étaient
à bout de ressources, au moment où il arriva, furent bientôt
obligés de se rendre. Voici comment Thucydide juge cet exploit
de Gléon : « Ainsi fut accomplie, malgré son extravagance, la
promesse de Cléon. » Il fallait être, en effet, un insensé pour
promettre une chose qu'il n'était au pouvoir de personne
d'annoncer d'une façon formelle.
Mais, dans l'histoire de Thucydide, il y a un autre passage bien
plus important et qui montre plus nettement encore quel cas
il fait de l'intelligence en matière politique. C'est dans une dis-
cussion qui s'engage entre Cléon et Diodote au sujet de Mitylène.
Celte ville s'était révoltée pendant la guerre du Péloponèse : elle
avait échoué, et les Athéniens, pour se venger de la peur qu'ils
avaient eue, décidèrent de mettre à mort tous les Mityléniens.
Déjà la trirème qui apportait Tordre d'exécution était partie;
le lendemain, les Athéniens eurent des remords, se réunirent à
nouveau pour statuer sur le sort de Mitylène, alors qu'il en était
encore temps. C'est au cours de cette assemblée que s'engage
entre Cléon et Diodote la discussion que nous allons rapporter.
Cléon prend le premier la parole ; il est pour le parti de la
rigueur; après de longues déclamations où se trahit sa violence,
sa passion, il conclut ainsi : « Traitez les Mityléniens comme
ils vous eussent traités vous-mêmes. Echappés au danger, ne
vous montrez pas moins sensibles à l'outrage que les provo-
cateurs. Pensez à la manière dont ils n'auraient pas manqué
d'en user envers vous, s'ils eussent remporté la victoire, surtout
ayant eu les premiers torts. Lorsqu'on attaque sans motif, on
poursuit son adversaire à outrance, parce qu'il y aurait du
danger à le laisser debout; car un ennemi gratuitement offensé
est plus redoutable, s'il échappe, que celui envers qui les
torts se balancent. Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes.
Reportez-vous par la pensée à l'instant où vous étiez menacés.
Songez qu'alors rien ne vous eût coûté pour les réduire. Rendez-
leur la pareille, sans vous laisser apitoyer sur leur sort actuçl, et
sans oublier le danger naguère suspendu sur vos têtes. Punis-
sez-les comme ils le méritent; et, par leur exemple, faites voir
clairement aux alliés que toute défection aura la mort pour
salaire. »
Ce n'est pas la raison, mais la passion qui parle par la bouche
de Cléon, et Ton sent bien qu'il n'est pas le porte-parole de
Thucydide. L'interprète de la pensée de l'historien, c'est Dio-
dote, l'adversaire de Cléon, qui prend à son tour la parole. Son
argumentation est remarquable. Il écarte d'abord noblement une
THUCYDIDE
489
menace qui avait été proférée par Cléon : « Je serais curieux,
disait le démagogue, de savoir qui osera me contredire et soute-
nir que les crimes des Mityléniens nous sont utiles, ou nos revers
préjudiciables - à nos alliés. Evidemment, à grand renfort de
sophismes, il s'évertuera pour établir que ce qui a été voté ne
Ta pas été ; ou, séduit par l'appât du gain, il essaiera, par un
discours captieux, de vous faire prendre le change. » Et voici
comment Diodote répond à cette insinuation,, à cette menace :
« La pire espèce est celle des gens qui accusent leurs antagonis-
tes de trafiquer de l'art de la parole. S'ils se bornaient à les taxer
d'ineptie, la défaite ferait perdre la réputation d'habileté, non
celle de probité; mais, devant le reproche de corruption, on a
beau triompher, le soupçon reste ; et, si Ton succombe, on
paraît à la fois dénué de talent et de vertu. Tout cela ne fait pas
le compte de la république ; car la crainte la prive de ses conseil-
lers. Les choses iraient bien mieux pour elle, si de tels" citoyens
étaient de moins habiles orateurs; ils ne l'entraîneraient pas
dans tant de fautes. Le bon citoyen n'use pas d'intimidation
envers ses adverseires ; il lutte contre eux à armes égales et ne
doit son triomphe qu'à la supériorité de ses avis. »
Diodote entre ensuite dans le corps de la discussion, et il indi-
que successivement les raisons qui ramènent à choisir le parti
de la clémence plutôt que celui de la rigueur : « Si j'ai pris la
parole au sujet des Mityléniens, ce n'est ni pour contredire ni
pour accuser personne ; car, à considérer sagement les choses,
ce n'est pas de leur sort qu'il s'agit, mais du meilleur parti à
prendre pour nous-mêmes. Me fût-il démontré qu'ils sont coupa-
bles au premier chef, ce ne serait pas pour moi une raison de
conclure à la mort, si nous n'y trouvions pas notre avantage ;
comme aussi je ne leur ferais grâce qu'en tant que le bien de
l'Etat l'exigerait. J'estime que nous avons à délibérer sur l'avenir
encore plus que sur le présent. Cléon soutient que la peine capi-
tale sera utile dans la suite, parce qu'elle diminuera les défec-
tions ; et moi, la considération de nos intérêts futurs me conduit
à une conclusion diamétralement opposée. »
Ainsi donc, si nous en croyons Diodole, il ne faut envisager
dans cette affaire que l'intérêt d'Athènes. Ne pardonnons aux
Mityléniens, dit-il, que si ce pardon peut nous être utile. Nulle
part, il n'invoque dans son discours d'autres raisons que celle-là.
Mais, quoi qu'il en dise, c'est aussi par générosité qu'il veut
pardonner aux Mityléniens : il se défend d'être généreux, comme
s'il s'agissait d'un crime. C'est, d'ailleurs, un des caractères de
l'époque : on veut être exclusivement pratique, on se garde bien
490
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de faire du sentiment, on le bannit des affaires comme une
source d'erreurs, et, s'il arrive qu'on soit touché, on cache avec
soin cette émotion.
Nous ne rapporterons pas toute la suite du discours de Dio-
dote ; nous arrêterons seulement notre attention sur quelques
passages vraiment frappants. Il y en a un, entre autres, où nous
voyons l'orateur préoccupéde l'intérêt qu'il pourrait y avoir pour
Athènes à appliquer désormais une politique intelligente et clair-
voyante. Cette politique sort tout naturellement des événements
les plus récents, de cette affaire précisément avec les Mitylé-
niens : « Considérez, dit Diodote, quelle énorme faute vous com-
mettriez en suivant l'avis deCléon. Pour le moment, dans toutes
les villes, le peuple a de la sympathie pour vous ; il ne se joint
pas aux soulèvements des aristocrates, ou, s'il y est contraint, il
ne tarde pas à se tourner contre ceux qui l'y ont poussé ; en
sorte que vous avez un auxiliaire dans la population des villes
que vous allez combattre. Mais, si vous frappez le peuple de
Mitylène, qui n'a point trempé dans la rébellion, et qui n'a pas
plus tôt eu des armes qu'il s'est empressé de vous ouvrir les
portes, d'abord vous commettrez une injustice en immolant des
bienfaiteurs, ensuite vous donnerez beau jeu aux aristocrates.
Sitôt qu'ils voudront soulever un Etat, ils auront le peuple pour
eux, parce que vous aurez montré que la même punition attend
et les innocents et Jes coupables. Et quand le peuple serait
coupable, encore faudrait-il fermer les yeux, afin de ne pas
nous aliéner le seul allié qui nous reste. Enfin, je crois quil est
beaucoup plus avantageux pour le maintien de notre empire
d'endurer patiemment une offense que de frapper, avec toute la
rigueur du droit, des hommes que nous devons épargner. »
Je voudrais m'arrêter encore sur une idée développée dans le
discours de Diodote ; après avoir été exprimée par Thucydide,
elle paraissaitperdue pour les hommes, lorsque Beccaria la reprit
au xvm e siècle et en fit le sujet de son Traité des délits et des
peines : c'est cette idée que l'homme est détourné du crime non
par la gravité d'une peine, mais par la certitude qu'il sera frappé.
Voici le passage de Thucydide: « Il est naturel à tous les hommes
de commettre des fautes, soit comme Etats, soit comme individus,
et il n'y a pas de loi qui puisse y mettre obstacle. On a parcouru
successivement toute l'échelle des peines, en les aggravant sans
cesse pour se mettre en garde contre les malfaiteurs. Il est à
croire qu'autrefois elles étaient plus douces pour les plus grands
crimes ; mais, comme on les bravait, elles ont fini avec le
temps par aboutir pour la plupart à la mort, et néanmoins on
THUCYDIDE
491
brave la mort elle-même. Il faut donc trouver un meilleur sys-
tème d'intimidation, ou convenir que la peine de mort est une
barrière illusoire Plaçons notre sûreté, non dans la rigidité
de nos lois, mais dans la vigilance de nos actes. Ce qu'il faudrait,
ce n'est pas châtier avec rigueur , des hommes libres qui se
révoltent, mais les garder avec rigueur avant leur rébellion,
afin de leur en ôter jusqu'à la pensée. »
C'est ainsi que les discours de Thucydide sont pleins de consi-
dérations tout à fait intéressantes et originales. Pour notre
historien, la grande affaire, en politique, a été de substituer à la
passion, aux principes stricts d'une justice qui n'est que de la
colère, de substituer l'intelligence qui ne choisit que le possible
pour but et les moyens les plus appropriés pour atteindre cette
fin.
P. B.
•
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER
Professeur à V Université de Paris.
Le génie et le caractère de Pascal pamphlétaire.
La seconde Lettre au P. Annat devait être suivie d'une troi-
sième. On a trouvé dans les papiers de Pascal quelques fragments
de cette dix-neuvième Provinciale et, parmi eux, un avant-pro-
pos complètement rédigé. Celte lettre promettait d'être bien vive
et bien éloquente; car on lit, dans cet avant-propos, des phrases
comme celle-ci : « Consolez-vous, mon Père ; ceuxquQ vous haïs-
sez sont affligés... » Mais Pascal n'a pas cru devoir l'achever;
nous verrons bientôt pourquoi. Avec la dix-huitième finit donc
la série de ces Provinciales, qui, de janvier 1656 à mars 1657,
eurent un si grand retentissement, transportèrent d'admiration
les lecteurs instruits, soulevèrent contre les casuisles relâchés
l'indignation des chrétiens et du clergé, et humilièrent si profon-
dément les ennemis de Port-Royal. Il semble que notre rôle d'his-
torien soit fini ou bien près de finir, et que nous n'ayons plus
qu'à résumer les dix leçons précédentes, à conclure et à porter
un jugement sur Pascal pamphlétaire avant de passer à Pascal
apologiste.
Mais nous n'en sommes pas encore là : nous aurons à recher-
cher pourquoi la publication des Provinciales a élé brusquement
interrompue, sans que l'auteur ait pris la peine de prévenir un
public qui- lui était si fidèle, et quelles furent les conséquences
immédiates d'une polémique si violente. Aujourd'hui, je voudrais
jeter un coup d'œil rapide sur l'ensemble des dix-huit Provin-
ciales, examiner ce que l'histoire littéraire en peut inférer et
comment, après les avoir lues, on est amené à juger le génie et le
caractère de Pascal. C'est une question délicate entre toutes, car
si amis et ennemis sont d'accord pour reconnaître la désespérante
perfection des Provinciales, il y a des divergences très profondes
dès qu'il s'agit de juger l'auteur.
LES « PROVINCIALES ))
493
Voyant que la dix-huitième Provinciale n'était pas suivie d'une
dix-neuvième, le public français dut se résigner : il se résigna
comme il se résignait, depuis l'échec de Pertharite, à ne plus
voir Corneille sur la scène, comme il se résignera en 1677, lors-
que la retraite de Racine lui fera désespérer de ne plus avoir à
l'applaudir. Les recueils de 1657 prouvent du moins que, s'il
était résigné, il n'était pas indifférent. A défaut de lettres nou-
velles, on recueillait les anciennes, on les lisait, on les relisait,
on les comparait entre elles. Certains lecteurs préféraient celles
qui dénonçaient la morale relâchée des casuistes, la septième sur
l'homicide, et la treizième qui en est la suite nécessaire. Ceux qui
cherchaient le plaisir délicat du lettré accordaient leur préférence
aux lettres qui ont un caractère dramatique, où Pascal a répandu
tant de franche gaîté et de verve malicieuse. D'autres pouvaient
leur préférer celles on Pascal ne rit plus, où il s'élève aux plus
hauts sommets de l éloquence. Tous, enfin, étaient contraints
d'admirer ce que Bossuet appelait « les grâces» des Provinciales.
Ceux qui savent ce que c'est qu'une polémique de presse recon-
naîtront que Pascal fit preuve d'une souplesse et d'une agilité
merveilleuses.
Annat et les jésuites se sont vantés d'avoir obligé Pascal à
changer deux ou trois fois de système. Ils auraient pu aussi
se vanter de l'avoir finalement réduit à garder le silence. La
vérité est que Pascal n'avait pas de système préconçu : il n'a pas
eu à l'origine un plan véritable ; il se proposait simplement de
défendre Antoine Arnauld, puis de le venger après l'inique con-
damnation delà Sorbonne en attaquant avec vivacité les auteurs
de tous ses maux. Il était prêt à ta lutte, et il a fait librement
ce qu'il voulait faire : poursuivre l'adversaire l'épée dans les reins,
l'attaquer et le battre sur plusieurs champs de bataille. Les Pro-
vinciales sont des pamphlets, qui ne peuvent pas, qui ne veulent
pas être l'œuvre d'un lettré qui polit lentement ses phrases dans
le silence de son cabinet \ ce sont des actes, ceux d'un lutteur
qui combat pour ce qu'il croit être la justice et la vérité.
Il est inutile d'insister sur la valeur littéraire des Provincia-
les : tout a été dit, et nous ne pourrions que répéter. Nous avons
mieux àu faire, si nous pouvons apporter quelque chose de nou-
veau sur un sujet en apparence épuisé.
Christine de Suède, alors à Rome, disait à l'abbé Charrier,
mandataire du cardinal de Retz, qu'elle n'avait jamais rien vu de
plus beau. Bossuet, en 1669, donnant des conseils au futur car-
dinal de Bouillon, lui recommandait de lire et d'étudier les Pro-
vinciales, «dont quelques-unes ont a une grande force et une exquise
494
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
délicatesse ». Je ne résiste pas au plaisir de vous lire cette
opinion de Charles Perrault, que je trouve au début du Premier
Entretien de Cléandre et d'Eudoxe. C'est le P. Daniel qui parle ;
il s'agit du second tome du Parallèle des Anciens et des Modernes,
« oùil est parlé des Lettres Provinciales , et où tous les personnages
du dialogue concourent à faire de ces Lettres le plus bel éloge
qu'on ait jamais fait et qu'on puisse jamais faire d'un ouvrage ».
Voici, en propres termes, ce que M. Perrault leur fait dire : « Le
Président. Voilà donc Lucien et Cicéron que vous reconnaissez
pour d'habiles gens en fait de Dialogues : quels hommes de ce
siècle leur opposez-vous? — L'Abbé. Je pourrais leur opposer
bien des auteurs qui excellent aujourd'hui dans ce genre d'écrire;
mais je me conlenterai d'en faire paraître un seul sur les rangs.
C'est l'illustre M. Pascal, avec ses dix-huit Lettres Provinciales.
D'un million d'hommes qui les ont lues, on peut assurer qu'il
n'y en a pas un qu'elles aient ennuyé un seul moment. — Le
Chevalier. Je les ai lues plus de dix fois; el, malgré mon impa-
tience naturelle, les plus longues ont toujours été celles qui
m'ont plu davantage. — L'Abbé. Tout y est pureté dans le lan-
gage, noblesse dans les pensées, solidité dans les raisonnements,
finesse dans les- railleries ; et, partout, un agrément que Ton ne
trouve guère ailleurs. — Le Président. J'avoue que ces lettres
sont enjouées et divertissantes : mais voulez-vous faire entrer
en comparaison dix-huit petits papiers volants avec les Dialogues
de Platon, de Lucien et de Cicéron, qui font plusieurs gros vo-
lumes? — L'Abbé. Le nombre et la grosseur des volumes n'y font
rien. S'il y a plus de sel dans ces dix-huit Lettres que dans tous
les dialogues de Platon ; plus de fine et de délicate raillerie que
dans ceux de Lucien, mais une raillerie toujours pure et hon-
nête ; s'il y a plus de force et plus d'art dans ces raisonnements
que dans ceux de Cicéron; enfin, si l'art du dialogue s'y trouve
tout entier, la petitesse de leur volume ne doit-elle pas plutôt
leur être un sujet de louange que de reproche? Disons la vérité :
nous n'avons rien de plus beau dans ce genre d'écrire. »
Ne forçons point la note, n'affirmons pas avec Eudoxe que
les Provinciales sont, comme Voltaire le dira d'Athalie, le chef-
d'œuvre de l'esprit humain ; contentons-nous de reconnaître
qu'elles ont fait de Pascal un des plus grands écrivains qui soient
au monde.
Faut-il en être étonné ? Non, si c'est bien ce même Pascal qui a
dit quelque part, en parlant d'un ouvrage : « On est tout étonné
et ravi, car on croyait lire un auteur, et on trouve un homme. »
Mais quelle espèce d'homme était l'auteur des Provinciales ?
LES « PROVINCIALES ))
495
A coup sûr, cet auteur anonyme était un honnête homme,
c'est-à-dire, suivant la définition de Bussy-Rabutin, « un homme
instruit et qui sait tout ». Il est impossible de prendre pour un
cordelier ou pour un folliculaire de bas étage cet écrivain d'une
délicatesse exquise, d'une urbanité parfaite et d'une suprême
élégance. Pascal se croyait, sans doute, le droit de mépriser ses
adversaires qu'il a traités de misérables, de cruels et lâches per-
sécuteurs. Il a repoussé leurs calomnies, dévoilé leurs intrigues
et leur politique secrète. Mais il n'est pas de ceux qui injurient
leurs ennemis et leur imputent sans scrupule toutes sortes de
lâchetés et de forfaits. Les griefs que tant d'autres polémistes
ont accumulés contre les jésuites, vous les chercheriez en vain
dans les Provinciales. Il n'a pas cherché à obtenir ce que nous
appellerions un gros succès de scandale : il n'a rien dit de là vie
privée de ses adversaires, rien sur leur théorie du tyrannicide ;
il n'a pas voulu remuer ce que Bossuet appellera, en 1700, les
«ordures des casuistes ». Et pourtant il lui eût été facile de les
écraser sous la haine et le mépris public : il lui suffisait d'ouvrir
à telle ou telle page l'Escobar in-8°. Il ne Ta pas voulu, parce
qu'il professait le plus profond respect pour ses lecteurs et ses
lectrices : « Son amour pour la pureté, nous dit sa sœur, était
poussé jusqu'aux extrêmes limites. » Et, ici, je crois devoir vous
montrer jusqu'où allait la réserve et la discrétion de Pascal,
en établissant un parallèle entre lui et un R. P. jésuite, son con-
temporain.
On lit au cours de la seizième Provinciale : « Vous-même avez
fait pendre en effigie votre propre P. Jarrige sur ce qu'il avait dit
• la messe au temps où il était d'intelligence avec Genève. » Pascal
fait voir qu'il connaissait ce Père, et témoigne que ses lecteurs
le connaissaient également. Faisons donc connaissance, nous
aussi, avec ce Père, et voyons ce qu'en dit Pierre Feller dans
son Dictionnaire historique. D'après lui, ce jésuite français, né à
Tulle, dans le Limousin, profès des quatre vœux et assez bon
prédicateur, qtfilta son ordre en 1647 et se fit calviniste à La Ro-
chelle. U se rendit de là en Hollande, où les Etats généraux lui
■firent une pension. Cet apostat publia, peu après, un livre inti-
tulé : Les Jésuites mis sur Véchafaud pour plusieurs crimes capi-
taux par eux commis dans la province de Guyenne, qui est un des
plus sanglants libelles qu'ait jamais enfantés la vengeance. En
1650, il fut ramené à de meilleurs sentiments par un émissaire
-de la Compagnie de Jésus, ambassadeur en Hollande. Rentré
dans le giron de la Société, il fut admirablement accueilli par
4es jésuites d'Anvers, publia une rétractation, et revint en France,
496
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCÈS
où il vécut en prêtre séculier jusqu'en 1670. Or il faut voir com-
ment le P. Jarrige parle de ses confrères. On lit dans sa préface :
« Je ne dis rien par conjecture, comme étranger, mais de science
certaine, comme leur domestique. Mes accusations ne sont pas
de quelques fautes médiocres : les crimes, desquels je les charge,
sont dans l'excès, sinon que faire la fausse monnaie fut un crime
léger et choquer la bonne fortune de son souverain soit une galan-
terie. S'il vous plaît de délasser vos esprits dans la lecture de ce
peu de pages, que je prends la hardiesse de vous présenter, vous
y contemplerez avec horreur des Sodomites el des Gomorrhéens,
et y verrez avec indignation des sujets dénaturés, qui font des
feux de joie pour se réjouir de la calamité de leur Prince. Les
cris lamentables d'une infinité de petits enfants qu'ils font périr
pour contenter leur cruelle avarice, attendriront vos cœurs, et les
temples violés par leurs iascivetés armeront votre zèle d'un saint
courroux contre ces profanateurs sacrilèges. » Les noms des
scélérats sont en toutes lettres et les accusations si graves qu'elles
fournissaient matière à des procès criminels et pouvaient ame-
ner la justice à pendre les accusés, à les rompre vifs ou à les
brûler. — Jarrige n'a fait de son libelle qu'une rétractation très
timide, en plaidant les circonstances atténuantes pour cet avor-
ton, enfant de son ardeur de vengeance. Pascal n'a pas voulu
aller chercher là un seul argument ; c'est une preuve manifeste
de sa générosité, et déjà un préjugé en faveur de sa loyauté,
dont il nous reste à parler.
Trois questions se posent à ce sujet : — 1° À-t-il sciemment
altéré les textes qu'il a cités et incriminés ? — 2° N'a-t-il pas outre-
passé son droit en imputant à toute une Compagnie les théories •
particulières à quelques individus, et n'a-t-il pas eu le tort
grave d'omettre les casuistes étrangers à la Société, qui avaient
émis des maximes analogues ? — 3° Ne le prenons-nous pas en
flagrant délit d'« insincérité », lorsqu'il déclare qu'il n'est pas de
Port-Royal?
A la première question il est aisé de répondre'. Nous avons vu
que, dès le mois de mai 1656, les curés de Rouen, puis ceux de
Paris s'en étaient chargés : ils ont complété les Provinciales en
donnant des références d'une exactitude mathématique. Si les
réfutations émanant des jésuites avaient été péremptoires, à quoi
bon Y Apologie du P. Pirot en 1657, et celle du P. Daniel en 1694?
Et même alors, on n'avait donc pas invinciblement démontré la
déloyauté de Pascal, puisqu'après deux cents ans l'abbé Maynard
cherchait à rétablir sur de nouvelles bases, sans d'ailleurs pouvoir
y parvenir ? — Pascal n'avait, du reste, pas grand mérite à être
LES « PROVINCIALES »
497
loyal : la prudence la plus vulgaire exigeait qu'il fût dans ses
citations d'une fidélité scrupuleuse. S'il y avait manqué, les hon-
nêtes gens n'auraient pas continué à le lire. S'il était découvert,
il s'exposait à de terribles représailles : le seul fait d'attaquer la
Compagnie entraînait pour lui une détention perpétuelle dans
un cachot infect de la Bastille. Certes, il y a quelques erreurs dans
les Provinciales ; mais on n'y trouverait pas une altération grave,
pas une falsification volontaire. Tous les historiens sont una-
nimes à reconnaître l'entière bonne foi de Pascal.
Quant à la seconde accusation, elle est encore moins solide,
j'allais dire moins sérieuse. Pascal a été le premier à reconnaître
qu'il y avait parmi les jésuites des directeurs sévères, des casuis-
tes nullement relâchés. Il eût estimé profondément Bourdaloue.
Lui-même a pris la peine de nous dire sa pensée au début de la
cinquième Provinciale : « Le dessein des jésuites n'est pas de
corrompre les mœurs ; mais ils n'ont pas aussi, pour unique but,
de les réformer : ce serait une mauvaise politique. Voici quelle
est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour
croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion
que leur crédit s'étende partout et qu'ils gouvernent toutes
les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères
sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils
s'en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables.
Mais, comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein
de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin
d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison
qu'ayant affaire à des personnes de toutes sortes de conditions et
de nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuis-
tes assortis à toute cette diversité. » — D'autre part, n'est-ce
pas trop exiger d'uu pamphlétaire que de lui demander d'être le
premier à plaider pour ses adversaires les circonstances atté-
nuantes? Pamphlétaire il est, pamphlétaire il restera. Il est là
pour attaquer les jésuites et non tel ou tel ordre religieux ; lui
reprocher de n'avoir attaqué qu'eux, c'est dire qu'il n'a pas tou-
jours été un juge équitable et bienveillant, c'est une vérité de
M. de la Palisse. Le juge, c'était l'opinion publique, et Pascal
avait mille fois raison, lorsqu'il cherchait à la prévenir en faveur
de ses amis. Tout ce qu'on pouvait lui demander, c'était de ne pas
recourir aux procédés indélicats et malhonnêtes, et nous savons
qu'il se les est interdits avec une extrême sévérité.
Reste le troisième grief : Pascal aurait parlé jésuiliquement,
en disant qu'il n'était pas de Port Royal. Chose curieuse, cette
accusation est toute moderne : il n'en est question ni au dix-
83
498
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
septième ni au dix-huitième siècle. L'abbé Maynard y fait très
brièvement allusion dans sa réfutation des Provinciales. Mais
c'est Sainte-Beuve qui, le premier, a adressé à Pascal ce reproche
de mensonge : « Nous savons en quel sens il est vrai que Pascal
n'était point de Port-Royal : il n'y demeurait pas au moment où
il e'crivait toutes ses Lettres ; il n'y avait même fait que des sé-
^ jours et des retraites momentanées. Il est très à croire pourtant
que les deux premières furent écrites à Port-Royal-des-Champs,
et que ce ne fut que pour les suivantes qu'il s'en vint loger rue
des Poirées. 11 était, d'ailleurs, en relations journalières pour son
travail avec ces Messieurs, qui lui fournissaient toutes sortes de
notes et en conféraient avec lui... Pascal dînait et vivait en com-
pagnie de ces Messieurs. S'il se croit donc en droit de soutenir
qu'il n'est pas de Port-Royal à la lettre, s'il ajoute d'un ton d'as-
surance qu'il est sans attachement, sans liaison, sans relation, cela
ne se peut entendre, on l'avouera, qu'en un sens quelque peu
jésuitique. Si toutes les Provinciales étaient vraies comme cette
assèrlion-là, il ne faudrait pas trop s'étonner que de Maistre eût
mis à côté du Menteur de Corneille ce qu'il appelle les Menteuses
de Pascal. » Il est vrai que Sainte-Beuve, si ondoyant, si divers,
ajoute, quelques pages plus loin, dans une toute petite note per-
due dans un coin : « Pascal eut toujours, même dans sa liaison
avec Port-Royal, une position à part, indépendante, qui tenait un
peu à la conscience secrète de sa supériorité, à sa fierté native de
génie, et aussi à ses habitudes antérieures d'homme du monde,
d'honnête homme ; il restait le solitaire amateur par excellence.
— Ceci peut corriger ce que nous avons dit précédemment;
quand Pascal affirmait si haut qu'il n'était pas de Port- Royal,
c'est qu'il sentait qu'à la rigueur il pouvait se passer d'en être. »
(Port-Royal, i. 111.)
Enfin M. Victor Giraud déclare que la bonne foi de Pascal est
l'évidence même, mais qu'elle est en défaut lorsqu'il affirme ne
pas être de Port-Royal. — Mais, alors, pourquoi cette déclaration
réitérée? Qui obligeait l'anonyme à se découvrir ainsi et à donner
sur lui des indications qu'on ne lui demandait pas ? Si Pascal a
parlé par deux fois, c'est que sa déclaration lui paraissait oppor-
tune, et qu'elle répondait à l'exacte vérité. Pour en saisir toute
la portée, il faut connaître l'histoire de Port-Royal à cette date
de 1656.
L'année 1656 ouvre l'ère des persécutions contre Port-Royal.
Il y avait à Port-Royal deux catégories de personnes, les Reli-
gieuses et les Messieurs. Or, en 1656, c'est contre ceux-ci seuls
qu'est dirigée la persécution ; les Religieuses ne sont pas inquié-
LES (( PROVINCIALES »
499
tées, on ne cherche pas à leur enlever leurs élèves. Le chef des
Messieurs, si le mot chef n'est pas déplacé dans une institution
aussi républicaine, était Arnauld d'Andilly, personnage fort con-
sidéré, très bien vu de la Reine-mère, à qui il envoyait des pêches
de toute beauté. Les jésuites étaient convaincus que les Provin-
ciales étaient écrites à Port-Royal, dans des conférences réglées,
par un secrétaire tenant la plume et payé. En mars 1656, ils
crurent que l'expulsion de tout le personnel arrêterait ou entra-
verait la publication. Ils mirent tout en œuvre pour obtenir ce ré-
sultat. D'Andilly s'efforça de conjurer ce malheur : il écrivit lettre
sur lettre à la Reine-mère, au cardinal de Chevreuse, à l'évêque de
Coutances. Il dut, pour éviter des descentes de justice, promettre
que les locaux seraient évacués en huit jours. La police vint s'as-
surer que les logements étaient vides ; le lieutenant civil ne
trouva qu'une ou deux personnes qu'on avait laissées là pour
garder la maison» Tout préoccupé d'imprimerie, il demanda à
Tune d'elles où étaient les presses ; et le matois paysan, d'un air
entendu, le mena droit au pressoir.
Outre les Messieurs, il y avait à Port-Royal un confesseur, un
médecin, un économe, un fermier, un jardinier, les sabotiers, les
professeurs des petites écoles, et les solitaires qui avaient là
leur domicile habituel. Or Pascal n'appartenait à aucun titre à ce
groupe. Dire aux jésuites que l'auteur n'était pas de Port-Royal,
c'était leur dire que l'auteur n'était ni Arnauld d'Andilly, ni Ni-
cole, ni Singlin, ni Lancelot, ni Hamon. Cherchez ailleurs, sem-
blait-il leur dire, parmi ceux qui n'ont aucune attache officielle
avec Port-Royal. Et le fait d'y avoir séjourné en 1655, d'avoir
pris part à des conférences philosophiques et religieuses, ne lui
donnait pas le titre officiel de Port-Royaliste. Il n'y avait donc
de la part de Pascal ni mensonge ni escobarderie à déclarer qu'il
n'était pas de Port-Royal.
Ainsi éclairées par les faits de l'histoire contemporaine, les
Provinciales font honneur à la fois au caractère et au génie de
Pascal.
A. B.
Les discours judiciaires de Cicéron,
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à l'Université de Paris.
Une audience à Rome.
Dans la précédente leçon, j'ai tâché de vous montrer de quelle
manière spéciale Cicéron préparait ses causes. Nous avons vu, en
nous aidant la plupart du temps des textes du de Oratore, qu'il
commençait par « confesser » son client, par lui tirer le plus
d'aveux possible. Puis, à l'aide des documents rassemblés au
cours de cette confession en lieu clos, il abordait une seconde
phase de la préparation : l'examen même de tout ce que le client
lui avait avoué et le triage consciencieux de toutes ses déclara-
tions. En dernier lieu, nous avons vu Cicéron écrire certains
développements de son discours, jeter pour le reste quelques
notes sur le papier, et préparer enfin la « mise en scène » de
l'audience. Le voilà donc armé pour le combat, pour employer
une de ses expressions favorites. Il s'agit à présent de le suivre
sur le champ de bataille, c'est-à-dire à l'audience, in acie.
Mais, pour apprécier toutes ses manœuvres savantes, il faut
avant tout se représenter ce champ de bataille où Cicéron va
opérer. Il faut voir la disposition des lieux, imaginer l'état d'es-
prit des personnages qui assistaient à la bataille comme specta-
teurs ou qui y participaient comme combattants. Je vais donc
m' efforcer de vous montrer, aujourd'hui, quelle était la physio-
nomie matérielle et morale d'une audience romaine.
Quand les anciens comparaient l'éloquence démonstrative des
rhéteurs, — celle que nous appellerions aujourd'hui l'éloquence
académique, — à l'éloquence judiciaire, ou délibérative, ils
avaient l'habitude de dire que l'une s'exerçait dans un lieu clos,
dans un gymnase, in palœstra, comme à l'ombre, et que
l'autre, au contraire, se déployait en plein soleil, en pleine pous-
CICÉRON AVOCAT
501
sière. Ces métaphores se retrouvent dans tous les écrits de cri-
tique littéraire de Rome, dans Quintilien et dans le Dialogue
des Orateurs de Tacite, aussi bien que dans les libri oratorii
de Cicéron. C'est qu'en réalité ces métaphores n'étaient pas pure-
ment des effets de style ; elles étaient, dans une certaine mesure,
l'expression de la réalité. Ce qui caractérise, en effet, l'éloquence
romaine, c'est avant tout qu'elle est une éloquence de plein
air.
L'audience judiciaire à Rome se tenait sur une place publique,
appelée le Forum. Représentez-vous une cour à peu près trois
fois grande comme la cour de la Sorbonne et vous en aurez assez
exactement les dimensions. C'est sur cette place que toute la vie
de Rome se concentre ; c'est vers cette place que toute la ville
« descend » aux affaires, selon l'expression antique ; le Forum
était, en effet, un peu en contre-bas.
Cette place est d'abord un centre religieux. Autour d'elle se
trouvent les sanctuaires de Rome, près du Palatin où était la
Rome primitive, et du Capitole où est élevé le temple de Jupiter
Capitolin. On y voit des temples nombreux, avec de vastes esca-
liers qui conduisent jusqu'à la porte, où les oisifs s'asseyaient
pour dormir ou pour jouer, et où les gens paisibles se réfugiaient
les jours d'émeutes pour échapper aux émeutiers, maîtres de la
place. Ces temples, n'étaient pas fermés : ils servaient à des céré-
monies de toute espèce, et les fidèles, tout le long du jour, ne
faisaient qu'entrer et sortir. C'était un va-et-vient perpétuel de
processions, de serviteurs et de prêtres, de prêtresses aussi,
car il y avait, parmi ces temples, le temple fameux de Vesta où
se gardait éternellement le feu antique. On devine l'animation
que tout cela donnait à la place.
Déplus, le Forum était un centre politique. D'un côté s'élevait
la Curie, c'est-à-dire la salle des séances du Sénat. Ces séances
étaient nombreuses et les sénateurs n'y venaient pas seuls. Ils
étaient toujours suivis d'un cortège imposant de licteurs et de
clients. Comme ils étaient à Rome au nombre de 300, on jugera
du mouvement que leurs allées et venues provoquaient dans la
place. D'un autre côté, il y avait au Forum la tribune aux ha-
rangues, les Rostres : c'était autour d'elle que se tenaient les
assemblées du peuple, et naturellement les jours d'assemblée, le
mouvement et la vie étaient centuplés au Forum.
Mais, primitivement, celte place n'était ni un centre
religieux, ni un centre politique : c'était un marché. Les
paysans venaient vendre là les produits de leurs terres, leurs
légumes, leurs bestiaux. Cette place avait donc, si l'on peut
502
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
dire, uniquement un caractère commercial. D'ailleurs, on y
vît s'installer très vite, et par la force même des choses, tout ce
qui grouille d'ordinaire autour d'un marché : les changeurs, les
banquiers y dressèrent leurs tables ; les prêteurs d'argent et les
usuriers y fréquentèrent pour se livrer à leurs opérations. Le
Forum ne tarda pas à se remplir de leurs tréteaux, de leurs bou-
tiques. Puis vinrent les bijoutiers, les marchands de vêtements,
les foulons; des gens de tous métiers s'installèrent autour de cette
place, qui regorgeait de monde. Si bien que, lors même qu'elle
fut devenue un centre religieux et politique, elle resta aussi
un centre financier et commercial.
D'un autre côté, comme il y avait toujours là une grande foule,
le Forum devint un lieu de promenade et de rendez-vous pour
les oisifs et les flâneurs. Les gens qui n'avaient rien à faire
allaient au Forum. Voyez, par exemple, ce que nous en dit Horace
dans ses Satires : c'était là. qu'on savait les dernières nouvelles,
qu'on faisait de la politique, qu'on tramait même des intrigues. Au
temps des guerres civiles, on y commentait les rapports relatifs
à César et à Pompée ; chacun, eu se promenant, expliquait ses
hypothèses et exerçait sa perspicacité sur les événements. A côté
des politiques qui se réunissaient près des Rostres, il y avait les
jeunes élégants qui venaient au Forum faire admirer leurs belles
toges, bien blanches, bien lavées, arlistement drapées et plissées.
On sait qu'Hortensius, le fameux avocat qui était le concurrent
aristocratique de Cicéron, venait souvent se promener sur la
place, dûment entouré d'un cortège de clients. Par suite, au Forum
accouraient aussi toutes sortes de curieux, qui venaient « voir »
ces élégants, des curieux des deux sexes, mais surtout de l'autre
séxe. Enfin, il y avait les purs paresseux des villes méridionales,
les « lazaroni », qui se couchaient de tout leur long sur les
marches des basiliques ou sur les degrés des temples : ils s'y
endormaient en plein soleil et y ronflaient tout à leur aise.
D'autres préféraient jouer à la marelle, et l'on voit, aujourd'hui
encore, sur certaines dalles les dessins de leurs jeux tracés sur la
pierre. Il est inutile d'ajouter qu'au Forum, tout comme ailleurs,
il y avait des voleurs qui profitaient de la foule pour faire de
beaux coups : Horace y fait plusieurs fois allusion On voit, par
ce petit tableau en raccourci, quelle vie intense toutes ces caté-
gories de promeneurs devaient donner à la place.
D'ailleurs, celte place, loin d'être close, n'était qu'un passage.
Par le Forum, en effet, devaient passer toutes les processions
religieuses, officielles ou particulières. Puis c'étaient, suivant
les heures et les jours, des ouvriers, des hommes d'affaires, des
G1CÉR0N AVOCAT
503
avocats, de grands personnages suivis de leurs clients. Quelque-
fois même, on voyait traverser le Forum par les triomphateurs
qui se rendaient par la Via Sacra au Capitole. Comme celte place
était le point d'aboutissement de tous les chemins qui condui-
saient hors de Rome, tous les enterrements devaient y passer,
avant d'arriver à celle des « voies » romaines où le mort allait être
enseveli. Or, ce n'était pas alors un cortège silencieux qu'un
enterrement : si les pleureuses, malgré leurs cris et leurs gestes,
faisaient peu de tapage, les trompettes en revanche s'acquittaient
consciencieusement de leur tâche assourdissante.
On devine donc, à l'aide de ces détails, toute l'animation, tout
le mouvement qui régnait à Rome sur le Forum. Il y avait là, au
cœur de la ville, la vie la plus intense qui se puisse imaginer.
Ëh î bien, c'était dans ce milieu bruyant et mouvementé que se
tenait l'audience romaine. Dans un coin de la place, en effet, se
trouvait le comitium, où le préteur rendait primitivement la
justice en se promenant, et où, plus tard, s'installèrent les tri-
bunaux.
Chez nous, la justice se rend, pour ainsi dire, dans un sanc-
tuaire, dans une salle bien close, fermée à tous les bruits du de-
hors. Quand on y entre, on a l'impression de se trouver tout à
coup transporté dans un monde spécial : la procédure a par elle-
même quelque chose de particulier ; le costume des avocats et
des juges n'est pas celui de tout le monde ; la langue juridique
qu'ils parlent est difficile à comprendre pour des profanes. H
n'en est pas de même à Rome; la vie judiciaire s'y associe à la
vie de tous les jours, à la vie publique. Le monde des tribunaux,
juges, avocats, parties, assistants, est composé de gens lancés
dans le tourbillon des affaires ; il n'a rien de fermé ni de spécial.
C'est là une considération très importante, qu'il faut retenir pour
bien comprendre le talent de Cicéron. Il ne parle pas en lieu clos;
il traite son affaire, il prononce son discours « en pleine pous-
sière », sous le soleil, au milieu d'un tapage infernal. Son élo-
quence par suite est une éloquence appropriée à l'endroit où elle
s'exerce : elle n'a rien d'académique, elle est apte à résister au
bruit, à « porter » sur un public bruyant, remuant et passionné.
Voilà donc le lieu de l'audience ; il nous reste à voir mainte-
nant comment tout y est disposé en vue du jugement.
Le coin du Forum appelé le comitium, est vide, sans con-
structions. Le jour où une audience doit avoir lieu, on y élève des
504
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
constructions en bois, toutes provisoires, à l'aide d'un matériel
spécial, renfermé dans le vestibule de la Curie en temps ordi-
naire.
Il y a là, d'abord, des barrières de bois, analogues à celles qui
servent à maintenir la « queue » à la porte de cerlains théâtres
mo 'ernes. On les dispose en forme d'enceinte autour du comi-
tium, et elles sont gardées par les viatores, sorte d'agents qui
empêchent le public de les renverser ou de les escalader, et qui
sont chargés en outre de faire circuler, quand un personnage
important arrive et fait son entrée.
Au fond de l'enceinte se trouve une estrade : c'est le tribunal.
Au milieu est placée une chaise curule, destinée au président,
c'est-à-dire au préteur ou, à défaut du préteur, à son suppléant.
Des deux côtés, on voit des bancs sans dossiers, subsellia : là,
viendront s'asseoir les jurés tirés au sort sur la liste des notables
et appelés à juger ce jour-là. Enfin, tout autour, sont des bancs
supplémentaires, pour les greffiers, les huissiers, bref, pour tout
le personnel administratif du tribunal.
Eu face du tribunal, à droite, se trouve l'accusateur, sur un
banc, avec ses secrétaires (monitores) munis de notes, avec ses
notarii ou sténographes, et, derrière, les témoins à charge qu'il
produira tout à l'heure, les laudalores ou les advocati qui sont
venus l'assister pour lui faire une politesse ou pour agir sur
le tribunal par leur seule présence. Il est évident, en effet, que
si, dans un procès quelconque, humble ou retentissant, le consul
de l'année se rendait à l'audience en grand équipage, avec lic-
teurs, clients, esclaves, revêtu de son costume, et s'il allait se
placer derrière l'accusateur, il est évident, dis-je, que l'effet pro-
duit sur l'esprit des juges devait être considérable. Il en était de
même quand César, au temps de sa dictature, venait s'asseoir
parmi les advocati d'un accusé. Sans rien dire, sans faiçe
même un signe de téte, sa seule présence était un avertissement
et comme une invitation à bien juger.
A gauche, — toujours face au tribunal, — se plaçait l'accusé
avec son défenseur, qui était accompagné, comme son adver-
saire, de ses monitores et de ses notarii. Le client était en
tenue du jour, c'est-à-dire mal peigné, avec des vêtements de
deuil, entouré de toute sa famille en pareil costume, et d'une
foule de témoins à décharge venus pour la circonstance de tous
les points de l'Italie. Naturellement, de ce côté encore se trou-
vaient des laudatores et des advocati, aussi nombreux, aussi
influents, que ceux de l'accusateur.
Tout cela faisait bien du monde. Ce n'est cependant pas
CICÉRON AVOCAT
505
encore tout. A mesure que ces persouuages arrivaient avec leurs
suites et leurs cortèges, on se pressait autour du comitium.
La foute s'entassait autour des barrières, pleine de curiosité,
avide de voir et d'entendre. Sans parler des amis des avocats, qui
se mettaient aux premières places et constituaient une sorte de
« claque » pour les orateurs, on voyait accourir autour du tribu-
nal les politiciens, les promeneurs, les commerçants, les oisifs,
les pick-pockets eux-mêmes, que nous avons vus tout à l'heure
travailler, discuter, dormir ou jouer sur le Forum. Peu à peu, le
long des barrières, le public devenait nombreux, allait et venait,
restait un instant, s'en retournait, circulait à gauche et à droite,
faisant un bruit constant.
Enfin, quand tout le monde était installé à l'intérieur de l'en-
ceinte, l'audience commençait.
Immédiatement après la proclamation du héraut, les débats
s'ouvrent. L'ordre de ces débats n'est pas le même à Rome que
dans les audiences françaises modernes. D'abord, il n'y a pas ce
que nous appelons l'interrogatoire de l'accusé. Dès que le héraut
a achevé sa proclamation, le président du tribunal donne la
parole à l'avocat qui reste chargé de l'accusation, et, quand celui-
ci a terminé son discours, le président donne la parole au
défenseur. Après les deux plaidoyers contradictoires vient
l'audition des témoins. C'est l'adversaire qui les interroge et,
comme on pense, il ne s'applique pas à en tirer des dépositions
claires et exactes, mais à les troubler, à les prendre en faute,
à les amener à des contradictions. Pendant l'audition des
témoins, le défenseur d'ailleurs prend aussi la parole; il sur-
veille les manœuvres de son adversaire, il lui adresse des re-
proches, il signale ses procédés et engage avec lui une de ces
disputes auxquelles les Lalins avaient donné le nom d'alter-
cations. — Telles étaient les phases de l'audience : discours de
l'accusateur, plaidoyer du défenseur, déposition des témoins et
querelle des avocats.
Il importe de bien retenir ces détails, qui nous permettront de
juger, avec plus de bienveillance qu'on n'en montre d'ordinaire,
les plaidoyers de Cicéron. On a souvent dit que ces plaidoyers ne
nous apprenaient pas grand'chose sur les procès qui en sont l'ori-
gine. Le reproche n'est fondé qu'en apparence ; car la prétendue
lacune s'explique. Il faut considérer que les discours que nous
avons de Cicéron sont, pour la plupart, des « défenses » (defen-
siones) et qu'ils ont été prononcés en second lieu. Si l'avocat n'y
insiste pas sur tous les points de la cause, s'il n'expose pas en
détails tous les faits, c'est qu'il était inutile, sous peine de redite,
506
REVUE DES COURS BT C NFÉRËNCES
de refaire un exposé déjà fait par l'accusateur. — On a souvent dit
aussi qu'il manque bien des choses importantes dans les discours
judiciaires de Cicéron, qu'on n'y trouve pas bien tous les argu-
ments dont l'orateur aurait pu tirer parti. Cela est vrai encore;
mais il est probable que, si Cicéron n'a pas fait valoir dans son
plaidoyer des arguments de ce genre, il ne les a pas cependant
complètement laissés de côté : il les réservait pour Yaltercatio,
où nous savons que les avocats montraient tout leur savoir-faire
et leurs qualités les plus brillantes. Or, nous n'avons pas ces
«altercations », et c'est leur perte qui nous rend parfois injus-
tes pour Cicéron.
Je vous ai montré, jusqu'ici, l'organisation en quelque sorte
matérielle d'une audience romaine. Voyons, maintenant, l'état
d'esprit des gens qui y assistaient.
Et d'abord, il ne faut pas nous attendre à trouver du côté du
tribunal ni un sentiment bien profond de la sainteté de la justice,
ni un sentiment de caste, d'honneur de corps. Les juges, comme
vous savez, n'étaient pas, à Rome, des professionnels. Je vous
ai montré, dans une de mes premières leçons de cette année,
comment on les recrutait, et vous vous souvenez que leur prin-
cipal caractère consistaità être des juges d'occasion. Le président
est un personnage politique, que le hasard a mis momentanément
sur la chaise curule placée au centre du tribunal : son unique
souci est d'éviter de se compromettre, parce que son unique désir
est d'arriver à une charge supérieure. Les juges sont des mem-
bres de l'aristocratie, mal disposés par avance pour un accusé du
peuple, ou des démocrates peu portés à acquitter un accusé pa-
tricien. Tous ont donc des arrière-pensées politiques, et c'est avec
ces dispositions qu'ils jugent. De plus ils se jalousent, ils s'es-
pionnent. Enfin, ils ne sont pas très scrupuleux sur le chapitre de
la corruption: on les achète facilement. Il y a un taux pour
cela : leur valeur est de 40.000 à 100.000 sesterces, selon les
temps. Il y a un fonctionnaire spécial, le divisor, sorte de répar-
titeur, qui est chargé officieusement de les gagner au nom des
accnsés. D'babitude, on achetait la moitié d'entre eux plus un,
juste de quoi faire une majorité, et l'on raconte qu'un jour
un noble romain se désolait d'acheté inutilement la moitié
de ses juges plus deux. D'ailleurs, tout le monde les achetait,
l'accusateur aussi bien que l'accusé. Ils recevaient ainsi de l'ar-
gent des deux parties, ce qui, dans une certaine mesure» aurait
C1CÉR0N AVOCAT
507
pu peut-être rétablir la balance égale; mais on les surveillait.
Certains avocats retors, comme Hortensius, avaient parmi les
jurés des gens qui leur étaient dévoués et qui regardaient
attentivement si les juges achetés votaient bien dans le sens
indiqué par l'acheteur. Nous trouvons dans le Pro Cluenlio tous
les renseignements désirables à cet égard.
Ces juges, d'ailleurs, sont aussi timides que corruptibles ; or, à
juger impartialement, on ne risquait rien moins qu'un mauvais
coup. Verrès disait : si vous n'êtes pas content de votre juge, vous
pouvez vous ruer sur lui à coups de poings. Clodius, de son côté,
resta longtemps maître des tribunaux grâce à des gladiateurs et
à des émeutiers qui tombaient sur les jurés dont il était mécon-
tent. Quand on ne risquait pas des coups, on risquait tout au
moins de se faire des ennemis. Aussi la ressource suprême était-
elle pour les juges de déclarer, à la fin des audiences, qu'ils n'a-
vaient rien compris à l'aflaire : un non liquet était la conclusion,
c'est-à-dire" la remise à une date ultérieure et par conséquent à
d'autres jurés. On voit à quel point ces juges avaient le senti-
ment de la responsabilité, ou plutôt la peur.
Us avaient aussi la peur de l'ennui : c'était une chose peu amu-
sante et peu attrayante que de siéger matin et soir, en plein été,
au grand soleil, pendant quatre ou cinq heures de suite. Sans
compter que certains procès duraient plusieurs jours : celui de
Cornélius ne fut pas terminé avant le quatrième coucher du soleil.
Qu'arrivait-il? Les juges se faisaient récuser, dès qu'ils avaient
l'ombre d'un prétexte pour le leur permettre sans courir le risque
d'une amende. Quand le prétexte n'était pas accepté, ils venaient
au tribunal par force, de mauvaise grâce. En ce cas, pendant
l'audience, ils pensaient à autre chose, ils causaient entre eux, ils
s'étiraient, ils appelaient un esclave pour lui demander l'heure ;
c'était le spectacle qu'ils offraient au public, au dire de Cicéron,
toutes les fois qu'un mauvais avocat prenait la parole.
De l'autre côté de la barre, comme nous disons aujourd'hui,
nous avons l'accusé, les avocats, les témoins, tous agités de mou-
vements divers et intéressés à l'affaire. Ceux-ci ne dorment pas,
comme les juges ; ils ont un état d'âme contraire : ils sont passion-
nés; leur désir est de faire triompher leur cause, et c'est de succès
plutôt que de justice qu'ils sont épris. Enfin, derrière les bar-
rières, il y a un public dont l'orateur doit tenir compte : ce qu'on
appelle la corona a certains sentiments, certaines passions : elle
se réserve le droit d'applaudir, de pousser des bravos, ou au con-
traire de huer et de siffler. La connaissance de sa psychologie
importe à l'avocat ; il y a là des éléments moraux à manier, des
SOS
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sentiments à faire naître, des passions à exciter. S'il veut être
applaudi, il doit s'appliquer à discerner tout cela.
Vous voyez, par là, quel était l'aspect d'une audience à Rome,
îl était très différent de celui de nos audiences d'aujourd'hui.
L'avocat se trouvait en présence d'un public mêlé, complexe, pas-
sionné en divers sens. C'était ce public qu'il s'agissait d'instruire,
d'émouvoir et d'amuser. Nous verrons, dans les leçons suivantes,
comment s'y prenait Citféron.
*
* ¥
G. C.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à l'Université de Paris.
imagination novatrice (suite).
Nous cherchons la condition psychologique de l'imagination.
Cette condition, nous l'avons déjà nommée : c'est l'habitude
générale, et, par quelques exemples, j'ai montré qu'il y a un
genre d'habitude qui doit recevoir ce nom, et que c'est cette
habitude générale qui semble être la condition de certaines com-
binaisons nouvelles qui sont des imaginations. J'ai donné, entre
autres, l'exemple du pianiste qui déchiffre pour la première fois
un morceau de musique qu'il n'a jamais vu ni entendu, et qui
ne peut le déchiffrer qu'à la condition d'avoir des habitudes géné-
rales. Les habitudes générales sont donc la condition de l'imagi-
nation novatrice. Cette imagination, c'est dans ses emplois les
plus vulgaires que nous l'apercevons dans les exemples cités;
mais c'est bien là dp. l'imagination, et l'imagination des artistes
n'en diffère qu'en degré et en valeur.
L'existence de l'habitude générale sera confirmée par un nou-
vel ordre de considérations. L'habitude générale se manifeste
dans l'acquisition même des habitudes spéciales. Si quelqu'un,
qui apprend le piano, se contente d'apprendre successivement
des morceaux différents, il les apprend de plus en plus aisément.
L'aisance de plus en plus grande des différents actes nécessaires
pour jouer une musique déterminée implique la formation et le
progrès de Paptitude à jouer une musique quelconque, c'est-à-
dire d'une habitude générale. De même, un acteur est un
homme qui ne vise, à chaque moment de sa profession, que des
habitudes spéciales. Il veut jouer son rôle du moment toujours
bien, de la première à la dernière représentation ; mais, à force
de jouer des pièces différentes, il acquiert ce qu'on appelle l'ha-
bitude des planches, la diction, et tous les éléments de son
art ; il acquiert quelques habitudes générales de parole, de mou-
vement, de physionomie, qui lui serviront pour tous ses nou-
veaux rôles, lui facilitant la parfaite possession de chacun d'eux.
510
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
L'habitude générale profite des habitudes spéciales, et chaque
habitude spéciale nouvelle profite des habitudes spéciales anté-
rieures en ce qu'elles ont d'analogue ou de commun, c'est-à-dire
de rtabitude générale qui s'est formée avec elles et par elles. De
même eacece pour les hommes qu'on appelle des polyglottes.
Un polyglotte et archéologue jadis célèbre, Schliemann,afait pré-
céder son livre intitulé Ilies, cfom autobiographie curieuse, où
il raconte comment il apprit le grec et <Pa&tre&l&ttgues ; appren-
dre une langue alors qu'il en savait déjà deux ou trois, cela lui
demandait quatre mois d'efforts ; puis, quand il sut quelque»
langues de plus, trois mois seulement ; puis enfin, un mois.
D'ailleurs, chacun sait que, quand on connaît l'allemand el le fran-
çais, il est très facile d'apprendre l'anglais. Savoir une langue,
c'est-à-dire savoir exprimer des idées dans une langue, c'est déjà
une habitude générale, vu que la possession d'une langue permet
de faire, à chaque instant, des combinaisons nouvelles de mots et
des applications nouvelles des règles de la syntaxe. Néanmoins,
l'habitude d'apprendre des langues est plus générale que l'habi-
tude générale, mais relativement spéciale, qui consiste dans la
possession et l'usage d'une langue déterminée. La possession
d'une habitude spéciale facilite l'acquisition d'une seconde habi-
tude spéciale du même ordre; la possession de deux habitudes
spéciales facilite encore plus celle d'une troisième analogue aux
deux premières, et ainsi de suite. Ainsi l'habitude générale a
deux effets. Elle se manifeste dans la succession des habitudes
spéciales analogues ; elle se manifeste aussi dans l'invention
spontanée*, et c'est alors qu'elle doit être considérée comme la
condition de l'imagination novatrice. Le fait que l'habitude géné-
rale se manifeste dans l'acquisition des habitudes spéciales
analogues nous sert seulement à établir son existence ; cette
seconde puissance de l'habitude générale doit désormais être
seule retenue ; car c'est la seule que puisse utiliser la théorie que
nous élaborons.
D'ailleurs, ces deux effets de l'habitude générale se mêlent
souvent, et l'on constate dans les faits le passage de la première
manifestation à la seconde, passage tantôt malheureux, tantôt
heureux.
Il arrive parfois à un polyglotte de mêler les langues qu'il a
apprises ; il commencera une phrase en allemand, puis, ne trou-
vant pas ses mots, la continuera en anglais, pour la finir peut-
être en russe. Il aura fait ainsi une phrase composite, une phrase
véritablement inventée, l'habitude générale ayant suppléé à
l'imperfection des habitudes spéciales. Le résultat mérite peu
l'imagination novatrice
511
d'estime, soit; mais il est imprévu, original : c'est une invention.
Le cas d'un pianiste qui, ayant appris plusieurs morceaux, les
sait mal et les entremêle dans son exécution, trompé par l'analo-
gie passagère de certaines mesures, présentera, lui aussi, un
résultat malheureux. Les deux résultats sont inesthétiques,
fâcheux, sans valeur, assurément; mais le pianiste et le polyglotte
inventent.
Voici, maintenant, quelques exemples d'invention dans lesquels
se manifeste l'habitude générale engendrée par des habitudes
spéciales. On a remarqué que les acteurs, sur la fin de leur car-
rière, deviennent volontiers auteurs dramatiques. L'acteur
Samson a fait des comédies qu'on ne lit plus, qu'on ne joue plus,
qui sont oubliées, tandis que son talent d'acteur est demeuré
célèbre ; et son cas, dans cet art spécial, est loin d'être isolé. De
même, la plupart des musiciens-exécutants, lorsqu'ils ont acquis
une certaine réputation, tiennent à se faire applaudir comme
compositeurs, sans toujours y réussir. Voici un dernier exemple :
Schleyer, l'inventeur du volaptik, a inventé cette langue arti-
ficielle, que l'espéranto a supplantée, mais* qui n'est pas sans
mérite, et cela après avoir appris cinquante langues différentes.
C'est parce qu'il avait appris beaucoup de langues qu'il s'est
trouvé capable d'en inventer une nouvelle. Ayant acquis cin-
quante habitudes relativement spéciales, il possédait une habi-
tude linguistique générale, d'où est sortie l'invention du volapûk.
Citons maintenant de grands artistes : tel fut Molière, qui trans-
forma ses habitudes d'acteur en inspirations d'auteur dramatique ;
tel fut Liszt, musicien merveilleux comme exécutant, et com-
positeur de génie, bien qu'inégal. Ainsi, le passage d'une habi-
tude générale impliquée dans des habitudes spéciales à des actes
d'imagination novatrice qui en résultent et la révèlent, est tantôt
malheureux, tantôt heureux dans ses effets, et l'invention du
volapûk est un cas intermédiaire. Il reste pourtant vrai que les
habitudes spéciales trop exercées, lorsque celui qui les possède
est trop complaisant pour leurs actes, sont peu favorables à l'in-
vention véritable, à celle qu'on loue et qui fait la gloire de ceux
qui en sont doués. Le pianiste, exécutant correct, ou même brillant
virtuose, est mal préparé à devenir compositeur original. 11 ne
faut pas avoir trop d'habitudes spéciales pour que l'invention
soit bien préparée, pour qu'elle soit facilitée et pour qu'elle soit
heureuse.
Quintilien, dans son Institutio oratoria, conseille à ses élèves
d'apprendre beaucoup par cœur, d'apprendre surtout les dis-
cours des orateurs anciens, de les réciter à haute voix dans une
512
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
chambre bien close pour éviter les distractions, de les lire et
relire à haute voix. C'est ainsi que Ton s'habitue, selon lui, à
parler d'abondance, à improviser. On acquiert ainsi l'abondance
des mots (copia verborum), qui seront prêts à sortir à l'ap-
pel de la pensée, et qui s'organiseront sans peine en phrases
longues et sonores. Qu'est-ce que ce conseil d'apprendre par
cœur? Est-ce pour savoir ces discours toute la vie qu'on les
apprend? Non. Quintilien veut qu'on puisse les réciter par cœur
une ou deux fois, rien de plus. Il dit, en somme: apprenez, puis
oubliez, car il s'agit de parler d abondance et non de savoir par
cœur. C'est ainsi qu'on devenait orateur, c'est-à-dire beau par-
leur, au temps de Quintilien, et je crois bien que si l'on faisait un
manuel du poète, il faudrait reprendre, en mettant poésies au
lieu de discours, les préceptes de Quintilien : lisez des poésies à
haute voix et oubliez-les; ensuite, vous aurez dans l'esprit des
images, des rimes et des formes de vers toutes prêtes. Un pro-
verbe dit que l'on fabrique des orateurs et que Ton naît poète
(fiunt oratores, nascuntur poetœ) ; cela est faux : les poètes savent
qu'ils ne naissent - pas tels. Il n'y a pas de poésie sans habitudes
acquises.
Ainsi l'habitude générale peut épuiser sa vertu dans les habi-
tudes particulières, dont elle est comme le genre ; elle peut ne
manifester sa vertu que d'une façon très imparfaite dans des
habitudes spéciales nouvelles, qui se greffent sur des habitudes
spéciales antérieures ; elle peut aussi réserver sa fécondité pour
l'invention. Pour l'habitude spéciale, pour la répétition, elle n'est
qu'un auxiliaire. L'invention est son œuvre, son acte propre.
Elle est la force secrète, la vertu intime de l'inventeur à tous les
degrés, et, avant tout, de l'homme qu'on appelle ingénieux, c'est-
à-dire de celui qui se montre inventeur dans les petites choses.
L'habitude générale se révèle par l'ingéniosité ou t'adresse aussi
bien que par les inventions de l'homme de génie ; elle se mani-
feste parla production d'actes ou d'œuvres, qui se suivent dans
le temps, à des intervalles plus ou moins longs, et sont toujours
nouveaux, mais analogues les uns aux autres. Et c'est bien là de
l'habitude ; il ne s'agit pas d'une faculté toute nue d'inventer,
car on n'invente que dans un genre, dans le genre d'activité où
l'on s'est exercé. On ne naît pas inventeur, on le devient dans
l'ordre d'études ou d'arts où l'on a travaillé.
Remarquons maintenant que l'habitude générale, par cela seul
qu'elle est générale, ne suffît pas à déterminer l'acte dont elle est
la condition. Chacun des actes inventés est spécial ; c'est une
combinaison nouvelle alors que la condition qui l'explique est
l'imagination novatrice
513
générale, c'est-à-dire ne contient pas la raison de ce qu'il a de
spécial. L'habitude générale explique le genre de l'invention ; il
y a un déterminisme du genre d'invention auquel elle satisfait ;
mais ce qu'elle n'explique pas réclame une autre explication, et le
sens commun emploie le mot génie pour rendre compte de ce
qui ne s'explique pas par les apports antérieurs de l'expérience
ou de l'activité. Mais employer ce mot, le génie, c'est une façon de
dire qu'il y a de l'inexpliqué dans les inventions qui excitent l'ad-
miration. Le mot aptitude suffit dans les explications que l'on
donne couramment des faits nouveaux qui n'étonnent pas ou n'é-
tonnent guère. L'habileté, l'adresse paraissent suffisamment ex-
pliquées par l'aptitude, c'est-à-dire par l'habitude générale
acquise, et pourtant tout acte d'invention contient quelque chose
d'original. Le mot génie est réservé pour les inventions extra-
ordinaires; mais il montre suffisamment que l'on doit reconnaître
dans toute invention quelque chose d'inexplicable, d'inattendu,
d'imprévisible.
Jusqu'à quel point pourrons-nous donner le déterminisme
complet des actes d'invention ? Je l'ignore ; je ne sais si la psy-
chologie peut fournir la raison suffisante des faits d'invention. Je
me résigne provisoirement à donner un déterminisme imparfait
de l'imagination, et j'avoue que le déterminisme des répétitions
est certainement beaucoup moins imparfait ou plus facile à fixer
que le déterminisme des faits d'invention.
Bien que résigné à donner des théories inévitablement incom-
plètes, je crois que nous tenons désormais ce qui correspond,
pour l'imagination novatrice, à la condition de la répétition d'ha-
bitude ou association de contiguïté, c'est-à-dire à l'habitude
proprement dite, telle que les philosophies la définissent. Cette
condition, nous l'avons nommée habitude générale, et nous l'a-
vons définie en disant qu'elle est à une habitude spéciale ce qu'un
genre est à un individu.
Quel est le domaine de cette habitude générale ? C'est l'inven-
tion, mais non l'invention intellectuelle. Celle-ci consiste dans des
idées générales, des jugements, des raisonnements, autant de
formes delà synthèse des semblables. Voilà l'invention intellec-
tuelle ; elle a pour premier germe l'association de ressemblance,
et c'est un mode d'innovation que nous n'étudions pas maintenant.
Mais il faut reconnaître que, dans la vie ordinaire, l'invention in-
tellectuelle se mêle continuellement à l'invention imaginative.
Chez les artistes et les artisans ingénieux, l'invention intellec-
tuelle est toujours là pour diriger ou critiquer l'invention imagi-
native. L'artiste, quoi qu'on dise, n'est pas inintelligent } s'il dé-
84
514
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
daigne l'œuvre intellectuelle proprement dite, il est intelligent
pour sôn art; son intelligence est l'humble servante de son ima-
gination; il y a toujours en lui uq élément intellectuel, qui dirige
et corrige les jeux de son imagination. D'autre part, il y a un
genre d'invention où l'invention intellectuelle et l'invention ima-
ginative se mêlent intimement : c'est l'invention littéraire. Cette-
invention est avant tout intellectuelle, mais elle a besoin d'une*
invention verbale qui l'exprime. L'invention verbale est destinée
à donner de l'éclat à l'invention intellectuelle. Un poète est un^
penseur de premier ou de second ordre, mais, en même temps, un*
homme d'invention verbale et rythmique. L'invention imagina-
tive, de quelque ordfe qu'elle soit* est conditionnée par l'habitude
générale et consiste toujours en touts nouveaux, dont les élé-
ments, présents dans l'âme, sont empruntés à l'expérience pas-
sée. L'habitude générale est donc la condition de l'invention par
excellence, c'est-à-dire de l'imagination novatrice.
Appliquons cela à l'exemple qui nous a déjà servi. Pourquoi
puis-je imaginer un paysage où figure, à côte d'une rivière (Ri),
un moulin d'une autre expérience (Ma) ? C'est parce que les deux
expériences ont posé chacune une rivière et un moulin en con-
tiguïté spatiale, et qu'elles ont engendré en moi une habitude
générale, que nous formulerons par R— M. Cette habitude, ce n'est
ni une force, ni une tendance ; ce n'est qu'une puissance : c'est la
raison de la répétition, raison qu'il ne faut pas réaliser. Elle est
inconsciente ; néanmoins, il faut poser cette puissance à titre de
condition, afin d'expliquer les faits étudiés. Quelle différence y
a-t-il entre cette habitude R — M et la loi que peut engendrer, dans
un esprit positif, la vué de plusieurs paysages où figurent des
moulins au bord de rivières? Un esprit positif, après avoir vu un
certain nombre de paysages tels, aura, après ces expériences,
dans la conscience, la loi que voici : les moulins à roue sont au-
bord des rivières. Voilà un acte intellectuel. Mais l'artiste ne porle ;
pas de tels jugements; il peut ne pas savoir cela nettement : en
tant qu'artiste, il conçoit l'image nouvelle, et voilà tout. L'homme
intellectuel, en face de l'œuvre du paysagiste qui aura matérialisé
son imagination, se dira : voilà qui est vraisemblable ; le moulin
est au bord de la rivière, comme il convient. Il estime que le pay-
sage représenté est légal ; l'artiste, lui, n'y a pas songé. Il faut
donc nous demander quelle différence il y a entre la loi et l'habi-
tude générale.
Un genre et une loi, ce sont des habitudes spéciales. Lorsque les
différents individus du genre rivière (Ri, Ra, R3), réunis par l'as-
sociation de ressemblance, sont devenus des contigus habituels,
l'imagination novatrice
515
leurs différences s'effacent. Ce qui est le propre de R t s'efface
peu à peu, puis le propre de R2, puis celui de R3 s'effacent aussi,
et nous avons l'idée générale R. Il en est de même pour les lois*
sauf qu'au lieu de considérer comme genre une unité simple (R),
nous avons l'idée d'une succession ou d'une simultanéité générale,-
Tidée de la succession de l'éclair et du tonnerre, par exemple, du
genre ET, qui s'appelle une loi parce qu'il comprend deux termesJ
L'habitude engendrée par l'association de ressemblance devient
peu à peu, en se manifestant par des actes successifs, l'habitude
spéciale R ou l'habitude spéciale ET. C'est une habitude spéciale
que de penser une rivière, puis une autre; c'est une habitude spé*
ciale que de penser la rivière en général ; et v de même, une lot
c'est l'habitude spéciale de penser, à la suite l'un de l'autre, les
deux termes généraux ET avec leur rapport temporel en ce qu'il
a de général. On peut dire que les habitudes spéciales sont
généralisées peu à peu par ce processus ; mais elles gardent lei
caractère d'habitudes spéciales, puisqu'elles suffisent à détèr-
miner leur acte; c'est leur acte qui est général et non elles-*
mêmes ou la puissance de cet acte. Il y a donc une différence
radicale entre l'habitude spéciale généralisée et l'habitude
générale. Ce qu'il y a dans l'âme du penseur comme condition de
son activité intellectuelle est tout autre que ce qu'il y a dans
l'âme de l'artiste comme condition de son invention»
Toute invention imaginative est analogue à plusieurs expérien- :
ces partiellement identiques. Elle a pour condition ce qu'il y a de
commun entre ces expériences ; cette condition, cette puissance,
c'est une habitude ; mais l'habitude qui se manifeste par de tels
actes est générale. L'habitude générale est une puissance de ré-
pétition comme l'habitude spéciale ; mais l'habitude spéciale est
la puissance de la répétition sans changement, tandis que l'habi-
tude générale est la puissance de la répétition avec changement ;
or il n'y a pas d'invention absolue ; toute invention imite Texpé-*
rience, la répète en la modifiant ; ainsi l'habitude générale est la
puissance de l'invention par excellence, de l'imagination nova-
trice.
Un certain nombre de problèmes sont soulevés par l'idée de
l'habitude générale ainsi posée, problèmes que je crois devoir
indiquer dès maintenant.
Tout d'abord, on sait qu'il y a des idées générales de tous les
degrés et que, dans chaque degré, il y en a un nombre indéfini ;
qu'elles sont coordonnées et subordonnées entre elles de mille
façons. Peut-on appliquer cette thèse, incontestable quand il
s'agit de la généralité intellectuelle, à la généralité de l'habitude
516
REVUE DES COUUS ET CONFÉHICNCES
générale, et croire, à la limite, qu'il y a une habitude d'une géné-
ralité infinie, de même qu'on peut concevoir un genre suprême?
Peut-on concevoir une habitude abstraite indéterminée, comme
on peut penser le genre suprême sans détermination ? Le pro-
blème se pose.
Une autre question, indiquée tout à l'heure, en passant, ques-
tion très intéressante, est celle-ci: jusqu'à quel point y a-t-il anta-
gonisme, dansla vie des consciences, entre les habitudes spéciales
et les habitudes générales? En d'autres termes, se condamne-t-on
à la stérilité dans Tordre de l'invention, quand on se complaît
dans les habitudes spéciales? Et, quand on est artiste, jusqu'à quel
point faut-il avoir des habitudes spéciales? Peut-on être homme
de routine et d'imagination tout ensemble, ou ne peut-on être
que l'un ou l'autre ? C'est là une sorte de problème pratique, et
c'est parce qu'il est pratique, qu'il est intéressant de le traiter
théoriquement.
Enfin, un autre problème reste à traiter, celui de la condition
de l'association de ressemblance. Quand nous aurons suffisam-
ment traité de l'habitude générale, il faudra bien nous demander
s'il n'y a pas un mode d'habitude qui soit la condition de l'asso-
ciation de ressemblance. L'habitude sous ses trois formes (habi-
tude spéciale, générale, et une autre dont nous parlerons plus
tard) ne doit-elle pas nous fournir la base de l'explication des
trois faits que nous avons distingués ? Ensuite, il faudra revenir
sur les occasions. Gela fait, aurons-nous le déterminisme de l'as-
sociation de contiguïté, de l'association de ressemblance et de
l'imagination novatrice? Pas encore ; il nous restera à nous
demander pourquoi, à un certain moment, la conscience choisit
une de ces trois voies, au lieu des deux autres ? Alors, nous
aurons, je crois, poussé le déterminisme psychologique aussi loin
que possible ; mais nous verrons aussi qu'il ne peut être achevé
et parfait.
V. H.
Histoire générale des temps modernes.
Pour bien comprendre les révolutions et les guerres qui rem-
plissent les quarante dernières années du xvi e siècle, il faut
étudier séparément l'histoire des trois pays qui en ont été le
théâtre, jusqu'à la crise décisive (1580). Je commencerai par
les Pays-Bas.
Les sources sont abondantes et assez commodément rassem-
blées. Les Belges ont beaucoup travaillé sur l'histoire de leur
pays et ont l'habitude de publier les documents sous forme de
collections : collection des chroniques, collection des mé-
moires, etc.
Les mémoires ont longtemps servi aux historiens ; mais leur .
défaut capital est d'avoir été écrits sur des souvenirs. Les meil-
leurs documents sont encore les correspondances, surtout celles
de souverains, de ministres et de chefs d'insurgés.
Le travail d'exposition est plutôt facile ; mais il faut se méfier
de tous ceux qui ont écrit dans la période romantique : car ils
ne tiennent guère qu'à donner des détails dramatiques.
Je me propose de montrer : 1° dans quelles conditions se
trouvaient les Pays-Bas sous Philippe II ; 2° comment la Réforme
a fini par amener le conflit décisif ; 3° comment ce conflit est de-
venu une véritable révolte ; 4° comment cette révolte h abouti
à la scission des Pays-Bas en deux Etats.
I. — Les Pays-Bas sont un groupe de provinces contiguës, réu-
nies peu à peu sous une même famille, mais ayant conservé cha-
cune sa constitution. Lors de l'abdication de Charles-Quint, il y a
en tout dix-sept provinces ; l'empereur a complété ce nombre
par l'acquisition de laGueldre. En somme, cette région représente
la Belgique et la Hollande actuelles, plus les parties annexées
Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS,
Professeur à V Université de Paris.
Histoire des Pays-Bas au XVI e siècle.
518
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
par Louis XIV, et moins l'évêché de Liège ; elle est passée par
héritage dans la maison de Habsbourg et s'est trouvée comprise
dans la part du roi d'Espagne, Philippe II.
1. Ces provinces, soumises à un délégué' du roi, n'ont qu'une
unité de gouvernement ; mais il n'y a ni unité de population ni
unité de langue. Au Nord et à l'Ouest, on parle un dialecte ger-
manique (bas allemand) : Hollande, Frise, Brabant, Flandre ; au
Sud-Est, on parle la langue française. La Meuse forme la limite
linguiste. En général, les pays français ou wallons, pays agricoles,
sont moins riches, moins peuplés que les pays allemands, pays
maritimes, et la noblesse y possède une plus grande autorité. La
Flandre a perdu son rôle dominant : Ypres et Bruges sont ruinées,
Gand a décliné après Charles V. La suprématie est passée au
Brabant, où nous trouvons le grand port d'Anvers, Bruxelles, rési-
dence du gouverneur. Au Nord, l'industrie de la pêche (hareng) et
le commerce avec la Baltique (denrées grossières, bois) ont
enrichi la Hollande. Les ambassadeurs vénitiens s'étonnent de
ce qu'une telle prospérité puisse se rencontrer sous un climat si
rude. Les statistiques sur la population et l'instruction sont d'ail-
leurs très suspectes.
2. Les provinces ont gardé en apparence leur ancien gouver-
nement : chacune a ses Etats et ses privilèges garantis par des
chartes. Le roi est le souverain de chacune (comte de Flandre,
duc de Brabant, etc.), et il se fait remplacer dans chacune par un
gouverneur; mais il nomme ce gouverneur, et le corps des villes
et les Etats: ne peuvent s'assembler sans sa permission.il est
donc maître absolu; il a créé un gouvernement commun: conseil
d'Etat, conseil secret, conseil supérieur à Malines (gens de jus-
tice). Il lève de gros impôts communs, votés par les Etats géné-
raux (1/10 du revenu, 1/100 du capital).
Cependant Charles-Quint donne l'impression d'un souverain
national ; il est né en Flandre, parle flamand, choisit les gou-
verneurs et les corps de villes parmi les gens du pays. Cela suffît
pour satisfaire la population. Dans toute l'Europe, on est habitué
à obéir; on ne réclame pas la liberté, mais seulement le privilège
de ne pas être soumis à des étrangers.
La situation change avec Philippe, devenu un roi castillan, qui
ne vient plus dans le pays et envoie comme gouverneurs des
agents étrangers.
3. Les Pays-Bas ont conservé la religion de leur prince, ils
sont catholiques. Dans quelques provinces en rapport avec les
pays réformés, il se forme des groupes de mécontents : marti-
nistes (luthériens), anabaptistes (surtout en Hollande et dans
LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE
519
le Nord-Est) ; plus tard, des calvinistes apparaissent en pays
wallon et surtout dans les villes françaises : Valenciennes,
Tournai, Gand. Contre les réformés, le gouvernement a pris des
mesures sévères; durant tout le règne de Charles-Quint, on
publie une série d'édits (placards), qui ordonnent de poursuivre
les hérétiques, fixent les peines (bûcher, fosse). Pour appliquer
ces édits, on nomme des juges spéciaux (inquisiteurs). Comme
en France, il y a beaucoup d'exécutions, surtout contre les bap-
tistes; les luthériens eux-mêmes finissent par disparaître com-
plètement.
Mais les calvinistes ne tardent pas à se montrer et gagnent
sensiblement du terrain, surtout après 1550. Comment les pays
wallons se sont-ils convertis à <;es doctrines ? La question est
obscure ; il ne semble pas qu'il y ait eu de propagande faite par
des Français ; les gens poursuivis sont des indigènes; peut-être
ont-ils été évangélisés par des réfugiés anglais ; peut-être les
anciens baptistes ont-ils adopté le calvinisme. Un moine espa-
gnol, agent secret de Philippe II, explique ce phénomène par
l'attitude du clergé : « Les prêtres sont tous, dit-il, des merce-
naires ; les curés chargent de leurs fonctions des suppléants; le
clergé est insuffisant et trop ignorant. »
II. — La cause du conflit est cependant politique ; le mouve-
ment de scission est d'abord très lent.. Les mécontents font de
l'opposition, s'agitent, et, après douze ans de lutte, se trouvent
réduits à une révolte. Le mécontentement commence par un dés-
accord entre les agents du roi et le gouvernement.
Philippe 11 est représenté aux Pays-Bas par Marguerite de
Parme, fille de Charles-Quint, femme grossière, rude, aux
allures masculines, et cependant populaire, parce qu'elle est
du pays; mais elle a pour ministre un étranger, franc-comtois et
parent de Granvelle. Le Conseil d'Etat est composé de seigneurs
flamands, parmi lesquels figurent un homme de guerre, d'Eg-
mont, et le prince d'Orange, allemand, fils de luthériens et élevé
dans la religion catholique.
Les seigneurs ne tardent pas à s'attaquer au chef de ce gou-
vernement étranger; on reproche à Philippe de ne pas avoir
licencié les troupes espagnoles après la guerre, d'avoir créé des
évêchés nouveaux (il n'y en avait que quatre, on en a transformé
trois en archevêchés et créé treize ; Granvelle est nommé ar-
chevêque de Malines et primat) ; or les seigneurs ont peur
des évêques.
De plus en plus irrités contre Granvelle, les seigneurs, soutenus
par la noblesse, portent leurs plaintes à Marguerite, qui hésite
520
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
entre les deux partis ; puis tous écrivent secrètement à Philippe
qui, suivant son caractère, attend trois mois avant de donner
une réponse. Les seigneurs prennent alors l'offensive (1 563) et
envoient une pétition au roi pour obtenir le rappel de Granvelle.
Philippe refuse et les seigneurs décident de ne plus se rendre
au Conseil. Occupé dans une guerre contre les Turcs, Philippe
craint une révolte, reste six mois sans répondre, bien que sa
sœur le prie de venir dans les Pays-Bas. Marguerite se pro-
nonce contre Granvelle et décide enfin Philippe à le rappeler sans
le disgracier. Le conflit entre les seigneurs et les partisans
de Granvelle (cardinalistes) va se compliquer d'un conflit reli-
gieux.
Les calvinistes, devenus plus nombreux, tiennent des assem-
blées, chantent en français les psaumes de Marot. Gomment trai-
tera-t-on ces hérétiques? Philippe veut appliquer les édits, multi-
plier les condamnations à mort. Les autorités du pays, catholiques,
admettent bien qu'on poursuive les réformés, mais trouvent les
peines trop dures. Il y a probablement différence, non d'opinion,
mais de sensibilité ; les Belges ne sont pas cruels. Cette opposition
paraît très nettement dans le message envoyé à Philippe par son
agent secret fray Lorencio (1366). %
A Valenciennes, deux prédicateurs arrêtés sont condamnés
au supplice du feu ; mais Ja foule force la prison et les délivre.
(Emeute des Maubrulés.)
Cette attitude exaspère le roi d'Espagne. Le conflit existe seu-
lement entre catholiques, à propos de réformés; mais cette ques-
tion de conscience se combine avec un conflit politique.
Philippe soutient le cardinal. Le chef du conseil des finances,
le président du conseil, Marguerite et les seigneurs envoient
Egmont en Espagne demander des concessions : adoucissement
du sort des indigènes ; adoucissement des édits contre les héré-
tiques. Le roi fait encore traîner les choses en longueur. Enfin,
en 1565, arrive un ordre décisif.
2. Cet ordre change la situation ; à la place d'un méconten-
tement contre un ministre, naît une agitation contre le roi ;
il y a des émeutes, des manifestations. Les chefs du mouvement
sont des nobles, mécontents de ce qu'on ne les emploie plus
dans l'armée ou dans l'administration du pays. Beaucoup
sont ruinés ; parmi eux, on rencontre des étrangers (Nassau); les
Murina, fils d'un noble Savoyard, dont le plus jeune, ex-calvi-
niste, est un théologien et un poète. Les révoltés concluent un
compromis et demandent qu'on abolisse l'Inquisition, tout en
se déclarant fidèles sujets du roi ; ils trouvent plusieurs milliers-
LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE
521
d'adhérents. Un parti nalional se forme avec des fonctionnaires,
les corps des villes, le peuple. On court aux armes. Marguerite
n'a aucun moyen de contrainte, elle n'a pas d'armée; aussi prie-
t-elle Philippe décéder et d'abolir l'Inquisition.
La manifestation la plus retentissante est faite par de jeunes
nobles qui entrent armés dans Bruxelles (avril 1566), prennent
pour chef Bréderode, remettent une pétition pour adoucir les
édits et organisent un grand banquet où ils paraissent avec une
besace ; Bréderode boit à la santé des Gueux, qui devient le nom
du parti ; cette explication est d'ailleurs discutée.
Des gens du peuple, calvinistes, manifestent à leur tour ; dans
plusieurs villes (à Anvers surtout), la foule envahit les églises et
détruit les images.
Philippe est exaspéré ; son agent Lorencio lui a déjà donné le
conseil de recourir à la force, mais il veut aussi employer la ruse :
il prend des précautions et prévient le pape.
3. Alors commence la répression: Philippe envoie le ducd'Albe
avec une arme'e espagnole, composée de soldats de profession,
propriétaires de leur grade et la plupart gentilshommes ; ils em-
mènent avec eux valet et femme ; c'est presque un corps d'offi-
ciers (Brantôme, qui les a vus passer, les décrit avec admi-
ration). Comme Philippe n'a pas d'argent, la solde est arriérée.
Arrivée en Belgique, cette armée est logée chez l'habitant.
La résistance est impossible: le prince d'Orange s'éloigne;
beaucoup font comme lui, mais Egmont veut rester. Selon les or-
dres reçus, d'Albe établit des garnisons dans les villes, dresse des
potences et opère en maître, sans écouter Marguerite qui se
retire.
Pour aller plus vite, le duc d'Albe crée une justice expédilive
un Conseil composés douze membres, qui jugeront sans tenir
compte des lois. En fait, les membres eux-mêmes, qui ne sont
pas des légistes, jouent le rôle d'assesseurs ; le duc signe la sen-
tence prononcée par ses hommes de confiance, c'est-à-dire trois
Espagnols, dont Vargas expulsé de son pays pour viol. Albe sa
vante d'opérer en masse, les chefs des seigneurs (Egmont) sont
exécutés: Nassau et Orange essaient de faire une invasion par
Liège, mais ils sont repoussés.
Ayant extirpé l'hérésie, Albe s'attaque aux privilèges politiques:
il promulgue une amnistie (1570), avec des exceptions. Il demande
aux Etats de voler un impôt, accepte un compromis de deux ans,
puis, à l'expiration (1571), ordonne de lever purement et simple-
ment l'impôt. Un édit établit un droit de 20 0/0 sur toute vente
d'immeuble, de 10 0/0 sur les meubles (alcavala).
522
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
L'opposition politique et religieuse a été écrasée ; Topposition
fiscale se dresse plus forte. Les Belges et les Hollandais ont bien
laissé détruire les hérétiques et le parti national ; mais ils ne veu-
lent pas donner aussi facilement leur argent. On ferme des
boutiques, et le duc d'Albe est sur le point de faire pendre quel-
ques marchands quand la révolte éclate.
II. — L'insurrection avait commencé dès l'arrivée de l'armée
(1567). Orânge et Nassau avaient levé des troupes et tenté
une invasion, Nassau en Frise, Orangé -du côté de Liège ; mais,
peu soutenus, ils sont repoussés. Orange se réfugie en Allema-
gne, à Dillenburg ; ses biens sont confisqués, mais il reçoit de
l'argent des villes hollandaises, et, comme prince souverain, il
peut faire la guerre. Les pirates, qui voient là l'occasion de piller
les navires espagnols, se mettent à son service; il nomme un
amiral. Les nobles qui le suivent gardent le nom de parti national
(Gueux de Mer). Ainsi organisés, les révoltés ravagent les côtes,
détruisent les églises et partagent le butin avec le prince d'O-
range. Ils vont s'équiper ou se réfugier dans les ports anglais.
Le gouvernement espagnol se plaint, et Elisabeth, qui avait laissé
faire, défend à ses sujets d'approvisionner les Gueux. Cette déci-
sion produit une conséquence inattendue : la flotté des Gueux
quitte Douvres pour se réfugier en Hollande ; le vent la jette
devant Briel, aux bouches de la Meuse. Les bourgeois de la ville
ouvrent une porte ; les Gueux entrent, pillent, et conservent la
forteresse. Le gouverneur espagnol vient pour la reprendre, mais
un charpentier rompt une écluse et le pays est inondé. Albe n'a
plus assez de soldats, quoique son armée soit excellente. Les ha-
bitants de la côte se révoltent et s'allient au prince d'Orange, qui
agit dès lors comme gouverneur de Hollande, de Zélande, de
Frise, d'Utrecht (il avait déjà eu ce titre, mais avait démissionné
en 1566) On ne se soulève pas encore contre Philippe II, mais
contre le pouvoir illégal du duc d'Albe, qui viole les droits des
provinces, malgré la volonté du roi. Cette fiction durera long-
temps.
Tout en restant sujets de leur roi, les révoltés prennent des
mesures pour réorganiser le gouvernement. Les Etats de Hol-
lande, réunis à Dordrecht, reconnaissent Orange comme lieutenant
(stathouder) et décident de ne payer l'impôt que par la force.
Dans les Pays-Bas wallons, les calvinistes s'adressent à la
France: Louis de Nassau amène une bande de volontaires soudoyés
par le roi Charles IX (Coligny) et s'empare de Mons (mai 1572).
2. La révolte entraîne une invasion : les insurgés du Sud com-
mencent à gagner les villes de Flandre. Mais un revirement se
LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE
523
produit dans la politique française : le roi Charles IX se déclare
contre les huguenots (Saint-Barthélemy). Les volontaires sont
vaincus ; Mons capitule; le mouvement du Sud est écrasé.
Au Nord, les troupes d'Orange, mal exercées, mécontentent les
habitants. L'armée espagnole revient à la charge ; les villes
n'osent pas résister. Ce qui sauve l'insurrection, c'est la conduite
des soldats espagnols ; Naarden, qui se rend, est saccagée. Les
villes voient alors qu'elles ont tout à gagner à résister. Harlem
est assiégée sept mois ; les défenseurs wallons, anglais, allemands
forcent les bourgeois à combattre. Ce siège a été sans précédent :
les Gueux courent sur la glace en patins pour apporter des vi-
vres. Albe dit n'avoir jamais rien vu de pareil. Les Espagnols
sont forcés de rester tout l'hiver sous la tente et meurent en
grand nombre (150.000, dit-on) ; engagés pour combattre, ils ne
veulent exécuter aucun travail. Harlem est enfin réduite par la
famine, et Albe fait tout massacrer (les habitants sont jetés à l'eau
par groupe de deux). Cependant ce siège a produit un effet moral
considérable; il a montré aux insurgés qu'une ville peut résister
aux Espagnols. L'armée d'Albe se désorganise ; les soldats, mal
payés, refusent de monter à l'assaut d'AIkinaar ; tous, même
Tévêque, demandent la paix.
Fatigué partant de difficultés, Philippe rappelle le duc d'Albe
et le remplace par un général d'un caractère plus doux, un Cas-
tillan, don Luis de Requesens : le nouveau gouverneur abolit le
Conseil des Troubles, mais les insurgés ne se soumettent pas.
Leyde résiste, et ses habitants se décident à ouvrir les digues et à
inonder le pays. Chassée par les eaux, harcelée par les ennemis
montés sur des barques, l'armée espagnole recule (1574). Les
insurgés restent maîtres au Nord. La Hollande et la Zélande se
déclarent alors séparées de l'Espagne et cherchent un nouveau
souverain. Les calvinistes réunissent un premier synode.
3. Les provinces du Sud restent soumises ; mais, là encore, l'ar-
mée provoque une révolte. Requesens meurt. Privés de général,
sans solde, les soldats se débandent. L'autorité militaire entre
en conflit avec l'autorité civile. Le Conseil lui-même engage les
Etats à lever des troupes pour résister à l'armée espagnole, qui
pille la citadelle d'Anvers.
Alors les autorités des Pays-Bas méridionaux, soutenues par le
Conseil, arrêtent les partisans de la politique de répression. La
résistance se traduit sous la forme légale d'un accord entre les
délégués des Etats. Pacification de Gand (novembre 1576). Officiel-
lement, c'est un souhait des pouvoirs réguliers contre l'armée.
Les révoltés sont les soldais ; les défenseurs de la loi sont les in-
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
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surgés. Une alliance est conclue entre les Etats pour chasser les
étrangers ; seul, le Limbourg refuse d'y adhérer. Il est bien en-
tendu qu'on ne rompra pas avec le prince légitime.
Philippe n'a pas les moyens d'écraser l'insurrection ; il envoie
aux Pays-Bas son frère naturel, don Juan d'Autriche.
Le nouveau gouverneur a ordre de tout accepter, pourvu que
la religion et l'autorité du roi soient reconnues. Les Etats exigent,
avant tout, qu'il reconnaisse la Pacification d'Anvers et envoient
des troupes au prince d'Orange. Alors don Juan feint d'accepter
ces conditions (Edit perpétuel, février 1577); il rétablit la liberté
des provinces et maintient la religion catholique. En outre, il or-
donne aux soldats étrangers de quitter le pays. Le gouvernement
se désarme. Cependant don Juan demande un délai pour attendre
la flotte avec laquelle il veut aller en Angleterre délivrer Marie
Stuart et l'épouser. Philippe ne veut pas de nouvelles aventures,
et don Juan se retire.
III. — Philippe a renoncé à rétablir son autorité par la force. Les
habitants des Pays-Bas (nobles et Etats) restent maîtres du gou-
vernement ; mais, s'ils sont d'accord pour résister, ils se divisent
sur la question de s'organiser et d'établir la religion.
1. Les pays ont adopté une conduite différente. Les provinces
du Nord sont dominées par les calvinistes. Guillaume d'Orange se
convertit à la nouvelle religion (1575) ; on organise le culte, la
prédication, etc. Les provinces du Sud restent catholiques, sauf
quelques villes où il y a un parti réformé et des réfugiés (surtout
à Gand), que les autorités, surtout les nobles, ne veulent pas
tolérer.
Les seigneurs catholiques, irrités de ce que les Etats appellent
le prince d'Orange au Conseil de Bruxelles, élisent un prince de
leur religion, Malhias, frère de l'empereur. Une rupture se pro-
duit. Une loi établit la liberté du culte. Les révoltés prennent le
nom de Malcontents et appellent un autre prince catholique, le
duc d'Anjou. Les deux partis s'appuient chacun sur l'étranger
il y a un parti d'Anjou, un parti d'Orange, sans compter le parti
espagnol.
2. La rupture devient une séparation officielle. Les Malcontents
catholiques prennent l'initiative d'une ligue (Arras, 6 janvier 1579)
pour maintenir la foi calholique.
Les habitants du Nord (Néerlandais) répondent par la ligue
d'Utrecht, composée d'abord de cinq provinces,pour maintenir la
religion protestante. La nouvelle confédération reste ouverte;
d'autres Etats, d'autres villes, même des pays flamands du Sud
y adhèrent : c'est une union perpétuelle d'Etats indépendants.
LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE
525
Des délégués forment le collège de l'Union. Des conûits violents
s'élèvent : à Anvers, les calvinistes chassent les papistes; à Gand,
un prédicateur soulève le peuple, qui établit un gouvernement
démocratique.
3. Sur les conseils de GranvelIe,Philippe tente de se débarrasser
de Guillaume et promet une récompense à qui le tuera. Les pro-
vinces du Nord répondent en se détachant officiellement de l'Es-
pagne (juillet 1581). Les Etats déposent Philippe. Voici la théorie
politique et juridique : on offre à Guillaume,qui refuse,le titre de
roi, le commandement supérieur pour diriger la guerre. Cette
confédération est l'embryon d'un nouvel Etat : les Provinces
Unies.
Les pays du Sud restent disputés entre Philippe et le duc d'An-
jou, tout en conservant la foi catholique. La séparation est défi-
nitive et officielle avec les provinces calvinistes.
C. D.
Sujets de devoirs
UNIVERSITÉ DE BESANÇON
LICENCE.
Composition française.
I. — Description d'un site vu pendant les vacances.
II. — Compte rendu et appréciation d'une œuvre littéraire
moderne, lue pendant les vacances.
Philosophie.
La liberté peut-elle se démontrer ?
ALLEMAND.
Version.
V. Scheffel, Ekkchard, chap. 24, les 50 premiers vers.
Thème.
A. Daudet, Lettres de mon Moulin, Le Rouge et le Blanc.
Composition.
Frau von Staël und die deutsche Litteratur.
SUJETS DE DEVOIRS
527
GREC.
Thème.
Fénelon, Télémaque, IX (Edition Chassang, p. 163) : « Plus on
a de peuples à gouverner de grands défauts. »
Grammaire.
1° Emplois : a) de où et de {jltj.
b) de où jiTj.
c) de fjLT 4 où.
On traduira les exemples en latin, en ajoutant les observations
que le sujet comporte.
2° Aristophane, Les Oiseaux, vers 1494-1506 : « Oî'fioi... 6'^£Tat »;
syntaxe et classification.
3° Tacite, Germania, XXI : « Statim.... incalescat » ; syntaxe.
*
AGRÉGATION.
Composition française.
Etude sur les lettres de Voltaire insérées au programme*
Thème grec.
La Bruyère, De V Homme (Edition Hachette, p. 325) : « Ce n'est
pas le besoin d'argent ils sont hommes ».
Grammaire.
1° Hérodote, VIII, § 70 : « 'Ere!... à?uXax-ov ».
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
a) Les composés (T à^èXkuy ; leur sens précis.
b) Etymologie de tote, e"tye, xax>iY evat > aTCoXaficpôevTeç.
c) Syntaxe.
2°) Cic. Divin, in Caecilium, XXII, 72 : « A nobis multos
habet.... universa perdamus » ; syntaxe, style, construction.
Le gérant : E. Fromàntin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE d'iMPRÎMBRIB ET DE LIBRAIRIE,
Treizième Année <* Série) N° 29
25 Mai 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : N. FILOZ
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à V Université de Paris.
De Moustier (fin).
Je vous ai dit que le premier voulume des Lettres à Emilie
sur la Mythologie, publié en 1786 et composé des deux premières
parties, était le meilleur. Il est assez particulier — et on s'en
étonne à distance — que de Moustier, qui avait eu un très beau
succès avec ce premier volume avant 1789, ait eu la pensée de
continuer cet ouvrage frivole pendant toutes les terreurs, toutes
les horreurs et tous les frissons de la Révolution. On s'en étonne
à distance, dis-je ; mais, lorsqu'on a vécu à une époque aussi
troublée que celle-là, on sait que ces terribles convulsions n'in-
terrompent guère, je ne dis pas la vie intellectuelle, mais même
la vie de tous les jours. Le bon de Moustier a poursuivi son
ouvrage, sans avoir l'air de s'inquiéter de la Révolution.
Pourtant, il s'en excuse au début de la quatrième partie :
« Quoi ! vous exigez, Emilie,
Qu'au bruit des canons, des tambours,
Je chante encor pour les amours !
Hélas ! pourrai-je, mon amie,
De Flore et du Printemps vous peindre les beaux jours,
Quand le deuil de la mort s'étend sur ma patrie !
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REVUE DUS COURS ET CONFÉRENCES
« Ma muse, couverte du voile de la douleur, cherche eu s^ence,
dans nos forêts profondes et sous nos antres solitaires, un asile
où la Discorde et la Haine n'aient point encore pénétré... Cepen-
dant je vais essayer de reprendre pour vous les pinceaux et la
lyre. Vous le savez, c'est plutôt mon cœur que ma muse qui vous
écrit ; et, s'il est des résolutions qui puissent influer sur l'esprit,
il n'en est point qui doivent influer sur le cœur. L'esprit tient à
l'art, le sentiment à la nature... Or la Nature,
Toujours égale dans son cours,
Sur les cendres des morts, sur les débris des tours,
Sème au printemps les fleurs et la verdure ;
Et, depuis le matin jusqu'au soir de nos jours,
Pour consoler le monde et repeupler la terre,
Elle conserve et régénère
Les vieilles amitiés et les jeunes amours. »
C'est là un de ces passages sérieux et d'une certaine élévation
qu'on est heureux de trouver parfois dans ce poète souvent
puéril.
L'épilogue est, de la même façon, une allusion assez triste aux
choses du temps:
Lorsqu'assis sur les bords de la Seine sanglante,
J'ébauchais ces légers tableaux,
Souvent j'ai senti les pinceaux
S'échapper de ma main tremblante :
Avec tous mes amis je me sentais mourir ;
Le ciel avait au meurtre abandonné la terre.
A l'aspect des bourreaux, le jour semblait pâlir,
Et la vapeur du sang rougissait l'atmosphère...
Un jour, il apprit, avec un ravissement mêlé de mélancolie,
qu'il était lu dans les prisons de la Terreur, et qu'il avait charmé
les tristes loisirs de quelque « Jeune Captive » ; c'est ce qui le
décida à continuer la publication de ses Lettres :
C'est ainsi, mon aimable amie,
Que ces faibles essais verront encor le jour :
J'écris pour les Vertus, les Grâces et l'Amour,
En écrivant pour Emilie.
Je reviens à l'examen très rapide des Lettres à Emilie en leurs
deux derniers tiers.
J'y relève encore quelques madrigaux qui sont très agréables,
celui-ci, par exemple, quia une grâce véritable, presque inaccou-
tumée chez l'auteur. II parle du mariage de Vertumne et de
Pomone : « Ce mariage fut heureux. Vertumne, malgré son carac-
tère changeant, fut toujours fidèle à son épouse. Ils vieillirent
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*
DE MOUSTIICR
531
ainsi dans la constance conjugale, jusqu'au moment où Ver-
lumne, par le moyen d'une recette particulière, rajeunit
Pomone, et se rajeunit avec elle. C'est bien dommage que Ver-
tumne n'ait jamais publié sa recette.
Les époux, revenus à l'âge de vingt ans,
Reprendraient le chemin de la galanterie.
Les femmes, avec leur printemps,
Retrouveraient la fleur de leur coquetterie ;
De là craintes, soupçons, soupirs, éloignements,
Serments toujours nouveaux et toujours infidèles,
Tourments délicieux ! .. Age heureux des amants*
Plus tu fomentes les querelles,
Plus tu donnes de prix aux raccommodemtnts ! »
Le style de ce madrigal dépasse un peu le niveau ordinaire de
noire poète. Au contraire, ce qui suit est tout à fait dans sa ma-
nière : de l'esprit, avec un peu de préciosité : « Les compagnes
d'Echo, touchées de son sort et victimes elles-mêmes de l'amour
qu'elles avaient conçu pour Narcisse, prièrent l'Amour de les
venger de son indifférence.
L'Amour les exauça. Non cet amour aimable
Qui, confondant les senUments
Des cœurs de deux jeunes amants,
Rend leur bonheur inséparable ;
Mais cet amour triste, isolé,
D'orgueil, de sottise gonflé,
Qui rapporte tout à soi-même,
Et, dans le monde entier, ne voit que lui qu'il aime ;
Amour qui suit les orateurs
A la tribune, et va, sur les banquettes,
S'asseoir avec les auditeurs ;
Qui martyrise les coquettes
Et magnétise les auteurs ;
Amour de tout pays, ainsi que de tout âge,
Dont une faible part fut adjugée au sage ,
Et la plus forte dose au sot ;
Amour-propre... Je dis ce mot
Bien bas : car, tel que la finance
Qui s'est débaptisée en prenant le blason,
Cet amour orgueilleux s'offense
Dès qu'on l'appelle par son nom. »
Nous avons là une abstraction personnifiée: la chose est assez
rare chez de Moustier.
Je terminerai cet examen des Lettres sur la Mythologie par deux
morceaux tirés de Psyché. Tous les hommes du temps ont fait
leur Psyché. Quand je dis tous, il est évident que j'exagère, mais
nous en avons trouvé une chez Colardeau, une chez Dorât ; nous
532
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
en trouverons une — un peu lourde — chez Ecouchard-Lebrun.
Deux mythes ont été très chers aux poètes d'alors : Héro et
Léandre,et Psyché. Pour Psyché, je ne leur pardonne pas : quand
des hommes comme La Fontaine, Corneille et Molière se sont
occupés d'un sujet, il devrait être interdit d'y toucher. Pour Héro
et Léandre, je leur abandonne cet aimable épisode de la poésie
grecque décadente. En tout cas, deMoustiera une excuse: dans
des Lettres sur la Mythologie,\\ ne lui était guère possible d'o-
mettre Psyché. Il a une excuse, et il a le bon goût de s'excuser
lui-même : c'est en tremblant et le rouge au front qu'il aborde ce
sujet. Le fragment suivant pourrait être intitulé : L'Amour tel
que se le figure Psyché. Vous connaissez le vieux mythe, si pro-
fond : Eros et Psyché sont mariés ; mais Eros ne doit pas être vu
de Psyché. Comment donc se le représente-t-elle dans les longues
rêveries qui succèdent à ses nuits voluptueuses ?
D'abord sa figure est ovale ;
Des deux côtés une fossette égale,
Quand il sourit, se creuse au-dessus du menton.
Il doit me dévorer, dit-on...
Ah ! pour me dévorer sa bouche est trop mignonne.
Ses cheveux, sur son front, forment une couronne ;
Mais sont-ils noirs ou châtains ? Non ;
Ni l'un ni l'autre : noirs, leur tresse
Serait plus rude, et châtains, plus épaisse.
J'en conclus que le monstre est blond.
11 est blond... De là, je soupçonne
Que, sans doute, il a les yeux bleus ;
Deux grands yeux en amande, ardents, voluptueux,
Qu'un double sourcil brun de son arc environne.
Comme il doit avoir un beau teint I
Comme il a la peau veloutée !
Comme sa poitrine agitée
Exhale, en soupirant, la fraîcheur du matin I
Et sa taille svelte et légère !
Ses pieds pas plus grands que sa main ;
Sa main, celle d'une bergère ;
Et de si jolis petits doigts !
Et son cœur palpitant à peine
Sous un sein d'ivoire ! et sa voix
Aussi douce que son haleine !...
Le joli monstre que voilà !
Vous dont l'amitié me regrette,
Mes compagnes, je vous souhaite
Un monstre tel que celui-là.
C'est pimpant, c'est Pompadour; ce n'est pas du tout mytholo-
gique. Je vous ai prévenus que de Moustier n'avait rien compris
DE MOUSTIER
Ô33
à la grande mythologie ; vous voyez qu'il a traité l'autre bien
gentiment, avec une coquetterie fort aimable.
Et maintenant, comment a-t-il décrit la grande scène, l'impru-
dence de Psyché allumant la lampe fatale pour voir son époux ?
<c Le sein palpitant, Pœil fixe et les bras étendus, d'un pied
craintif elle s'approche du lit nuptial. A chaque pas, la figure
du monstre varie et s'adoucit à ses yeux.
A quinze pas, c'est un jeune chasseur,
Et, si ce n'est Adonis ou Céphale,
Ce doit être leur frère ; à dix pas, c'est leur sœur ;
A huit pas, c'est une vestale ;
A cinq à six pas, tour à tour,
C'est un dieu, c'est une déesse ;
A quatre, c'est Zéphyre ; à trois, c'est la Jeunesse ;
A deux, c'est le Printemps ; et, plus près, c'est l'Amour. »
Il y a là un talent coquet, maniéré, élevé dans les boudoirs et les
ruelles, qui serait allé très haut en un meilleur « milieu », et qui
perce sous tous les vernis et les colifichets de l'époque : ce serait
faire preuve de mauvais goût que de n'être pas accessible à ce
genre de mauvais goût et de ne pas le pardonner.
Ce poète très distingué a un gros défaut, que vous avez déjà
remarqué : c'est celui dans lequel tombe nécessairement quicon-
que traite la mythologie d'une manière spirituelle.
Comme avec irrévérence
Parle des dieux ce maraud !
Ces deux vers d'Amphitryon s'appliquent même aux poètes qui
comprennent sérieusement la mythologie. Rappelez-vous le Sa-
tyre de Victor Hugo. Hugo comprend la mythologie on peut dire
jusqu'en ses profondeurs : le Satyre personnifie à ses yeux les
forces palpitantes de la nature ; son Olympe est d'une grandeur
et d'une majesté incomparables. C'est égal : il ne peut s'empêcher
— lout simplement parce qu'il ne croit pas — de tomber dans le
burlesque :
Le Tonnerre n'y put tenir : il éclata...
Et l'Hiver se tenait les côtes sur le Pôle...
Ce burlesque inévitable a, chez de Moustier, plusieurs nuances :
il va du simple badinage au burlesque proprement dit, en pas-
sant par quelque chose d'intermédiaire, qui est la jolie plaisan-
terie, un peu irrespectueuse mais spirituelle, de Molière dans
Y Amphitryon.
Ce que j'appelle simple badinage se trouve au début de la pre-
mière partie :
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534
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Cybèle, la douairière, assise gravement,
Garde toujours sévèrement
Son sérieux de grand'maman.
Son front est couronné de tours, de chapiteaux,
Et dans sa main sont les trousseaux
Des clefs de tous les vieux châteaux...
Autre exemple de la même nuance ; c'est Apollon qui poursuit
Daphné :
« Cruelle, arrêtez- vous, de grâce !
Je suis le régent du Parnasse,
Le fils naturel de Jupin ;
Je suis poète, médecin,
Je suis chimiste, botaniste,
Je suis peintre, musicien,
Exécutant et symphoniste ;
Je suis danseur, grammairien,
Astrologue, physicien ;
Je suis... » Pour fléchir une belle,
Au lieu de lui parler de soi,
Il est plus adroit, selon moi,
Et plus doux de lui parler d'elle.
Voilà ce que, dans ses moments de gaîté, La Fontaine se serait
permis.
Je passe à ce demi-burlesque qui est un peu déconcertant,
lorsqu'il s'agit de dieux que nous avons appris, chez les anciens,
à trouver sérieux et puissants.
Jupiter a un temple à Dbdone ; et voici comment notre poète
prend les choses :
Sous l'ombrage sacré de ces arbres antiques,
Il est un antre obscur. Jamais les plus beaux jours
N'égayèrent l'horreur de ses sombres contours.
Le voyageur tremblant atlend sous ses portiques
Là sont l'Espoir au front serein,
L'Ambition au front d'airain
Avec la Crainte au front sinistre,
Les Soupçons, l'Intérêt ; enfin,
C/est l'antichambre d'un ministre.
Nous y voilà. Jusque-là, c'était une mythologie froide, des
abstractions personnifiées rappelant celles que Virgile place dans
les Enfers ; puis Tépigramme et l'espèce de pirouette du der-
nier vers nous font tomber dans le burlesque presque burlesque.
Nous y sommes tout à fait dans des passages cojnme celui-ci .
Lorsqu'autrefois les Titans se liguèrent
Pour attaquer Jupin dans son palais des cietfx,
DE MOUSTIER
535
Les généraux qu'ils se donnèrent
N'étaient pas d'un minois, dit-on, fort gracieux :
C'étaient le superbe Encelade,
Qui, pour soutenir l'escalade,
Lançait des rochers monstrueux ;
Le redoutable Briarée,
Armé de cent bras vigoureux ;
Et l'épouvantable Typhée,
Demi-homme, demi-serpent,
Dont le front atteignait le séjour du tonnerre.
Tandis que sa queue, en rampant,
Sous ses replis nombreux faisait trembler la terre.
A l'aspect de ces Messieurs, voilà toutes les déesses tombées en
syncope. Les dieux, au lieu de les secourir, s'esquivent bravement
et courent se cacher en Egypte... » C'est proprement — je ne
mâcherai point l'expression — dégoûtant, et il n'aurait pas fallu
que notre homme écrivît seulement un demi-volume dans ce
goût-là.
Tel est le défaut vers lequel penche et dans lequel tombe sou-
vent, pour son malheur, cet homme d'esprit délicat et distingué.
Je vous ai parlé d'abstractions personnifiées : elles étaient in-
évitables dans un poème sur la mythologie ; ce qui revient à dire
que, quand on traite de la mythologie, on arrive à en faire. Dans
le sixième livre de Y Enéide, il y a certainement des abstractions
personnifiées : le poète ne s'est pas contenté de placer dans son
Enfer les dieux créés avant lui, il en a créé lui-même, par caprice
d'imagination. Curœ, Famés, Egestas m'ont tout l'air de n'avoir
pas existé avant Virgile ; à coup sûr, Mata gaudia mentis sont des
déesses virgiliennes. Je suis remonté à Virgile, et je pourrait
descendre jusqu'à Victor Hugo : c'est lui qui, le premier, a fait une
déesse de la « Déroute, géante à la face effarée », comme le Ca-
moè'nsa fait de la Tempête un géant qui se dresse menaçant
devant les navigateurs. J'ai même noté dans Victor Hugo l'abs-
traction personnifiée avec généalogie ; c'est le type de l'abstrac-
tion personnifiée au xvi e siècle : chez d'Aubigné, la Discorde
a pour père le Courroux et pour mère la Haine ; Hugo dit
quelque part :
Est-ce que de Moustier a donné dans ce défaut ? Rarement.
En voici, pourtant, quelques exemples : « Sur le revers de ce
tissu mystérieux,
La main des tristes Euménides
Avait tracé les noirs Soupçons,
... L'Amour qui le séduit
Est fils de la Lumière et de l'Air de la Nuit.
536
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
La Haine, les Baisers perfides,
Les Vengeances, les Trahisons.
Par de sombres détours, la pale Jalousie,
Se traînant d'un pas chancelant,
A l'Amour infidèle arrachait, en tremblant,
Le masque de l'Hypocrisie. »
Vous avez là de l'abstraction personnifiée et, de plus, dramatisée.
Voici une scène conduite par deux protagonistes, la Vérité et la
Confidence :
Dans un boudoir on s'aime mieux,
Plus intimement on s'accueille,
Rien ne se perd, tout Revient précieux :
Un geste, un mot, un rien, tout se recueille.
Là, vers la fin du jour, la simple Vérité,
Honteuse de paraître nue,
Pour cacher sa rougeur, cherche l'obscurité.
Là, la Confidence ingénue
Rapproche deux amis ; et, si quelque soupir
A l*un des deux se laisse entendre,
Sentez-vous avec quel plaisir
Il devine les pleurs qu'à l'autre il fait répandre ?
A côté de ces défauts, de Moustier a de grands mérites. Souli-
gnons, une dernière fois, une des qualités qui sont chez lui les
plus rares. Ses qualités ordinaires sont l'esprit, la liberté, le joli
tour, l'aisance dans le maniement des histoires mythologiques.
Mais vous vous rappelez qu'il est quelquefois parvenu, lui le
poète coquet et pimpant, à la vraie poésie, à l'expression simple,
unie, pure et très harmonieuse d'un sentiment vrai :
Là, je voudrais passer ma vie ;
Là, je voudrais un jour mourir,
Les yeux fixés sur mon amie.
Là, le nom chéri d'Emilie
Se mêlerait encore à mon dernier soupir.
Là, s'échappant de l'infernale rive,
Au retour du printemps, mon âme fugitive
Reviendrait soupirer. Ainsi, dans les beaux jours,
L'hirondelle franchit le vaste sein de l'onde,
Et, fidèle à son nid, revient, d'un autre monde,
Visiter le berceau de ses jeunes amours.
Ce poète élait digne d'un bon souvenir: il a toute notre sym-
pathie, sinon toute notre admiration.
A. B.
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Les discours judiciaires de Gicéron.
Cours de M. JULES MARTHA,
Pro fesse ur à l'Université de Paris.
Le talent de l'avocat: les exordes.
Dans ma dernière leçon, j'ai essayé de vous représenter, au-
tant que possible avec les textes mêmes de Cieéron, la physio-
nomie générale d'une audience romaine. Nous avons vu ce qu'é-
tait le Forum, dans quelle partie s'élevait le tribunal, comment
élait composé le public qui se tenait autour des barrières de bois
gardées par les viatores, et nous avons recherché ensuite quels
sentiments agitaient successivement les juges, les avocats,
l'accusé. Assistons maintenant, par un effort de pensée, à une
audience, et voyons Cieéron entrant en scène.
Le héraut, dès que l'accusateur a terminé son réquisitoire,
donne la parole au défenseur, comme nous l'avons déjà noté. Le
défenseur se lève. Il se produit tout d'abord un mouvement de
curiosité, puis un silence. Cela est naturel, quand c'est Cieéron qui
doit parler. On est en présence du plus grand avocat romain:
beaucoup, dans la corona, l'ont déjà entendu et disent aux autres
leurs impressions; ils émettent leurs jugements, éloges ou
critiques, si bien que ceux qui ne connaissent pas encore
l'orateur ont, au plus haut degré, le désir de l'entendre. Dans
le tribunal aussi, on voit se dessiner un petit mouvement ana-
logue : on s'apprête à écouter en silence le grand avocat qui
va parler. Cieéron nous donne lui-même la preuve de tout cela,
dans le Brutus et dans le de Oratore. Dans ces deux ouvrages, il
nous dit les dispositions dans lesquelles il entend que soit le pu-
blic, au moment où un grand orateur se lève pour prononcer son
discours. Voici le joli tableau qu'il nous fait, dans le Brutus,
de l'audience, à ce moment précis :
« Je veux qu'à la nouvelle qu'un orateur doit parler, on se hâte
d'occuper les sièges, que le lieu de l'audience se remplisse, que
538
HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES
les greffiers s'empressent d'offrir ou de céder leurs places, que le
concours soit nombreux et les juges attentifs. Quand il se lève
pour parler, je veux que l'assemblée se commande à elle-même
le silence ; je veux des signes d'approbation réitérés, des trans-
ports d'admiration,... en sorte qu'en voyant de loin ce spectacle,
on comprenne que celui qui parle intéresse... » (Brutus, chapitre
LXXX1V.)
Et déjà, il avait dit, au chapitre Livdu même ouvrage :
« On juge de l'habileté d'un musicien par les sons que rendent
les cordes de sa lyre ; de même, on appre'cie le talent de l'orateur
d'après l'impression qu'il ;sait communiquer aux esprits. Un
homme qui se connaît en éloquence n'a souvent besoin, pour éta-
blir son opinion, que de passer et de donner un coup d'œil sans
s'arrêter, sans prêter son attention. Voit-il le juge parler, bâiller,
se lever de sa place, s'informer de l'heure qu'il est...; c'en est
assez. Mais, s'il voit les juges attentifs et les yeux fixés sur celui
qui parle, s'il les voit, ravis en extase, demeurer, pour ainsi dire,
suspendus aux lèvres de l'orateur, comme on voit rester immo-
bile un oiseau enchanté par des sons mélodieux..., il prononcera
hardiment qu'il y a devant ce tribunal un véritable orateur. »
Evidemment, quand Gicéron écrit ces lignes, il ne se les ap-
plique pas à lui-même ; mais ces tableaux sont des souvenirs :
en réalité, Cicéron pense à lui, quand il nous représente ce
public anxieux et curieux, et les sentiments qu'il analyse avec
tant de précision et de finesse dans ces deux passages du Bruius
sont ceux qu'il a ressentis lui-même. Il veut qu'on ait l'impression
dans le public que c'est Roscius qui entre en scèce, quand un
grand orateur se lève pour parler: « Ut, qui haec procul videat, ..
in scena esse Boscium intelligat» (chap. lxxxiv) : or, c'est cette
impression qu'il croyait, au fond de lui-même, avoir provoquée.
Mais ce mouvement d'attente suivi de ce silence, s'il est flat-
teur, est intimidant aussi ; car l'orateur se pose immédiatement
la question suivante : vais-je répondre à ce qu'on attend de moi?
Vais-je satisfaire cette vive curiosité ? Sur ce point, nous avons
encore des textes de Cicéron, et notamment le chapitre xxvi du
premier livre du de Oratore ; c'est Crassus qui parle :
« Vous voulez savoir le fond de ma pensée? Je puis dévoiler
à des amis tels que vous ce que je n'ai jamais voulu découvrir à
personne. L'orateur le plus habile, celui qui s'exprime avec le
plus d'élégance et de facilité, n'est âmes yeux qu'un effronté, s'il
ne tremble en montant à la tribune, et s'il ne tremble encore pen-
dant tout son exorde (nisi timide ad dicendum acceduntet in exor-
dienda oratione perturbantur, paene impudentes videntur » ; mais
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CICÉRON AVOCAT
539
c'est ce qui ne peut manquer d'arriver. En effet, plus un orateur
est habile, plus il connaît les difficultés de l'art, plus il redoute
l'incertitude du succès, plus il craint de ne pas remplir l'attente
des auditeurs (exspectationem hominum pertimescit)... Ceux qui
n'éprouvent aucun embarras montrent une assurance que je
blâme : je voudrais même qu'on la punît. J'ai souvent remarqué
en vous une impression que j'éprouve aussi moi-même en pronon-
çant mon exorde : je sens que je pâlis ; mes idées se confondent,
et je tremble de tous mes membres ( omnibus artubus contremisco) .
Un jour même que je m'étais porté pour accusateur, dans ma pre-
mière jeunesse, je fus si interdit en commençant mon discours
que Q. Maximus, s'apercevant de mon désordre, renvoya la cause
à un autre jour, et c'est un service que je n'oublierai jamais. »
Sans doute, c'est Crassus qui parle. Mais, à travers ses paroles,
on peut aisément deviner le sentiment de Cicéron. L'analyse, si
fine, qu'il fait de cette peur spéciale à l'orateur qui se lève pour
parler, suppose qu'il l'avait lui-même ressentie.
On est d'autant plus autorisé à voir là une confidence de Cicéron,
que nous avons des plaidoyers où Cicéron nous parle positi-
vement de sa timidité et de ses appréhensions. Voyez, par
exemple, le commencement de la Divinatio in Caecilium : Cicéron
oppose le sang-froid, la hardiesse de son adversaire au trouble
qu'il éprouve lui-même. Voyez encore le pro Cluenlio, au chapi-
tre xviu; voici ce qu'il nous déclare avoir ressenti, dans un procès
antérieur, au moment où il allait répondre à l'accusateur, P. Canu-
tius : «Toute son accusation, exposée dans un discours plein de
force et de variété, s'était terminée par une circonstance acca-
blante... Alors, je me levai pour répondre, avec quel embarras,
grands dieux! avec queile inquiétude! avec quelle timidité!
Jamais, il est vrai, je ne parle en public sans éprouver en com-
mençant un trouble involontaire (semper equidem magno c.um
melu incipio d cere): toutes les fois que je prononce un discours,
je crois êlre devant un tribunal qui va juger, non seulement mon
talent, mais encore ma probité et ma délicatesse; et j'appréhende,
à la fois, de paraître avoir promis plus que je ne puis tenir, ce
qui serait une présomption condamnable ; ou ne pas faire tout
ce que je peux, ce qui serait négligence ou perfidie. Mais je ne
fus jamais si déconcerté qu'alors : tout m'alarmait. Si je ne disais
rien, c'en était fait de ma réputation d'orateur; si j'en disais
trop dans une pareille cause, je passais pour le plus effronté des
hommes. »
Voilà qui est probant. Mais, dira-t on, il faut se méfier : peut-
être cette déclaration est-elle une ruse ; peut-être est-ce un lieu
540
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
commun d'avocat que d'avoir l'air aussi embarrassé. L'objection
est juste. Pour prendre un exemple moderne, je citerai Jules
Simon, qui dans sa jeunesse, alors qu'il professait en Sorbonne,
usait de cet artifice : au commencement de son cours, on eût dit
qu'il se mourait ; sa voix était faible, son geste timide, sa parole
presque lente et embarrassée. Puis, peu à peu, devenant maître
de lui-même, se ressaisissant en quelque sorte, il prenait une voix
forte, il faisait des gestes extraordinaires ; sa parole devenait vive
et sûre. Peut-être donc que Cicéron, usant déjà de ce procédé,
exagérait lui aussi sa timidité et ses craintes. Il ne faudrait pas
cependant trop forcer Fobjection. Plutarquenous déclare, en effet,
formellement que Cicéron était timide ; nous savons d'autre part
qu'il fut tout décontenancé, le jour où il devait prononcer son
pro Milone : tout cela nous indique que ses craintes n'étaient pas
absolument artificielles: il éprouvait, cela est certain, quelque
embarras au moment de prendre la parole; mais ce n'était là
qu'un embarras de quelques instants : dès qu'il avait prononcé
deux ou trois phrases, il se ressaisissait et il prononçait alors
tout son discours avec la plus parfaite assurance.
D'après les divisions de la rhétorique, la première partie d'un
plaidoyer s'appelle Yexorde. Nous allons donc étudier d'abord
les exordes des plaidoyers de Cicéron et examiner quels sont les
caractères particuliers qu'ils présentent.
Sur ce point, ses ouvrages de rhétorique ne nous renseignent
guère. Il ne nous y fait point de confidences bien nettes sur la
façon de composer le début d'un discours. Ce qu'il y a de plus
précis et de plus développé se trouve dans le de Oratore
(livre II, chapitre lxxviii et suivants) : « L'exorde, dit-il, doit
toujours être soigné, piquant, nourri de pensées, orné d'expres-
sions justes et heureuses, surtout bien approprié à la cause.
Il est, en effet, comme chargé de donner une idée du reste du
discours ; il lui sert, pour ainsi dire, de recommandation ; il doit
donc charmer d'abord et attirer l'auditeur. » Un peu plus loin:
« Il ne faut point chercher l'exorde dans des circonstances
étrangères ou éloignées, mais le tirer des entrailles mêmes de
la cause... Ainsi tiré du fond même de la défense, il aura plus
de valeur et d'effet ; on verra que non seulement il n'est pas
banal, et également applicable à toute autre cause, mais que
celle qu'on traite est la source unique d'où il découle. »De même,
Cicéron nous dit que l'exorde doit être bien lié au reste du
CICÉRON AVOCAT
541
discours, qu'il doit éveiller la curiosité des juges et du public,
donner une idée générale de la cause entière, la préparer, la
relever, l'ennoblir, etc.. Gomme on voit, toutes ces règles sont
peu de chose, en somme.
Comment faire alors pour sortir de ce vague et découvrir le
procédé qu'a suivi Cicéron dans la composition de ses exordes ?
Dans le de Oralore, Cicéron signale en passant les exordes des
orateurs qui ne les préparent pas, qui ne se demandent pas à
l'avance, dans le silence du cabinet, ce qu'ils diront pour com-
mencer : Philippe, par exemple, arrivait à l'audience sans avoir
rien préparé, et, là, il s'en rapportait à l'inspiration du moment.
Quelquefois, cette inspiration le servait bien; d'autres fois, elle
ne lui fournissait qu'un mauvais thème de développement :
l'exorde alors était manqué et la cause bien compromise.
Il y avait, en second lieu, un système que Cicéron dut suivre un
moment, mais qu'il abandonna bientôt: il consistait à préparer
son exorde à fond, pour les idées et aussi pour les termes ;
puis à l'apprendre ensuite par cœur, afin de triompher avec
certitude du trouble, des embarras du premier moment.
Cicéron ne suit habituellement ni l'un ni l'autre de ces systèmes.
Le premier, qui laisse tout à l'improvisation, a un inconvénient:
le discours de l'accusateur peut ne pas fournir un exorde
intéressant ; un mouvement dans le public peut gêner l'avocat :
d'où des débuts faux, communs, terre à terre, déplaisants. On se
trouve pris de court ; on dit n'importe quoi ; on cherche ses
idées et ses expressions : on n'arrive qu'à faire quelque chose de
mou, de banal, et qui, par surcroît, se présente mal. Or Cicéron
tient pour certain qu'un orateur ne peut réussir qu'en s'im-
posant dès l'exorde. Aussi ne s'abandonne-t-il jamais à l'inspi-
ration du moment.
Suit-il alors le second système, celui qui consiste à écrire en
entier et à apprendre par cœur l'exorde ainsi fait ? Oui, quelque-
fois : l'exorde du pro Quinctio est de ce genre, et il est tellement
travaillé et polissé que Racine l'a parodié dans sa comédie des
Plaideurs. On sent là, vraiment, l'effort d'un jeune avocat, qui
a voulu faire un grand effet au début de son discours.
Cicéron ne tarda pas cependant à voir l'inconvénient qu'il y
avait à trop écrire, comme il avait vu celui qu'il y avait à ne pas
écrire du tout ; il prit alors un système intermédiaire. L'essentiel
pour lui fut d'avoir pénétré le fond de la question, de connaître
la cause dans ses plus menus détails ; de savoir toutes les
ressources qu'elle peut lui fournir pour l'exorde et de profiter
dans cette partie du plaidoyer de tout ce qu'on sait de l'adver-
542
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
saire, du client, des juges, des dispositions de la foule. Sans
doute, il faut préparer aussi par écrit quelques formules, coucher
sur le papier quelques phrases à effet. Mais rien de tout cela ne
doit être mis en ordre, rien de tout cela ne doit être disposé
méthodiquement à l'avance. En adoptant un pareil système,
Gicéron se garait contre tous les accidents fâcheux et il se
réservait assez de liberté pour tirer parti, sur le moment, des
thèmes divers que pouvaient lui fournir les incidents inattendus
de l'audience.
Voilà donc la méthode que préconise et que pratique Gicéron
dans la composition des exordes. Il nous reste à voir à présent
quelles sont les manœuvres dont il aime à user, quelle est la
tactique qu'il suit dans ses débuts de plaidoyers.
A ses yeux; — il l'indique au deuxième livre du de Oratore, —
l'essentiel pour l'avocat défenseur, qui parle, comme on sait,
toujours en second, est de porter son effort du côté le plus
menacé par l'accusateur, et cela dès la première phrase. L'affaire
capitale est donc, pour lui, de distinguer avec sûreté ce point
précis qui se trouve le plus menacé.
Prenons pour exemple lepro Roscio Amerino. L'accusateur, —
cela ressort assez du plaidoyer de Cicéron, — s'est appliqué à
rétrécir et à amoindrir l'affaire : Roscius a tout simplement tué
son père ; là est toute la question ; il n'y a pas autre chose à
examiner ; les jurés n'ont qu'à voter sur une affaire de par-
ricide, c'est-à-dire sur une affaire toute privée.
Que fait Cicéron dans l'exorde ? Il s'applique à grossir la
cause. Pour lui, la question est tout autre que ne le dit l'accusa-
teur. Le jeune Sextus Roscius d'Amérie est accusé par l'homme
d'affaires de Sylla, Chrysogonus, celui-là même qui a dirigé la
vente des biens des proscrits. En accomplissant sa triste besogne,
cet affranchi s'est adjugé tout l'avoir du père de Sextus ; celui-ci
est mort; comme le fils était gênant, on n'a rien trouvé de mieux,
pour s'en débarrasser, que de l'accuser d'avoir tué son père :
« Comme L. Cornélius Chrysogonus s'est emparé sans nul droit
de cette fortune opulente, dit Cicéron, et que la vie de Sextus
semble le gêner dans cette jouissance, il demande que vous
calmiez ses inquiétudes et que vous le délivriez de toute crainte.
Il ne sera jamais tranquille, tant que Sextus vivra : s'il parvient
à le faire condamner et à le faire disparaître, il se flatte de pou-
voir alors dissiper et consumer par le luxe des richesses acquises
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CICÉRON AVOCAT
543
par le crime. Il veut que vous le soulagiez de ce poids qui
l'oppresse et le fatigue jour et nuit, et que vous lui prêtiez
votre secours, pour que cetle horrible proie lui soit assurée. »
(§ 2.) On voit alors combien l'affaire est grosse : elle touche de
près à la politique du jour, et, au fond, c'est tout le système de
Sylla qui est en cause.
Tel est, dans cet exemple, le procédé de Cicéron : en présence
d'un réquisitoire composé tout entier en vue de rétrécir le
procès, il s'attache à remettre les choses au point et à présenter
dans l'exorde, sous une forme insinuante, spirituelle, ironique,
la véritable physionomie de l'affaire.
Voici maintenant un second exemple, où nous allons voir l'ora-
rateur user du même procédé, mais en le retournant. Je veux
parler du pro Cœlio : dans ce plaidoyer, Cicéron prend à tâche de
rétrécir une affaire démesurément grossie par l'accusateur.
Vous connaissez ce discours; c'est un des plus spirituels et
des plus amusants que Cicéron ait jamais écrits. Crelius était un
jeune homme très lancé, qui tenait un rang fort honorable dans
le monde où Ton s'amuse. Il était lié depuis un certain temps
avec Clodia, la sœur de l'ennemi mortel de Cicéron, femme très
connue, dit l'orateur, et d'ailleurs digne de l'être, nobiîis et
nota. Un beau jour, une brouille survint. Les deux amants
se quittent. La belle, pour se venger, fait accuser Cœlius par
quatre accusateurs, — c'est-à-dire quatre admirateurs, — d'avoir
tenté de l'empoisonner : simple affaire de rupture galante, par
conséquent cause, privée, sans grande importance.
Mais les accusateurs l'avaient élargie à plaisir. Pour perdre
Cœlius, ils l'avaient dépeint comme le dernier des derniers : il
avait un père indigne; c'était lui-même un désordonné, un dé-
pensier, un débauché criblé de dettes, un corrupteur de suf-
frages, un caractère violent d'ailleurs, un séditieux qui avait
soulevé des émeutes à Naples et à Rome, un voleur et un
assassin qui avait trempé dans la conjuration de Gatilina pour
échapper à la punition que devaient lui valoir tous ses crimes.
(Cf. sur ce point les premiers chapitres du plaidoyer de Cicéron :
il y énumère, en les discutant et en les réfutant, toutes les
attaques calomnieuses dirigées contre son client.)
Que fait Cicéron, quand son tour arrive de prendre la parole ?
Il se met à rire : quelle affaire! s'écrie-t-il, que d'histoires!
Combien plus simple est la question ! Il ne s'agit en l'espèce ni
d'affaires électorales, ni de mauvaises mœurs, ni de vols, ni de
dettes, ni de conjurations ; il s'agit d'un fait précis, qu'il faut ou
établir, ou réfuter : Cœlius a-t-il voulu faire périr Clodia, s'est-il
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
procuré du poison, a-t-il cherché à se fairé des complices, en a-
t-il trouvé, a-t-il marqué l'instant du crime et, enfin, a-t-il apporté
le poison? Voilà ce qu'il faut examiner, voilà ce qui est en
question. Et alors, dès l'exorde, Cieéron s'évertue à crever le
ballon gonflé par les accusateurs; il s'efforce de donner aux
juges l'impression que ses adversaires ont noirci le portrait de
son client et ont grossi son affaire. Ce n'est ni un criminel, ni
un violent, ni un séditieux, ni un complice de Catilina; c'est tout
simplement, tout bonnement, un amant brouillé avec sa maî-
tresse et accusé par celle-ci d'une tentative d'empoisonnement
imaginaire commise sur elle.
Le procédé consiste donc, cette fois encore, à ramener les
choses au point, mais en les réduisant un peu, contrairement à
ce qu'avait fait l'orateur dans le pro Roscio Amerino.
Examinons à présent le pro Cluentio, qui roule encore sur
une affaire d'empoisonnement. Cluentius est accusé par C. Op-
pianicus fils d'avoir empoisonné Statius Albius Oppianicus, che-
valier romain du municipe de Larinum, en Apulie. L'accusation
était, encore cette fois, un instrument de vengeance ; huit ans
auparavant, en effet, Oppianicus père avait été lui-même con-
damné pour tentative d'empoisonnement, sur une dénonciation
faite par Cluentius.
Dans une pareille affaire, quel serait l'exorde le plus naturel ?
Celui qui consisterait à dire : je vais prouver que l'accusation
portée par Oppianicus fils contre Cluentius est sanslfondement.
Or Cieéron n'adopte pas cette façon de faire. Il compose un
exorde où il n'est, en aucune manière, question de l'affaire d'em-
poisonnement. Il s'agit de la corruption des juges et non d'autre
chose. Pourquoi cela? La raison en est toute simple : c'est que
l'accusateur, dans son réquisitoire, avait porté l'affaire sur ce
terrain. Sachant, en effet, toutes les difficultés qu'il allait avoir
à établir le crime, à prouver le fait, Oppianicus fils avait eu
recours à un détour. Il avait ajouté à son acte d'accusation que
Cluentius, dans le procès antérieur de huit ans dont j'ai déjà
parlé, n'avait obtenu la condamnation d'Oppianicus père qu'en
corrompant les juges. Or, à cette date, c'était là un chef
d'accusation qui pouvait être extrêmement nuisible au client de
Cieéron.
D'abord, l'opinion publique reprochait unanimement à Cluen-
tius la corruption des juges qu'il avait pratiquée sans scrupule
contre Oppianicus père. Plusieurs de ces juges, et en tête, Junius,
leur président, avaient même été traduits devant les tribunaux
et condamnés, sinon pour ce fait, du moins à cause de ce fait(/>ro
CICÉRON AVOCAT
545
Cluentio, chap. xxxiv sqq.). L. Quintius, qui était tribun du peu-
ple, lorsque Oppianicus avait été condamné, avait représenté cet
arrêt comme une infâme prévarication, et cette opinion, depuis
près de huit ans, était enracinée dans tous les esprits. Il était à
craindre qu'elle n'influât sur le tribunal, et, par suite, sur le juge-
ment. Et cela, d'autant plus que, d'après une loi de Sylla, le tri-
bunal établi pour juger le crime de poison connaissait aussi de
la corruption des juges. Bien que Cicéron considère cette
corruption reprochée à son client comme un fait étranger au
procès actuel, quoique la loi obligeât les tribunaux à prononcer
uniquement sur ce qui faisait la matière de l'accusation, malgré
tout cela, dis-je, l'orateur sentait bien que les juges, persuadés
comme tout le monde que Cluentius avait employé son argent à
faire rendre une sentence inique, pouvaient, même à leur insu,
user de leur double compétence et punir comme empoisonneur
celui qu'ils regardaient comme évidemment coupable de corrup-
tion. Les nouveaux juges, choisis en vertu de la loi Aurélia de
683 (le procès a lieu en Tan de Rome 687) parmi les sénateurs, les
chevaliers et les tribuns du trésor, devaient mettre leur amour-
propre à se distinguer par l'honnêteté, — au moins devant le
public et en apparence, — des juges recrutés d'après l'ancien
système ; or, quelle occasion plus éclatante de manifester leur
probité que le procès de Cluentius? La condamner, n'était-ce
pas flétrir les juges d'autrefois, et, du même coup, mettre en
lumière leur propre préoccupation de justice?
Ces réflexions, que Cicéron se faisait en lui-même sans aucun
doute, nous expliquent la nature de son exorde et même le
caractère de tout son plaidoyer. L'orateur emploie soixante
chapitres de son discours à détruire la prévention que les juges
pouvaient avoir contre son client et il n'arrive que vers la
fin au crime d'empoisonnement, dont on n'avait d'ailleurs
apporté aucune preuve solide. Ce qui revient à dire, — comme je
faisais au début, — que Cicéron, dès les premières phrases
de son plaidoyer, porte son effort sur le point le plus menacé
par l'accusateur.
C'est là, peut-on dire, la tactique unique qu'emploie Cicéron
dans ses exordes. J'ai choisi, à dessein, trois exemples caractéris-
tiques. On pourrait en signaler beaucoup d'autres, où il se préoc-
cupe avant tout de remettre les choses au point et de détruire
# #
86
546
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
l'impression générale produite par le réquisitoire sur l'esprit
des juges.
Et c'est même la raison pour laquelle ses exordes sont si diffé-
rents les uns des autres. Dans sa jeunesse, Cicéron, au commen-
cement de ses discours, complimente les juges : il veut s'attirer la
bienveillance du tribunal ; c'est qu'il est encore peu sûr de lui et
qu'il cherche, par tous les moyens, à se concilier la faveur de son
auditoire. Dans l'âge mûr, devenu célèbre, considéré comme le
plus grand avocat de Rome, il fait la part moins belle aux com-
pliments dans ses exordes. En revanche, il les étoffe avec autre
chose : il y présente l'apologie de sa conduite politique, il en fait,
pour ainsi dire, de petits plaidoyers pour lui-même. Or, les exordes
de ses discours de jeunesse ne présentaient pas ce caractère.
C'est qu'alors, il n'était pas encore en butte aux jalousies, aux
inimitiés, aux haines, qui ne cessèrent de le poursuivre au lende-
main de son consulat. Après 63, un avocat qui accusait un ami
personnel ou politique de Cicéron, ne manquait pas de présenter
dans son discours un réquisitoire senti contre Cicéron lui-même.
Mais, alors, celui-ci était obligé de répondre, et c'est ce qu'il
faisait. Considérés, par exemple, le pro Murena,le pro Piancio,\e
pro Sulla : les exordes de ces plaidoyers sont des défenses en
règle que l'avocat présente pour lui, avant de passer à la défense
de son client.
Nous commencerons, la prochaine fois, l'étude des autres
parties du discours, en nous occupant d'abord de ce que les
traités de rhétorique désignent sous le non de « narration ».
G. C.
Le roman français au XVII e siècle.
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur au Collège de France.
Honoré d'Urfé (fin). — « Sylvanire » et Y « Astrée ».
Nous avons déjà pu constater au milieu de quels troubles, de
quelles agitations de toute espèce, a vécu l'auteur de Y Astrée. La
fin de cette étude biographique, qui nous a paru indispensable,
nous amènera une fois de plus à faire cette constatation.
Après la soumission du Forez, Honoré d'Urfé se retire en
Savoie, où il compose son Sirène à la faveur de son repos et de
ses loisirs ; il triomphe d'une maladie dangereuse, voit annuler
en 1598-99 le mariage de son frère Anne avec Diane de Chateau-
morand, et, cette année même, prend part à plusieurs campagnes,
notamment à celle de la Maurienne. Il est homme de guerre en
même temps qu'écrivain et penseur, et cependant, malgré tant
d'occupations fatigantes et absorbantes, il ne néglige point ses
propres affaires. Sa fortune s'accroît, en effet, d'une façon considé-
rable. La Savoysiade, sorte de poème épique destiné à célébrer la
maison de Savoie, est commencé aussi en 1599. Enfin l'année^
1600 nous apporte un événement dès longtemps préparé, le ma-
riage d'Honoré avec l'ancienne femme de son frère, autorisé par
dispense spéciale du souverain Pontife.
Une accalmie semble alors se produire dans l'existence de
d'Urfé. Les nouveaux époux voyagent sans cesse, allant de Virieu
à Châteaumorand, et de Ghâteaumorand à Paris ou à Turin.
Arrêté en 1602 pour des raisons d'ordre politique, d'Urfé est
rendu sans dam à la liberté ; en 1604, nous le trouvons à Lorette ;
et de 1605 à 1610, rentré définitivement en grâce, il fait à Paris,
avec Diane, plusieurs séjours auprès de Sa Majesté. Ses loisirs
sont féconds. Subissant — contrairement à ce qu'on a cru —
l'influence incontestable de la cour de Henri IV, éprise d'a-
ventures romanesques en même temps que de questions de
galanterie et d'amour, il publie en 1607 et 1610 le premier,
puis le second livre de Y Astrée. Après un séjour à Turin (1611),
il revient à Châteaumorand (1612). En son absence, sa demeure
est soudainement attaquée par François de la Guiche, comte
de Saint-Géran, contre lequel il engage successivement plusieurs
procès. L'affaire nous semble aujourd'hui très obscure ; l'abbé
548
REVUE DES COUltS ET CONFERENCES
Reure, dans la revue Diana, a fait néanmoins la lumière sur plus
d'un point, et il résulte de ses recherches qu'en fin de compte
Honoré d'Urfé n'obtint pas satisfaction contre son adversaire.
Il va se battre en Savoie (1616-17), donne en 1619 le III e livre
de YAstrée, reçoit en 1624 la visite de Patru, voit paraître une
partie de la IV e partie de VAstrée,sa,ns son aveu, et publie en 1625
sa charmante Sylvanire. C'est une pastorale en cinq actes et en
vers, agrémentée de chœurs, dont il n'est pas inutile de donner
une analyse rapide. Aglante et Tirinte, deux bergers, aiment la
bergère Sylvanire. Le père de cette dernière, Ménandre, riche et
avare, ne veut l'accorder ni à l'un ni à l'autre. Il veut lui faire
épouser le vieux Théante, le plus laid de tous les bergers des
rives du Lignon. Sylvanire refuse une pareille union, mais dé-
daigne aussi en apparence les deux autres bergers, pour ne s'oc-
cuper que des plaisirs de la chasse. Toutefois, elle ressent une
préférence secrète pour Aglante ; mais elle n'ose lui accorder le
moindre signe de faveur, par honneur ou par modestie. Ici, le
désespoir d'Aglante, et les consolations d'Hylas, ce singulier et
complexe personnage que nous retrouverons dans l'Astrée. —
Aglante se lamente de son côté et songe à se donner la mort. Son
ami Alciron,pour le détourner de ce dessein, lui promet la posses-
sion de Sylvanire s'il veut suivre ses instructions. Il lui confie un
miroir qui, par un effet magique, fait tomber en léthargie pen-
dant quelque temps la personne qui s'y est regardée, mais ne lui
explique point cette propriété merveilleuse. — Tirinte parvient
à y faire mirer Sylvanire. Aussitôt le visage delà jeune fille se
couvre d'une pâleur mortelle. On se rend alors au temple d'Escu-
lape, et une rencontre d'Aglante et de Sylvanire provoque l'aveu
d'un réciproque amour. La scène qui suit est admirable : la ber-
gère va mourir ; elle devient la femme d'Aglante par un mariage
in extremis ; elle meurt et on la conduit à la sépulture.
On conçoit la douleur de Tirinte et surtout sa fureur contre
Alciron; mais il se calme, quand ce dernier lui assure que Sylva-
nire est seulement endormie. Ils se rendent auprès du tombeau,
la jeune fille se réveille, et Tirinte lui déclare son amour. Gris de
Sylvanire, arrivée d'Aglante et de Ménandre, qui revient à ses
premiers desseins et veut forcer sa fille à épouser Théante. Les
druides entrent en scène à ce moment-là ; ils délibèrent, et leur
jugement ratifie et légitime le mariage conclu in extremis entre
Aglante et Sylvanire. Ainsi la bergère aura pour époux celui
qui seul, dit la sentence, « l'avait aimée d'un amour vrai ». Quant
à Tirinte, il est d'abord condamné à mort, et il ne doit la vie qu'à
la belle Fossinde, qui consent à l'épouser.
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■ ' ' « a m i
HONORÉ D'URFÉ
549
L'intrigue est assurément complexe et même un peu embar-
rassée ; néanmoins la pastorale de d'Urfé est d'une lecture
agréable, et il est possible que, transportée au théâtre, elle y
trouve un excellent accueil. — C'est une pièce morale, en général
bien conduite, mais dont les caractères sont un peu mous et insuf-
fisamment dessinés. D'ailleurs Sylvanire est, avant tout,un essai de
rythme nouveau ; elle est plus intéressante peut-être par la forme
que pour le drame ou l'action. De même que dans VAstrée Honoré
d'Urfé avait employé une prose périodique et rythmée, de
même dans sa pastorale il introduit une forme déjà essayée au
xvi e siècle, mais alors dédaignée, en France, le vers libre ou
blanc. Histoire du vers blanc. Très curieuses considérations de
l'auteur de Sylvanire, dans sa préface, sur l'avenir de ce vers.
Arguments tirés du langage de la vie, des exemples italiens, etc.
Le style poétique d'Urfé est au moins curieux ; il est souvent
caressant et harmonieux, toujours délicat et facile :
Injuste Amour, pourquoy si rarement
Unis-tu les desseins
Des fidelles amants ?
Pourquoy, perfide, as-tu tant de plaisir
De voir dedans deux cœurs
Un différent désir ?
Je brusle et meurs d'amour
Pour Fossinde la belle ;
Fossinde aime Tirinte,
Tirinte Sylvanire,
Et Sylvanire, ô Dieux,
Ne daigne voir Tirinte,
Ni Tirinte Fossinde,
Ni Fossinde cruelle
Me regarder, et si je meurs pour elle !
L'abeille ayme les fleurs ;
Mais le cruel Amour
Se repaist de nos pleurs .
Il ayme, le cruel,
De voir languir, souffrir,
Puis à la fin mourir,
Noyé dedans les larmes,
Sans que nulle douleur
Que l'amant puisse avoir
L'esmeuve à la pitié
Qu'il doit avoir de luy.
(Act. II, se. i.)
Ainsi parle le Satyre, qui a le rôle de l'amant dédaigné. A la
scène vin de l'acte lï, il s'approche de Fossinde, qu'il aime ; et
voici les charmants propos qu'ils tiennent chacun de son côté :
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
SATYRE.
Elle veut s'en aller,
Gardons qu'elle n'eschappe,
Jamais occasion
Ne se montra plus belle,
Personne n'est icy :
Amour, à mes desseins
Sois ce coup favorable.
FOSSINDE.
Dieu, voicy le Satyre !
Sois, Diane, à mon ayde.
Avant qu'user avec elle de force
Il nous faut essayer
Celle de la prière,
Les faveurs sont plus douces
Que ces belles npus donnent
De leur bon gré, que celles qu'on ravit
Contre leur volonté...
11 s'approche de moy,
Doy-je fuyr, ou doy-je demeurer ?
Fuyr, il est plus viste :
De demeurer aussi,
Le séjour en ce lieu
N'est pas . peu dangereux :
Ah ! fâcheuse rencontre !
L'idée de représenter Sylvanire (qui ne l'a jamais été) sur une
scène moderne paraîtra moins surprenante, si Ton songe que
bientôt va être jouée à Paris une pastorale de Gabriel d'An-
nunzio. On sait que La Fille de Jorio (la Figlia di Jorio) est la
première tragédie pastorale et rustique de Gabriel d'Annunzio.
Après avoir mis en scène, dans ses autres tragédies, des per-
sonnages d'une éducation intellectuelle raffinée, des artistes,
l'auteur de Y Enfant de Volupté a voulu cette fois présenter
des personnages frustes, primitifs, sauvages un peu, sur qui
pèse la fatalité de l'amour, et c'est en termes émus qu'il dédie
sa pièce : « A la terre d'Abruzzes, à ma mère, à mes sœurs, à
mon frère exilé, à mon père enseveli, à tous mes morts, à toute
ma race entre la montagne et la mer, ce chant du sang ancien est
par moi consacré. » En réalité, il y a trois siècles, l'auteur de
Sylvanire obéissait peut-être à des préoccupations analogues.
Le Forez remplaçait un peu pour lui les Abruzzes.
Quand d'Urfé publia Sylvanire, ses jours étaient comptés. Il se
rendit en Italie, se battit dans les rangs de l'armée de Savoie dont
SATYRE.
FOSSINDE.
HONORÉ D'URFÉ
551
il commandait l'avant-garde, et se blessa grièvement dans une
chute de cheval. On le transporta à Villefranche de Piémont, où
il mourut le 1 er juin 1625. On lui fît de solennelles funérailles. Ses
cendres furent-elles rapportées en Forez ? Nous l'ignorons ; mais
une légende subsiste encore dans ce pays, d'après laquelle le
château de La Bastie renfermerait le tombeau de Céladon.
Nous ne pouvons mieux terminer cette biographie rapide qu'en
citant une lettre de Camus, évéque de Belley, sur Honoré dUrfé,
son ami et son correspondant : « La dernière fois que mes yeux
eurent le plaisir de le voir, il passait en Savoye, et, de là, en la
guerre de Piémont, où il mourut dans une grande charge et
parmi les fonctions militaires. Il me vint de sa grâce dire adieu ;
il désira pour la prospérité de ses armes le bénédiction de son
évéque, et le dernier repas qu'il ait fait en France fut chez nous,
où, parlant de mon Agathonphile et de ma Parthénice, qu'il avait
lu?, disait-il, avec contentement, il ajouta : c'est à cette heure
que je puis dire :
Tétras Astrea reliquit.
Si vous continuez, vous ferez perdre terre à tous mes romans. Je
lui dis que, sous un monarque si juste que celui qui nous com-
mande, nous devions faire de meilleurs présages, et dire plutôt :
Terras Astrea gubernat.
La mémoire de ce seigneur, qui m'est douce fcomme Tépanche-
ment d'un parfum, me sera en éternelle bénédiction. »
Nous consacrerons près de trois leçons à résumer, autant qu'il
est possible, l'admirable roman de VAstrée : travail difficile et
parfois ardu, car VAstrée est une œuvre très étendue et très com-
plexe, dont la trame principale est mêlée à une foule d'épisodes
les plus divers, et où défilent une multitude de personnages ; —
travail intéressant d'autre part, et même captivant, parce que
l'auteur ne se répète jamais et que ses fictions sont remplies
d'allusions aux événements contemporains.
La plupart des scènes de VAstrée ont pour cadre la région du
Forez; les bergers paissent leurs troupeaux sur les bords du
Lignon, et les noms les plus souvent cités sont ceux de la Bastie,
de la Bouteresse, Montverdun, Uzore, Marcilly, Saint-Paul, Chalain ,
Bonlieu, etc., noms désignant des lieux situés dans l'arrondisse-
ment actuel de Montbrison. Il est aisé, avec une carte du pays, —
ce qui est fait, — d'établir l'exacte topographie de VAstrée, et
de suivre les héros dans leurs promenades et leurs voyages.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Remarquons aussi, dès maintenant, que le roman se passe au
v e siècle. D'Urfé a choisi cette époque reculée pour n'avoir pas
à parler du christianisme et éviter toute discussion sur les ques-
tions religieuses. Il se défiait, avec juste raison, des préoccupa-
tions religieuses, et il écartait tout danger en plaçant ses
personnages dans un temps où les druides étaient encore, croyait-
on, les seuls prêtres du Forez. Néanmoins, dans l'exposé des
croyances druidiques, il est possible de relever, çà et là, quelques
allusions aux croyances chrétiennes. Une des plus belles figures
de YAsirée est celle du grand prêtre Adamas (probablement Loys
Papon, dont nous avons déjà parlé), qui préside aux cérémonies
druidiques.
Des bergers mènent une vie tranquille et douce sur les bords
du Lignon. L'amour s'empare de leur àme et les soumet à sa
tyrannie, surtout Céladon, épris tendrement de la bergère
Astrée. « Céladon fut un de ceux qui plus vivement ressentirent
(la tyrannie de l'amour), tellement espris des perfections d' As-
trée, que la haine de leurs parents ne peut Tempescher de se
perdre entièrement en elle. » Ainsi, dès le début, Honoré d'Urfé
nous met en garde pour la lecture de son ouvrage, par une
allusion directe aux événements de sa propre vie, à son amour
pour Diane de Chàteaumorand, dont la famille avait été ennemie
de la sienne, pendant les guerres de religion. Il nous dépeint
ensuite avec exactitude (fait unique dans la littérature de ce
temps-là) le lieu champêtre où sont réunis les bergers : sa
phrase est ample, harmonieuse, colorée, rappelant fréquem-
ment celle de Fauteur de Télémaque. Il est à regretter que ce
style poétique soit quelquefois gâté par le bel esprit, les jeux de
mots et la préciosité.
Céladon, amoureux d'Astrée, attend sa bergère, et, dès qu'il la
voit paraître, il s'empresse de lui souhaiter le bonjour : « Ignorant
son prochain malheur, après avoir choisi pour ses brebis le lieu
plus commode près de celles de sa bergère, il lui vint donner le
bonjour plein de contentement de l'avoir rencontrée ; à quoy elle
respondit et de visage et de parole si froidement, que l'hyver ne
porte point tant de froideurs ny de glaçons. » Etonné, le berger
demande une explication de cette conduite ; on la lui refuse ;il
va se jeter dans le Lignon pour mourir. Astrée s'élance sur sese
traces; mais elle est, elle-même, si émue qu'elle manque de s
noyer et ne doit la vie qu'à l'intervention de plusieurs bergers.
Tous se mettent à la recherche de Céladon : ils ne retrouvent que
son chapeau, et, le croyant mort, se désolent ; on devine la
douleur d'Astrée.
HONORÉ D'URFÉ
553
Or, Céladon est recueilli par trois nymphes: Galatée, Silvie et
Léonide, qui l'emportent à demi noyé dans leur château d'Isoure.
Cependant Aslrée a rencontré Lycidas, le frère de Céladon, et ils
reconnaissent que leur commun malheur a pour cause un simple
malentendu. Astrée renonce à la haine qu'elle n'éprouva jamais
contre Céladon et regagne tristement sa demeure. Suivent des
stances sur la mort du berger Cléon ; puis d'Urfé nous présente un
singulier personnage, Hylas, qui joue un rôle considérable dans
le roman. Nous apprendrons plus tard à le mieux connaître ; mais,
dès maintenant, lisons quelques vers de la Chanson de l Incons-
tant, très propres à le caractériser :
Si l'on me dédaigne, je laisse
La cruelle avec son desdain.
Sans que j'attende au lendemain
De faire nouvelle maîtresse :
C'est erreur de se consumer
A se fayre par force aymer.
Il y a loin, comme on voit, d'Hylas au sincère Céladon ; celui-lfc
dédaigne les femmes, parce qu'il les connaît :
Le plus souvent ces tant discrettes,
Qui vont nos amours méprisant,
Ont au cœur un feu plus cuisant :
Mais les fiâmes en sont secreltes,
Que pour d'autres nous allumons,
Ce pendant que nous les aimons.
Au château d'Isoure, où elles l'ont conduit, les trois nymphes
cherchent à retenir Céladon le plus longtemps possible. Galatée,
qui s'est éprise de lui, voudrait le retenir auprès d'elle : et cette
Galatée ressemble fort à Marguerite de Valois, qui eut en des
circonstances analogues un amour passager pour Honoré d'Urfé*
(Nous examinerons la question de plus près dans la leçon qui sera
consacrée à l'étude des « clefs » de Y Astrée ; nous verrons qu'il
est peut-être possible d'identifier également Léonide et Silvie
avec des personnages historiques.) Les nymphes et leur hôte se
promènent à travers les jardins du château, qui sont magnifique-
ment décrits. On nous y montre la fontaine de Vérité d'Amour,
célèbre par ses enchantements merveilleux, qui « découvre les
trouperies des Amans ». Près de cette fontaine, Galatée, en
attendant Céladon, fait à Léonide l'aveu de son amour. Léonide
s'indigne de voir une nymphe éprise d'un simple berger ; mais
Céladon a de nobles origines, et Ton nous retrace l'histoire de
son père Alcippe, qui est l'histoire vraie d'un des ancêtres
d'Honoré d'Urfé : nouvelle preuve que V Astrée est sans aucun
doute un roman à clefs. R. A.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
L'habitude générale.
L'habitude générale constitue une question très vaste et très
peu étudiée jusqu'à présent. Les questions annoncées à la fin de
la dernière leçon sont très délicates, très subtiles et non suscep-
tibles peut-être d'une solution très nette. Il faut pourtant les
aborder, les esquisser, sans omettre rien d'important. Mais je ne
puis assurer que je pourrais leur apporter des solutions d'une
rigueur qui puisse me satisfaire pleinement.
Il s'agit, d'abord, d'essayer une comparaison entre la géné-
ralité des idées générales et la généralité de l'habitude générale.
Tout le monde est familier avec les idées générales. On sait
qu'il y a des genres, ou classes de tous les degrés, subordonnés
les uns aux autres ou coordonnés entre eux ; on sait que, dans
chaque degré, il y a un nombre indéfini de genres coordonnés;
on sait que, depuis les genres élémentaires jusqu'au genre
suprême, il y a un nombre indéfini de genres. De plus, on sait
qu'un seul et même individu peut être classé dans des genres
différents. C'est ainsi qu'un homme peut être classé parmi les
hêtres de sexe masculin avec d'autres êtres que l'homme, qu'il
appartient de même à l'âge qu'il a et que, cet âge, il peut
l avoir commun avec un animal, un monument, une rue, etc.
Eh ! bien, tel étant le rôle de l'idée générale, qui est clairement
consciente dans l'esprit, on doit dire que la généralité de cette
puissance psychique qui est habitude générale, puissance in-
consciente, pur symbole de l'avenir, idée des chances qu'il y a
qu'un fait arrive plus tard, — que cette généralité a tous les carac-
tères et toutes les propriétés de la généralité des idées générales,
qui ont une nature psychique absolument différente. Les puis-
sances psychiques dont je parle ne sont pas conscientes, tandis
que les idées générales le sont ; ces réserves faites, qui sont très
importantes, et en tant que ces habitudes sont générales, elles
possèdent tous les caractères de la généralité des ide'es géné-
rales.
l'habitude générale
555
Je viens de dire qu'un individu appartient à toutes sortes
de genres. De même, un fait de conscience, tel que la connais-
sance de certain vers, par exemple la connaissance du vers
suivant:
engendre à sa suite une infinité de dispositions diverses, dont une
seule est l'habitude spéciale d'où résultera la répétition exacte du
vers de Racine; car elle entraîne aussi la disposition à répéter le
vers avec des changements, à dire, par exemple :
elle entraîne la disposition à trouver des vers analogues, dont le
commencement et la fin, par exemple, seront idenliques au vers
primitif ; elle entraîne la dispositionàtrouver des vers hexamètres
ayant seulement la même harmonie, c'est-à-dire des vers raci-
niens ; puis fnous montons par une ascension régulière, en su-
bordonnant des puissances générales inférieures à des puissances
générales supérieures), elle entraîne la disposition à trouver des
vers hexamètres quelconques, des vers d'une mesure quelconque,
de la prose qui aura quelque analogie par le sens et la sonorité
avec la poésie racinienne. Le vers cité est la condition suffisante
d'un seul acte, sa reproduction exacte, mais aussi la condition
insuffisante, la condition partielle, de tout acte qui aura avec lui
quelque analogie, condition d'autan t plus partielle et d'autant plus
insuffisante que l'analogie avec lui sera plus faible. C'est ainsi
que, pour faire des vers raciniens, il faudra en posséder beau-
coup, et, pour faire des vers, en général, en posséder davantage
encore empruntés à plusieurs poètes. Plus la puissance est
éloignée de l'acte, moins elle est efficace pour cet acte ; mais la
multiplicité des actes et la quantité propre à chacun d'eux
peuvent compenser la faiblesse de la puissance générale que
chacun d'eux engendre. Si, dans mon passé, j'ai lu, étudié, appris
par cœur beaucoup de vers de poètes ; si, chaque fois, j'ai donné
beaucoup de quantité, c'est-à-dire d'intensité et de durée, à cha-
cun de ces faits de conscience, il en résultera une puissance géné-
rale de poésie. Ce n'est pas à dire que je serai un vrai poète, car
je pourrai bien n'être jamais qu'un versificateur ; mais il n'en sera
pas moins hors de doute que cet apprentissage, cette formation
de l'aptitude est indispensable au poète de talent ou de génie
comme au versificateur, et aussi qu'il est plus facile de créer en
soi une disposition à faire des vers analogues à ceux de Lamartine
ou de Victor Hugo, que de créer en soi la disposition générale à
Le jour n'est pas plus pur que te fond de mon: coeur,
Le jour n'est pas plus clair que le fond de mon âme ;
556
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
faire des vers quelconques, qui est la condition de l'originalité et
par conséquent du génie en poésie.
Nous sommes ainsi conduits à une idée étrangère à la psycho-
logie classique, mais nous la rencontrons ; par conséquent, nous
devons en parler. C'est l'idée de la culture, plus précisément
appelée culture formelle de l'esprit. Il y a toute une école de pé-
dagogues qui soutient qu'il ne faut pas meubler l'esprit de con-
naissances positives qui ne le rendent pas fécond, mais qu'il faut
le cultiver, pour le rendre capable de créer, d'inventer. Telle est
la thèse pédagogique de la culture formelle de l'esprit. Parmi les
pédagogues, les uns soutiennent qu'il faut cultiver l'esprit sans
le meubler, les autres qu'il faut le meubler sans le cultiver. Ce
conflit s'est toujours terminé par des traités de paix, où chacun
des partis abandonna quelques-uns de ses principes, et, dans les
derniers temps, il s'est terminé au détriment, il faut bien l'avouer,
des partisans de la culture formelle. La question est de savoir si
la force de l'esprit se conserve intacte après que l'esprit lui-même
a été farci d'habitudes spéciales. Mais nous allons, tout à l'heure,
retrouver ce conflit. Pour le moment, arrêtons-nous sur l'idée
de la culture formelle. Lorsque les théoriciens de la culture for-
melle soutiennent qu'il faut faire un~ esprit juste, droit, rigou-
reux, capable d'invention et de décision pratiques, ils affirment,
par exemple, avec Napoléon, que l'on forme de tels esprits par
l'étude « du latin et des mathématiques ».
Le latin et les mathématiques forment donc des esprits tels que
les désirait Napoléon, esprits de généraux, de conseillers d'Etat, de
ministres, de préfets. Mais, contre les mathématiques, il y a un
mot de Voltaire (mot égaré dans le Siècle de Louis XIV) : « Les
mathématiques laissent l'esprit où elles le trouvent. » Cela veut
dire qu'elles forment l'esprit mathématique, sans disposer les
forces de l'esprit à s'appliquer dans d'autres domaines. Reste le
latin ; si l'on y joint le grec et les classiques français, on a tous
les éléments de la culture classique d'autrefois. Quelque opinion
qu'ils aient eue sur l'utilité des mathématiques, du grec, des
langues vivantes apprises par la grammaire et les auteurs, les
théoriciens de la culture formelle ont toujours soutenu qu'il fal-
lait exercer l'esprit, quand il est jeune, par des pratiques intel-
lectuelles dont la principale était, quand j'étais écolier, la version
latine; celle-ci, disait-on justement, profite davantage au français
qu'au latin ; bref, qu'il fallait assouplir l'esprit, le remplir d'habi-
tudes d'une grande généralité. Une fois l'esprit ainsi formé, il
peut être très ignorant ; mais l'homme est cultivé, et il n'aura
plus qu'à acquérir les connaissances spéciales au métier ou à
■■■iiiiil
l'habitude générale
557
remploi qu'il veut exercer pour être ouvrier ou employé habile,
officier distingué, administrateur utile, etc., etc.
Celte thèse, on le voit, revient à soutenir qu'il est bon de donner
à l'esprit des habitudes générales et nuisible de lui donner des
habitudes spéciales. L'esprit le plus apte à vivre une vie
d'homme, à rendre de grands services à sa patrie, ce sera, d'après
cette thèse, l'esprit plein d'habitudes générales. Je la rappelle
pour montrer que ridée de l'habitude générale n'est pas une
invention de psychologue, mais une idée très répandue sous
un nom différent.
Mais, dans cette généralité qui peut aller très loin, où doit-on
s'arrêter? Peut-on aller plus loin que la disposition littéraire en
général, par exemple ? Bref, peut-on admettre que l'activité
variée, dans une âme qui se forme, puisse conduire cette àme
jusqu'à une habitude générale, aussi générale que possible, dans
l'ordre théorique et dans l'ordre pratique, à une habitude d'une
indétermination absolue ? Peut-on être apte à tout ? Y a-t-il une
limite à la généralité de l'habitude générale ? — Théoriquement,
nous ne pouvons lui fixer aucune limite, de même que, dans
l'ordre des idées générales, nous sommes amenés à un genre
suprême énoncé par les mots, être ou chose. Mais, en fait, dans
l'ordre des habitudes générales, on ne peut aller aussi loin. La
puissance d'inventer indéterminée, sans modèle directeur qui
fixe le type de l'invention dans l'art, dans la science, dans l'in-
dustrie ou dans l'action, nous ne la connaissons ni en nous ni
chez les autres. Nous ne connaissons pas d'esprit aux aptitudes
universelles. Nous connaissons bien des hommes aux habitudes
spéciales, nombreuses et variées ; mais l'homme capable d'in-
venter en tout genre, nous ne le connaissons pas. On nous
citera Pascal, qui inventa en mathématiques, en physique, en
philosophie, en littérature, en idées ; mais cette faculté d'in-
vention, si générale, si vaste chez lui, avait des limites : il ne fut
ni poète, ni musicien, ni peintre; on ne le connaît même pas
comme amateur en ces matières. Ainsi le génie d'invention le
moins limité que nous connaissions en France avait des limites.
— Mais, dira-t-on, il s'agit là d'une invention qui laisse des
œuvres impérissables ; n'y a-t-il pas des amateurs universels,
capables de toucher à tout d'une façon personnelle ? Non, il n'y
en a pas; même l'habitude générale, qui fait l'amateur distingué,
a des limites. On peut trouver un amateur égalem ent compétent
et habile en musique et en ^peinture ; mais son domaine, déjà
très vaste, n'est que celuftœs beaux-arts; il ne comprend ni
la philosophie ni les mathématiques.
558
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Ainsi l'habitude générale, en fait, n'est jamais l'habitude indé-
terminée. Pour comprendre la formation de cette habitude géné-
rale indéterminée, il faudrait concevoir l'expérience passée dis-
sociée à l'infini jusque dans ses éléments ultimes, remise au creu-
set, réduite en poussière, capable ainsi de fournir des touts ima-
ginés radicalement nouveaux, composés d'éléments empiriques en
nombre indéfini. J'ai cité, pour la commodité du raisonnement,
comme exemple d'imagination novatrice, l'exemple d'un peintre
qui représente au bord d'une rivière le moulin d'une autre rivière.
Il n'y a, dans ce tableau, que deux éléments empiriques. En fait,
dans un*» œuvre de Rubens ou d'Eugène Delacroix, les matériaux
combinés sont bien plus nombreux. Pourrait-on, dans cette voie,
aller jusqu'au nombre infini des matériaux, de telle sorte que la
mise en œuvre de ces matériaux soit tout à fait nouvelle? Cela est
peu compréhensible, parce qu'il y a là un passage à la limite et
que, de tout passage à la limite, il faut se méfier. En fait, l'expé-
rience résiste à la divisibilité infinie. Mémedans les tableaux où il
y a des êtres humains qui volent, même dans les légendes où foi-
sonne l'invraisemblable, l'imagination de l'artiste obéit à des lois
de la nature. Les fragments de l'expérience mis en œuvre par lui
ne sont pas de la poussière d'expérience, mais de gros fragments
d'expérience. La puissance d'inventer n'importe quoi, qui serait
fille du fait passé en général, l'habitude indéterminée, est donc
un concept sans matière que nous devons rejeter de nos esprits.
Bref, à la généralité de l'habitude générale, il y a une limite ; il
n'y a pas de puissance d'invention indéterminée. On invente tou-
jours en respectant les lois de la nature, c'est-à-dire en ne disso-
ciant pas indéfiniment les faits d'expérience, en respectant les
liaisons fondamentales des phénomènes.
J'aborde maintenant une nouvelle question, non moins délicate
que la précédente. Doit-on dire que, dans une même conscience,
l'habitude générale et l'habitude spéciale sont antagonistes? Peut-
on avoir, en même temps, beaucoup de mémoire et beaucoup
d'esprit? Il n'est pas très facile de répondre à une telle question.
Ce qui est certain, c'est que, si vous variez beaucoup votre
activité, soit en imitant votre entourage, soit autrement, vous
prendrez peu d'habitudes spéciales ; mais vos actes variés auront
entre eux quelque analogie, de sorte que, malgré vous, vous
prendrez des habitudes générales. Ainsi l'activité variée engen-
drera des habitudes générales au détriment des habitudes spé-
ciales, et, comme les actes nouveaux, analogues aux anciens, de-
viendront de plus en plus nombreux^iis ne feront que commencer
des habitudes spéciales, qui ne s'enracineront pas. Ainsi, plus on
l'habitude générale
559
s'est répété plus on se répète, et, plus on aura innové, plus on
innove. De tout acte, il reste une puissance de répétition ; mais
plus les actes sont différents, moins les habitudes spéciales sont
fortes ; plus ils sont analogues, sans être identiques, plus se dé-
velopperont les habitudes générales.
De plus, les habitudes générales, conséquences de l'activité
variée, seront tantôt volontaires, tantôt involontaires, quant à
leur origine. On peut, en effet, renoncer à la répétition, au sou-
venir, au savoir proprement dit, employer la volonté à com-
battre les routines, à chercher et trouver des actes nouveaux.
Bref, l'effet peut être mis au service de l'invention. Je sais
qu'il y. a beaucoup d'inventions involontaires, que le génie est
souvent spontané ; mais la volonté mise au service de l'inven-
tion, c'est aussi un fait, et très fréquent.
Quand la volonté est mise au service de l'invention, cela en-
gendre un semblant d'habitude de vouloir, mais cette habitude
de vouloir est une pure illusion. J'ai dit que tout ce qui est effort
échappe à la loi de l'habitude. N'y a-t-il pas, pourrait-on dire,
chez certains hommes, habitude novatrice et jusqu'à une manie
routinière d'inventer ? L'inventeur qui se ruine à inventer n'est-
il pas une sorte de machine à vouloir du nouveau ? C'est là
une simple apparence. L'habitude générale est condition insuf-
fisante de son acte. Tantôt donc l'acte se produira spontané-
ment, quoique insuffisamment préparé par les actes passés ;
tantôt, au contraire, il faudra vouloir le nouveau, qui ne viendra
pas de lui-même à la conscience. Ce sera un problème que
la volonté cherchera à résoudre. Si, à un certain moment, la
volonté vise des buts qui soient nouveaux, elle rencontrera
comme obstacles, dans les fins qu'elle poursuit et dans ses dé-
marches, les habitudes spéciales qui se sont formées dans l'âme
à côté d'elle, si elles sont nombreuses et si elles sont fortes.
Pour que la volonté novatrice soit efficace, il faudra, avant
tout, qu'elle s'applique à combattre les habitudes spéciales,
et elle les combattra en arrêtant leur acte au moment où il
poind dans la conscience. Elle ne laissera ainsi se former
dans l'âme que des habitudes générales. Voilà la principale
action de la volonté en faveur de l'invention : elle la favorise
indirectement, en combattant les répétitions machinales. Si Ton
sait mal ce que l'on sait, si les habitudes spéciales sont faibles,
l'acte conscient sera nouveau, et l'habitude qui en résultera
sera générale. Supposons un ouvrier qui sait mal son métier ;
il travaille quand même, inventant ses actes à mesure, tantôt
ingénieux, tantôt maladroit, et agissant dans les deux cas,
360
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
tantôt spontanément, tantôt par effort. Dans tous les cas, son
a,cte a de la nouveauté, et la condition de cet acte, qu'il
soit de génie, ou de patience, c'est la faiblesse des habitudes
spéciales. Dans une âme de cette sorte, les habitudes générales
seront donc accompagnées et complétées par ce qu'on sera ten-
té d'appeler l'habitude de l'invention volontaire ; mais cette
habitude-là n'est, en réalité, qu'une sorte de reflet de la fai-
blesse des habitudes spéciales. Du moment que les habitudes
spéciales sont faibles, les habitudes générales l'emportent dans
l'âme, et alors les actes sont nouveaux, soit qu'ils résultent
d'heureuses trouvailles sans effort, soit qu'ils exigent un effort
pour les achever. L'effort n'est pas habituel, il est constant,
plus ou moins fort t et il est à la fois excité et dirigé ici ou là
par le besoin. Lorsque nous avons besoin de faire effort dans
un certain sens, l'effort est toujours prêt et se porte où il faut.
Toutes ces considérations tendent à établir qu'il y a antago-
nisme entre les habitudes spéciales et les habitudes générales.
Faut-il donc choisir, au moment de la jeunesse où Ton peut choi-
sir, entre l'invention et la répétition? Ne peut-on concilier les
habitudes générales et les habitudes spéciales? Ne peut-on savoir
beaucoup et garder des facultés d'invention ? Ne peut-on inventer
à l'instar de ses souvenirs sans les répéter? C'est là un problème
pédagogique, qui est aussi un problème de haute psychologie.
Il n'est pas facile de le résoudre, et je ne le résoudrai pas
aujourd'hui. Je me bornerai à signaler un fait qui semble in-
diquer que les mêmes faits de conscience ne peuvent engen-
drer à la fois dans l'âme une double puissance et préparer ainsi,
à la fois leur reproduction exacte par l'habitude spéciale et
leur libre imitation par l'habitude générale. Voici ce fait. Jus-
qu'à l'âge de deux ans, ou à peu près, l'enfant oublie toute
son expérience. Les souvenirs ne commencent qu'au delà. Mais,
pendant ces deux années, l'enfant n'est pas inactif. Toutes
les habitudes fondamentales de l'être humain se forment alors;
l'enfant apprend à marcher, à associer visa et tacta, à localiser
les sons, etc. De toute cette activité, il ne retient aucun fait ;
mais il agit beaucoup et il acquiert toutes les habitudes géné-
rales qui lui permettront de vivre, et de vivre dune vie de plus
en plus indépendante. Si nous croyons que, pendant toute leur
existence, les hommes sont comme les enfants, nous devrons
donc admettre les deux lois suivantes, qui ne sont encore que
des hypothèses : on profite seulement de ce qu'on oublie et
on ne profite pas de ce qu'on retient. Mais l'homme est-il
toujours ainsi ? V. H.
Digitized by
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Brusque interruption des « Provinciales » en 1657.
La correspondance engagée entre Louis de Montalte et le
P. Annat ne semblait pas devoir cesser, dès le 24 mars 1657, avec
la deuxième lettre au Père Confesseur ; elle paraissait devoir
continuer, et les juges du camp s'en faisaient une véritable féte.
Au début de la dix-septième Provinciale, l'auteur se déclare
résolu à unp lutte à outrance. A Rome, en mai 1657, on proférait
au Vatican des menaces bien autrement catégoriques. Un sei-
gneur italien, Brunetti, disait à Piccolomini : « Cela aura des
suites : la dix-huitième n'est rien au prix de ce qui viendra, la
dix-neuvième et la vingtième seront bien autre chose. — L'au-
teur, reprit Piccolomini, est sans doute un homme d'un grand
esprit, mais les Jésuites répondront bien. — Oui, Monseigneur,
à celles-là comme aux autres !» Or la dix-neuvième ne parut
pas, et, si les contemporains en furent étonnés, nous ne devons
pas en être autant surpris.
Plusieurs fois déjà, la correspondance avait été sur le point
d'être interrompue: d'abord après la troisième; puis elle eût cer-
tainement pris fin avec la dixième, si les Jésuites n'avaient pas eu
la malencontreuse idée de répondre et de provoquer les justifica-
tions nécessaires ; elle devait enfin — Pascal le dit en propres
termes — s'arrêter après la seizième. Lisons plutôt les premières
lignes de la dix-septième : « Mon révérend Père, votre procédé
m'avait fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en
repos de part et d'autre, et je m'y étais disposé. Mais vous avez
depuis produit tant d'écrits en peu de temps, qu'il paraît bien
qu'une paix n'est guère assurée, quand elle dépend du silence des
Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera fort avantageuse ;
mais, pour moi, je ne suis pas fâché qu'elle me donne le moyen
de détruire ce reproche ordinaire d'hérésie dont vous remplissez
tous vos livres. » Le passage est obscur; heureusement, des docu-
Professeur à V Université de Paris.
87
562 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
ments contemporains, qui n'ont pas encore été utilisés, permettent
de Téclaircir. « On crut, lit-on dans les Mémoires de Godefroi
Hermant, que Louis de Montalte était condamné secrètement à
un silence perpétuel sur cette matière par des ordres souverains.
Ce fut ce qui donna la liberté au méchant poète Loret de badiner
ainsi, en adressant ces vers au cardinal Mazarin, le 10 décembre -
Enfin le bon Provincial,
Par tes soins, ô grand cardinal,
Ne lira plus aucune lettre,
Puisque tu ne le veux permettre
A ce grand et célèbre auteur
Qu'on peut vraiment nommer docteur
Par ces beaux élans de science
Dont s'affermit la conscience.
Après sa quinzième, pourtant,
Il en écrirait jusqu'à cent,
Et, dessus si belle matière,
La milliade tout entière.
Mais il rend à Sa Majesté,
Par devoir, par humilité,
Une profonde obéissance,
Puisque le veut ton Eminence..
Pourvu que, dessus ces propos,
L'autre parti soit en repos... »
Ainsi exaspéré par la mauvaise foi des Jésuites et du chancelier
Séguier, Pascal allait recommencer la lutte. De là sont nées les
dix-septième et dix-huitième Provinciales et le beau fragment
qui devait servir d'exorde à la dix-neuvième. Une série com-
mençait donc qui pouvait aller bien loin ? Mais non; c'était fini et
bien fini.
Quelles pouvaient être les raisons d'une pareille désertion ?
Peut-on croire que Pascal se soit arrêté, parce qu'il était fatigué
après quinze mois de lutte, ou parce qu'il était terrassé de nou-
veau par l'affreuse maladie qui l'obligeait, pour marcher, à se
servir de potences? A-t-il été, enfin, intimidé par les menaces? —
Fatigué? Nous verrons qu'il ne Tétait guère. Sa santé ? Mais elle
n'avait jamais été meilleure : les années 1656 et 1657 sont même
les seules qui lui aient laissé un peu de répit. Animé des senti-
ments d'ascétisme que vous lui connaissez, Pascal dut se dire que
la Providence avait endormi sa douleur, qu'elle lui rendait provi-
soirement la santé pour lui permettre de combattre le bon combat.
Quant à la peur, c'est un sentiment que Pascal ne connut jamais.
Les raisons qui l'amenèrent à cesser la publication des Provin-
ciales lui font le plus grand honneur : les unes sont purement
politiques ; les autres ont un caractère essentiellement religieux.
Digitized by
LES « PKOVINCULES ))
565
Parmi les premières, citons la lassitude, la pusillanimité de
quelques-uns, du doux Nicole, sans doute. Quelques amis de Pasca
regardaient ses écrits comme inutiles et capables d'irriter la cour ;
ils faisaient valoir auprès de lui les difficultés matérielles, la sur-
veillance de la police, l'incarcération des libraires soupçonnés, ce
fait que Baudry d'Asson de Saint-Gilles était contraint de se mon-
trer très prudent.
Mais voici autre chose. Des négociations très secrètes avaient
été commencées en avril 1657 et terminées en août de la même
année, pour tâcher d'amener une trêve, sinon une réconciliation,
entre Port-Royal et les Jésuites. C'est là un fait très peu connu, que
mettent en lumière les mémoires contemporains. L'archevêque
de Rouen, Harlay de Champvallon, s'aboucha avec Dugué de
Bagnols, et tous deux se concertèrent à Pinsu des Jésuites. Ils
imaginèrent l'expédient du silence respectueux sur l'attribution
à l'évêque dTpres des cinq fameuses propositions. Saint Vincent
de Paul fut sondé et adhéra de suite au projet de pacification ;
Fouquet s'y montra très favorable ; le nonce du pape, d'abord
hostile, fut bientôt ramené à de meilleurs sentiments. On eut une
entrevue avec Mazarin, qui comptait beaucoup sur l'esprit de
conciliation des Messieurs de Port-Royal. Mais, tout à coup,
Dugué de Bagnols, l'ami dévoué des Jansénistes, mourut le 15
mai 1657, à l'âge de quarante et un ans. Les négociations lan-
guirent, puis s'arrêtèrent. Il n'y eut pas de trêve ; mais vous
pensez bien que, durant ces cinq mois de négociations, Pascal
devait se tenir sur la plus grande réserve.
Il est d'autres raisons, plus sérieuses encore : au premier rang,
des scrupules de conscience. N'oublions pas notre définition des
Provinciales : c'est l'œuvre d'un pamphlétaire. Le pamphlétaire
n'était pas un homme du monde qui se venge coûte que coûte,
qui agit en franc païen, comme feront Molière ou Voltaire acca-
blant Boursault ou Fréron. Si Pascal combat, c'est, comme dira
Racine en parlant de Joad, avec un fer sacré ; il raille ses adver-
saires, les couvre de ridicule et s'y croit autorisé par l'Ecriture
sainte et les Pères de l'Eglise. On lui reproche d'être un railleur,
il se justifie pleinement (voir la onzième Provinciale) \ mais, aussi-
tôt, il change de ton et substitue l'indignation émue à la plaisan-
terie légère. Or, après ces dix-huit lettres, il avait triomphé sur
toute la ligne; la démonstration entreprise par ce géomètre était
terminée. Aller plus loin, était-ce bien conforme à l'esprit du
christianisme ? Il n'avait pas manqué de sincérité, mais n'allait-il
pas manquer de charité ? Montalte, aux approches de la commu-
nion pascale de 1657, — Pâques était le 27 mars, — pourrait bien
564
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
s'être pôsé cette question et l'avoir posée à son directeur Singlin.
Vous savez que Pascal portait, cousu dans son pourpoint, un
mémorial dont les dernières lignes étaient: « Soumission absolue
à Jésus-Christ, et à mon directeur.» Or Singlin prêchait sans
cesse la charité, l'amour des ennemis, la nécessité de défendre
la vérité avec l'esprit de paix. On peut être sûr que Singlin, qui
n'était pas un littérateur, désapprouvait les procédés littéraires
du pamphlétaire.
Ce n'est pas tout. La mère Angélique, qui voyait avec une séré-
nité absolue approcher la persécution, n'approuvait pas les Pro-
vinciales. Elle écrivait, en novembre 1657: « Un bon serviteur de
Dieu, des défenseurs de la vérité, a écrit à M. Dastin qu'il lui était
venu en pensée que nous n'avions pas assez de charité pour nos
adversaires, et que, plus il considère le malheur où leur opinià^
trfeté et leur fureur les met, qui leur fait faire tant d'injustices et
de mensonges, plus, dit-il, il les voit misérables. Il croit,
dit-il, que notre pitié et charité n'est point assez grande pour
eux, et que, jusqu'à cette heure, on s'est plus empressé à les
combatlre par la doctrine et à les combattre par autorité que
par la charité ; que nous devions donc, à présent, changer tous
nos efforts dans la prière et la compassion, importunant sans
cesse Notre-Seigneur d'en avoir pitié, et que sa divine grâce
- détruise l'opposition qu'ils ont à la croire, ce qui nous a semblé
très bon ; de sorte que, par l'avis de no3 Mères, nous avons
commencé une neuvaine à la Sainte-Epine, aujourd'hui, pour
tous nos adversaires, à laquelle nous disons 0 Corona mi-
randa, etc., et l'oraison, avec celle pour les ennemis et men-
teurs. Après, on dit Ad le levavi. J'ai cru, ma très chère Mère,
que vous l'approuveriez, et j'ai exhorté nos sœurs d'y joindre
dfes mortifications, ce qu'elles ont accepté de bon cœur. »
Enfin Pascal n'était pas sans lire les réponses si plates et si mal
tournées des Jésuites, et il put y trouver, au milieu du fatras des
insanités et des grossièretés, quelques observations utiles. Dans la
Réponse générale à V auteur des Lettres qui se publient depuis quel-
que temps contre la doctrine des Jésuites, par le Prieur de Sainte
Foy, qui n'est autre que le P. Morel, Pascal est traité de fourbe
grassement payé, de bouffon qui proteste de sa sériosité ; l'auteur
Lui parle de son galimatias et souhaite que sa main droite devienne
percluse ; ses lettres ne sont qu'un papier enfumé et noir,
elles réjouissent les hérétiques et les libertins... Au milieu de ce
torrent d'injures, onpeutlire ce qui suit; « Saint Augustin écrivit,
un jour, à un homme qui usait très mal de son esprit : Pourquoi
d'un vase qui pouvait contenir de si précieuses richesses faites-
LKS « PROVINCIALES »
565
vous un vase qui ne contient que des choses que Dieu n'y verse
pas ?... J'ose vous faire la même demande, parce qu'à peu près
vous avez les mêmes qualités que ce ménager. D'où peut venir
que Dieu, en la distribution des biens dont il peut tirer du service
eUes hommes de l'estime, ne vous ayant pas mal partagé, vous
faites servir ce que vous avez reçu au dérèglement de vos pas-
sions ?... Pourquoi donc usez-vous de la p3rt que vous avez aux
dons du ciel, comme si vous cherchiez de vous en faire priver, au
lieu d'en user si bien que vous la voyiez tous les jours croître ?...
Pour arriver à ce bonheur, il faut se résoudre à donner désor-
mais à vos travaux d'autres objets que les querelles et les désor-
dres qui en sont inséparables... C'est le souhait que je fais pour
vous qu'après une sincère et constante réconciliation avec les
Jésuites, vous tourniez votre plume contre les restes de l'hérésie,
les langues impies et libertines, et les autres corruptions du
siècle.. Désavouez le parti janséniste par quelque bel ouvrage à
l'exemple de saint Augustin. » Nous verrons Pascal faire son
profit de ces observations: peut-être est-ce là la première idée de
son apologie du christianisme.
Pascal avait encore d'autres- raisons de ne plus écraser les Jé-
suites en s'adressant à des particuliers ou à une congrégation
tout entière. En attaquant la morale relâchée, il avait sonné le
tocsin des incendies, et son appel avait été entendu ; de tous les
points de l'Eglise, on venait au secours : d'abord les membres du
clergé du second ordre, les curés de Rouen, de Paris, d'Amiens ;
puis lesévêques, soit dispersés, dans leurs diocèses, au moyen de
censures et de mandements, soit réunis en assemblées générales.
Les prédicateurs tonnaient en chaire contre les casuistes. Godeau
même, évêque et poète, fulminait un : mandement contre la
morale facile et composait sur ce sujet un poème d'une faiblesse
désolante. L'autorité agissait avec vigueur ; il n'était plus besoin
du secours d'un simple laïque. Aussi verrons-nous le grand pam-
phlétaire devenir un modeste rédacteur des factums adressés à
l'assemblée du clergé. Voilà pour la morale.
Mais la question doctrinale n'était pas moins importante à ses
yeux. Durant l'armistice, le silence était de rigueur; mais, après la
rupture des négociations, en août, pourquoi Pascal n'a-t-il pas
repris la lutte ? Est-ce que le clergé prenait en main la cause de
saint Augustin? Aux yeux de Pascal désolé, ce fut tout le contraire
qui arriva. Les députés du clergé, à de très rares éxceptions près,
étaient des lâches ou des vendus. Le chancelier Séguier jouait un
triste rôle: il avait suivi attentivement les débats en Sorbonne et
il était secrètement de l'avis des docteurs qui se retirèrent pour
566
BEVUE DES COURS ET CONFÉKEMCES
ne pas condamner Arnauld. Il avait été assez maladroit pour dire,
un jour, en pleine séance ; « Le roi a intérêt à ce que les cinq
propositions soient dans Jansénius. » Ayant compris son impru-
dence, il avait, à la séance suivante, essayé de raccommoder les
choses ; mais il n'avait pu que bredouiller piteusement. Un autre
jour, Tévêque de Chartres, Lescot, affirmait que les propositions
se trouvaient textuellement dans VAugustinus^ et qu'il se char-
geait de les montrer s'il avait là un Jansénius. Or Feydeau, qu*
raconte cette anecdote, en avait un sous son manteau ; il se pré-
parait à le présenter, mais Séguier crut devoir empêcher pareil
scandale et enjoignit à Feydeau de laisser ce volume encombrant
d9.ns sa bibliothèque.
Il n'y avait donc rien à espérer, et Pascal se disait que la vérité
n'avait plus de défenseurs; mais Pascal n'était pas un homme
comme les autres. Il croyait comme à l'Evangile à la réalité du
miracle de la sainte Epine : « Si le Pascal des Provinciales . passe
sans plus tarder au Pascal des Pensées, ce fut à l'occasion de cette
affaire, qui nous répugne si fort aujourd'hui. » Ainsi parle Sainte-
Beuve, qui nie le miracle et tâche de l'expliquer par des moyens
psychologiques et physiologiques. Ernest Havet glisse très
rapidement, silencieux comme Conrart. Qui veut étudier cette
question trouvera le contre dans les Mémoires de Rapin, dans l'o-
puscule d'Annat intitulé le Rabat-Joie des Jansénistes et surtout
dans le tome III du Port-Royal de Sainte-Beuve. Le pour est soute-
nu dans les papiers du temps, dans les Mémoires de Godefroi Her-
mant et les histoires de Port-Royal, en particulier dans l'admi-
rable Abrégé de Racine (1695). Ce miracle aurait eu lieu le 24
mars 1656, entre la cinquième et la sixième Provinciale. D'ailleurs,
ce ne fut pas un fait isolé : il y en eut huit ou dix autres, et Sainte-
Beuve dit quatre-vingts. Faits singuliers, qui sont de nature à
intéresser les partisans delà suggestion : la sainte Epine ne gué-
rissait qu'à Port- Royal. Autre fait, qui fait songer à la rivalité entre
la maison qui est au coin du quai et celle qui n'y est pas : un jeu-
ne Chartreux fut guéri en décembre d'une fistule lacrymale analo-
gue à celle de la petite Périer ; mais les Chartreux furent très mé-
contents, car la sainte Epine qu'ils avaient chez eux était restée
sans effet ; ils se refusèrent à toute espèce de constatation offi-
cielle. La sœur de Mazarin était à toute extrémité, en janvier 1657.
Le premier ministre aimait tendrement ses sœurs, — il a assez
joliment casé ses nièces pour que la preuve n'en soit plus à faire.
Il eut donc recours à Port- Royal, mais sans oser risquer une démar-
che officielle : il fit simplement demander des prières. Les Jésui-
tes affolés firent des contre-prières, et la sœur de Mazarin mourut.
LES « PROVINCIALES »
567
Miraculeuse ou non, la guérison de la petite Périer amena
Pascal à composer une apologie du christianisme et ralentit la
persécution des Jésuites contre Port-Royal. Grâce à elle, des
négociations furent possibles, et, dans la suite, des considérations
morales et religieuses décidèrent Pascal à ne pas rompre son
silence.
Mais notons qu'il ne regrettait rien, qu'il ne rétracta rien : il
crut toujours qu'il avait eu, au moins, le mérite de signaler au
public l'existence de « fontaines empoisonnées ». Peu de temps
avant sa mort, il déclara que, s'il avait à refaire les Provinciales,
il les ferait encore plus fortes. Il parlait ainsi, sans doute, de la
partie morale ; mais soyez sûrs qu'il avait le même avis sur la
question dogmatique et doctrinale.
Nous nous sommes déjà expliqué sur les sentiments des Jansé-
nistes ou, comme ils s'appelaient eux-mêmes, des Augustiniens.
Nous avons vu que, jusqu'à Molina, il n'y avait eu aucune dispute
sur la question de la grâce : le Pélagianisme et le semi-Pélagia-
nisme avaient été foudroyés par saint Augustin ; toute l'Eglise
était augustinienne. A. la suite du livre de Molina sur la Con-
corde du libre arbitre et de la grâce, s'étaient dressées en face de
Molina une école espagnole et une école flamande. Si Jansénius
était attaqué avec tant de fureur, c'est que son Augustinus atta-
quait Molina d'une façon plus terrible que les bulles préparées
par Clément VIII et Paul V. On a de Jansénius d'autres ouvrages,
comme le très savant Commentaire sur le Penlateuque et les qua-
tre Evangiles ; pas un mot n'en a été jugé repréhensible. Jan-
sénius était si peu du tempérament de Luther et de Calvin que,
par trois fois, il soumit son Augustinus au pape considéré comme
docteur particulier, que l'ultramontanisme de Jansénius croyait
infaillible. C'est comme adversaire de Molina que Jansénius fut
condamné : les cinq propositions étaient la contre-partie des
propositions moiinistes.
Quant à Pascal, jusqu'en 1654, c'est un chrétien plus ou moins
fervent, ce n'est pas le moins du monde un sectaire. En 1654,
Pascal retrouve Y Augustinus, comme il avait retrouvé jadis les
trente-deux propositions d'Euclide : dès lors, il est partisan de la
grâce efficace par elle-même, de la prédestination gratuite, qui
pourtant ne détruit pas la liberté. Voilà en quoi consiste le
Jansénisme de Pascal.
A. B.
A
Histoire générale des temps modernes.
Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS,
Professeur à V Université de Paris.
Histoire de la France de 1559 à 1580.
Nous avons étudié, dans notre dernière conférence, l'histoire des
Pays-Bas, durant les guerres de religion et jusqu'à la grande crise
internationale, c'est-à-dire jusqu'à 1580. Nous allons examiner,
aujourd'hui, la situation de la France durant la même période.
Les sources sont bien moins connues pour la France que pour
les Pays-Bas : nous avons toujours la bibliographie de Monod et
celle de Mariéjol (Histoire générale).
Depuis longtemps, on publie un grand nombre de Mémoires,
dont quelques-uns ont été écrits par d'autres que le prétendu
auteur : Collection Michaud, qui a surtout servi aux romanciers ;
elle est, d'ailleurs, pleine d'inexactitudes et de gasconnades. Il en
est de même des grandes histoires (La Planche, d'Aubigné), dont
on ne peut faire usage qu'en les contrôlant par d'autres rensei-
gnements. Le seul ouvrage de cette époque qui soit assez exact
est celui de La Noue : Discours militaires, parce qu'il ne contient
que des faits généraux.
Parmi les anciennes publications, les plus utiles sont les re-
cueils ou les livres qui en contiennent (Cf. Histoire générale, V) :
Condé, Guise, la Ligue). Pour les documents officiels, nous avons
Mayer : Etats généraux, et Isambert : Anciennes lois françaises.
Pour les documents confidentiels, écrits au jour le jour, le
travail de critique est peu avancé : Collection de lettres de sou-
verains et d'ambassadeurs. Nous en trouverons beaucoup à la
Bibliothèque nationale et aux Archives. Pour l'histoire des pro-
vinces, on peut consulter les registres des délibérations des villes;
mais, de là encore, on a surtout tiré des monographies fragmen-
taires. Il y a très peu de recueils d'ensemble sur Charles IX et
Henri III ; nous possédons les principales lettres de Catherine
de Médicis, et des recueils sur Henri IV. (Archives du Poitou, de
la Gironde, de Venise, States Papers.)
LA FRANCE DE 1559 A 1580
569
L'histoire de cette période a passionné les romantiques et les
écrivains religieux des deux partis. Mais, si les monographies
sont nombreuses, elles manquent de critique. Il y a beaucoup
d'histoires locales.
Nous nous trouvons, en outre, en présence d'une quantité
énorme d'épisodes, popularisés par les mémoires et les romans,
épisodes qui nous donnent une idée très pittoresque de la vie
d'alors. Je me garderai de subir cette influence, et je me
contenterai de vous exposer : 1° les conditions où se trouvent
placés la société et le gouvernement ; 2° la formation du parti cal-
viniste ; 3° la lutte entre les partis et le gouvernement ; 4° la série
de scissions, qui, dans le parti catholique, sont venues encore
compliquer la situation.
I. — 1° Il faut, avant tout, nous représenter la population
française de cette époque. Ce n'est pas une nation industrielle :
presque tous les artisans ne travaillent que pour la consomma-
tion. La marine est à peu près nulle. Il n'y a pas davantage de
grand commerce. La grande majorité des Français est formée de
paysans, de propriétaires et de fonctionnaires. Les villes sont nom-
breuses, mais très petites. Si nous voulons analyser la société
urbaine, nous trouvons d'abord des artisans et des petits com-
merçants. Les bourgeois, propriétaires ou gens de robe, forment
la classe supérieure. Les villes ont, depuis longtemps, cessé de
se gouverner.
La société reste aristocratique, dominée par le clergé et sur-
tout par la noblesse. Le haut clergé est très riche ; les prélats,
tous grands seigneurs, dépendent du roi qui les nomme ; ils
se réunissent en assemblée pour les subsides, mais ne consti-
tuent pas un véritable corps. Le bas clergé est très dépendant ;
mais les moines sont en grand nombre dans les villes, et les curés
possèdent une certaine influence. Us ont beaucoup hésité, dans
leurs opinions, jusqu'au concile.
La classe la plus puissante est formée par les nobles (seigneurs
et gentilshommes), qui possèdent une grande partie des pro-
priétés rurales, des châteaux encore fortifiés ; ils ont un certain
nombre de tenanciers, et parviennent seuls aux emplois de cour
ou de guerre (gouverneurs de provinces qui viennent d'être
créés, capitaines de place). Les nobles constituent seuls les com-
pagnies régulières de cavalerie, c'est-à-dire de l'arme dominante
(gendarmes et chevau-légers). Beaucoup de nobles ont fait les
guerres de Henri II et viennent d'être licenciés.
Cette classe -est donc une force, ou plutôt la seule force maté»
rielle dans Ja société.
570
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
2° Le gouvernement est une monarchie absolue. Le roi est le
maître incontesté et obéi de tous ; il exerce un pouvoir arbi-
traire et sans contrôle, peut tout décider selon son bon plaisir:
impôts, lois, affaires religieuses. Il réunit à sa cour tous les sei-
gneurs, nomme et révoque tous les gouverneurs, appelle au
Conseil n'importe qui, parents ou favoris.
Mais cette autorité absolue est encore personnelle. Le roi n'est
obéi qu'à la condition de donner les ordres lui-même. On ne
conçoit pas encore une royauté abstraite. Si le roi abandonne le
pouvoir à un favori, les autres grands personnages ne veulent
plus obéir et déclarent que le souverain est prisonnier. Tout le
régime dépend d'une seule personne. François I er et Henri II
étant parvenus au trône, à l'âge d'homme, nul n'a songé à leur
résister. Mais, après 1559, nous trouvons une série de rois enfants
ou indolents: les trois fils de Henri II abandonnent l'autorité
à un autre. Alors commencent les rivalités entre grands sei-
gneurs, rivalités d'où vont naître des partis politiques ; nous
avons ainsi, simultanément, les proches parents du roi, très
peu nombreux (surtout la reine Catherine et ses autres fils) ; les
princes du sang, parents très éloignés mais héritiers éventuels,
puisque la branche des Valois va s'éteindre : les Bourbons (An-
toine, époux de la reine de Navarre, le cardinal, le prince de
Condé). Ensuite nous- rencontrons les Guises, princes étrangers,
fils d'un cadet de Lorraine, mais qui ont l'avantage d'être bien
en cour et, en plus, oncles de la reine Marie Stuart. Les Mont-
morency, dont l'un, Anne, a été connétable, et favori de deux
rois ; à côté de lui paraissent ses quatre fils et ses trois neveux,
tous grands officiers (d'Andelol, Coligny, Châtillon). La direc-
tion politique dépend donc de celui qui exerce le pouvoir à la
place du roi.
3<> Les rivalités entre grands deviennent importantes, parce
que les partis appellent à leur aide deux sortes de mécontents :
1° les mécontents religieux : les doctrines calvinistes ont com-
mencé à se répandre, même durant les persécutions, surtout
dans les villes et parmi les nobles; les réformés n'ont pas essayé
de se révolter, ils n'ont opposé qu'une résistance passive ; 2° mais
les mécontents les plus actifs sont les gentilshommes enrôlés du-
rant les guerres et qui, maintenant, se trouvent sans emplois, la
plupart sans ressources.
II. — Les guerres religieuses ne commencent pas immédiate-
ment après la mort de Henri II. Pendant trois ans, les mécontents
se groupent et arrivent à constituer un parti religieux, décidé à
se défendre par les armes.
LA FRANCE DE 1559 A 1580
571
l°Il ne semble d'abord pas, que, parmi le personnel dirigeant,
il y ait eu un changement notable. Le même régime paraît con-
tinuer. François II est majeur, mais trop jeune ; il se laisse
dominer par sa femme et ses oncles. Les deux Guises gouvernent
en rivalité avec les Bourbons ; ils essaient de maintenir le régime
d'interdiction absolue et de persécution contre les hérétiques (Du
Bourg est brûlé) ; mais ils se créent beaucoup d'ennemis. L'évé-
nement capital de cette époque est la conjuration d'Amboise :
des gentilshommes venus de tous les pays se rassemblent près
de la cour que les Guises ont transportée sur les bords de la
Loire. Ces nobles veulent enlever le roi à Amboise, et forment un
complot ; mais, surpris dans des forêts, ils sont dispersés et
beaucoup exécutés. Les Guises impliquent dans la conjuration
Condé, le plus actif des Bourbons, et le font condamner à mort.
Le parti calviniste est menacé d'extermination ; mais il est
sauvé accidentellement: François II meurt d'un abcès à l'oreille.
2° Cette mort amène un changement de personnes et de poli-
tique. Le Guises n'ont plus de prétexte h dominer le souverain.
Le nouveau roi Charles IX est mineur ; sa mère Catherine de
Médicis gouverne à sa place, et Antoine de Bourbon n'ose émettre
aucune prétention.
Catherine a été tenue, jusqu'ici, à l'écart ; elle est restée ita-
lienne, parle mal le français (Cf. ses lettres), est indifférente en
religion, hésitante en politique. Aussi, pendant deux ans, le
calvinisme fait de rapides progrès, et conquiert à ses doctrines
une partie de la population. Catherine est surtout ennemie des
Guises, qui l'ont humilié ; elle laisse l'administration intérieure
au chancelier de L'Hospital, juriste, homme exceptionnel, qui
voudrait beaucoup de tolérance. Son idéal est exposé dans son
fameux discours aux Etals d'Orléans : « Laissons les noms de
huguenots et de papistes, etc. ». Ces Etats ne sont d'ailleurs,
comme tous ceux de cette, époque, que des intermèdes sans
conséquence. Cependant ils sont intéressants par les réclama-
tions qui y sont présentées, et les renseignements qu'elles nous
donnent sur la société.
Les calvinistes se montrent, prêchent ouvertement (il se crée
2.000 églises). Une partie des grands personnages se déclarent
pour eux. Antoine de Bourbon va des catholiques à leurs adver-
saires ; mais Jeanne et Condé sont calvinistes, ainsi que les trois
neveux de Montmorency.
Les Réformés profitent de ce que le Concile de Trente paraît
dissous, de ce que le clergé est sans force, de ce que les prêtres
ignorants et mal payés s'occupent peu des laïques, pour affirmer
572
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
leurs doctrines. Alors les catholiques se rapprochent. Guise,
Montmorency et Saint-André se retirent de la cour et forment ce
qu'on appelle le « Triumvirat ».
Pour régler les affaires de religion, Catherine use du procédé
employé en Allemagne. Des colloques s'organisent (le colloque
de Poissy est resté célèbre). On convoque des prélats, le général
des Jésuites, le successeur de Calvin ; de Bèze, Lacour et même
Catherine assistent à ces discussions.
L'Hospital rédige un édit (janvier 1562) pour établir la religion
sur les principes de tolérance. Les catholiques seuls célébreront
le culte dans les villes, et on leur rendra les églises prises par les
calvinistes. Ceux-ci, en retôur, auront le droit de célébrer leur
culte hors des villes, en jurant de ne prêcher que l'Evangile et le
Symbole de Nicée.
3° Ce régime n'a pas été appliqué. Les catholiques n'admettent
pas la liberté de l'hérésie. Les calvinistes ne rendent pas les
églises. Dans quelques villés, on commence à se débarrasser des
huguenots par la force, Les Guises vont chercher des alliés parmi
les princes luthériens, et leur présentent les calvinistes comme
des hérétiques à cause de leurs opinions sur la cène. (Entrevue
de Saverne). En revenant de négocier avec eux, François de
Guise passe par Vassy, où les calvinistes célèbrent leurs offices
dans une grange près de l'église. Une rixe s'engage entre les
Réformés et les gens du duc, et dégénère en massacre.
La guerre commence spontanément. Les gentilshommes pro-
testants lèvent des corps de cavaliers. Les villes répondent en
massacrant les calvinistes (à Sens, sur les bords de la Loire, à
Paris). On a l'habitude d'énumérer les guerres de religion en les
numérotant ; mais toutes n'ont pas la même importance, ni le
même caractère. Il est préférable de montrer les phases succes-
sives des relations entre les partis, en prenant comme point
d'arrêt le moment où la situation se modifie.
Ces guerres ont éclaté partout ; elles n'offrent aucun lien,
mais de milliers d'épisodes locaux. Aussi vais-je me contenter
de faire comprendre les conditions où les belligérants sont
placés.
Aucun parti, et cela est le trait dominant, n'est puissamment
armé. Il n'y a pas de troupes permanentes. Comme c'est une épo-
que de transition dans l'art militaire, le gouvernement lui-même
n'a que des débris d'armée. La principale force est toujours
dans la cavalerie. Les gentilshommes campagnards (surtout
dans le Midi), qui ont servi dans les guerres de François I er et
de Henri II, ne peuvent former que des masses mal disciplinées.
LA FRANCE DE 1559 A 1580
573
Les fantassins français (hallebardiers et surtout arquebusiers)
sont incapables de résister en bataille, et ne servent guère que
dans les sièges. Il faut ajouter les aventuriers enrôlés pour la
solde ou le butin. On peut, avec de pareilles troupes, réussir dans
des coups de mains, mais non dans des combats réguliers.
Aussi les deux partis, se sentant faibles, appellent des étrangers.
— L'armée royale compte des régiments suisses armés de la
pique et qui combattent en formant un rectangle, comme les
anciennes phalanges. Au reste, ces troupes sont toujours enrôlées
pour de l'argent. Les catholiques font venir des fantassins espa-
gnols. Les huguenots vont chercher des lansquenets, puis des
reîtres allemands, armés du pistolet. On a longtemps reproché
aux deux partis d'avoir fait appel à l'étranger ; mais, à cette
époque, il n'y avait pas en France de force militaire ; Tannée
était une institution internationale. Des deux côtés, il y avait
un mélange de Français et d'étrangers. En 1562, les Guises
adoptent l'écharpe blanche à croix rouge d'Espagne, comme
signe de ralliement.
Même avec les alliés, aucune armée n'est très nombreuse (à
peine 15.000 hommes) et n'est capable d'accomplir des opéra-
tions stratégiques. Aucune n'est assez bien organisée pour pren-
dre de force une ville bien défendue, car l'artillerie ne vaut pas
grand chose. La Rochelle est considérée comme imprenable. De
petites places, telles que Sancerre, peuvent arrêter une armée, et
en France, chaque bourgade a ses murailles et ses portes. En
outre, il se forme dans tout le pays des bandes d'aventuriers ;
chacune s'établit dans une ville fortifiée, qui lui sert de refuge, et,
en sort pour piller et rançonner les campagnes. L'armée s'use
devant toutes ces places et trouve rarement l'occasion de livrer
une bataille, qui n'est d'ailleurs jamais décisive. La guerre se
résume en surprises, sièges, massacres et ravages, qui consti-
tuent des épisodes très dramatiques. Quand les partis ont épuisé
leurs ressources, ils s'arrêtent.
Dans ces opérations locales, les grands personnages ne sont
pas toujours chefs d'armées : chaque gouverneur commande les
garnisons de sa province, et partant acquiert une importance
capitale.
Je vais, maintenant, vous indiquer quelques épisodes carac-
téristiques, et surtout la marche générale des faits.
Condé est à Meaux ; Catherine lui écrit sept lettres, et le prie
devenir. Guise emmène de force la cour à Paris; car, pour lui,
l'essentiel est d'être maître du roi, contre qui personne n'ose se
révolter (les chefs de partis prétendent tous agir au nom du roi).
574
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Celui qui est maître du souverain peut déclarer son compétiteur
rebelle ; celui-ci ne peut qu'agir que comme si le roi était pri-
sonnier ; il est le plus faible et doit avoir pour objectif de s'as-
surer quelques villes fermées comme refuges.
Puisque les Guises tiennent le roi, les calvinistes deviennent
les rebelles. Le soulèvement se produit dans le Nord comme dans
le Midi : les huguenots surprennent Orléans ; les soldats, logés
chez l'habitant, détruisent les idoles. Les calvinistes s'entendent
avec Elisabeth : de leur côté, les Guises font venir des Espagnols
et des Suisses. Une bataille s'engage à Dreux ; elle est gagnée par
les catholiques, grâce aux piquiers suisses.
Dans le Sud-Est, Des Adrets, ancien colonel, organise avec d'Au-
bigné les troupes calvinistes (plus tard, Des Adrets redeviendra
catholique). Au Sud-Ouest, on remarque Montluc, ancien chef de
guerre, aussi peu catholique que Des Adrets est peu protestant. Le
soulèvement paraît avoir ici un caractère à la fois politique, social
et religieux. Les paysans et les bourgeois se soulèvent contre les
nobles. Montluc emmène avec lui des bourreaux : « Un pendu,
dit-il, fait plus peur que cent tués » ; il sévit d'abord contre ceux
qui ont mal parlé du roi, « ce petit royot», auquel on veut
apprendre à gagner sa vie. Ainsi les deux chefs les plus cruels
sont deux militaires indifférents.
La guerre tourne à l'avantage des catholiques; mais Guise est
assassiné. Son meurtrier est un jeune noble, exalté par les
exemples de l'Ancien Testament. Catherine redevient alors maî-
tresse du gouvernement et rétablit la paix. 11 faut remarquer
que, chaque fois qu'on terminera une guerre, on aura recours
aux mêmes procédés. On négocie avec les chefs. Le traité est un
édit, acte de la volonté du roi, qui sanctionne, comme principes
essentiels, le maintien de la religion catholique comme religion
officielle : le calvinisme est la religion de la minorité, mais on lui
accorde une liberté plus ou moins grande, suivant la force qu'il
paraît avoir. On proclame ainsi le principe de la liberté de cons-
cience ; il n'y aura plus de crime d'hérésie ; les cultes pourront
s'exercer dans les villes où ils dominent, et aussi dans quelques
autres (1563). Le chiffre en est donné par bailliage. Le culte est
également libre dans les maisons des nobles.
III. — La guerre et l'édit ont fixé les positions des partis. Le
gouvernement s'est déclaré contre le calvinisme, qui désormais ne
gagnera plus de terrain, et même en perdra. Les calvinistes peu
nombreux dans le Nord, forment quelques groupes isolés dans
certaines villes où ils se retrancheront. Ils sont exclus de Paris et
des grandes cités. Dans le Midi, il y a de véritables centres à po-
LA FRANCE DE 1559 A 1580
575
pulation calviniste (Cévennes, Valence, dont l'évêque est bien
disposé pour la Réforme).
La période qui va de 1563 à 1574 est remplie f>ar la lutte entre
la cour elles çatvraiSles ; mais Catherine change peu à peu de
politique : elle subit l'influence du roi d'Espagne, son gendre;
elle est hostile aux aventures.
1° Le parti catholique se réorganise après le concile de Trente ;
il ne veut plus admettre d'autre culte que le sien, et paraît décidé
à exterminer les Réformés, qui se tiennent sur la défensive. On
signale de nombreux actes de violence. Les calvinistes reculent.
Condé tente une entreprise des plus audacieuses : il veut sur-'
prendre la cour à Meaux (1567) ; mais il est repoussé par les régi-
ments suisses. Après cet insuccès, une bataille se livre sous les
murs de Paris, à Saint-Denis. Les protestants reçoivent un ren-
fort de 9.000 reîtres.
2° La cour rétablit la paix (Traité de Longjumeau); mais,.
Tannée suivante, elle reprend l'offensive et tente d'arrêter Condé
et Coligny. Les deux chefs calvinistes s'échappent, et vont se
réfugier dans le Sud-Ouest. De cette époque date le rôle prépon-
dérant de La Rochelle. Outre sa situation maritime, cette ville a.
l'avantage de se prêter à la guerre de course, et ne peut être
réduite par la famine. Là, le parti calviniste se réorganise ; il
comprend deux catégories très distinctes : les chefs, tous grands
seigneurs, et les pasteurs. Les premiers opèrent dans la région
avec une armée toujours battue (Jarnac, Moncontour); mais
l'armée royale est impuissante à reprendre leurs forteresses. Une
troisième paix est signée à Saint-Germain (1570). Cette fois, les
huguenots obtiennent comme garanties des places de sûreté,
avec le droit d'y tenir garnison. Le parti calviniste forme, dès^
lors, une sorte de gouvernement en face du gouvernement
officiel, présumé hostile ; il a ses assemblées, ses chefs de
guerre, lève des impôts.
Un nouveau parti se fonde, les politiques. Charles IX, devenu
homme, veut se conduire par lui-même ; il a comme rival son
propre frère Henri. Le roi se réconcilie avec Coligny, avec lequel
il prépare une expédition aux Pays-Bas, et marie sa sœur àu
Henri de Navarre, chef de la maison de Bourbon. Mais Catherine,
hostile à l'ancien personnel gouvernemental, ne tarde pas à
influer de nouveau sur l'esprit mobile de Charles. On cherche
d'abord à se débarrasser de Coligny par un meurtre ; le coup
manque, on recourt à ud massacre général (Saint-Barthélémy,
sujet à bien des discussions). Les chefs protestants sont tués,
captifs ou convertis au catholicisme.
576
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
3° Une guerre d'extermination commence. Les huguenots sont
massacrés dans plusieurs villes. Il n'y a plus de princes à la tête
des armées. Les troupes royales échouent devant la ville bien dé-
fendue par les hourgeois.
La cour a encore échoué dans ses desseins : un événement
extérieur, l'élection du duc d'Anjou comme roi de Pologne, mo-
difie la situation. Un nouvel édit réduit le culte aux régions cal-
vinistes, c'est-à-dire $ trois villes. Le gouvernement renonce à
exterminer les hérétiques, tandis que les catholiques vont se
diviser.
IV. — La lutte change de caractère : les guerres exclusivement
religieuses sont terminées ; une période plus compliquée va com-
mencer.
1° La première génération des chefs de partis a disparu ; elle
est remplacée par une nouvelle : Guise, Navarre, Condé. Les^Mont-
morency mécontents et le duc d'Alençon ont créé un parti d'in-
différents ou politiques. Leur but est de faire cesser la guerre par
une entente. Une tentative pour enlever le duc d'Alençon échoue;
Charles IX meurt, et Henri III monte sur le trône.
2° Les politiques s'allient aux protestants et lèvent des troupes
dans le Languedoc, La cour, trop faible, cède. L'édit de 1576
accorde la liberté du culte aux huguenots, avec de nouvelles
garanties (chambres spéciales dans les parlements).
3° La conséquence de ce traité est la formation d'une forte
opposition catholique, la Ligue. Maintenant, les catholiques sont
divisés en trois fractions. La guerre ne présente plus aucun ca-
ractère. Il n'y a plus d'armées ; on se contente d'enrôler des
aventuriers et des brigands, et Henri III, homme sans convic-
tions, noue des relations avec Philippe IL
C. D.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année série)
N° 30
1 er Juin 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFERENCES
Les poètes français du
temps de la Révolution.
Le Brun, surnommé Pindare avec beaucoup de sérieux, a gardé,
pendant trente années, ce surnom qui permettait de le distinguer
des autres Le Brun, tant poètes qu'artistes, ses contemporains ;
on le lui a conservé jusqu'à nos jours par dérision, non à son
égard, jnais à l'égard de ceux qui le lui avaient donné. Le
nom de Pindare a fini par être accolé au sien : d'inséparable,
il est devenu indélébile.
Pierre-Denis Ecouchard-Le Brun est né le 11 août 1729 à Paris,
et mort à Paris le 27 septembre 1807. Ce n'est pas avec un très
grand plaisir que j'entame le récit de sa vie. Il a dit quelque
part :
Je suis sur le point de tomber sou* cette condamnation ; car,
si j'ai bien l'intention de louer s m esprit, je serai forcé,
sinon de calomnier son âme, du m«ins dVn dire beaucoup de
mai.
Directeur : N. FILOZ
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
, Professeur à l'Université de Paris.
Ecouchard-Le Brun.
L'ingrat, qui peut calomnier mon âme,
N'a pas le droit de louer mon esprit.
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578 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Le Brun était né dans la maison du prince de Conti (aujourd'hui
l'Hôtel de la Monnaie). Il était fils d'un homme « qui était enfin
parvenu à être valet de chambre du prince de Conti ». On a souvent
dit, surtout à partir de Ruy Blas, que son père avait l'habit du
laquais et qu'il en avait l'âme ; il y a beaucoup de vrai dans cette
appréciation sommaire. Il fut élevé par les soins de la famille de
Conti au Collège Mazarin (aujourd'hui l'Institut). C'est là qu'il fit
la connaissance du fils de Louis Racine ; il fut même distingué
tout de suite par Louis Racine, qui lui porta un vif intérêt et l'ini-
tia à la carrière littéraire, lui ouvrit, comme eût dit Le Brun
lui-même, les portes du Temple des Muses. Il a fait à ces circons-
tances maintes allusions. C'est ainsi qu'on lit dans VOde XIII du
livre I, A mon ami, le jeune Racine, partant pour Cadix et quittant
les Muses pour le commerce :
Quoi ! tu fuis les Neuf Sœurs pour l'aveugle Fortune !
Tu quittes l'Amitié qui pleure en t'embrassant,
Tu cours aux bords lointains où Cadix voit Neptune
L'enrichir en la menaçant ! . ...
Ton pèi*e nous guida tous deux sur le Parnasse :
Nos jeunes pas erraient dans les mêmes sentiers :
Nos jeunes cœurs, épris de Tibulle * d'Horace,
Aspir&ient aux mêmes lauriers.
Quel doux soleil nous vit, pleins de tendres alarmes,
Pleurer avec Junie et Monime, tes sœurs !
Infidèle à ton nom, infidèle à tes larmes,
Quel bien te vaudra ces douceurs ?
Ailleurs, rassemblant les souvenirs de son enfance, mais sans
s'adresser directement au jeune Racine, se rappelant seulement
le bon temps passé, il se fait dire par le Dieu des vers :
Souviens-toi qu'un fils d'Euripide
Lança ta jeunesse intrépide
Dans la carrière des talents.
Ne crains pas le destin d'Icare ;
Racine t'éclaire, et Pindare
Soutiendra tes nobles élans.
C'est en 1755, c'est-à-dire très jeune encore, que Le Brun fut
amené non pas précisément à faire de la poésie, car il rimait depuis
son enfance, mais à publier de ses vers, au moment de l'épou-
vantable tremblement de terre de Lisbonne, où le jeune Racine
trouva la mort. Son Ode IX sur la ruine de Lisbonne fut le pre-
mier ouvrage qui attira vivement l'attention sur lui; elle a déjà le
caractère de toutes les œuvres de Le Brun : une pompe un peu
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ÉCOUCHARD- LEBRUN
579
trop continue, quelque chose d'empesé et de gourmé, et, avec cela,
le sens du mouvement, le sens de la contexlure de la strophe. Le
Brun sait commencer :
L'orgueilleux s'est dit à lui-même :
Je suis le Dieu de l'Univers.
Mon front est ceint du diadème ;
J'enchaîne à mes pieds les Revers.
Mes Palais couvrent les montagnes ;
Mon Peuple inonde les compagnes ;
La Volupté sert mes festins ;
Les feux brûlent pour ma vengeance :
L'Onde et les Vents, d'intelligence,
Livrent la Terre à mes destins.
Ce début n'a pas la beauté particulière du lyrisme de 1830; mais
c'est du très bon Malherbe.
Mortel superbe I folle Argile,
Cherche tes destins éclipsés :
De la Terre habitant fragile,
Tes pas à peine y sont tracés !
Quoi! son berceau touche à la tombe !
Echappé du néant, il tombe
Dans le noir oubli du cercueil :
Ses jours sont des éclairs rapides
Qu'engloutissent des Nuits avides :
Quel espace pour tant d'orgueil!
Tout cela veut dire qu il était éloquent et qu'il savait faire les vers.
Il n'y a rien de particulier pour le jeune Racine dans cette pièce :
l'auteur a voulu seulement composer une ode, d'un caractère
général, dans le goût de Pindare, sur un grand événement con-
temporain. Il termine ainsi :
Tu fus, Lisbonne, ô sort barbare !
Tu n'es plus que dans nos regrets !
Un gouffre est l'héritier avare
De ton Peuple et de tes palais :
Tu n'es, à la vue alarmée,
Qu'une solitude enflammée,
Que parcourt la Mort et l'Horreur :
Un jour, les Siècles, en silence,
Planant sur ton cadavre immense,
Frémiront encor de terreur.
Tel un Sapin, dont les ombrages
Couronnaient la cime des monts,
Dévoré du feu des orages,
Tombe et roule dans les vallons ;
11 tombe ; les Forêts voisines
Redisent longtemps aux collines
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580
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Sa chute et la fureur des Cieux :
Les Vents en dissipent la poudre ;
La seule trace de la Foudre
Le rappelle encore à nos yeux.
Cela est excellent, c'est trop bien même. Le Brun a trop de talent
pour son âge ; il a les qualités qu'ont les hommes qui, de très bonne
heure, connaissent leur métier : ils peuvent aller loin, mais ce n'est
guère par l'originalité qu'ils brilleront. Vous avez déjà remarqué
un défaut dans ces deux dernières strophes : Le Brun, à vingt-cinq
ans, est déjà si pénétré des lois de son art, il est si peu disposé à y
être infidèle par une réaction de songoût personnel, qu'il a sacrifié
une beauté à la règle qui veut que l'ode se termine par une belle
comparaison. Il a trouvé une comparaison, et l'a réservée pour sa
dernière strophe ; mais celte comparaison n'est pas bonne, parce
qu'elle rapetisse le sujet. Il vient de parler de Lisbonne réduite en
cendres, il a trouvé pour rendre ce tableau des expressions d'une
grandeur remarquable; c'est par là qu'il devait finir, la compa-
raison du sapin n'est pas à sa place.
En tout cas, on avait assez de goût, au milieu du dix-huitième
siècle, pour s'apercevoir qu'on avait affaire à un homme de talent.
Il voulut redoubler, parce qu'il était heureux de son succès et
aussi parce qu'il voulait chanter plus spécialement le malheureux
sort du jeune Racine. L'Ode XV 111 du livre II, Sur les causes
phtjsiques des tremblements de terre et sur la mort du jeune Racine,
est moins belle que la précédente, et aussi moins brillante, mal-
gré l'abondance des apostrophes, des prosopopées, des 0 vous,
des 0 foi, des Quel spectacle!
Toi, qui grondes sur ces rivages,
Mer! si tu connais la pitié,
Épargne au moins dans tes ravages
L'objet de ma tendre amitié...
Reviens... la mer s'élance... Arrête !
Vois, crains, fuis ces Ilots suspendus !
Ils retombent!... Dieux! la tempête
L'entraîne à mes yeux éperdus.
Divin Racine ! Ombre immortelle !
Ton fils... il expire; il t'appelle;
Volez, Muses, Grâces, Amours,
Volez, sa bouche vous implore;
Toi, déesse plus chère encore,
Amitié, vole à son secours.
Tout cela est, à mon sens, exécrable : c'est du mouvement fac-
tice, dont le factice est tel qu'il nous porte à avoir quelque soup-
çon sur la sincérité de la douleur du poète: malgré nous, nous
ÉCOUCHARD-LE BRUN
581
songeons aux pleurs de théâtre, aux grimaces, aux torsions de
bras et de mains. Pourtant, il ne faut pas se hâter d'accuser l'in-
sincérité de Le Brun : il élail bien forcé de sacrifier au goût du
temps. La publication des Lettres d'Flvire a montré que l'expres-
sion de l'amour, même au bout de vingt ans, est ridicule et ne pa-
raît pas sincère : il est très difficile de rendre autrement que par
des formes littéraires destinées à devenir surannées et caduques
les sentiments les plus profonds. — La fin de l'ode est plus agréa-
ble ; elle est d'une douceur mélancolique assez pénétrante, pré-
cisément parce qu'elle est plus simple, parce qu'on y voit moins
d'apostrophes et de points de suspension.
En 1760, alors qu'il était déjà connu par les grandes espérances
poétiques qu'il avait données, il fit — dirai-je le mot? — un coup
de réclame extrêmement adroit. Il découvrit par hasard un neveu
de Corneille. — Le Brun était destiné à côtoyer les héritiers des
grands hommes. — Ce neveu, descendant de Thomas, ne faisait
guère honneur à ses aïeux : c'était un pauvre petit employé d'une
administration publique, un peu borné, un peu alcoolique même,
entre nous : il m'a semblé voir cela à travers les lettres de Voltaire.
Il avait une fille, qu'il élevait honnêtement, mais sans lui donner
une éducation digne du nom qu'elle portait. Le Brun se dit qu'il
y avait quelque chose à faire pour la gloire du grand Corneille, et
un petit profit, de réputation à acquérir parle bon office que tout
de suite il médita. Voltaire, très riche, très vaniteux, et, il faut le
dire aussi, très charitable et très généreux, lui sembla tout indi-
qué pour rendre service à M lle Corneille. Le Brun lui adressa une
ode fort ingénieuse et fort habile, bien propre à mettre en jeu
tous les sentiments de Voltaire : pitié, amour de la gloire et sur-
tout de la gloire littéraire :
S'il était un mortel qui, du nom de Voltaire,
Portât chez nos neveux l'honneur héréditaire,
Ce nom serait alors son immortel appui ;
Et Mérope et Brutus, Sémiramis, Alzire,
Et la tendre Zaïre,
Élèveraient leurs voix, et parleraient pour lui.
Est-ce d'un bon courtisan ? Et, si le tintamarre des trois premiè-
res strophes a choqué le bon goût de Voltaire, comme cette qua-
trième a dû l'apaiser ! Le Brun continue ainsi :
Eh ! cependant, aux yeux de sa Patrie entière,
Du grand nom de Corneille une jeune héritière
Voit couler dans l'oubli ses destins et ses pleurs,
Et d'un astre jaloux l'inflexible vengeance,
582
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Lui versant l'indigence,
Épuise sur ses jours la coupe des malheurs.
Plus loin, il imagine Corneille parlant à sa nièce :
Moi-même, combattant l'injustice et l'envie,
Je ne dus qu'à moi seul tout l'éclat de ma vie ;
De mes nobles destins respire la grandeur :
Permets un doux espoir à ton âme alarmée,
Et vois ma Renommée,
Qui, déjà, sur tes pas fait briller sa splendeur.
Si le nom de Corneille est ton seul héritage ,
Cette gloire n'est point un stérile partage :
0 ma fille ! ta dot est l'immortalité;
Et je laisse à ton sort, que mon destin protège,
Mes lauriers pour cortège :
Leur ombre sert d'asile à ma postérité.
Le Brun a voulu faire du Corneille, et, en vérité, il n'en est pas
très éloigné: ce sont des vers de Corneille, quand Corneille se sou-
vient de Lucain, des vers vigoureux, solides, comme de la bonne
prose, des vers qui sonnent l'airain. Le Brun a dû lire beaucoup de
Corneille avant de se mettre à écrire son ode. Le dessein était
excellent, et l'avoir exécuté à demi est un assez beau succès. Vous
savez comment Voltaire accueillit M lle Corneille. Vous connaissez
son mot, qu'il a tant répété : « Un lieutenant ne peut faire autre
chose pour la nièce de son général. » L'ode eut un énorme succès
de curiosité : elle fut — quel coup de fortune ! — très vivement at-
taquée par Fréron, d'abord parce que Fréron, homme de goût, y
relevait plus d'une trace de mauvais goût, ensuite parce que Fré-
ron était l'ennemi enragé de Voltaire. Un jeune poète ne pouvait
demander mieux ; Le Brun prit la balle au bond; il vit qu'il y
avait un immense fracas à faire et de la réputation à acquérir.
Puis il aimait les épigrammes, et ces gens-là sont enchantés qu'on
les attaque ; ils ne donneraient pas une attaque pour un fauteuil à
la cour ou une place à l'Académie : ils peuvent être méchants, sans
s'exposer au reproche de méchanceté. On ne peut pas dire que
Le Brun ait ménagé son succès : il fit des épigrammes, des sati-
res, une foule de petits ouvrages en vers et en prose pendant
deux ans. Il les réunit sous le titre de Wasprie. (Voltaire avait
donné à Fréron le nom de Wasp, qui signifie en anglais « fre-
lon ».) Un autre pamphlet reçut pour titre YAne littéraire :
Fréron était directeur d'un journal nommé l'Année littéraire; uous
sommes là dans les marécages qui s'étendent au pied du mont
Parnasse !..
A partir de cette époque, Le Brun est en pleine réjputation, très
ÉCOUCHARD-LE BRUN
583
disputé par tous les salons du temps, où, avec beaucoup d'art, il
se produisait peu. Le Brun avait le titre de secrétaire des com-
mandements du prince de Conti, qui, bien entendu, l'avait gardé
« dans son domestique ». Il vivait à peu près à part du monde
littéraire; il était pourtant très aimé de BufFon, qui fit une excep-
tion pour lui à la profonde indifférence qu'il éprouvait pour les
poètes. Il fut, dès l'arrivée en France de M me Chénier, l'un des
familiers les plus assidus de cette maison très littéraire, qui était
un véritable bureau d'esprit. Il y connut le chevalier de Pange et
les deux Trudaine, amis des deux Chénier. Au milieu de ces
jeunes gens, Le Brun était un père, un ancêtre ; on le considérait
comme un maître, qu'on regardait de très bas.
Tels étaient les amis de Le Brun, vers 1770. C'est à cette époque
qu'il lui arriva un très grand malheur. Le Brun s'était marié :
nous ne savons pas trop ce qui se passa pendant les sept premiè-
res années de ce ménage ; a-t-il été aussi malheureux qu'on le dit
et qu'il le dit? La chronique scandaleuse prétend que sa femme
était la maîtresse du prince de Conti ; la chronique scandaleuse
prétend aussi que c'était Le Brun qui avait vendu sa femme au
prince de Conti... Il est certain que Le Brun injuriait, outrageait
et battait sa femme ; il est non moins certain qu'il célébrait sa
femme sous le nom de Fanni avec des élans amoureux et lyriques.
Ce n'est pas là un cas isolé. Nous savons que Henri Heine battait
également sa femme tous les lundis et qu'il la chantait dans des
vers pleins de cœur les six autres jours de la semaine... Enfin,
après sept ans, il y eut un procès de séparation terrible, où — ce
qui indiquerait que Le Brun avait des torts — sa mère et sa sœur
déposèrent contre lui : c'est par leur témoignage qu'on sait qu'il
était d'une brutalité révoltante. A. cette séparation scandaleuse,
Le Brun a fait des allusions par centaines. On a, dit-on, vingt-
quatre heures pour maudire ses juges; Le Brun s'est donné plus
de vingt-quatre ans pour maudire les siens : toute sa vie, il a
injurié la justice de son pays. Dans son ode Au Soleil (livre III,
14), il dit, en parlant de l'âge d'or :
Là, d'une Thémis vénale,
Jamais l'organe effronté
Ne vendit avec scandale
Son oracle à la Beauté.
Là, par un affreux Mystère,
Jamais l'Epoux adultère
Et l'infâme Ravisseur,
Pour écraser l'Innocence,
N'appelèrent la Puissance
Au secours de la Noirceur.
584
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Ces psychomachies d'abstractions nous paraissent, aujourd'hui,
insupportables.
Jamais l'horrible Mégère
N'y vint, d'un fatal Tison
Armer la coupable Mère
Du Héros de Galydon.
Jamais la main égarée
D'une sœur dénaturée
Du Sang n'y rompit les Nœuds.
Là, Soleil I tes Feux augustes
N'éclairent que des Cœurs justes,
Des Cœurs purs comme tes Feux.
Voilà une triple imprécation à l'adresse de la Justice, de sa
mère et de sa sœur. A. propos des sujets les plus éloignés de celte
malheureuse affaire, Le Brun est tellement obsédé de ses souve-
nirs qu'il y revient sans cesse : irait-on chercher, par exemple,
dans léchant I er du poème Delà Nature, une allusion à ce vieux
procès ? Elle y est pourtant :
Que Cérès des Mortels soit à jamais chérie 1
C'est le premier sillon qui fixa la Patrie.
La Foudre fît les Dieux, le Glaive fit les Rois ;
Cérès, le soc en main, vint nous donner des Lois.
Non ces Lois qu'à grands cris la Chicane infernale
Vomit impudemment de sa bouche vénale,
Et qu'osent nous dicter ces Brigands de Thémis,
De ses droits les plus saints profanes Ennemis.
Un vil Juge, abruti par l'infâme Luxure,
Ivre encor des baisers de sa Laïs impure,
Viendra, pour couronner ses impudiques feux,
De nos plus saints hymens briser les chastes nœuds ;
Et, du voile des Lois couvrant l'affreux mystère,
Lancera ses Arrêts d'une bouche adultère,
Jusqu'au jour où, rompant un sommeil odieux,
La foudre doit enfin justifier les Dieux.
On peut dire que Le Brun est vraiment irrité ! Il appelle le
dernier jour du monde, le jour de colère, le Dies irae, sur les
juges infâmes qui l'ont condamné. J'aime mieux le ton, non pas
plus doux, mais plus sévère, du passage suivant. Je l'extrais de
son Exegi monumentum* d'une ode qui veut être la dernière et
avoir par conséquent de la gravité, de la pompe, de la sénérité,
et qui en a partout ailleurs :
Mais, tant que son Onde charmée (i)
Baignera l'Empire des Lys,
(1) Il s'agit de la Seine.
ÉCOUCHARD-LE BRUN
585
De ma tardive renommée,
Ses Fastes seront embellis.
Elle entendra ma Lyre encore
D'un Roi généreux qui l'honore
Chanter les augustes Bienfaits,
Ma lyre, qui, dans sa colère,
A d'une Thémis adultère
Consacré les lâches Forfaits.
Il est évident qu'il y a, là, non seulement un manque de cœur,
mais encore un manque de goût ; quand un poète jette un regard
sur son passé littéraire, tout ce qui est colère, haine et ran-
cune devrait disparaître, au moins momentanément.
Ce qu'il y a d'acquis, c'est qu'à partir de cette époque l'astre
très brillant de Le Brun pâlit infiniment. On dirait que cette
séparation lui a porté malheur. Presque ruiné par son procès, il
avait encore une petite fortune placée chez le prince de Guémené,
qui fit, en 1782, la plus belle banqueroute du siècle. Cette ban-
queroute ruina complètement le pauvre Le Brun. Dès lors, il
devint ce qu'a été Martial à Rome, le poète solliciteur, pour ne
pas dire mendiant, le poète adulateur de tout ce qui avait pour
son flair comme une vague odeur d'argent.
11 flatte tous les ministres avec une effronterie et une platitude
sans égales ; il compare Calonne à Sully et les moindres hom-
mes de cette époque aux plus grandes figures de l'histoire. En
1789, il devient révolutionnaire enragé, il insulte toute l'an-
cienne cour qu'il a flattée ; il demande en vers la profanation
des tombeaux de Saint-Denis et la mort de Louis XVI et de
Marie-Antoinette :
Purgeons le sol des patriotes,
Par des rois encore infecté ;
La terre de la Liberté
Rejette les os des despotes.
De ces monstres divinisés
Que tous les cercueils soient brisés !...
Il pouvait régner sur les cœurs,
Ce monarque faible... et parjure !
Il prétend régner sur des morts !
Vainement la pitié murmure :
Le Ciel veut plus que des remords.
Voici en quels termes il poursuivait Marie-Antoinette :
Oh ! que Vienne aux Français fit un présent funeste !
Toi qui de la Discorde allumas le flambeau,
Reine que nous donna la Colère céleste,
Que la foudre n'a-t-elle embrasé ton berceau !
586
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
— « Et c'était le même, ajoute Sainte-Beuve, qui, dans des
vers adressés à Voltaire, iors de son dernier voyage à Paris
'1778), avait dit:
Oh ! qu'il te sera doux, aux jeux de Melpomène,
De voir Aménaïde en pleurs
Intéresser à ses douleurs
Les larmes de ta jeune Reine !
Les Grâces, triomphant sur le trône des Lys
Ont ramené les Arts à la Cour de Louis. »
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'après le 18 brumaire Le
Brun devient bonapartiste convaincu. Pensionné, par le premier
consul, il fut appelé à l'Institut en 1803.
Ecouchard-Le Brun {suite).
C'est en 1803 que Le Brun fut appelé, par mesure gouverne-
mentale ou, pour mieux dire, consulaire, à la réorganisation de
l'Institut. S'il dut attendre jusqu'à cette époque pour entrer à
l'Académie, c'est qu'il n'était presque pas un académicien qui
n'eût été traversé de part en part par ses flèches épigramma-
tiques. Le jour de ses funérailles, raconte Sainte-Beuve, « pen-
dant que le cortège s'avançait, Andrieux, qui en faisait partie,
remarquait avec étonnement qu'il était le seul peut-être des
membres présents contre qui Le Brun n'eût pas fait d'épi-
grammes, et il le disait à son voisin, quand celui-ci lui repartit
aussitôt: « Eh quoi! vous ne savez pas la vôtre ?
Sœur Andrieux, contez, contez, entendez-vous?
Si vous ne dormez pas, ma sœur, endormez -nous. »
C'était, cette fois, bien innocent. On ajoute qu'Andrieux, qui
voulait faire un discours sur la tombe, garda son cahier en pc-
che; mais je n'en crois rieu.
Le Brun vieillit dans d'assez tristes conditions, affligé de bonne
heure par une cécité presque complète. L'opération qu'il subit
lui inspira deux épigrammes que voici :
Un Art divin me rend les yeux :
L'Amour et l Amitié devant moi vont paraître;
Grâce à Forlenze, j'y vois mieux ;
Demain j'y verrai trop peut-être. (V, 80.)
Non, Forlenze, tes soins ne sont pas superflus :
D'aveugle en clairvoyant ton art divin me change ;
Et j'aperçois déjà (nul bien n'est sans mélange)
Quelques amis de moins et quelques sots de plus. (V, 81.)
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ÉCOUCHARD-LE BHUN
587
Sa cécité était aussi, pour lui, une occasion de madrigaux.
Un jour que, voulant reconduire une dame dans un escalier
sombre, il s'aperçut qu'il avait trop présumé de son reste de vue,
il improvisa à l'instant ces vers :
Le Brun vieillit donc d'abord dans les combles du Louvre, puis
dans ceux du Palais-Royal, où le gouvernement lui avait accordé
un petit logement. Il y vivait pauvrement, sordidement môme, avec
une vieille servante qu'il avait fini par épouser. C'est durant cette
vieillesse, à la fois misérable et ridicule, que Chateaubriand Ta
vu. Voici le joli croquis qu'il en a tracé, en 1798, dans une note
manuscrite de son exemplaire de YEssai : t Le Brun a toutes les
qualités du lyrique. Ses yeux sont âpres, ses tempes chauves, sa
taille élevée. Il est maigre, pâle, et, quand il récite son Exegi mo-
numentum, on croirait entendre Pindare aux Jeux olympiques. Le
Brun ne s'endort jamais qu'il n'ait composé quelques vers, et c'est
toujours dans son lit, entre trois et quatre heures du matin, que
l'esprit divin le visite. Quand j'allais le voir, le matin, je le trou-
vais entre trois ou quatre pots sales avec une vieille servante
qui faisait son ménage : « Mon ami, me disait-il, ah ! j'ai fait
cette nuit quelque chose ! oh ! si vous l'entendiez ! » Et il se
mettait à tonner sa strophe, tandis que son perruquier, qui en-
rageait, lui disait: « Monsieur, tournez donc la tête î » et, avec
ses deux mains, il inclinait la tête de Le Brun, qui oubliait bientôt
le perruquier et recommençait à gesticuler et déclamer. »
Le Brun mourut au Palais-Royal, âgé de soixante-dix-sept
ans. Son éloge funèbre fut prononcé par M. J. Chénier. Cet
éloge est intéressant, parce que — chose incroyable — il est
très sincère et nullement emphatique, plein de netteté et de
précision, et, sans beaucoup de tendresse, il constitue un hom-
mage honorable à la mémoire de Le Brun : « Messieurs, l'Ins-
titut vient de perdre un poète justement célèbre: Le Brun n'est
plus. Divers travaux ont signalé sa longue carrière ; mais,
quoiqu'il ait obtenu des succès brillants en des genres qui
semblaient opposés, la poésie lyrique, principal objet de ses
études, fondera sa réputation. Racine le fils, dont il se félici-
tait d'être l'élève, lui transmit la tradition des beaux vers, et
la langue de ce siècle mémorable où les Français eurent à la fois
du génie et du goût. Ce fut Le Brun qui, jeune encore, intéressa
Las ! j'y vois peu ; l'Amour qui n'y voit guère
Veut me guider. Dans ce péril commun,
Conduisez-nous, bel Ange de lumière :
Vous conduirez deux aveugles pour un.
588
REVUE DES COUttS ET CONFÉHIîNGES
la gloire de Voltaire en faveur de la nièce de Corneille. Le poète
lyrique ne parut pas indigne d'être l'intermédiaire entre deux
grands hommes. Il osa faire parler l'ombre classique du créa-
teur de la scène française ; et Fauteur de Mérope entendit la voix
de l'auteur du Cid. Imitateur de Pindare, Le Brun chanta l'en-
thousiasme en vers inspirés. Quand les envieux ennemis de
Buffon croyaient ternir sa renommée, Le Brun veugea l'éloquent
philosophe par une ode qui restera dans notre poésie comme
monument d'un talent supérieur et d'une amitié courageuse.
Ainsi le nom de ce poète habile s'alliait aux noms de ses plus
illustres contemporains. Souvent élevé, quelquefois ambitieux
dans son style, cherchant la hardiesse et ne fuyant point l'audace,
il célèbre tout ce qui donne les hautes pensées : Dieu, la Nature,
la Liberté, le Génie et la Victoire. Tant d'exploits, qui, depuis
dix ans, commandent l'admiration des peuples, ont ranimé sa
vieillesse. Près d'expirer, sa voix, harmonieuse encore, n'est pas
restée inférieure à des prodiges, les derniers et les plus grands
qu'il ait chantés. La postérité, juge impassible, dira les qualités
qui le distinguent, et ne taira point celles qui lui manquent. Pour
nous, à l'aspect de cette tombe où de vains débris s'engloutissent,
mais où ne descend point la gloire, en rendant les devoirs fu-
nèbres au digne successeur de Malherbe et de Rousseau, nous
n'avons à faire entendre aujourd'hui que des regrets pour sa
perte, et des éloges pour ses talents. » Nous sommes en 1807 : ne
dirait-on pas que Chénier a voulu imiter le style brusque et ner-
veux des proclamations de Napoléon ?
Je vous ai dit que Le Brun avait pour amis les Chénier, les
Trudaine et le chevalier de Pange. Nous avons une épître de Le
Brun à André Chénier, qui est très importante pour l'histoire lit-
téraire : elle indique d'abord l'étroitesse de l'amitié qui unissait
Le Brun à Chénier, puis certaines particularités presque incon-
nues de la vie d'André Chénier lui-même :
Non, non ; j'en ai reçu ta fidèle promesse :
Tu ne trahiras point les Nymphes du Permesse ;
Non, tu n'iras jamais, oubliant leurs Amours,
Adorer la Fortune et ramper dans les Cours.
Ton front ne ceindra point la mitre et le scandale ;
Tu n'iras point, des Lois embrouillant le dédale,
Consumer tes beaux jours à dormir sur nos Lys,
Et vendre à ton réveil les arrêts de Thémis.
Ces vers peuvent nous paraître obscurs à nous modernes,
parce qu'ils sont une suite de périphrases. Ils signifient tout sim-
plement : tu ne suivras pas la carrière de ton père, lu ne seras
ÉCOUCHÀRD-LE BRUN
589
ni diplomate ni courtisan ; tu ne seras pas non plus d'église ;
enfin tu ne seras pas magistrat. Ils nous montrent donc qu'à
vingt ans Chénier se demandait ce qu'il allait être. Sois militaire,
lui dit Le Brun, puisque c'est la carrière où tes parents te pous-
sent ; mais ne cesse pas de faire des vers : sois un militaire lettré :
Ton jeune cœur, épris d'une plus noble gloire,
A choisi le sentier qui mène à la victoire ;
Les armes sont tes jeux : vole à nos étendards :
Les Muses te suivront sous les tentes de Mars.
Les Muses enflammaient l'impétueux Eschyle.
J'aime à voir une lyre aux mains du jeune Achille...
Cette pièce marque, vous le voyez, un moment très intéres-
sant de la vie de Chénier ; elle nous fait connaître l'intimité
qui unissait le vieux poète et le jeune nourrisson du Pinde,
comme on disait alors.
Le Brun eut aussi comme ami Buffon, qui voyait en lui le seul
homme du dix-huitième siècle « qui eût les pinceaux du génie» :
Buffon s'oubliait lui-même. Ce qui est remarquable, c'est que
Buffon, qui avait le plus profond mépris pour les poètes, qui,
comme Roucher et Saint-Lambert, ont refait son œuvre, a fait
une exception pour Le Brun. Celui-ci avait dû pourtant confier
à Buffon son intention d'entreprendre un De Nalura Rerum : plu-
sieurs poètes, en effet, ont été comme secoués par la forte impul-
sion de Buffon ; mais cettç source puissante de poésie n'a pas eu
de canaux où elle pût se déverser. Buffon a été une sorte d'Epicure
qui n'a pas trouvé son Lucrèce. Je ne vous tairai pas la petite
anecdote de Buffon faisant à Le Brun une allusion aimable et un
peu burlesque. Buffon faisait volontiers le bouffon en société.
On lui demandait, un jour, s'il n'avait jamais commis de vers :
« Pardon, répondit-il, j'en ai composé trois. — Mais, alors, vous
pourriez nous Jes citer? — Les voici, reprit Buffon, sans se faire
prier :
Je n'ai pas été plus loin, ajouta-t-il, faute de trouver la rime ! »
Le Brun était aussi l'ami de M me Vigée-Lebrun ; ce fut
chez elle qu'eut lieu le fameux banquet où Le Brun fut con-
sacré Le Brun-Pindare : « Le Voyage d'Anacharsis venait de
paraître, dit Sainte-Beuve, et le beau monde raffolait du brouet
noir. M me Lebrun, qui attendait ce soir-là de fort jolies femmes,
imagina de costumer tout son monde à l'antique pour faire une
Un jour, dans la fureur d'un tranquille délire,
Le Brun prit un crayon qu'il appelle sa lyre
Et fit en ma faveur une ode qui me plut
890
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES-
surprise à M. de Vaudreuil.... Chaque jolie femme qui entrait
était à l'instant même déshabillée, drapée, coiffée en Aspasie ou
Hélène. « Le Brun-Pindare entre, diLM 1116 Lebrun ; on lui ôte sa
poudre, on défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête
une couronne de laurier avec laquelle je venais de pèindre le
jeune prinjse Henri Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte
de Parois avait justement un grand manteau pourpre, qui me
servit à draper mon poète, dont je fis en un clin d'œil Pindare,
Anacréon. » Ce n'était là qu'une fantaisie de femme artiste, re-
prend Sainte-Beuve, et l'amusement d'une soirée ; mais ce qui me
frappe, c'est que, dans plus d'une ode de Le Brun, le travestisse-
ment est plus durable et subsiste encore. On sent trop, jusque
dans son talent, cette parodie sérieuse et guindée de Pindare
ou d'Anacréon. »
Une particularité encore : Le Brun a été l'ami, à distance, il est
vrai, de Voltaire pendant toute sa vie, depuis 1760, époque à
laquelle il lui recommandait la nièce de Corneille, jusqu'en 1778.
Il l'a presque vu mourir, car il est allé lui faire une visite, qu'il a
racontée dans une lettre toute chaude encore de l'enthousiasme
qui l'avait saisi à la vue de Voltaire, et toute pleine de reconnais-
sance envers l'illustre poète.
Les jugements portés sur Le Brun par ses contemporains ne
lui sont guère favorables : il était détesté — et il méritait de l'être
— par la plupart de ses confrères.
La Harpe avait été attaqué cent fois, mille fois, par Le Brun :
aussi ne nous étonnons-nous pas que son appréciation ait
quelque chose d'âpre et de violent. Elle ne porte, du reste,
que sur quelques petites particularités de ses œuvres. Il faut
remarquer, en effet, que, bien qu'ennemi de Le Brun, La
Harpe i été frappé de ses qualités. Il commence par dire que
ce poèU est très inspiré, qu'il est le plus remarquable qui
ait existé en France depuis J.-B. Rousseau. Puis, brusquement,
il s'attaque à une ou deux de ses œuvres, qu'il analyse avec
âprêté. N'est-ce pas qu'il cède tout simplement à l'opinion
générale dans les éloges qu'il fait de Le Brun, et que, cet
hommage officiel une fois rendu au poète, il se réserve de
l'attaquer sur des points précis : mauvaises expressions, har-
diesses de métaphores, excentricités de langue et de rythme?
La source lui semblait puissante : il a seulement critiqué la
main-d'œuvre de l'ingénieur chargé de la capter.
Sainte-Beuve, lui, est presque un contemporain de Le Brun : s'il
ne l'a pas vu de ses yeux, du moins il a pu en causer avec une foule
de gens qui l'avaient connu intimement : A&drieux, Fontanes,
ÉCOUCHÀRD-LE BRUN
591
Ginguené, Chênedollé. Il a consacré deux articles à Le Brun,
à trente-deux ans de distance : le premier (1 829) au tome I er des
Portraits littéraires, le second (1851) au tome V des Causeries du
Lundi. Le premier est infiniment élogieux ; le second, presque
tout en réticences et en restrictions, est l'expression définitive
de la pensée mûrie et expérimentée de Sainte-Beuve. Dans le pre-
mier, on dirait qu'il s'agit d'un très grand génie lyrique, du type
même du génie lyrique; dans le second, Sainte-Beuve ne lui rend
que stricte justice. Sur quoi je remarque, d'abord, que nous som-
mes en 1829 : ce n'est pas vingt ans après la mort d'un homme
qui a eu une réputation immense, qu'on peut être entièrement
dégagé de l'admiration en quelque sorte officielle que cet homme
a suscitée. Le Brun éblouissait Sainte-Beuve, qui n'a pas osé dire
toute sa pensée. — En second lieu, de 1825 à 1830, les articles de
Sainte-Beuve sont « tendancieux ». Ils ont un but en dehors de
l'opinion qu'ils exposent, ils sont destinés à avoir une action. A
cette époque, Sainte-Beuve est le héraut du romantisme, et, pour
ainsi parler, son introducteur. Il veut montrer que le romantisme
est une grande école littéraire, qui a de très profondes racines
dans un passé très glorieux, de grands ancêtres, qui sont les poètes
de la Pléiade et Chénier. Sainte-Beuve n'y ajoute pas Le Brun, du
moins l'intention cachée y élait. — Mais la poésie lyrique sera
pour les romantiques toute personnelle : elle Test déjà avec La-
martine. Or Le Brun la considère comme un genre où le poète ne
chante pas ses propres états d'âme, mais, comme disait M. J. Ché-
nier dans son Eloge funèbre, « tout ce qui donne les hautes pen-
sées », c'est-à-dire les grandes vérités morales et religieuses. En
faisant l'éloge de Le Brun, Sainte-Beuve n'est donc pas dans son
rôle ? — Il y est parfaitement, car le romantisme qu'il voulait
alors préconiser et tympaniser, c'est non pas celui de Lamartine,
mais celui de Victor Hugo. Or qu'était, à cette époque, la poésie
lyrique pour Hugo? Dans sa conception générale, elle n'était pas
différente de celle de Le Brun : elle n'avait pas été élégiaque ; ce
n'est pas lui qu'il avait chanté dans ses Odes, mais bien telle ou
telle naissance royale, tel ou tel sacre, tel ou tel souvenir des joies
ou des douleurs de la royauté. En cela, il avait suivi l'exemple des
poètes hébreux et de Pindare. Il n'y avait, en 1829, que Lamartine
qui eût fait comme dévier la poésie lyrique du côlé de la poésie
élégiaque. Victor Hugo devait le faire plus tard ; mais il ne l'avait
pas encore fait. Remarquez, en outre, que Lamartine, qui avait
commencé par la poésie élégiaque, devait continuer avec les Har-
monies poétiques et religieuses par la grande poésie lyrique à la
Ronsard : de sorte qu'en 1829 il n'était que naturel que Sainte-
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Beuve voulût donner de Le Brun une très grande idée à son pu-
blic, parce qu'il le regardait comme un précurseur de son ami
Victor Hugo.
Les idées littéraires de Le Brun ont été recueillies, en grande
partie, par lui-même, dans l'intention de gonfler ses œuvres et
aussi d'indiquer les principes directeurs qui l'avaient guidé. On
les trouve dans ses Réflexions sf,r le Génie de VOde 9 dans ses Re-
marques sur les hardiesses poétiques du grand Corneille, dans son
Discours sur Tibulle, dans sa Lettre au Rédacteur du Mercure.
Les Réflexions sur le Génie de l'Ode ont paru en 1756, avec l'ode
Sur le désastre de Lisbonne ; ce n'est donc pas le retour intellectuel
d'un poète vieilli sur ses débuts, mais une petite œuvre presque
de polémique. En voici les idées générales. Le Brun veut, dès le
début, ressusciter Pindare ou, tout au moins, Rousseau, dont il
parle avec une très grande élévation. 11 croit que les Français
sont capables du feu lyrique, mais qu'ils ont été refroidis par
l'échec de Ronsard, puis par une certaine terreur du ridicule qui
s'attache trop souvent chez eux à l'enthousiasme factice. Un
homme comme La Motte est un excellent exemple à ne pas
imiter : « Je ris de voir La Motte (homme à définitions, s'il en
fut jamais), venir avec sa petite règle et son étroit compas
toiser la marche audacieuse de nos géants lyriques, qui, tout
à coup prenant des ailes, déconcertent le bel esprit qui s'imagi-
nait les suivre et le froid géomètre qui calculait leur route... »
Le Brun se donne carrière sur un sujet où l'on ne peut avoir
entièrement raison que dans le succès de l'exécution. Il fait un
grand éloge de Pindare, tout en reconnaissant qu'il est très dif-
ficile de se placer dans l'état d'âme du poète. La conclusion des
Réflexions est peu précise. En somme, Le Brun recommande
de n'être pas Français, en ce sens qu'il ne faut pas être par
trop sensible à la crainte du ridicule qui s'attache à l'enthou-
siasme, quand il s'étale ; il faut sentir vivement, avoir l'audace de
la vérité de ses sentiments et de la franchise de son geste : telle
est la première partie de la poétique lyrique de Le Brun. La se-
conde préconise l'imitation des grands modèles de l'antiquité.
A. B.
Les discours judiciaires de Cicéron,
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à l'Université de Paris.
Le talent de Gicéron ; ses narrations.
Nous avons vu, dans la leçon précédente, de quelle manière
Cicéron composait ses exordes, avec que) art il savait, dès le
début de son plaidoyer, se faire bien venir de son auditoire.
Nous allons maintenant suivre l'avocat dans le reste de son dis-
cours, jusqu'à la péroraison, en passant par toutes les parties
cataloguées par la rhétorique. Et, jusqu'au bout, nous verrons
l'art vraiment remarquable dont fait preuve l'orateur.
Gicéron a souvent donné lui-même la formule de cet art dans
ses traités de rhétorique (1). Il dit notamment dans le de Oratore
(m, 27, 415) : « Lorsque j'ai reconnu le genre de ma cause, et
qu'il s'agit de la traiter, mon premier soin est de chercher quel
est le but où doit tendre tout mon discours, et comment je
dois l'approprier à la question actuelle. J'étudie ensuite deux
choses avec attention : le moyen de prévenir les juges en ma
faveur et en faveur de mon client, et celui de faire passer dans
leurs âmes les sentiments que je veux leur inspirer. Ainsi les
règles de l'art oratoire peuvent se réduire à trois points : prouver la
vérité de l'opinion qu'on veut faire prévaloir, se concilier la bien-
veillance des auditeurs, faire naître en eux les impressions qui con-
viennent à V intérêt de la cause... » Et, dans le Brutus, condensant
davantage encore sa pensée, il donne la définition suivante de
son art : « Tria sunl, ut quidem ego sentio, quae sint efHcienda
dicendo : ut doceatur is, apud quem dicetur y ut delectetur, ut
moveatur vehementius. » (l, 185; cf. § 197 et 276.)
Mais en quoi consiste, d'une façon plus précise, cet art d'« in-
struire », de « plaire », de « toucher ».
(1) On trouvera ces formules, en dehors des textes que nous reproduisons,
dans les ouvrages suivants: de Oratore, n, 29, 128 ; h, 77,130 ; Orator,29, 61;
de Opt. gen. or., j, 3. — Cf. Quintilien, Inslil. orat.. m, D, 2.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
« Instruire » (docere), c'est faire connaître aux juges les per-
sonnages qui sont en cause, les faits qui constituent les éléments
du procès et qui doivent entrer dans l'argumentation ; c'est dis-
cuter les circonstances particulières du crime, les dépositions
faites devant le tribunal par des témoins plus ou moins véridi-
ques ; c'est imaginer une série d'arguments topiques et puissants
pour forcer la conviction des juges : bref, c'est amener les juges
à ce point qu'ils ne puissent qu'acquitter le client de l'avocat.
« Plaire » (delectare), c'est présenter le discours sous la forme
la plus agréable, la plus facile, la plus « ornée » possible, pour
que les juges, loin de s'ennuyer, trouvent au contraire que l'ora-
teur parle bien et, par suite, prennent du plaisir à l'entendre : or,
quand on trouve qu'un orateur a de l'éloquence, on est bien près
de penser qu'il a raison.
Enfin, « émouvoir » {moverë), c'est, à certains moments bien
choisis, exciter toutes les passions des auditeurs, les mauvaises
comme les bonnes, la pitié, l'envie, la peur, la jalousie, la haine,
etc., afin d'obscurcir par ce moyen leur jugement et leur raison,
et les amener de la sorte à juger non point sur une conviction,
mais sur une impression. C'est là un art délicat, de première
importance pour un orateur.
Voilà donc le triple but que Cicéron se propose et que tout
avocat, selon lui, doit chercher à atteindre. C'est là, à ses yeux, à
la fois la formule de l'éloquence idéale et la formule de sa propre
éloquence, de son propre talent.
Dans l'analyse de ce talent, nous n'aurons par suite qu'à suivre
le plan qu'il nous indique lui-même et à examiner successive-
ment les procédés par lesquels il arrive à « instruire » les juges,
à les « amuser », à les « émouvoir » .
Et, d'abord, nous allons étudier l'art d'« instruire » chez
Cicéron.
Tout à l'heure, je vous ai indiqué en gros le sens du terme
technique docere. Il faut tâcher maintenant de le préciser un
peu plus. « Instruire », aux yeux de Cicéron, ne consiste pas à
dire toujours la vérité, à présenter les choses exactement comme
elles se sont passées. Ce serait une erreur que de le croire. Un
avocat n'est pas un rapporteur désintéressé, impartial ; il a en
main la charge des intérêts de son client. La question est donc
pour lui non pas tant de dire la vérité que de faire croire qu'il la
*
CICÉRON AVOCAT
dit. — « Instruire », d'autre part, ne consiste pas non plus à dire
des choses claires, à débrouiller les questions pour que les juges
aient des événements une connaissance plus précise et plus sûre.
Sans doute, cela a lieu quelquefois; il arrive, en effet, à l'orateur
de s'attacher à éclaircir les faits ; mais, dans d'autres cas, —et ces
cas sont nombreux, — il s'attache surtout à les obscurcir. —
« Instruire » donc, c'est dire la vérité, là où il y a intérêt à la dire,
et dire le contraire de la vérité, là où il y a un intérêt contraire ;
c'est ensuite débrouiller ou embrouiller la question, selon que
Ton sert mieux la cause de son client en l'embrouillant ou en la
débrouillant.
Voyez, par exemple, lepro Cluentio : Cluentius, qui très proba-
blement n'était pas tout à fait innocent, n'avait pas grand intérêt
à ce que son avocat fit une exposition bien claire des faits du
procès. Aussi considérez le jeu de Cicéron ; il dit à chaque page :
«Juges, je m'en vais vous éclairer sur la cause de mon client. »Or,
àu lieu de les éclairer, il entasse histoire sur histoire, intrigue sur
intrigue, comme si tout cela devait s'enlr'expliquer, et, finale-
ment, il obtient, sans en avoir l'air, le résultat désiré : les juges ne
comprennent plus rien au procès, ils sont sans s'en douter les
dupes de l'avocat. — Cicéron aimait fort, au dire de Quintilien, à
rappeler le souvenir de cet exploit : « Gloriabatur tenebras offu-
disse orationi. »
Voilà donc, pour en revenir à la définition, en quoi consiste le
docere. Par quels moyens, par quels procédés, Cicéron arrive-t-il
à ce résultat?
Ces moyens, ces procédés sont extrêmement simples et de pur
bon sens. Cicéron ne les a pas inventés ; en Grèce, on s'en servait
depuis qu'il y avait des orateurs ; à Rome, ils étaient connus de
tout le monde; et, d'ailleurs, la rhétorique les enseignait.
Le plus simple, le plus naturel, c'est l'exposé du fait, exposé
qui consiste à faire connaître les choses pt les personnes ayant
quelque rapport avec le procès. Le nom technique de tîet exposé
est narratio, c'est-à-dire « récit ». Voyons comment Cicéron con-
çoit la narration, et comment il la conduit.
Ce qui frappe, dans ses discours, c'est que, à ce point de vue
particulier, ils ne se ressemblent pas, et ne sont pas tous confor-
mes aux règles de la rhétorique. Selon la rhétorique, en effet, la
narration se place après l'exorde : or, si certains discours
de Cicéron remplissent cette condition, il en est où la narration
vient immédiatement après l'argumentation, après la discus-
sion des preuves; il en est d'autres, enfin, dans lesquels il n'y
a pas de narration du tout. Là où la narration existe, elle porte
596
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
quelquefois sur les seuls faits du procès, et, en ce cas, elle est
courte ; quelquefois, au contraire, elle reprend les choses de haut
et contient le récit d'une foule d'événements antérieurs à la cause ;
enfin, il peut arriver que la narration déborde et envahisse tout le
discours. Voyez, par exemple, le pro Cluentio ou les plaidoyers
Contre Verres : ce sont des séries de narrations juxtaposées, mises
bout à bout. On peut donc dire que au premier regard, le carac-
tère des narrations de Cicéron n'est pas uniforme : ses narra-
tions sont, au contraire, très variées.
Mais pourquoi ces différences? Car, enfin, ou la narration est
bonne, ou elle est mauvaise. Si elle est bonne, pourquoi ne pas
toujours l'employer? Si elle est mauvaise, pourquoi l'employer
quelquefois? En réalité, aux yeux de Cicéron, la narration est une
arme dont il faut se servir dans certains cas, quand la cause le
réclame, et à laquelle il faut savoir renoncer, dans le cas contraire.
Si l'on plaide dans une affaire très connue, qui soulève toutes les
passions du jour, il est inutile de raconter les faits qui ont donné
lieu au procès : par exemple, dans le pro Mxirena, dans le pro
Sulla, dans le pro Sestio. Une narration, dans ces plaidoyers,
eût été ennuyeuse pour les juges, car elle ne leur aurait rien
appris qu'ils ne connussent avant que l'orateur ne prît la pa-
role. — De plus, il faut bien se rappeler que les accusés avaient
plusieurs avocats pour les défendre; chaque avocat — j'ai
déjà eu l'occasion de vous le dire — se réservait une partie de
la défense. Or, on sait que Cicéron, à cause du pathétique de
son éloquence, venait presque toujours le dernier : il parlait
donc quand ses collègues avaient déjà fait l'exposé des faits ;
il n'avait p!us de raison alors de composer à son tour une
narration qui n'eût été qu'une redite. — Pourtant, il parlait quel-
quefois le premier, après l'accusateur ; celui-ci avait plus ou
moins dénaturé les faits dans son réquisitoire, il en avait dissi-
mulé certains, il en avait grossi certains autres. Son rôle de
défenseur était alors de remettre les choses au point : force lui
est, en ce cas, de faire une narration, et voilà pourquoi celte
partie du plaidoyer se rencontre dans le pro Roscio Amerino,
dans le pro Cœlio, etc.. C'est alors, en effet, un élément néces-
saire.
Tout revient donc, en somme, à une question d'opportunité, non
de fidélité aux règles rigides de la rhétorique. De là la diversité
de caractère des narrations de Cicéron. Chez notre orateur, cette
partie du plaidoyer trouve toujours sa raison d'être dans les né-
cessités de la cause ; c'est une arme, un moyen de combat, non
un morceau à effet.
CICÉRON AVOCAT
597
Mais comment un simple récit peut-il se transformer en un
moyen de combat ? La narration subit facilement cette transfor-
mation, si l'orateur a soin d'abord d'opérer un triage entre
les faits. 11 leur donne ainsi, si je puis dire, une valeur comba-
tive, en ne les racontant pas tous, en choisissant parmi eux
ceux-là seuls qui sont à la fois utiles à son client, et nuisibles à
son adversaire. Les deux personnages en présence sont rare-
ment, tous les deux, soit de petits saints, soit de francs coquins.
L'essentiel est de faire pencher la balance en faveur de celui
que Ton défend : tout est là. Comme, dans la vie de tout homme,
il y a à la fois du bon et du mauvais, l'avocat ne racontera pas
toute la vie de son client ; il choisira dans cette vie tout ce qui
est à son avantage ; et il procédera en sens contraire pour
son adversaire. De la sorte, il composera de petits récits d'où
il ressortira que Quinctius est un brave garçon, un peu trop
confiant, mais probe, vertueux, délicat, fait pour être « plumé » ;
que Rabirius Postumus, accusé de concussion, est un banquier
généreux et serviable ; que Roscius d'Amérie, accusé de parri-
cide, est un bon petit jeune homme, inoffensif, vivant à la cam-
pagne, et qui n'a que le défaut d'être un peu simple ; que Cluen-
tius enfin, accusé d'avoir lue le mari de sa mère, est un homme
tout à fait honnête et scrupuleux, qui s'est laissé poursuivre à la
place de sa mère. Voilà les conclusions que Cicéron insinue dans
l'esprit des juges par une narration habile et bien conduite, com-
posée seulement à l'aide de faits bien choisis.
Mais si les faits de la cause se prêtent mal à un choix? Qu'à
cela ne tienne: l'orateur en choisira d'autres, dont il composera
sa narration. 11 est vrai que la tâche est délicate, et exige de la
dextérité; mais on va voir comment Cicéron sait s'en tirer.
Prenons d'abord comme exemple le pro Quinctio, que l'orateur
prononça tout jeune, à l'âge de vingt-six ans. Je vous ai raconté,
dans uue de mes leçons précédentes, les faits essentiels de ce
procès compliqué. Cicéron était d'autant plus embarrassé pour
composer son discours que Quinctius avait contre lui la lettre de
la loi et qu'il avait déjà été battu, une première fois, devant les
juges. Que faire? L'avocat va-t-il dire : voici les faits? Non, car
ils sont contre son client. Il dit alors aux juges : « Pour vous ren-
dre l'intelligence des événements plus facile, je reprendrai cette
affaire depuis son origine, et je tâcherai de vous montrer com-
ment elle s'est engagée, et comment elle a été conduite : dabo
operam ut a principio, res quam ad modum gesla et contracta sit,
598
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
cognoscatis. » Ainsi, la narration, au lieu de rouler sur les faits
mêmes du procès, roule exclusivement sur les faits antérieurs.
Cicéron nous parle du frère de son client, Caïus Quinctius, el
nous le représente comme un homme dont la sagesse et l'ordre
ne se démentirent jamais -, il nous parle surtout de l'adversaire
de son client, Sextus Nœvius, et il nous en fait un portrait destiné
à prévenir contre lui l'esprit des juges : « Sextus Naevius éta.it
un honnête homme, auquel il manquait pourtant d'avoir appris
à connaître les obligations d'un associé et les premiers devoirs
d'un père de famille. Ce n'est pas que Nsevius fut sans esprit ;
jamais on ne lui refusa le mérite d'un excellent bouffon et d'un
crieur public de bonne compagnie. Mais la nature ne lui avait
donné rien de meilleur que la voix, et son père ne lui avait laissé
d'autre héritage que la liberté. Il fit donc de sa voix un com-
merce utile, et il usa de sa liberté pour lancer impunément ses
sarcasmes. » Tout cela est naturellement rapporté pour montrer
que Quinctius est de bonne famille, et qu'il en est autrement de
Naevius. Après ce portrait, vient toute l'histoire d'une association
commerciale conclue entre Naevius et le frère de Quinctius, puis
le récit des vols que celui-là commettait aux dépens de celui-ci'
(Cicéron d'ailleurs avance ici des faits, sans en donner preuve),
bref toutes sortes de détails précis, circonstanciés, dont L'effet est
de déconsidérer Naevius aux yeux des juges et d'attirer la sympa-
thie sur Quinctius. Mais parmi ces faits, quels sont ceux qui
sont essentiels au procès? En réalité, Cicéron remonte à dessein
au delà de l'affaira, dans la narration de ce plaidoyer. Peut-être
Nsevius n'avait-il pas tout contre lui, à ne regarder que les seuls
événements de la cause ; et Cicéron, pour lui donner les appa-
rences d'un malhonnête homme, passe certains événements sous
silence et compose sa narration avec des événements antérieurs.
On voit donc là tout le procédé. Nous allons le retrouver encore
dans la narration du plaidoyer pro Cœcina. Il s'agit, dans ce dis-
cours, d'une dispute entre Gaecina et un certain Ebutius, qui
réclament tous les deux la propriété d'un champ situé en Etru-
rie. Caecina convient que, suivant les formalités d'usage {mon-
bus), il se présentera avec ses amis sur la terre en litige, et que,
chassé par Ebutius, il demandera au préteur d'être remis en pos-
session de cette terre. Il se présente donc ; mais Ebutius, avec
des gens armés, l'empêche d'y entrer. Caecina se plaint au pré-
teur Dolabella; il en obtient une ordonnance provisoire (interdic-
tum) (en attendant la sentence qui prononcera à qui appartient la
terre), pour être rétabli dans la propriété d'où il a été chassé par
la violence et les armes. Mais Ebutius prétendait qu'il n'y avait
C1CÉR0N AVOCAT
599
pas eu de violences et que, par conséquent, il n'était pas dans le
cas de l'ordonnance ; qu'il n'avait pas chassé Caecina d'une terre
où il n'était pas entré, et que, d'ailleurs, Caecina, pour telle et
telle raison, ne pouvait pas se dire propriétaire de la terre. Que
valait l'argumentation d'Ebutius? C'est ce que nous ne pouvons
guère savoir au juste aujourd'hui. Cependant, à certains in-
dices, on peut penser que tous les torts n'étaient pas de son côté
et que Caecina n'était peut-être pas absolument dans son
droit, en réclamant la terre. Il faut remarquer une chose, en
effet : c'est que ce n'était pas la première fois que l'affaire
venait devant les juges. Déjà, un tribunal avait eu à se pro-
noncer deux fois sur le fond, et, par deux fois, les juges s'étaient
montrés si peu pressés de rendre une sentence, qu'ils avaient
demandé toujours un plus ample informé, et prescrit la remise
de l'affaire. Cicéron plaidait donc pour la troisième fois pour
Caecina. Que va-t-il faire pour défendre son client, s'il est vrai
que celui-ci n'a pour lui ni la lettre de la loi, ni l'équité? Il se
gardera de faire un exposé des faits, une narration qui serait
à son désavantage ; il remontera plus haut que les événements
mêmes du procès, et il tâchera de composer, à l'aide des faits an-
térieurs, un portrait peu flatteur d'Ebutius, et de déconsidérer
la personne de son adversaire, aux yeux des juges.
« Il y avait à Tarquinies, dit Cicéron, un certain M. Fulcinius,
qui faisait le commerce de la banque avec honneur. Il avait
épousé Césennia, née d'une famille illustre de la même ville, d'une
conduite digne des plus grands éloges, et il en avait eu un fils...
Mais, au bout d'un certain temps, il mourut; il établit héritier par
son testament ce fils qu'il avait eu de Césennia, et légua à Cé-
sennia elle-même l'usufruit de tous ses biens pour en jouir con-
jointement avec son fils... Malheureusement, celui-ci ne tarda
pas à mourir lui aussi, léguant à sa mère la plus grande partie
de ses biens, et à sa femme une somme considérable. Les deux
femmes allaient donc être appelées au partage de la succession.
On décida de vendre les biens, et, de fait, les biens furent vendus.
Or Ebutius, depuis longtemps, subsistait des bienfaits et profitait
de l'état de veuvage et d'abandon où se trouvait Césennia. Il
s'était insinué dans son amitié, en se chargeant, non sans en
tirer parti pour lui-même, des affaires et des procès qui pouvaient
survenir à cette femme : tel était enfin l'ascendant qu'il avait
pris sur Ce'sennia que, suivant celte femme peu instruite, rien
ne pouvait se faire de bien, si Ebutius ne s'en mêlait : * Juges,
s'écriait Cicéron, vous connaissez un de ces personnages com-
muns dans le monde, complaisant aux femmes, solliciteur des
600
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
veuves, chicaneur de profession, amoureux de querelles et de
procès, ignorant et sot parmi les hommes, ami et entendu avec
les femmes : tel était Ebutius à l'égard de Césennia. Ne deman-
dez pas s'il était son parent : personne ne lui fut plus étranger;
si c'était un ami que lui eût laissé son père ou son époux : rien
moins que cela. Qu'était-il donc ? Un de ces hommes que je viens
de dépeindre ; un ami d'intérêt, tenant à Césennia, non par quel-
que lien de parenté, mais par un faux zèle pour sa personne, par
un empressement hypocrite, par des services quelquefois utiles,
rarement fidèles. » Or, c'est cet homme de confiance que Césennia
chargea, un beau jour, d'acheter une terre, pour elle-même, s'en-
tend, et en son propre nom. La vente devait avoir lieu à Rome :
Ebutius partit, mit l'enchère ; on lui adjugea la terre en question.
Césennia en était donc désormais propriétaire : le lendemain, en
effet, elle la donnait à ferme, et Ebutius se gardait bien de lui
contester ses droits.
Mais, sur ces entrefaites, elle vint à épouser Csecina ; ce n'était
pas pour vivre longtemps avec lui : peu après le mariage, elle
mourait, léguant presque tous ses biens à son second mari : elle
lui donnait les onze douzièmes et demi de la succession: quant
au reste, elle le répartissait, par testament, entre un certain
Fulcinius, affranchi de son premier époux, et Ebutius, en récom-
pense de ses soins et de ses peines. Csecina, en qualité d'héritier,
voulut naturellement prendre possession delà terre dont Césennia
, avait fait l'acquisition un peu avant son mariage, par l'entremise
d'Ebutius* Mais Ebutius s'y opposa : il prétendit que la terre était
à lui : n'était-ce pas lui, en effet, qui avait mis l'enchère? N'était-
ce pas à lui que le champ avait été adjugé... ?
Je passe sur le reste de la narration. Je vous en ai assez dit déjà
pour que vous vous demandiez quel rapport tout cela peut avoir
avec le procès? La question était, en effet, très précise : Ebutius
avait-il le droit d'empêcher Caecina de mettre le pied sur le
terrain en litige? Là était le nœud de l'affaire; c'était sur ce point
bien déterminé que l'avocat devait porter toute son attention,
c'était celui qu'il devait s'efforcer de discuter et d'éclaircir. Oui !
mais ce point était délicat; Cicéron, s'il y avait touché dans la
narration, eût mal servi les intérêts de son client: voilà pourquoi,
au lieu d'en parler, il ne raconte que des événements antérieurs
au procès. Ce sont ces événements seuls qui constituent la ma-
tière de son « récit ».
Cet exemple, emprunté au proCœcina, est déjà bien caractéris-
tique. Il en est un plus probant encore ; c'est celui qu'on peut tirer
du pro Cluentio. Je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises, de ce
GICÉRON AVOCAT
601
procès, et vous vous souvenez combien il est compliqué. Or
cette complication résulte précisément du caractère spécial de la
narration, et de l'art avec lequel Cicéron, négligeant pour ainsi
dire les faits de la cause, remonte au delà de cette causé et
se perd volontairement dans les faits antérieurs.
Cluentius, comme vous savez, était accusé par Oppianicus fils
d'avoir empoisonné Oppianicus père : voilà le fait qu'il fallait
exposer et raconter en détail. Or, dans la narration de Cicé-
ron, il est question de tout autre chose ; c'est que probablement
Cluentius n'avait pas les mains blanches. Pour relever la dignité
de son client, l'avocat montre ce qu'il élait dans sa famille,
et il choisit dans l'histoire de Cluentius tout ce qui, depuis trente
années, pouvait lui attirer la sympathie des juges. Il nous montre
autour de lui toute une famille étrange : dont le centre est
une femme, Sassia, mariée trois fois, avec Cluentius, le père
de l'accusé, puis avec son propre gendre, Aurius Mélinus, mari
de sa fille Cluentia encore vivante, puis, en troisièmes noces, avec
Oppianicus père, assassin de Mélinus. Enfin, cette Sassia avait
marié une fille, qu'elle avait eue de son gendre, à Oppianicus fils,
à condition qu'il accuserait Cluentius d'avoir fait périr par le poi-
son son père et deux aulres personnes. Ce personnage, avec
Oppianicus père, remplit pour ainsi dire Pavant-scène du drame,
et fournit à l'orateur une suite de narrations éloquentes, où il re-
trace avec indignation ce que le crime a de plus affreux, incestes,
assassinats, empoisonnements, falsifications de testaments, sup-
positions^ de personnes, enfin un assemblage d'horreurs sans
exemple... et en dehors de la vraie question.
Ce n'est pas tout encore. Huit ans auparavant, Oppianicus père
avait été lui-même condamné pour tentative d'empoisonnement
contre Cluentius, et il étaitmort en exil depuis, à peu près, six ans
(chap. lxiv). Or Oppianicus fils, qui accusait Cluentius du crime
même pour lequel celui-ci avait fait condamner Oppianicus père,
ajoutait à son accusation que Cluentius avait corrompu les juges
qui avaient condamné Oppianicus ; et une grande partie du plai-
doyer de Cicéron est consacrée, par suite, à réfuter cette alléga-
tion, qui n'était pas le fond de la cause, mais qui excitait contre
son client les plus fortes préventions: la narration de Cicéron
a pour effet de les détruire.
On voit donc, par ces trois exemples, — et l'on pourrait en citer
beaucoup d'autres, — quel est le but de la narration pour Cicéron
et que's sont les moyens, les procédés qu'il emploie pour Pat-
602
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
teindre. La narration a chez lui un caractère combatif; elle
n'est point impartiale ; elle doit servir la cause de son client et
tourner à l'avantage de celui-ci. Mais, pour obtenir ce résultat,
il faut se garder de tout raconter, il faut éviter d'être complet,
et quelquefois même d'être clair : d'où la nécessité de choisir
parmi les faits, d'opérer un triage. C'est là le premier travail
auquel Cicéron se livre, quand il compose une narration. Nous
verrons, dans la prochaine leçon, quels sont les autres procédés
qu'il emploie.
G. C.
Le roman français au XVII e siècle.
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur ou Collège de France.
« L'Astrée » (suite).
Il convient que nous parlions avec quelques détails des évé-
nements exposés à la fin de la dernière leçon, événements sur les-
quels, pressés par l'heure, nous avions dû rapidement glisser.
Le Ile Livre d Astrée débute par une conversation entre les trois
nymphes Galatée, Léonide et Silvie, réunies près de la fontaine
de Vérité d'Amour. Silvie, qui gêne ses deux compagnes, est mo-
mentanément écartée sous un prétexte quelconque ; — elle se
rend au château, et Galatée, profitant de son départ, fait à
Léonide l'aveu de son amour naissant pour Céladon. L'oracle con-
sulté lui a dit : « Regardez bien le lieu qui est représenté dans
ce miroir, afin que vous le sçachiez retrouver le long des rives du
Lignon : car, un tel jour, à telle heure, vous y rencontrerez un
homme en l'amitié duquel le ciel a mis toute votre félicité : si
vous faites en sorte qu'il vous ayme, ne croyez point les dieux
véritables, si vous pouvez souhaiter plus de contentement que
vous en aurez ; mais prenez garde que le premier de vous deux
qui verra l'autre sera celuy qui aymera le premier... » Léonide
objecte, en vain, que l'amour d'un berger est indigne de Galatée,
« Dame, après Amasis, de ces contrées ». Mais Galatée ne man-
que point d'arguments pour justifier sa passion : « les bergers
sont hommes aussi bien que les Druides et les chevaliers ; et leur
noblesse est aussi grande que celle des autres, est ans tous venus
d'ancienneté de mesme, tige — (et) Enone se fit bien bergère
pour Pâris, et l'ayant perdu elle le regretta et pleura à chaudes
larmes. » D'ailleurs, Céladon a peut-être d'illustres origines :
« N'avez-vous ouï ce que Silvie a dit de lui et de son père ? Il
faut que vous sçachiez qu'ils ne sont pas bergers pour n'avoir de
quoy vivre autrement, mais pour acheter par cette douce vie
un honneste repos... » — Silvie revient, sur ces entrefaites, et
annonce que Céladon s'est éveillé.
604
HE VUE DES COUKS ET CONFLUENCES
A son réveil, Céladon s'étonne d'être dans un lieu magnifique,
plein « d'enrichisseures d'or et de peintures esclalantes », que
d'Urfé décrit avec soin. Le bergerse croit mort et transporté au
ciel en récompense de la fidélité et delà sincérité de son amour. La
vue des trois nymphes, qu'il prend pour les trois Grâces, lui con-
firme cette pensée ; la conversation s'engage bientôt. Galatée
longuement explique à Céladon que le Forez était autrefois cou-
vert par l'Océan, et « la chaste Diane eust (cette région) lant agréa-
ble qu'elle y demeuroit presque ordinairement ». Quand les eaux
se furent retirées, la déesse ne garda que quelques nymphes,
auxquelles se joignirent quelques filles des Druides et des cheva-
liers. Maintenant, c'est Amasis, la mère de Galatée, qui règne
dans ce pays. — Céladon remercie les nymphes de l'avoir instruit,
et, pour ne pas demeurer en reste, il leur raconte son histoire et
celle de son père Alcippe : et ce dernier, comme il semble, ne
serait autre que Pierre II, le propre bisaïeul d'Honoré d'Urfé. Les
pages consacrées à l'histoire d'Alcippe sont charmantes, surtout
le récit de ses amours avec Amarillis ; les vers sont fréquem-
ment mêlés à la prose, et nous citerons, à titre d'exemple, l'admi-
rable sonnet Sur les contraintes de Vhonneur :
Chers oyseaux de Vénus, aimables tourterelles
Qui redoublez sans fin vos baisers amoureux
Et lassez à l'envy renouveliez par eux
Ores vos douces paix, or vos douces querelles ;
Quand je vous voy languir et trémousser des aisles,
Gomme ravis de l'aise où vous estes tous deux :
Mon Dieu : qu'à nostre égard je^ vous estime heureux
De jouyr librement de vos amours fidelles.
Vous estes fortunez de pouvoir franchement
Monstrer ce qu'il nous faut cacher si finement,
Par les injustes loix que cest honneur nous donne :
Honneur feint qui nous rend de nous mesme ennemis r
Car le cruel qu'il est, sans raison il ordonne
Qu'en amour seulement le larcin soit permis.
Dans le III 0 Livre, Céladon passe la journée en l'agréable com-
pagnie des trois nymphes. La nuit ramène la tristesse dans son
cœur, et il se rappelle toute sa vie amoureuse avec Astrée : « Mais
tout au coup il se ressouvint des lettres qu'elle luy avoil escrites r
durant le bonheur de sa fortune, et qu'il portoit d'ordinaire avec
luy dans un petit sac de senteur. 0 quel tressaut fui le sien î car
il eut peur que ces nymphes, fouillans ses habits ne l'eussent
treuvé... » Il appelle le petit Méril, et l'envoie à la recherche de-
i/ « ASTRÉE *
605
ses lettres : mais, déjà, Gaiatée les avait lues. A. propos de cette
correspondance a" Astrée et de Céladon, qui est insérée dans l'œu-
vre, nous remarquerons qu'il existait alors un genre épistolaire
spécial, soumis à des formes conventionnelles et un style parti-
culier adopté par tous les écrivains du temps. Il y a de sérieuses
ressemblances entre les lettres que Ton rencontre dans YAmadis
et celles de YAslrée; Balzac et Voiture s'expliquent et se compren-
nent mieux venant après le seigneur des Essarts et d'Urfé ; — et
ce n'est pas l'Hôtel de Rambouillet qui créera la préciosité,
employée de très bonne heure dans le style épistolaire français.
Céladon se désespère à la nouvelle qu'on a pris et lu ses papiers ;
de son côté, Gaiatée se désole, et cherche un moyen de détacher
l'un de l'autre les deux amants. Elle intercale une courte
lettre dans la correspondance dérobée au berger, désireuse de
lui avouer sa flamme: « Céladon, je veux que vous sçacbiez
que Galathée vous aime, et que le ciel a permis le desdain d'As-
trée pour ne vouloir, que plus longtemps, une bergère possé-
dast ce qu'une nymphe désire : recognoissez ce bonheur, et ne
le refusez. » Céladon, ennuyé de cet aveu, n'en laisse rien
paraître. Il a ridée d'aller consulter la fontaine de Vérité
d'Amour ; mais il est arrêté en chemin par Léonide et Silvie, et
entend l'histoire des amours de Silvie et de Ligdamon.
Au début du IV e Livre, nous assistons à une piquante conversa-
tion entre Gaiatée et Céladon, et nous voyons Gaiatée sujette à un
vif dépit. Sa passion suivant son cours et augmentant sans cesse,
la nymphe forme le projet de voir un vieux Druide qui connaît
Silvie et d'en obtenir des charmes magiques afin de combattre
l'amour de Céladon pour Astrée. Ici, Léonide, que Gaiatée soup-
çonne d'aimer Céladon et qui lui inspire de vifs sentiments de
jalousie, part en voyage : or, il importe de remarquer que ce
voyage n'est pas entièrement un hors d'oeuvre. D'Urfé Ta ima-
giné, parce qu'il lui semblait nécessaire pour maintenir en
quelque sorte l'unité de lieu. Léonide va d'abord à Marcilly dans
l'espoir d'y rencontrer son oncle, — qui n'y est pas, — puis
à Feurs. Et voici que, sur les bords du Lignon, elle trouve
réunis les principaux personnages du roman. L'un d'eux, dont il
n'a pas encore été question, est le berger Sémire, cause première
de tous les malheurs de Céladon et d'Astrée. Il aimait cette ber-
gère et, supposant qu'il lui suffisait d'écarter l'amant préféré pour
obtenir ses faveurs, il a suscité une brouille qui a porté ses fruits.
Astrée apprend la tromperie de Sémire, le fait congédier par sa
sœur Phillis, et, dans leur entretien, les deux bergères nous ins-
truisent sur l'origine de l'amour de Céladon. Il a vu Astrée pour
/
606
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
la première fois dans une fête du temple de Vénus. L'un avait qua-
torze ans, l'autre douze : cela n'a point empêché leur flamme. On
doit représenter dans le temple la scène mythologique du juge-
ment de Pâris ; quatre femmes sont désignées par le sort pour
cette représentation, dont Tune joue le rôle de Pâris et est char-
gée de décerner la pomme d'or à la plus belle de ses compagnes.
Elles seules ont le droit de pénétrer dans le temple ; malheur au
berger qui s'y serait introduit par ruse et qu'on y découvrirait !
Il serait lapidé sans pitié. Ces femmes se mettent nues, hors un
linge qui les voile de la ceinture aux genoux. — Poussé par sa
passion, Céladon se déguise en bergère, et sa beauté le fait admettre
parmi les élues, avec Astrée, Malthée et Stella : il veut savoir si
son amour est partagé par la bergère. Aussi, étant pris pour juge,
il se fait reconnaître d'elle, après le départ des autres. On devine
la surprise indignée d'Astrée.Ils ont un entretien à voix basse. As-
trée n'ose pas le dénoncer, car elle l'aime et craint de le voir mou-
rir. Céladon lui décerne le prix et, en échange, selon la coutume,
reçoit un baiser. — Céladon rentre dans la foule, comme si rien
d'extraordinaire ne s'était passé. La bergère le blâme de sa témé-
rité, mais lui pardonne. Alors commence une séparation qui dure
trois années, au cours desquelles l'amour de Céladon, qui fait
un voyage en Italie, demeure intact, en dépit des belles Romai-
nes. Cette séparation terminée, qui est une épreuve, la bergère
exige que son amant soit plus prudent à l'avenir : « Luy
ayant atteint l'aage de dix- sept ou dix-huict ans, et moi de
quinze ou seize, nous commençâmes de nous conduire avec plus
de prudence : de sorte que, pour celer notre amité, je le priay,
ou plustôt je le contraignis de faire cas de toutes les bergères
qui auroient quelque apparence de beauté, afin que la recherche
qu'il faisoit de moy fust plustôt jugée comune que particulière ;
je dis que je l'y contraignis, parce que je n'ay pas opinion que,
sans son frère Lycidas, il y eust jamais voulu consentir : car,
après s'être par plusieurs fois jetté à genoux devant moy, pour
révoquer le commandement que je luy en faisois, enfin son frère
luy dit qu'il estoit nécessaire pour mon contentement d'en user
ainsi, etc.. » Ce récit, notons-le en passànt, renferme des
faits psychologiques ou matériels ayant trait à la vie d'Honoré
d'Urfé, qui fit, par exemple, un voyage à Rome, comme Céladon.
La réalité transparaît sous l'allégorie.
V e Livre, VI e et VII e . — « Mais cependant Léonide suivait son
chemin vers Feurs, et, quoy qu'elle se hastast, elle ne peut outre-
passer Ponsins, parce qu'elle avait dormy trop longtemps
Elle allait entretenant ses pensées, et, pendant qu'elle y étoit la
i/ « ASTRÉE »
607
plus attentive, elle oùit que quelqu'un parlait assez près d'elle,
car il n'y avoit qu'un entre-deux d'aix fort délié, qui séparoit
une chambre en deux, d'autant que le maistre du logis étoit un
fort honneste pasteur, qui, par courtoisie et pour les loix de
l'hospitalité, recevoit librement ceux qui faisoient chemin, sans
s'enquérir quels ils estoient ; et, parce que son logis estoit assez
estroit, il avoit été contraint de faire des entre-deux d'aix pour
avoyr plus de chambres. Or, quand la nymphe y arriva, il y
avoit deux estrangers logez.... Oyant donc murmurer quelqu'un
auprès de son lict (car le chevet estoit tourné de ce costé là) afin
de les mieux entendre, elle approcha l'oreille à la fente d'un
aix, et par hazard l'un d'eux relevant la voix un peu plus,
elle ouyt... » Elle ouït, dit d'Urfé, l'histoire de la tromperie
de Glimanthe : celui-ci, grâce à des sorts et à des procédés magi-
ques, a persuadé à Galatée qu'elle sera aimée du berger qu'elle
trouvera sur les bords du Lignon. Cette histoire explique
toute Terreur amoureuse de Galatée. — Vient ensuite la jolie
« Chanson d'Agis sur la bruslure de la joue de Léonide », et l'his-
toire de Stelle et Corilas, qui est précédée d'un plaisant dialogue
en vers de ces deux personnes :
STELLE
Voudriez-vous estre mon berger
A faute d'amour infidelle ?
CORILAS
Pour suivre vostre esprit léger
Il fautplustost une bonne aisle,
Que non pas un courage haut,
Mais vous suivre c'est un défaut.
STELLE
Vous n'avez pas toujours pensé
Que m'aimer fust erreur si grande.
CORILAS
Ne parlons plus du temps passé,
Celuy vit mal, qui ne s'amende ;
Le passé ne peut revenir,
Ni moy non plus m'en souvenir..,
Stelle était une jeune et très aimable veuve de vingt ans, qui,
abandonnée à elle-même à cet âge périlleux pour une femme,
laissa d'abord surprendre son cœur par Lysis, puis par Sémire,
« le plus dissimulé et cauteleux »des bergers; Corilas, qui aimait
en secret la bergère, avait rédigé à son intention une lettre pour
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608
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
déclarer sa flamme ; cette lettre, dérobée par le jaloux Lysis,
fut apportée par lui à sa destinataire, dans l'espoir qu'elle évince-
rait un rival indélicat : or, ce fut Corilas qui obtint les faveurs de
la belle...
Léonide, après avoir entendu ces différentes histoires que nous
ne pouvons raconter dans le détail, se décide à poursuivre son
voyage. Elle aperçoit en chemin Astrée et Diane, et, sans se faire
connaître, écoute le récit des amours de Diane et Filandre. Selon
toute vraisemblance, la bergère Diane ne serait autre que Diane
de Châteaumorand, et le berger, son premier mari, Anne d'Urfé.
Ils s'aiment, en effet, d'une façon « platonique », au sens moderne
et vulgaire du mot ; le terme « d'impuissance » est même employé
quelque part. Les pages consacrées à rapporter la mort de Filan-
dre sont vraiment émouvantes et pathétiques : la bergère s'était
endormie au pied d'un arbre ; passe un chevalier armé et monté
qui, la trouvant belle, tente d'outrager sa pudeur; elle crie, s'é-
chappe des mains de cet agresseur brutal, qui s'élance der-
rière elle en brandissant son épée nue. Filandre accourt à son
aide : il n'a d'autres armes que sa fronde et sa houlette, et le
chevalier se précipite sur lui : « Toutefois, se voyant le glaive de
son ennemy si avant, sa naturelle générosité luy donna tant de
force et de courage qu'au lieu de reculer, il s'avança, et, s'en-
fonçant le fer dans l'estomac jusques aux gardes, il luy planla le
bout ferré de sa houlette entre les deux yeux, si avant qu'il ne
l'en peut plus retirer : qui fut cause que, la luy laissant ainsi
attachée, il le saisit à la gorge, et de mains, et de dents, para-
cheva de le tuer. Mais, hélas ! ce fut une victoire chèrement
achetée. . . » Filandre, en effet, ne tarde pas à mourir, déclarant à
sa maîtresse qu'il est heureux de perdre la vie pour elle et de-
mandant la faveur suprême de lui baiser la main. Le symbole me
paraît évident.
Léonide s'étant fait reconnaître de Diane est reçue au château
de la bergère. On leur annonce l'arrivée de Sylvandre, qui est
une des plus belles figures du roman, et qui a d'ailleurs plus
d'un trait d'Honoré d'Urfé : c'est un homme agréable, élégant
et spirituel, doué d'une grande intelligence. De plus, c'est un
rêveur, — nous pourrions dire un romantique, — qui se plaît à
contempler les étoiles. Profondément épris des conceptions pla-
toniciennes touchant l'amour et la beauté, il représente dans le
roman l'idéalisme pur et impénitent.
11 est comparable aussi à un personnage dont nous avons parlé
jadis, Dagoucin de YHeptaméron. Diane, Léonide et Silvandre
«ont à discourir, lorsqu'ils aperçoivent, venant du côté du pré,
L' € ASTRÉE »
609
deux bergères et Irois bergers. Hylas est parmi eux ; on entend
de loin chanter une « Villanelle sur son inconstance » :
La belle qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
C'est toujours l'inconstant Hylas, que nous avons déjà rencontré
le plus gai, le plus spirituel de tous les bergers de VAstrée. Ses
reparties sont vives, piquantes, pleines d'entrain. Dès qu'il se
trouve quelque part, il mène la conversation ; c'est peut-être
lui le véritable héros du roman. On a môme remarqué- que, nulle
part, le style d'Urfé n'a plus d'aisance et de mouvement que
dans la bouche d'Hylas. D'Urfé lui donne tort sans doute ;
mais ses plaidoyers sont si alertes, si agréables, qu'on est en
droit de se demander s'il n'y a pas là qu'une apparence... Il est
parfois brutal. Son inconstance repose de la vertu de Cé-
ladon, qui est un peu monotone. C'est une figure de don Juan
avant la lettre, et, d'ordinaire, avec moins de dureté. « Chose cu-
rieuse, a observé Saint-Marc Girardin, et qui montre la pente
naturelle de l'esprit français, nulle part l'inconstance n'est plus
spirituellement préconisée que dans ce roman consacré à la
gloire de l'amour honnête et fidèle. »
Ici se place l'histoire de Laonice, dans laquelle intervient
un procès d'amour, comme on en faisait en ce temps-là, dans
les conversations galantes : Hylas prononce une harangue pour
Laonice, Phillis une harangue pour Tircis, et Silvandre est chargé
du jugement. — Puis c'est l'histoire de Sylvandre, très bien
racontée, qui passionna les lecteurs d'Astrée au xvi e siècle.
Elle se trouve au VIII» Livre ; Diane, Astrée et Phillis, toujours
ensemble, ont suivi le chemin de Laigneux et sont arrivés au
pont de la Bouteresse, avec Sylvandre et Hylas qui tiennent de
curieux propos. La conversation de Sylvandre est empreinte
d'un bel idéalisme; celle d'Hylas est, au contraire, toute réaliste.
Nous apprenons qu'Hylas est né dans la Camargue, que d'Urfé
s'attache à décrire avec pittoresque : or il est intéressant de noter
ce goût de l'auteur pour des descriptions qui, avant lui, n'ont
pas été faites. Il nous décrit encore un voyage sur le Rhône par
coches d'eau, plein d'épisodes amusants, de scènes vécues et
vraies. Différents épisodes sont racontés par les voyageurs, qui
arrivent enfin à Lyon et assistent à une grande fête en l'hon-
neur de Vénus.
J'ayme à changer, c'est ma franchise,
Et mon humeur m'y va portant :
Mais quoy, si je suis inconstant,
Faut-il pourtant qu'on me méprise ?
t
610
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
D'un autre côté (Livre IX), Léonide arrive chez le grand prêtre
Adamas, à Marcilly. Alors commence une histoire de cour, dont
l'intrigue est certainement réelle et dont les personnages ne
sont pas purement imaginaires, celle de Galatée et de Lindamor.
Interrompue au X e Livre, qui est consacré à deux nouveaux per-
sonnages, Cellion et Bellinde, elle est reprise et terminée au XI e ,
et suivie de celles de Ligdamon, et de Damon et Fortune.
Le XII e Livre nous montre Céladon guéri, et se décidant à partir
malgré les prières de Galalée. La scène des adieux entre le
berger et Léonide est touchante : « Aymez, dit la nymphe, aymez
la belle et heureuse Astrée avec autant d'affection et de sincérité
que vous l'aymastes jamais, servez-la, adorez-la, et plus encore,
s'il se peut, car Amour veut l'extrémité en son sacrifice... (mais)
puisqu'il est vray qu'un ctèur n'est capable que d'un vray Amour,
il faut que je me paye de ce qui vous reste ; — donc, n'ayant plus
d'amour à me donner, comme à M aistresse, je vous demande vostre
amitié, comme vostre sœur... » Le berger s'en va, laissant Mont-
verdun à main gauche, se dirigeant vers l'endroit du Lignon où
Astrée avait coutume de paître ses troupeaux. Se rappelant son
passé, il s'assied au pied d'un arbre et soupire en vers ses « res-
souvenus ». (Voy. la pièce qui porte ce nom, I, p. 398.) Il ren-
contre un berger qui lui donne de bonnes nouvelles de ses amis
et de sa maîtresse ; néanmoins, il est triste, et cache sa tristesse
dans une caverne qui lui fut chère autrefois. — Ici s'arrête la
première partie du roman.
R. A.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
L'habitude spéciale et l'habitude générale ;
leur antagonisme.
A la fin de la dernière leçon, j'ai posé un problème qui va nous
occuper aujourd'hui. En voici l'énoncé : n'ya-t-ii pas conflit, dans
la vie de l'âme, entre les habitudes spéciales et les habitudes
générales? Le même fait peut-il servir, à la fois, à sa reproduction
exacte et à sa libre imitation ?
Un fait semble indiquer qu'il en est ainsi. Pendant les deux
premières années de sa vie, l'enfant paraît se former des habi-
tudes générales, qui lui serviront pendant toute son existence, et
ne pas se former d'habitudes spéciales, puisqu'il ne retient rien.
Mais, peut-être, y a-t-ii une autre interprétation de ce fait
incontestable. L'enfant se forme, sans doute, des habitudes spé-
ciales ; mais ces habitudes, ce ne sont pas des habitudes d'ima-
ges, c'est-à-dire des habitudes de reviviscence de certaines ima-
ges; ce sont des habitudes d'actes, l'habitude de mouvoir tel
membre de telle façon, tel autre membre de telle autre manière.
Dès lors, ce serait un cerlain genre d'habitudes spéciales qui
serait en retard et non toutes les habitudes spéciales. De plus,
pour qu'il y ait souvenir, il faut qu'il y ait non seulement révi-
viscence, mais encore reconnaissance. Or, la reconnaissance est
une opération relativement savante, qu'on fait de bonne heure
assurément, mais peut-être seulement après les deux premières
années, puisque ce n'est pas une opération élémentaire ; on peut
admettre que l'enfant, avant la troisième année, n'est pas capable
de la faire;
Ce serait donc exagérer que poser comme des lois psychologi-
ques: on ne profite que de ce qu'on oublie ; ce que l'on retient ne
profite pas, ne cultive pas l'âme, ne produit pas des habitudes
générales. N'y a-t-il pas dans l'humanité de grands esprits, des
612
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
hommesd'initiative intellectuelle, qui, eu même temps, sont pleins
de savoir précis? N'y a-t-il pas des érudits qui sont inventeurs?
Un seul exemple suffira : Ernest Renan élait un grand érudit et,
en même temps, un esprit très inventif; on a même dit qu'il avait
trop d'imagination.
Peut-être, dans cette distinction des habitudes spéciales et des
habitudes générales, et dans cette idée d'un conflit possible entre
les deux habitudes, conflit qui est loin d'être universel, trouve-
rions-nous un moyen de peser la valeur des esprits ou des âmes.
Chez tel homme, l'acte, le fait psychique, ne laisse que sa trace
propre, une puissance de reproduction exacte. Cette espèce
d'hommes est composée de ceux dont on dit qu'ils sont bornés,
routiniers, qu'ils ont beaucoup de mémoire et peu d'esprit. Ce
sont ces hommes qui ont l'esprit conservateur, qui, d'esprit ti-
moré, se répètent toujours eux-mêmes, et sont blessés de
tout ce qui est nouveau dans la société, qui s'opposent enfin à
toute idée d'innovation de nature à changer leurs habitudes.
Il y a un autre type d'hommes dans l'humanité : ceux chez
lesquels le fait psychique laisse une trace imprécise qui se mêle
aux traces des autres faits. Ces hommes ne peuvent se répéter
sans se tromper. Ils inventent malgré eux, ils changent leur
passé quand ils veulent le répéter et ils y renoncent vile. Ils n'ont
pas de mémoire, et c'est leur faute ; ils n'ont pas fait effort pour se
souvenir, trouvant plus facile d'imaginer. Dès lors, ils sont con-
damnés à l'invention. Ces hommes-là ce sont les inventeurs mal-
heureux, ceux dont on dit: «C'est un original, il n'a pas su appren-
dre un métier ; il est dépaysé partout où il est; c'est un brouillon,
c'est un instable. » Parmi eux se rencontrent des « semeurs
d'idées », des « précurseurs » ; mais ils n'achèvent rien ; ce sont
de pauvres inventeurs : leurs inventions ne réussissent pas ; de
plus habiles s'en emparent et les achèvent, à eux le profit et la
gloire. Dans la vie sociale, l'inventeur pur est considéré comme
incapable, peu utile, parfois même comme nuisible ; et, quand
l'occasion se présente, il devient un révolutionnaire.
Voilà deux types opposés : l'inventeur pur et le routinier,
l'homme de mémoire et l'homme d'imagination. '
Mais une âme supérieure, n'est-ce pas une âme où ces deux
sortes de facultés coexistent et font, pour ainsi dire, bon ménage?
N'est-ce pas une âme où le fait psychique engendre une double
puissance, puissance de reproduction et puissance d'invention?
L'homme de cette âme est un inventeur, mais un inventeur qui
pourra toujours rattacher ses inventions à leur origine historique,
à la science acquise ; s'il trouve du nouveau, il sait le relier au
HABITUDES SPÉCIALES ET HABITUDES GÉNÉRALES 613
passé. Il n'invente pas au hasard et à faux : c'est un heureux
artisan d'heureux progrès. Il est garanti contre les inventions
fausses par la solidité et la précision des connaissances qu'il a
acquises et qu'il n'a pas oubliées.
Remarquons, ici, que la fausse invention a deux variétés : Tune
consiste à découvrir ce qui n'a pas besoin d'être découvert étant
déjà bien connu; on appelle cela en France « découvrir la Méditer-
ranée »; c'est ainsi qu'il fut question, il y a quelques années, d'un
garçon boucher fort intelligent qui avait découvert la circulation
du sang; malheureusement, il venait trop tard. — L'autre inven-
tion fausse, c'est l'invention du faux. Il arrive parfois à des
savants de trouver des lois de la nature qui, tôt ou tard, sont
reconnues fausses; mais les demi-savants n'en découvrent
jamais que de cette sorte. On peut dire que la seule garantie
contre l'invention du faux, c'est l'étendue et la précision du
savoir, — qui garantit également contre la vaine invention du
vrai déjà connu.
Je viens de décrire un type d'esprits, dont il y a des exemples.
Les plus grands inventeurs de notre temps sont certainement des
hommes de ce type, parce que, actuellement, au degré de civilisa-
tion où nous sommes parvenus, on ne peut faire des inventions
qui méritent d'être appelées ainsi, qu'à la condition de savoir
beaucoup. Pour mériter le nom d'inventeur, il faut appuyer ses
tentatives Vers le nouveau sur une connaissance approfondie et
étendue des possessions actuelles de l'esprit humain.
Voilà trois types d'hommes : l'homme de routine, le pauvre in-
venteur et l'homme supérieur, homme de mémoire et d'invention
à la fois. Ces trois portraits correspondent à des hommes réels.
Nous pourrions, maintenant, nous demander si chaque individu
est confiné dans un de ces types, dès sa jeunesse, et pour jamais,
s'il y a de la fatalité, de l'innéité dans notre destinée spirituelle.
Ces sortes de fatalités et d'innéités me paraissent contraires à l'es-
prit scientifique appliqué à la psychologie. J'espère prouver plus
tard que, par une volonté bien appliquée, nous pouvons viser et
Réaliser le troisième type. Aujourd'hui, je ne puis qu'indiquer
cette nouvelle question.
Au problème que je traite pour le moment, j'ai fait une réponse
peut-être insuffisante, parce que c'est une réponse de moraliste
plutôt que de psychologue. J'ai dit qu'on distingue trois sortes
d'hommes : les routiniers, les purs inventeurs et les hommes su-
périeurs. Mais quelle est la raison de l'association féconde qui a
lieu parfois entre l'habitude spéciale et l'habitude générale?
Comment pouvons-nous, en psychologues, nous expliquer l'union
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614
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de deux modes d'habitudes qui semblent, à première vue, s'ex-
clure, comme ils s'opposent dans le langage?
Une première remarque, à ce propos, consiste à se rappeler
qu'en fait, les deux habitudes coexistent, puisque toute habitude
spéciale nouvelle, analogue à une habitude spéciale ancienne, est
plus facilement acquise, pour cette raison, que la première. L'ha-
bitude générale se manifeste ainsi au sein des habitudes spéciales.
Ainsi il n'y a pas et il ne peut y avoir d'homme qui n'ait que des
habitudes spéciales; car, alors même qu'il ne cultivera en lui que
l'habitude spéciale, l'habitude générale se manifestera en lui par
l'aisance, de plus en plus grande, avec laquelle seront acquises
les habitudes spéciales analogues. Voilà une première indication.
En voici une autre, beaucoup plus importante. L'antagonisme
des deux habitudes, générale et spéciale, nous ne devons pas nous
l'exagérer, car nous devons nous rappeler que ces deux habitu-
des n'existent, à proprement parler, ni l'une ni l'autre. L'habi-
tude, c'est toujours un flatus vocis ; l'habitude, ce n'est qu'une
puissance, et, si Ton veut substituer à la paille des mots le grain
des réalités, l'habitude s'évanouit. Cela, d'ailleurs, nous semblera
-bientôt évident, si nous nous demandons comment nous recon-
naissons, en nous ou chez autrui, l'habitude, et comment nous en
délimitons le contenu. On définit très aisément l'habitude spé-
ciale par son acte, parce qu'elle a un seul acte, parce qu'elle est
l'habitude de son acte. Elle est quand les actes ne sont pas; mais,
quand on pense à elle, on la voit telle qu'est son acte. On peut
dire exactement qu'on est capable de refaire un acte déjà fait, de
réciter une leçon déjà apprise, on peut parler ainsi entre deux
actes, parce qu'il s'agit d'une habitude spéciale. Mais l'esprit ne
peut s'emparer aussi bien de l'habitude générale. Lorsqu'on veut
saisir une habitude générale que l'on croit posséder, cette habi-
tude est comme une nuée insaisissable. On ne saisira l'habitude
générale qu'après coup, après ses actes, par la comparaison de
ses actes divers, en essayant de dégager ce que ces actes ont de
commun ; mais cela n'est pas facile, parce que ces actes sont
non seulement variés, mais encore successifs. Il en résulte que
l'habitude générale est toujours en devenir, en mouvement,
instable, insaisissable quand on veut la saisir. L'exemple le
plus caractéristique de ce fait est peut-être l'habitude poétique
de Victor Hugo. Je ne parle pas de son génie, je parle, toute ques-
tion de génie à part, de l'habitude prise par Victor Hugo, dès son
adolescence, de faire tous les jours un certain nombre de vers,
Victor Hugo a donc eu, pendant presque toute sa vie, l'habitude
de penser et de composer tous les jours un certain nombre de
HABITUDES SPÉCIALES ET HABITUDES GÉNÉRALES
615
vers nouveaux. Il y a même eu des époques où il faisait tous les
matins, avant midi, cinquante vers. Cette habitude, cette faculté
a été dans une évolution perpétuelle. Victor Hugo a été de plus
en plus personnel. Tout d'abord, il a fait des odes classiques, puis
ces odes sont devenues moins classiques, puis il a pris l'habitude
de l'hexamètre dramatique, et l'habitude de l'hexamètre en géné-
ral, sans perdre pour cela l'habitude de ses odes. Il est ensuite
revenu à l'ode lyrique, puis il a fait de la poésie épique, etc. Je
ne continue pas ; ce que j'ai dit suffît à montrer que Victor Hugo
a pris l'habitude générale de faire des vers, et que cette habitude
a sans cesse évolué en lui. Elle s'est seulement, à certains mo-
ments, spécialisée de telle ou telle façon, mais jamais définitive-
ment, de sorte que le problème de la faculté poétique de Victor
Hugo est un problème d'histoire littéraire. Lui-même n'aurait pu
dire quelle était son habitude de faire des vers. Il n'en avait pas
conscience; il ne la connaissait pas par réflexion ; enfin, elle évo-
luait toujours en lui, et, dès lors, elle ne pouvait se prêter à une
définition avant la mort du poète.
Voici un autre exemple, peut-être encore plus décisif. Racine
avait, incontestablement, l'habitude générale de faire les vers
qu'on appelle raciniens; mais cette habitude ne Ta pas empêché
de faire les Plaideurs, qui ne sont pas écrits en vers raciniens.
Donc son habitude générale peut être définie en ne tenant compte
que de ses tragédies ; mais, alors, cette définition est incomplète.
Et, si aux tragédies on ajoute les Plaideurs, la définition devient
très difficile.
Les limites de l'habitude générale sont donc toujours indécises,
et la question de l'habitude générale est posée, à l'état de pro-
blème, en histoire littéraire ou en histoire de l'art, aux critiques
littéraires, aux critiques d'art, qui sont des psychologues en litté-
rature et en art, et qui doivent avoir, pour bien traiter ces ques-
tions, plutôt Vesprit de finesse que l'esprit de géométrie. Quant
au créateur lui-même, quant à l'artiste, il est bon qu'il connaisse
les limites de sa puissance; mais ce qui prouve qu'il ne les con-
naît pas, c'est que la plupart des créateurs, sortant des limites
vraies de leur puissance, commettent des erreurs. L'histoire de
l'art est pleine de preuves de ce que j'avance ici. Il y a des sta-
tuaires éminents qui se disent, un jour, qu'ils sont peintres; mais
leurs tableaux n'ont pas le succès de leurs statues.La plupart des
artistes aiment à franchir l'enceinte de leur talent, et, s'ils se ren-
ferment ensuite dans cette enceinte, ils le font parce qu'ils ont
échoué en la franchissant. Ainsi ce sont leurs succès, leurs demi-
succès et leurs échecs qui leur apprennent à définir leur puis-
616
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sance. Ils n'en ont ni conscience ni connaissance. Tout cela con-
firme cette vérité psychologique, que je tiens à bien établir, à
savoir que, l'habitude générale ne suffisant pas à déterminer les
actes qui dérivent d'elle, ces actes ne suffisent pas à la déterminer
pour l'esprit. A fortiori, on n'a pas conscience d'une habitude
générale. Sa définition exigerait une généralisation subtile et la-
borieuse, qu'il est impossible, la plupart du temps, de faire avec
rigueur. L'habitude spéciale et l'habitude générale ne sont ni
des faits ni des forces ; ce sont de simples puissances, c'est-
à-dire des modes de possibilité. Ce qui est possible dans l'ave-
nir, étant donné le passé, voilà ce qu'exprime, symboliquement,
l'idée d'habitude. Les habitudes de Pierre, de Paul, etc., ce ne
sont que des entités verbales. Dès lors, l'antithèse des habitudes
spéciales et des habitudes générales n'est qu'une antithèse égale-
ment verbale et leur antagonisme n'est pas, dans la réalité, ce
que l'opposition des mots semble indiquer. Dès lors, encore, il
n'est peut-être pas très difficile de comprendre les âmes supé-
rieures ; on peut, du moins, comprendre comment se forme l'har-
monie de ces âmes, qui ont le double pouvoir de la répétition et
de l'invention.
Tout souvenir spécial évoque, par association de ressemblance,
des souvenirs analogues, et les actes musculaires usuels peuvent
évoquer les images de leurs analogues également usuels.
Si, à la suite de cette évocation, on compare les semblables, si
une réflexion quelque peu prolongée maintient la conscience sur
un ordre de faits semblables, il y a là comme une généralisation,
comme une prise de possession de ce qu'il y a de commun entre
les habitudes spéciales. Ce travail de réflexion, s'il a lieu de temps
à autre dans une conscience, maintient jusqu'à un certain point
les habitudes spéciales, mais sans en favoriser aucune, et il favo-
rise en même temps l'habitude générale : d'où il résulte que l'es-
prit qui aura fait ce travail sera disposé à l'invention analogique.
L'habitude générale est formée par une sorte d'induction secrète,
et, lorsqu'elle produit un acte d'invention, cet acte est, par rapport
à elle, ce que la conclusion d'un syllogisme est à la majeure.
L'invention a pour condition un genre, une formule générale
inconsciente, mystérieuse, dont elle est une application aveugle.
L'imaginatif pur s'ignore. Mais l'âme supérieure, par association,
comparaison, réflexion, esquisse dans la conscience le genre com-
mun aux faits analogues, et, en même temps, elle travaille à pro-
duire hors de la conscience la puissance générale qui sera plus
tard féconde en faits d'imagination nouveaux, double travail in-
ductif, point de départ de cette déduction secrète dont la conclu-
HABITUDES SPÉCIALES ET HABITUDES GÉNÉRALES 617
sion, qui seule figure dans la conscience, est l'acte d'invention.
L'inventeur pur ne possède pas ce qu'il a appris, et il ignore la
puissance générale qui est en lui ; un beau jour, la conclusion
d'un syllogisme mystérieux lui apparaît; il s'écrie : « J'ai trouvé »,
mais il ne sait pas pourquoi il a trouvé. L'esprit supérieur, lui,
a beaucoup appris et il n'a pas oublié ; de plus, il a plus ou moins
dégagé le général engagé dans la spécialité de son savoir; il a
ébauché la synthèse de ses connaissances spéciales. Puisqu'il a
entretenu ces habitudes spéciales, il pourrait évoquer ses souve-
nirs, mais il veut mieux. Il lui arrive souvent de se retenir, au
contraire, lorsqu'il est tenté par des re'pétitions. Au lieu de se
souvenir, il repasse rapidement ce qu'il sait; alors, il prend
comme une vague conscience de ses habitudes générales, il évo-
que une sorte de conscience obscure du général impliqué dans ses
connaissances spéciales; il conçoit, il rêve des choses analogues
et non identiques à ses expériences, à ses connaissances passe'es,
et il trouve du nouveau. Nous pouvons donc concevoir, à l'aide
de la réflexion et de l'association de ressemblance, c'est-à-dire
avec des choses plus ou moins étrangères à l'habitude, que, les
habitudes spéciales étant entretenues, un homme maître de lui
puisse se préparer à l'invention sans cesser d'être un homme de
science. C'est amsi que se forment les esprits supérieurs, à la fois
érudits et inventifs.
Mais, dira-t-on, comment avoir le temps d'être à la fois homme
d'érudition et homme d'imagination? Il faut, ici, introduire un élé-
ment nouveau. L'activité de l'homme supérieur, c'est une activité
plus riche, plus complexe, que l'activité de l'homme ordinaire,
soit naturellement, soit volontairement. L'homme supérieur, c'est,
avant tout, l'homme qui ne perd pas de temps, qui s'utilise lui-
même parfaitement, qui maintient ses habitudes spéciales et en
profite, mais ne se laisse pas absorber par les actes de ces habi-
tudes, qui les favorise pour ne pas les perdre, mais qui vise plus
haut et forme en lui des puissances fécondes, d'où sortiront des
actes nouveaux qui ne seront pas de fausses inventions.
Voilà une première esquisse des rapports de l'habitude spé-
ciale et de l'habitude générale; mais je ne dois pas oublier que les
problèmes soulevés jadis, je ne les ai pas tous résolus. J'ai ditque
le déterminisme psychologique de l'acte d'habitude et de l'asso-
ciation de contiguïté se compose d'une condition et d'une occa-
sion. La condition, c'est ce qu'on appelle l'habitude; l'occasion,
c'est l'association de ressemblance. J'ai annoncé que je dirais la
condition et l'occasion des deux variétés de l'innovation, de façon à
pousser le déterminisme de ces deux faits aussi loin que possible.
618
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
C'est à ces quatre problèmes que je consacrerai la prochaine
leçon. La question des occasions de l'association de ressem-
blance et de l'imagination nous retiendra peu de temps, car elle
ne se pose pas comme pour l'habitude spéciale. Par contre, j'au-
rai à m 'étendre sur la condition. J'ai dit quelle est la condition de
la répétition : c'est l'habitude spéciale; et j'ai dit quelle est la con-
dition de l'invention imaginative : c'est l'habitude générale; mais
je n'ai pas dit la condition de l'association de ressemblance : ce
sera une variété nouvelle de l'habitude, et il faudra la définir.
Ces trois formes de l'habitude étant données, ôomment se forment-
elles? Se forment-elles fatalement? Ne peut-on pas dire pourquoi
ou comment se forment dans une âme des habitudes spéciales,
dans une autre des habitudes générales et, dans une troisième,
ces habitudes qui disposent à l'association de ressemblance? Est-
on voué, dès sa naissance, à l'une de ces trois sortes d'habitudes
ou à la prédominance de l'une de ces habitudes sur les autres?
Quelle est la raison dernière de la répétition et de l'invention sous
ses deux formes?
Quand nous aurons répondu a toutes ces questions, nous aurons
poussé aussi loin que possible le déterminisme des faits psychi-
ques, dont nous avons commencé l'étude.
V. H.
Sujets de devoirs.
i
UNIVERSITÉ DE PARIS
LICENCE ÈS LETTRES.
Dissertation française.
I. Examiner cette pensée de Pascal, qui a été discutée par
Voltaire : « Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur
croit qu'il aurait pu faire ».
II. Pourquoi les poètes dramatiques ont-ils été considérés, par
Montesquieu notamment, comme les poètes par excellence ?
III. Examiner cette question d'un critique contemporain : a Le
roman est le genre qui supporte le mieux la médiocrité ». Est-ce
vrai ? Si c'est vrai, pourquoi ?
I. Rôle de l'imitation dans la vie mentale.
II. Dans quelle mesure l'expérience peut-elle et doit-elle servir
de base à la morale ?
III. Comment peut-on concilier ces deux propositions :
« Il n'y a de réel que le particulier » — « Il n'y [a de connais-
sance que du général » ?
1° Explicabitur ac perpendetur illa a Tullio in libro De Claris
Oratoribus expressa senlentia i « Nunquam de bono oratore aut
non bono doctis hominibus cum populo dissensio fuit. »
II
UNIVERSITÉ D'AIX
LICENCE PHILOSOPHIQUE.
Dissertation philosophique.
Composition latine.
620
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
2° Explicabitur illud Taciti de Seneca judicium : « Fuit illi
ingenium amœnum et temporis ejus auribus accommodatum. »
3° Quatenus a ceteris Plauti fabulis différât fabula « Rudens »
inscripta ?
Composition française.
ï. Commenter ces paroles d'un critique contemporain : « Ce
ne sont pas ses pensées, ce sont les nôtres que le poète fait
chanter en nous. »
II. M me de Staël a dit : « La mélancolie est la véritable inspira-
trice du talent. » Vous essaierez de définir la mélancolie, vous
déterminerez son avènement dans notre littérature et le rôle
qu'elle a joué chez nous dans la première moitié du x\\ e siècle.
III. Apprécier cette pensée : « Le styliste n'est pas la même
chose que l'écrivain : c'en est le contraire. »
III
UNIVERSITÉ DE LILLE
LICENCE PHILOSOPHIQUE,
Dissertation.
I. Les inclinations sont-elles les causes ou les effets du plaisir
et de la douleur ?
IL Les passions ont-elles par elles-mêmes une valeur morale?
III. Comparer les émotions esthétiques que nous devons à la
nature et celles que les arts nous donnent.
Composition française.
I. Développer ce jugement sur Sainte-Beuve poète : « Jusque
« dans son rôle de poète, il y a réflexion, conscience et volonté.
« — Il a voulu créer un genre à mi-côte, conforme à son tempè-
re rament, à ses modèles, et prendre une place libre à côté des
« premiers venus. » (F. Coppée, juin 1898, Discours d'inaugura-
tion du buste de Sainte-Beuve.)
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SUJETS DIS DEVOIHS
621
II. Expliquer et discuter cette pensée d'Alexandre Dumas fils :
« Par la comédie, par la tragédie, par le drame, par la bouffon-
ce nérie, dans la forme qui nous conviendra le mieux, inaugurons
« donc le théâtre utile, au risque d'entendre crier les apôtres de
« l'art pour Vart, trois mots absolument vides de sens. Toute
« littérature qui n'a pas en vue la perfectibilité, la moralisation,
« l'idéal, l'utile en un mot, est une littérature rachitique et mal-
« saine, née morte. » (Préface du Fils naturel.)
III. Pourquoi la tragédié^de Bérénice peut-elle être prise comme
le type des tragédies raciniennes ?
Dissertation latine.
I. Quid de poeta a quo composita sit nos doceat « Ciris ».
II. Cur epistulas a Plinio minore, cum ad propinquos ami-
cosve, tum ad Trajanum missas legamus, explicabis.
III. Etiamne de litteris hoc Livianum dici potest : « facit fasti-
dium copia ?» (3, 1, 7).
LICENCE PHILOSOPHIQUE.
Histoire de la philosophie.
I. Le sens commun dans la philosophie écossaise au xvui e siècle.
II. La morale épicurienne.
III. Kant et Hamilton.
IV
UNIVERSITÉ DE BORDEAUX
LICENCE ÈS LETTRES,
Dissertation française.
I. Définir et apprécier la réforme de Malherbe.
II. Discuter ce mot d'un critique contemporain :
« Marivaux a considéré les âmes humaines en dehors de quel-
que temps et de quelque lieu que ce fût. »
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622
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
III. Expliquer ces lignes de la préface des Contemplations :
« On se plaint quelquefois des écrivains qui disent : « Moi ». —
Parlez-nous de nous,*leur crie-t-on. — Hélas! quand je vous
parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous
pas? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »
I. Quatenus Virgilii Fglogœ quarta, jexta, décima, in bucolicis
carminibus adnumerandœ sint.
II. Quid grtecis poetis, qui Alexandrini dicunlur, Romana musa
debuerit breviter expones.
III. Archiae poetae epistolam effîngesM. Tullio, post actam cau-
sai», gratias agentis.
I. Du sens qu'a la particule si dans le vers connu de Du Bellay :
« Sine suis-je pourtant le pire du troupeau » (Regrets, 9). Quelle
est sa valeur, et son origine ?
II. Du tour qu'emploie Boileau au début de IhSatire IX: «C'est
à vous, mon esprit, à qui je veux parler. »
III. Étudier historiquement les parfaits français du type je
mis, je pris.
IV. Donner quelques indications sur la façon dont l'infinitif
peut, en français, servir de complément à un verbe.
V. Dans le vers suivant de Du Bellay : « Sans crainte de l'envie
ou de quelque traison » {Regrets, 53), le mot traison (trahison) n 1 a
que deux syllabes. Donner quelques explications à ce sujet.
VI. De l'emploi des temps et des modes dans cette phrase de
Marivaux : « Encore a- 1— il fallu, quand il t'a demandé si tu l'aime-
rais, que tu aies tendrement ajouté : Volontiers. » (Jeu de l'Amour
et du Hasard, II, 11.)
VII. Des flexions de l'imparfait de l'indicatif en français; retra-
cer leur histoire.
VIII. Étudier brièvement les principales formes de l'interroga-
tion en français.
I. Que vaut la distinction du caractère acquis et du caractère
inné?
Composition latine.
Grammaire historique.
LICENCE PHILOSOPHIQUE.
Dissertation philosophique.
SUJETS DIS DEVOIRS
623
II. L'acte volontaire peut-il être analysé ?
III. Que faut-il penser de l'automatisme psychologique ?
Histoire de la philosophie.
I. Quelle a été l'influence du- système pythagoricien sur la phi-
losophie de Platon ?
II. Comparer l'immatérialisme de Berkeley et le monadisme de
Leibnilz.
III. Exposer la théorie kantienne de la liberté.
Grammaire historique.
I. « C'est merveille qu'ils y ayent tant d'heur, y ayants si peu
d'adresse. » (Montaigne, III, 8.) Pourquoi, dans cette phrase, le
participe ayant a-t-il le signe du pluriel ? Donner quelques expli-
cations à cet égard.
II. « C'est par avoir ce qu^on aime qu'on est heureux. » (La
Rochefoucauld, Max. 48.) De l'emploi de par dans cette phrase;
s'est-il conservé en français ?
III. Retracer l'histoire des suffixes abstraits qu'on trouve dans
les mots comme sag-esse et sot-tise.
IV. La phrase concessive en français.
Littérature grecque.
I. Priam et Achille, dans le XXIV e chant de Ylliade.
II. Les rôles de femme dans YAntigone.
III. La mise en scène dans le Proiagoras.
LICENCE HISTORIQUE.
Composition d'histoire du Moyen Age.
I. L'entrée de la Germanie dans la civilisation chrétienne au
temps de saint Boniface et de Charlemagne.
II. Etudier l'origine de la Chambre des Communes aux xn e , xm e
et xiv e siècles.
III. Comparer la politique française dans le royaume d'Arles au
xiv e siècle, avec la politique française dans les pays bourguignons
au xv e siècle.
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624
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Composition d'histoire moderne.
I. L'Allemagne depuis la paix d'Augsbourg jusqu'à Tédit de
restitution (1629).
IL Etats provinciaux et assemblées provinciales vers la fin de
l'ancien régime.
III. Histoire militaire de la Russie depuis 1825 jusqu'àla fin du
xix e siècle.
Le gérant-: E. Fromàntin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année <j> série) N« 31
8 Juin 1906
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : N. FILOZ
Le roman français au XVII e siècle.
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur au Collège de France.
La deuxième partie de Y « Aetrée ».
Dès main tenant, il nous est permis de constater la complexité
d'une œuvre comme YAstrée, dont la première partie, à elle seule,
ne contient pas moins de quinze histoires — on en compte en tout
trente-huit dans les cinq parties ; — mais, dans la multitude des
faits et malgré la foule des héros, d'Urfé ne perd point de vue le
but qu'il s'est proposé d'atteindre ; les épisodes, quelque divers
qu'ils soient, sont habilement enchaînés, et ce sont les mêmes
personnages, après tout, dont le nombre est d'ailleurs considé-
rable, qui se retrouvent à travers le roman. Ainsi l'intérêt et le
plaisir sont, en réalité, moins dispersés qu'au premier abord on
pourrait le croire. VAstrée est une œuvre très étendue, très
variée, très riche, mais quiasonunité, comme l'œuvre de Balzac,
par exemple, ou celle de Zola.
La première partie, que nous avons résumée aussi brièvement
que la clarté nous le permettait, eut un immense succès en France
lors de sa publication. D'une part* elle paraissait continuer la
tradition de la veine chevaleresque, et elle reflétait l'état des
mœurs actuelles, en offrant aux lecteurs un véritable code de
l'amour. D'autre part, chose presque nouvelle, elle présentait des
récits de notre vieille histoire nationale ; — enfin, et surtout, elle
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BEVUtë DES COURS Eï CONFÉRE.NCES
flattait le goût des contemporains, tout en excitant leur curio
sité, par des récits ou des tableaux d'histoire moderne et con-
temporaine. Nous allons continuer le résumé de YAslrée, qui nous
tiendra encore pendant deux ou trois leçons ; mais c'est, en
somme, bien peu de trois heures pour donner la substance d'un
ouvrage qui mit vingt années à paraître, — qui fut livré aux
lecteurs en plusieurs fois, — et que Ton employa souvent à lire les
loisirs de toute une vie.
Céladon était resté un mois et demi chez Galathée, et un mois
et demi dans la caverne des bords du Lignon, où il avait élu sa
retraite.
Trois mois s'étaient donc écoulés depuis sa chute volontaire
dans le Lignon. Astrée, le croyant perdu, noyé, était la proie
d'une douleur très vive. Près de la rivière, elle conversait avec
Diane, pour laquelle s'enflammait de plus en plus le berger
Silvandre : remarquons de nouveau que ce personnage' ressemble
par plus d'un trait à Honoré d'Urfé, de même que Céladon et
probablement Hylas. Avec eux étaient d'autres bergers et d'autres
bergères, Paris, Léonide et Phillis. L'auteur nous trace un tableau
curieux de leur promenade et nous rapporte leur conversation,
toujours tendre et séduisante, quoique un peu longue, qui amène
la pièce de vers des Echos. Toutes ces pages sont pleines de
souvenirs personnels, précis, vécus. Voici quelques stances de la
pièce à laquelle il vient d'être fait allusion :
Fille de l'Air qui ne sçaurois rien taire,
De ces rochers hostesse solitaire,
Où vont les cris que je vais émouvant ? — Au vent.
Et quel crois-tu que ce cruel martyre,
Que plein d'Amour mon cœur va concevant,
Devienne en fin aux maux que je souspire ? — Père.
Nymphe qui sens dedans ces roches creuses
Quel est le mal des peines amoureuses,
N'auray-je donc jamais allégements? — Je ments.
Comment, Echo, n'est-ce point un blasphème
De t'accuser et dire que tu ments ?
Ce que j'entends est-ce bien ta voix même ?— Ayrae.
Le ciel noircy de tempeste et d'orage
Ne peut d'effroy m'abattre le courage.
Mon cœur ne craint tous ces étonnements. — Ne ments.
Je ne ments point, ny ne suis téméraire,
L' « ASTRÉE D
627
J'apprens d'Amour ces beaux enseignements,
Faut-il rien plus pour un si grand mystère ? — Taire.
Je me tairay, plustot ma voix pressée
Souspirera ma mort que ma pensée,
Amant secret comme Amant valeureux. — Heureux.
Heureux cent fois aimé de cette belle,
Mais d'où sçais-tu que son cœur généreux
Sera vaincu si je lui suis fidelle ? — D'elle.
On voit que dUrfé attachait une importance assez considérable
aux vers qu'il a introduits dans son roman, puisqu'il ne s'est pas
borné au genre du sonnet et qu'il a, au contraire, traduit ses senti-
ments et ses sensations poétiques par des rythmes très variés :
stances, rondeaux, chansons, villanelles abondent dans VAstrée,
et il serait intéressant et aisé d'en former un recueil spécial. —
Après la pièce des Echos vient une discussion, très à la mode aux
environs de l'année 1610, sur les diverses nuances de l'amour:
quel est, par exemple, le rôle de la présence ou de l'absence de la
personne aimée dans le développement de cetle passion ? De telles
questions étaient une préoccupation véritable, à ce début du
xvn e siècle où fleurissait une sorte de néo-platonisme singuliè-
rement vivace. Il est possible, — sinon probable, — que d'Urfé
se soit fréquemment contenté de répéter des conversations en-
tendues à la cour ou dans les châteaux ; il ne faisait que suivre
après tout les traces de Marguerite de Navarre, dont Yfleptamé-
ron nous a déjà conduits à des réflexions analogues. N'est-ce
pas, d'ailleurs, de problèmes semblables que vivent noire roman
et notre théâtre contemporains?
D'Urfé s'aperçoit qu'on pourrait lui adresser une critique, lui
reprocher d'avoir prêté à ses bergers un langage, des sentiments
et des idées beaucoup trop élevés pour des gens de cette condi-
tion. Il avait prévu l'objection dans sa préface, lorsqu'il nous
avertissait que les personnages de son livre ne sont point devrais
bergers, contraints de vivre aux champs par pauvreté et nécessité,
mais des seigneurs qui ont choisi cet humble état pour jouir
de la tranquillité et du repos. Cela ne suffît point à notre écrivain.
A côté de ses dissertations sur la métaphysique amoureuse, il a
placé des pages de descriptions très vraies et très réalistes : ainsi'
la description d'une brebis malade, des symptômes et du cours
de sa maladie, puis le récit de la cueillette des plantes nécessaires
pour la guérir. Il y a là plusieurs pages remplies de détails exacts,
d'observations scrupuleusement rendues. Si nous ne sommes pas
en compagnie de vrais bergers, du moins en avons-nous parfois
L'illusion. Nous assistons à de véritables scènes de la vie des
628
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
champs : « Cependant Silvandre, approchant de la cabane de sa
bergère, vid que Philis ne luy avoit point menty : car Diane estoit
assise en terre, et tenoit sa chère brebis en son gyron. Quel-
quefois elle lui souffloit à la bouche, et d'autresfois luy mettoil
du sel dedans, mais san^effet, parce qu'elle ne revenoit point si
tost de son assoupissement...., dont la bergère étoit fort en peine
parce que c'estoit celle qu'elle aymoit le plus.... Silvandre s'en
approcha et, après l avoir saluée, il lui demanda ce qu'elle faisoit
en terre : Vous le pouvez voir, luy dit-elle, sans que je le vous
die, si vous regardez en quel estât est ma chère Flore lté. Le ber-
ger* se mettant à genoux, la considéra attentivement, puis luy
toucha les aureilles, luy regarda la langue dessus et dessous, la
leva sur les pieds, et enfin lui boucha les nazeaux avec les doigts
pour Tempescher de respirer : mais soudain qu'if la laissa en li-
berté après avoir à demy éternué, elle recommença ses tours et
les» continua jusques à ce qu'elle se laissa choir. Silvandre aïors
ayant bien recongnuson mal, se tournant tout joyeux vers Diane:
« Ne vous faschez point, luy dit-il, ma belle maîtresse, vostre
chère Florette sera bientost guérie... » —Tandis, que Silvandre
et Diane cueillent des herbes pour la brebis malade, arrive le
groupe des bergers de Montverdun : Thamyre et Calydon, qui se
disputent le cœur de la belle Célidée. C'est l'occasion d'une autre
histoire, celle de Célidée, dans laquelle d'Urfé a su introduire des
éléments d'intérêt tout à fait nouveaux ; car, jamais, il ne se ré-
pète. Calydon fut élevé jadis par Thamyre ; depuis il est devenu
son rival. Il en résulte un conflit de sentiments, comme plus tard
saura en faire naître le grand Corneille : la reconnaissance de
Calydon pour son bienfaiteur Thamyre doit-elle ou non le céder à
son amour pour Célidée ? La thèse est longuement débattue, dans
un procès d'amour qui nous transporte à l'hôtel de Rambouillet.
La nymphe Léonide ne porte son jugement qu'après avoir en-
tendu les harangues, composées selon les formes prescrites, de
Calydon, de Célidée et de Thamyre. Ces harangues sont longues
et amples, d'un style périodique et nombreux, ce style à la
renaissance duquel Honoré d'Urfé semble avoir autant contri-
bué que tel de ses contemporains plus cité que lui, copme Tépis-
tôlier Balzac. On discerne encore, dans l'histoire de Célidée
(ainsi qu'en d'autres parties du roman), une première apparition
du romantisme. Il s'y trouve notamment la description d'une pro-
menade faite par un beau clair de lune que nous voudrions crter
et que nous conseillons de lire. Elle aurait fort bien sa place
dans une histoire du romantisme des non-classiques, qui reste à
faire après l'histoire du romantisme des classiques.
L' « ASTRÉE »
629
Silvandre s'est endormi dans un bais, non loin de l'ermitage
de Céladon, — qui dépose dans sa main une lettre écrite à l'in-
tention d'Astrée. Silvandre éveillé revient auprès de ses com-
pagnons et de ses compagnes, qui, pendant son sommeil, avaient
longuement discuté sur la jalousie. Astrée aperçoit la lettre, la
prend et reconnaît l'écriture de Céladon. Voici la teneur de cette
lettre, qui est pour la bergère le premier signe de vie de son
berger :
« A la plus aimée et plus belle bergère de l'univers, — le plus
infortuné et plus fidelle de ses serviteurs envoyé le salut que la
fortune lui dénie.
« Mon extrême affection ne consentira jamais que je donne
le nom de peine et de supplice à ce que vostre commandement
m'a fait ressentir, ny ne souffrira jamais que la plainte sorte
de cette bouche, qui n'a esté destinée que pour vostre louange ;
mais elle me permettra bien de dire quel'estat où je suis qu'un
autre trouverait peut estre insupportable, me contente d'autant
que je sçay que vous le voulez et l'ordonnez ainsi. Ne faites
donc point de difficulté d'estendre plus outre encor, s'il se peut,
vos commandements, et je continueray en mon obéissance,
afin que si durant ma vie je n'ai peu vous asseureT de ma fidélité,
les Champs Elisées pour le moins, et les âmes bien heureuses qui
y sont, recognoissent que je suis le plus fidelle, comme le plus
infortuné de vos serviteurs. »
Diane et Astrée sont fortement intriguées. Elles examinent la
lettre qui est bien de Céladon, et à plusieurs détails, comme la
poussière ou l'encre, cherchent à se persuader qu'elle n'a pas
été écrite depuis longtemps. Silvandre J&e peut fournir aucun ren-
seignement précis; néanmoins, on décide d'aller visiter le bois
où il dormait quand le billet lui fut remis à son insu ; et une
excursion commence, — semblable à celle de Léonide, — qui
sera le prétexte de descriptions, de conversations, d'histoires
nouvelles. Le groupe rencontre Laonice, Hyias, Tyrcis, Madonte
et Thersandre. On continue la route ensemble, et d'Urfé s'amuse
à nous montrer le cortège, composé de groupes de deux bergers :
Astrée et Tyrcis vont les premiers, parlant de choses indiffé-
rentes ; puis viennent Phillis etHylas, — Madonte et Thersandre,
— Silvandre et Diane, et seule derrière eux, la malicieuse Laonice.
Ils entrent ainsi dans un agréable bocage, où des chants réson-
nent de tous côtés. D'Urfé en profite pour intercaler des poésies
donnantes, dont Tune, un sonnet au Vent, mérite d'être citée :
630
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Doux Zéphir que je vois errer folastrement
Entre les crins aigus de ces plantes hautaines,
Et qui, pillant des fleurs les plus douces haleines,
Avec ce beau larcin vas tout l'air parfumant ;
Si jamais la pitié te donna mouvement,
Oublie en ma faveur icy tes douces peines :
Et t'en va dans le sein de ces heureuses plaines
Où mon malheur retient tout mon contentement.
Va, mais porte avec toy les amoureuses plaintes
Que parmy ces forests j'ay tristement empraintes,
Seul et dernier plaisir entre mes desplaisirs.
Là tu pourras trouver sur des lèvres jumelles
Des odeurs et des fleurs plus douces et plus belles,
Mais rapporte les-moy pour nourrir mes désirs.
Le IV* livre contient des discussions amoureuses et de jolies
descriptions, notamment celle d'un cerisier fleuri, au pied
duquel on s'assied pour raconter l'histoire de Parthénope,
de Florise et de Clorinde. Cette histoire se passe à Lyon, métro-
pole du Forez, qui joua un rôle considérable dans les premiers
siècles de notre ère. — On lit ensuite la correspondance d'Hylas,
et on repart dans la direction du bois, but de la promenade, qu i
est maintenant tout à fait proche.
On rencontre un autel rustique, élevé en l'honneur de la
déesse Astrée, qui provoque l'étonnement général. Cet autel de
gazon est placé sous un toit naturel de branchages et de Ter-
dure, qu'une main industrieuse a arrangés, et un « escriteau »
en interdit l'accès aux Amants infidèles :
Loin, bien loin, profanes esprits :
Qui n'est d'un sainct Amour espris
En ce lieu sainct ne fasse entrée :
Voicy le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d'Amour,
Adore la Déesse Astrée.
Le lieu a quelque chose de religieux et de sacré ; c'est pour-
quoi l'inconstant Hylas, intimidé peut-être, demeure à l'écart
de ses compagnons. Il craint sans doute le grand Hesus,
Teautates et Taramis, qui furent de tout temps les divinités
de ce bocage. — Après une invocation faite à genoux par
Silvandre, qui déclare la pureté et la sainteté de leur amour,
bergers et bergères s'approchent de l'autel; ils découvrent
une peinture représentant des « Amours », à propos de laquelle
s'engage une courte discussion, et un tableau où Ton a écrit
l' « ASTRÉE ))
631
les « douze Loix d'amour, que, sur peine d'encourir la dis-
grâce, il commande à tout amant d'observer ». Silvandre en
donne lecture. Hylas, qui a quelque mauvais projet en tête,
feint de s'indigner et prétend que Silvandre a lu des com-
mandements de son invention. Mais on ne l'écoute guère.
La « trouppe » suit Paris, qui trouvant « une porte d'ozier,
passa de ce lieu en un autre cabinet beaucoup plus ample ».
Nouvelles découvertes, nouveaux étonnements. Ce sont d'abord
des pièces de vers, toutes dédiées à la bergère Astrée, dont une
image orne le dessus d'un deuxième autel, puis une « oraison à
la déesse Astrée ». La main qui a tracé les vers et l'image n'a
trouvé qufe ce moyen pour se consoler dans son abandon :
Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.
Et quelle est cette main, sinon celle de Céladon? Tyrcis,
Paris, tous, essayent de persuader à l'incrédule Astrée que son
berger n'est point mort : à demi convaincue, désireuse de l'être
tout à fait, elle est partagée entre l'espérance et la crainte.
Cependant Hylas, demeuré seul auprès du premier autel et
résolu à jouer un bon tour à Silvandre, s'est emparé des « Tables
des Loix d'Amour », ei, avec une habileté et une promptitude
remarquables, il a effacé certains vers, leur en a substitué d'au-
tres, a complètement changé le sens des commandements, deve-
nus autant de prescriptions d'inconstance. Là où il avait gratté, U
a passé « l'ongle et le dos du couteau », de manière que le papier
a repris son poli et que rien d'anormal n'éveille le soupçon.
Retour des bergers. Hylas déclare à Silvandre qu'il est prêt à
se conformer désormais aux règles que semble avoir prescrites
la divinité du lieu. A genoux, l'air humble et suppliant, il prête
serment comme faisait Silvandre tout à l'heure, et commence à
haute voix la lecture des douze Tables. 11 provoque la surprise
de ses compagnons. On croit qu'il ment, qu'il ne lit pas le texte
véritable : force est pourtant de se rendre à l'évidence, et c'est
Hylas qui, maintenant, accuse Silvandre d'avoir précédemment
dénaturé les « Loix ». Le papier est tourné, retourné en tous
sens; et la plaisanterie n'aurait pas sujet de finir, si Diane,
l'examinant de très près, ne devinait quelques traces du grat-
tage. Hylas, pressé de questions, doit avouer sa supercherie, et, m
en guise de châtiment, on l'oblige à effacer à l'instant les vers de
son invention et à remettre ceux qui y étaient tout d'abord ; —
et il s'y prête de la meilleure grâce du monde. Tout cet épisode
est narré d'une plume légère et ironique.
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632
REVUE DES COUiS ET CONFÉRENCES
On quitte, «afin-, le bocage, et Ton aperçoit te bois où la lettre
fut remise à Silvandre. Ce dernier converse avec Astrée, lui parie
de son amour pour Diane, qui nous apparaît avec quelque «liose
de mystérieux. Comme ta nait tombe, on se résout à coucher à
la belle éitoite, et les bergers et les bergères se séparent en deux
groupes, à la recherche d'un lieu propice an sommeil. Les ber-
gères, qui dorment mal, renouent la conversation nn moment
iaterrom$rae,, et nous apprenons de nouvelles histoires, toujours
pleines de charme et d'intérêt. L'une, très lo-ngne, celle de
Dam on et de Madonte, appartient à la tradition des Amadis et
nous ramène dans le monde des dames et des ehevaliers.
Le VII e livre nous peint Galalhée furieuse du départ inattendu
de Céladon. Elle chasse Léonide, qui se rend alors à Marcïlly,
ehez son oncle Adamas. Léonide rencontre Céladon, à qui elle
raconte l'histoire des amours de Galathée, et ne le quitte qu'a-
près avoir lu à la dérobée sa correspondance avec Astrée,
« pour mieux connaître cette bergère ». — Puis Léonide, arrivée
chez son oncle, lui révèle l'existence de Céladon. Faut-il lui venir
en aide et faciliter son dessein de voir sa belle maîtresse?
L'oracle indique la conduite que doit suivre Adamas :
A. vous, sage Adamas, le ciel l'a ôesfcmé,
Surmontez par prudence
Et l'amour et l'enfance,
Vous le devez ainsi, puisqu'il est ordonné
Qu'obtenant sa maistresse,
Contente pour jamais sera Totre vieillesse,
Dès lors, voici ce qui est résolu par le grand prêtre : Céladon
viendra chez lui ; il prendra des vêtements de Jamme et passera
pour la propre fille d'Adam as, Alexis, qui «st depuis sept ans
<ihez les Garantes et quie l'on supposera de retour.
Pendant que les bergers sont couchés^ Géladon^st sorti : d'autre
part, Astrée s'écarte un peu de la troupe de ses compagnes, et
voici qu'ils se rencontrent soudain. La bergère, tout interloquée,
s'imagine qu'elle a vu l'ombre de son malheureux amant ; elle
raconte aux autres son aventure, et tous s'accordent à dire que
Céladon est bien mort.
On construit un monument à sa mémoire, des sacrifices ont
lieu autour de ce tombeau et une épitaphe est écrite « pour le
plus aimable berger de Lignon ». Cet épisode est destiné À
# #
L' « ASTRÉIfi »
633
masqner Ja ruse du grand prêtre. Céladon, ou plutût la fausse
Alexis, ne se trouve point reconnu d'Astrée, le jour où on les met
en présence. Ils ont entre m de longues et douces conver-
sations ; ils s'en vont à la promenade ensemble ; et nous assis-
tons àl'éclosion graduelle, dansleur âme, d'un Bentiment singulier
et presque indéfinissable de mutuelle sympathie. C'est la partie
la plus téméraire du roman : d'Urfé a su la traiter avec une dis-
crétion admirable.
Les trois derniers livres renferment : — la suite de l'histoire de
Lindamor, racontée parSilvie; — la suite de l'histoire de Célidée,
de Thamyre et de Calidon, racontée par Lycddas ; — l'histoire de
la jalousie de Lycidas, l'histoire de Placidie et celle enfin d'Eu-
doxe, Valentinian et Ursace, qui contient le curieux « Sonnet
d'une mouche sur les lèvres de sa dame endormie ». El nous ne
pouvons, à regret, insister sur tant de conversations piquantes au
précieuses, sur tant de descriptions empreintes d'un si vif sen-
timent artistique. Avec l'histoire d'Euric, qui forme le centre de
la troisième partie du roman, nous verrons, la prochaine fois,
comment Honoré d'Urfé a su déguiser, sous la fiction, la réalité
contemporaine et la vérité historique.
A. R,
Les discours judiciaires de Gicéron.
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à V Université de Paris.
Le talent de Gicéron; ses narrations (suite).
La dernière fois, j'ai commencé à vous entretenir des « narra-
tions » qui sont contenues dans les discours judiciaires de Cicé-
ron. J'ai essayé de vous montrer, de la façon la plus concrète
possible et en me servant d'exemples caractéristiques, quelle
méthode il suivait, quand il composait cette partie de ses plai-
doyers. Nous avons vu que son but était, avant tout, de faire tour-
ner l'exposé des faits à l'avantage de son client, et que, par
conséquent, son premier procédé de composition devait consister
en un triage, que son souci unique devait être de ne présenter que
les faits utiles, et d'éliminer les faits nuisibles. Mais la narration
était, par cela même, transformée en un instrument de combat ;
tout, en elle, se trouvait disposé en vue d'un résultat pratique :
servir la cause de l'accusé et desservir celle de son adversaire.
Or, pour obtenir le résultat, le triage ne suffit pas. C'est un
procédé utile, nécessaire même, mais insuffisamment efficace.
Aussi n'est-ce pas le seul que Cicéron ait employé: nous allons
examiner, dans la leçon d'aujourd'hui, ceux dont il a pu se servir
encore dans le courant de sa carrière oratoire.
Un procédé tout voisin du premier est celui qui consiste à
rapprocher habilement et artificieusement des faits qui n'ont
peut-être pas entre eux beaucoup de liens, mais à les rapprocher
dételle façon qu'un lien apparaisse et ressorte de leur contact
même. C'est là, dans la pensée de Cicéron, une application par-
ticulière de la formule de raisonnement bien connue : Post hoc,
ergo propter hoc. On place deux faits l'un à côté de l'autre, tout
exprès et cependant sans avoir l'air de tendre un piège, et on
laisse supposer entre eux une relation, qu'on se garde d'ailleurs
de marquer soi-même. — Prenons quelques exemples.
CICÉRON AVOCAT
635
Examinons d'abord le pro Quinctio, qui est un des premiers
plaidoyers de Gicéron. Je vous ai brièvement exposé, la dernière
fois, le sujet de ce discours. Il s'agit, vous vous en souvenez, d'une
affaire de société et d'une question de propriété : un certain
Sextus Naevius, ancien crieur public, est en contestation d'in-
térêts avec Publius Quinctius, client de Cicéron, et frère de Caius
Quinctius, l'associé aujourd'hui défunt de Naevius. Dans la narra-
tion, Cicéron raconte longuement toute l'histoire de la société,
formée par ces deux personnages. Or, voici un passage de ce récit,
choisi entre beaucoup d'autres, où l'avocat rapproche deux faits
importants, afin de laisser croire aux juges et au public qu'il y
a un lien entre eux. Ce passage se trouve au commencement
du chapitre iv :
« La société durait depuis plusieurs années, dit Cicéron, et
Caius avait plus d'une fois conçu des soupçons sur Nœvius : il
voyait l'embarras de cet homme à justifier des opérations où sa
cupidité s'était jouée de l'intérêt commun. Cependant Caius meurt
dans la Gaule, Naevius étant sur les lieux, et il meurt subitement,
moritur in Gallia (i) Quinctius cum adesset Nœvius, et moritur
repentino. » Que vont penser les juges en entendant cette dernière
phrase ? Vont-ils voir, entre la mort de Caius Quinctius et la pré-
sence de Naevius en Gaule, une simple coïncidence? Evidemment,
non. Ce n'est pas pour cela que Cicéron s'est donné la peine de
signaler toutes les circonstances de la mort de Caius. En réalité,
c'est qu'il compte bien qu'au lieu d'une simple coïncidence ses
auditeurs verront, entre cette mort et la présence de Naevius en
Gaule, un lien de cause à effet : il veut faire entendre, sans le
dire expressément, que l'adversaire de Publius est le meurtrier
de son frère.
Vous allez retrouver le même procédé, dans le pro Roscio
Amerino. Ici encore, des événements, qui n'ont par eux-mêmes
qu'une importance plus ou moins grande, prennent une signifi-
cation du seul fait de leur rapprochement. Voici, en quelques
mots, l'occasion du discours : Sextus Roscius le père, citoyen
d'Amérie, compris dans les proscriptions et, de ce fait, dépouillé
de ses biens, a été tué à Rome peu après, vers la fin de Tannée
671. Sa fortune montait environ à six millions de sesterces. Chry-
sogonus, affranchi de Sylla, qui a mis la main sur cette fortune,
accuse Sextus Roscius fils d'avoir tué son père, afin de se débar-
rasser de cet héritier gênant ; c'est pour défendre Roscius contre
(1) C'était en Gaule que se trouvaient les vastes pâturages exploités en
commun par les deux associés (pro Quinctio, chapitre ni.)
636
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
cette accusation que parle Cicéron. Or, voici an passage essentiel
de la narration, dans lequel l'avocat, par La juxtaposition, naïve
en apparence,. de deux ou trois faits, fait dévier les soupçons des
juges sur de tout autres personnes que son client :
« Roscius (le père) avait toujours été attaché au parti de la no-
blesse, et lorsque, dans nos derniers troubles, les privilèges et la
vie 4es nobles furent également menacés, il soutint leur cause
de tout son pouvoir et de tout son crédit. Nul autre ne la servit
avec plus d'ardeur. Il se faisait un devoir de ^mbaltre pour la
prééminence d'un ordre dont l'éclat rejaillissait sur lui-même.
Après que la victoire eut été décidée et qu'on eut déposé les ar-
mes, ceux qu'on soupçonnait d'avoir été du parli contraire étaient
proscrits et arrêtés dans tous les pays. Cependant Roscius vivait à
Borne : chaque jour, il se montrait dans le forum,, aux yeux de
tous, et, loin qu'il craignît rien de la vengeance des nobles, on le
voyait triompher de leurs succès.
« D'anciennes inimitiés existaient entre lui et deux autres
Roscius de la même ville d'Améiie. L'un d'eux est assis, à ce
moment, sur le banc des accusateurs. On dit que l'autre possède
trois des terresde celui que je défends- Si les précautions de Ros-
cius avaient pu égaler ses craintes, il vivrait. Et, en effet, il avait
des raisons pour craiadre; car voici quels hommes sont les Ros-
cius, L'un, qu'on a surnommé Capiton, est un vieux gladiateur,
fameux par des exploits sans nombre. Celui que vous voyez
devant vous, et qu'on appelle le Grand, a reçu dans ces derniers
temps des leçons de ce terrible spadassin. Avant ce combat, ce
n'était encore qu'un écolier: bientôt le disciple a surpassé le
maître en scélératesse et en audace.
« Sextus Roscius, revenant de dîner, fut tué près des bains du
mont Palatin. Cejour~là, son fils était dans Amérie; Titus Roscius
était à Rome. Le jeune Sextus ne quittait jamais ses champs, où,
couformément à la volonté de son père, Use livrait à l'admi-
nistration domestique et rurale. Titus, au contraire, vivait cons-
tamment à Rome, C'en est assez, je crois, pour diriger le soupçon-
Mais, si l'exposition des faits ne change pas le soupçon en -certi-
tude, prononcez que le fils est l'auteur du meurtre... » (Pro Roscio
Amerino, chapitres vj et vu.)
Eh ! bien, à quoi tend ce passage? L'avocat nous le dit dans les
dernières lignes : il tend à faire croire aux juges que Sextus Ros-
cius père n'a pas pu mourir de la main de son fils, mais qu'il est
mort de la main de parents qui espéraient hériter de sa grosse
fortune. Et tout cela est suggéré par Cicéron à l'esprit de ses au-
diteurs à l'aide du procédé qui consiste à rapprocher plusieurs
CICÉRON AVOCAT *
637
faits et à leur donner par ce rapprochement un sens tout nou-
veau.
Enfin, lisez le pro Cluentio, ce plaidoyer fameux où les empoi-
sonnements jaillissent en quelque sorte en cascades. Cluentius est
accusé par Oppianicus fils d'avoir empoisonné Oppianicus père,
qui est le troisième mari de sa mère, k lui, Cluentius. Cicéron,
dans sa narration, tient à nous faire connaître ce personnage et,
pour cela, il nous raconte toute une série de forfaits qu'il a com-
mis. Voyez le chapitre vu du plaidoyer en question :
« Il y avait à Lariuum une femme nommée Dinéa, belle-mère
d'Oppianicus. Elle eut trois fils, Marcus et Numérius Aurius,
Cneus Magius, et Magia qui fut mariée à Oppianicus. Marcus Au-
rius, encore très jeune, fut pris dans ta guerre d'Italie, auprès
d'Aaculum, et tomba entre les mains du sénateur Q. Servius,
condamné depuis comme assassin, qui le retint en esclavage.
Numerius Aurius mourut, et laissa pour héritier son autre frère
Cneus Magius. Magia, femme d'Oppianicus, mourut ensuite. Enfin,
le dernier fils qui restait à Dinéa, Cneus Magius, mourut à son tour.
Il institua héritier le fils de sa sœur, le jeune Oppianicus, que
vous voyez ici, et voulut qu'il partageât avec sa mère Dinéa. Sur
ces entrefaites, arrive chez Dinéa une personne qui lui annonce,
de manière à ne lui laisser ni équivoque ni incertitude, que son
fils, Marcus Aurius, est vivant et qu'il est retenu en servitude dans
la Gaule. Cette femme, privée de tous ses enfants, entrevoit l'es-
poir d'en retrouver un, et elle se met à sa recherche... Malheu-
reusement, peu de jours après, elle n'était plus. Par testament,
elle avait légué un million de ses terres à ce fils qu'elle cherchait.
Pour acquitter la somrrïe, des parents fidèles à sa volonté vont en
Gaule à la recherche d'Aurius accompagnés de la personne même
qui avait attesté son existence. Mais ils avaient compté sans l'au-
dace et la scélératesse singulière d'Oppianicus: celui-ci corrompt,
au moyen d r un Gaulois, son ami, la personne en question ; puis,
pour une somme assez modique, il trouve un assassin qui le dé-
barrasse d'Aurius lui-même (ipsum Aurium... tollendum inter-
ficiendumque curavit). » (Pro Cluentio, chapitre vu et commence-
ment du chapitre via).
Que conclure de tous ces faits? Que vont penser les juges? Ci-
céron lésait, à coup sûr. Les juges se rendront compte, il l'espère
bien, que toute cette famille disparaît, parce que tous les mem-
bres qui la composent sont successivement des obstacles à l'avi-
dité d'Oppianicus. L'avocat juxtapose toute une série de meur-
tres, sans nous dire, — sauf pour le dernier, — que c'est Oppiani-
cus qui les a commis ; mais cette conclusion se tire d'elle-même.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Nous allons trouver un autre exemple du même procédé, et
Jout aussi significatif, dans le même plaidoyer. Nous lisons
cîàtifc le chapitre ix :
« Admirez l'audace de notre adversaire. Il conçoit le désir
d'épouser Sassia, mère de mon client, cette femme dont il venait
d'assassiner le mari, Aulus Aurius. L'effronterie de celui qui fait
une si étrange proposition surpasse-t-elle la cruauté de celle qui
l'accepte? C'est ce qu'on ne saurait décider. Toutefois, connaissez
la délicatesse et la force d'âme de l'un et de l'autre. Oppianicus
demande la main de Sassia, et il la demande avec instance. Elle,
de son côté, n'est point surprise de son audace, révoltée de son
impudence, saisie d'horreur à l'idée d'entrer dans la maison
d'Oppianicus, inondée du sang de son époux. Seulement, elle té-
moigne quelque répugnance à prendre pour époux un homme qui
a déjà trois fils. Oppianicus, qui convoitait [ argent de Sassia, crut
devoir chercher dans sa maison le moyen de lever cet obstacle.
11 avait de Novia un fils au berceau. Un autre, qu'il avait eu de
Papia, vivait auprès de sa mère, à Téanum d'Apulie, à dix-huit
milles de Larinum. Tout à coup, sans aucun motif, il fait venir cet
enfant de Téanum, ce qu'il ne faisait ordinairement que les jours
de fêtes et de jeux publics. La malheureuse mère l'envoie sans
rien soupçonner. Oppianicus feint de partir ^ourTaren te, et l en-
fant, qu'on avait vu plein de santé vers la onzième heure, se trouvé
mort avant la nuit, et, le lendemain avant le jour, il ne restait que
sa cendre. Cette affreuse nouvelle fut portée sa mère par la ru-
meur publique, avant que personne de la maison d'Oppianicus
fût venu l'en informer. Désespérée de se voir en même temps
ravir et son malheureux fils et la consolation de lui rendre elle-
même les devoirs funèbres, elle part aussitôt, arrive éperdue à
Larnium, et renouvelle les funérailles d'un fils que la flamme a
déjà consumé. Dix jours ne s* étaient pas encore écoulés que le plus
jeune enfant périt à son tour. Aussitôt Sassia vole dans les bras
d'Oppianicus, ivre de joie et pleine désormais des plus belles es-
pérances. Il ne faut pas s'en étonner : des fils mis au bûcher
étaient une offrande digne d'elle ; de tels présents de noce de-
vaient charmer son cœur. Lui, différent des autres pères, qui
désirent des richesses à cause de leurs enfants, trouvait bien
plus doux de sacrifier ses enfants pour augmenter ses richesses. »
Quel effet ce récit court, mais plein de choses, pouvait-il pro-
duire sur l'esprit des juges? La seule conclusion que ceux-ci pou-
vaient tirer de ces meurtres habilement juxtaposés, était qu'Op-
pianicus devait être considéré comme le meurtrier de tous ses
enfants.
CICÉRON AVOCAT
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On voit donc la nature du procédé de Cicéron : il consiste, je le
répète, à composer un récit tendancieux, à rapprocher des faits,
de telle façon qu'ils aient l'air devoir une relation, un lien, qu'ils
n'ont pas en réalité.
Un autre procédé consiste, de la part de l'avocat, à enfermer
dans la narration même tout le système de défense qui sera dé-
veloppé plus tard dans la démonstration, en un mot, à faire de la
narration une démonstration anticipée.
Quintilien, qui formule minutieusement, au livre quatrième de
son Institution oratoire, les règles de la narration, dit que celte
partie du plaidoyer doit contenir, les « germes des preuves », les
« semences des arguments », et doit être orientée dans le sens
d'une démonstration. C'est là la simple mise en précepte, la sim-
ple codification, si Ton peut dire, de ce que Cicéron avait mis en
pratique.
Quintilien donne, en effet, à l'appui de sa règle, l'exemple du
pro Ligario. Examinons donc, au point de vue spécial qui nous oc-
cupe, la narration de ce plaidoyer, et voyons de quelle manière
Cicéron y a mis en œuvre le procédé que j'ai défini tout à l'heure.
On sait à quelle occasion fut prononcé ce plaidoyer. Ligarius
était en Afrique au moment où la guerre civile entre César et
Pompée ayait commencé. Il n'avait donc pas pu se battre à
Pharsale. Mais on sait qu'après la défaite de Pharsale, les
débris de l'armée de Pompée étaient passés en Afrique pour
recommencer la guerre, et que, d'ailleurs, ils n'avaient guère
réussi, puisqu'ils s'étaient fait battre de nouveau à Thapsus.
Ligarius avait été englobé parmi eux, et, peu de jours après
cette dernière défaite, il avait été fait prisonnier dans Adru-
mète. Or, le dictateur, clément et généreux envers les citoyens
qui avaient suivi Pompée et combattu à Pharsale, conservait
beaucoup de ressentiment contre ceux qui s'étaient attachés
à Métellus Scipion, à Varus et à Juba, roi de Mauritanie,
pour lui faire la guerre en Afrique. Si, après sa victoire à
Thapsus, il leur avait laissé la vie, c'était en leur défen-
dant de jamais reparaître à Rome. Cependant les frères de
Q. Ligarius avaient espéré obtenir de César, pour leur frère,
la faveur qu'il venait de faire à Marcellus en le rappelant.
Cicéron, Pansa et plusieurs autres sénateurs s'étaient joints
à eux pour les y aider. César même avait fait une réponse
assez douce, sans être cependant décisive, à la démarche ^que
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Cicéron avait tentée auprès de lui (Ad famiiiares, vi, 14). On
avait donc lie* d'espérer le rappel de Ligarius. Malheureusement,
un ennemi personnel de celui-ci, nommé Tubéron, l'accusa d'avoir
fait la guerre en Afrique et le dénonça comme coupable d'entête-
ment et d'obstination à la poursuite de cette guerre. César fut,
dès lors, rempli de nouvelles préventions contre Ligarius. Il dé-
cida que l'affaire serait plaidée au forum ; il s'en réserva le juge-
ment, et ce fut Cicéron qui parla pour son ami. — On devine
déjà quel fut le caractère de fa narration de ce plaidoyer : elle
tendit tout entière à insinuer dans l'esprit de César que Ligarius
n'était pas un adversaire pour le dictateur, et que, s'il avait été
mêlé à la guerre, c'était par l'effet des circonstances et non de sa
volonté propre. Ecoutons parler L'avocat :
« Q. Ligarius , nommé lieutenant de C. Cousidras , partit
pour l'Afrique, lorsqu'il n'y avait aucune apparence de guerre.
Dans cet emploi, il se concilia tellement l'affection des citoyens et
des alliés, que Considius, en quittant la province, aurait contrarié
le vœu de tous les habitants, s'il eût remis ses pouvoirs à un
autre. Ligarius refusa longtemps de s'en charger. Enfin, malgré
sa répugnance, il accepta le commandement; et, tant que dura îa
paix, son administration rendit sa droiture et sa probité égale-
ment chères aux citoyens romains et aux alliés.
« La guerre éclata tout à coup : ceux qui étaient en Afrique
Vapprirent, avant ê avoir su qu'on s'y préparait. A cette nouvelle,
les uns, emportés par une passion peu réfléchie, les autres, aveu-
glés par je ne sais quelle crainte, cherchaient un chef qui pût les
sauver et soutenir leur parti. Ligarius, dont tous les regards
étaient tournés vers Rome et qui n'aspirait qu'à rejoindre sa fa-
mille, ne voulut se lier par aucun engagement. Sur ces entre-
faites, arriva dans Ultque P. Attius Varu», autrefois préteur de
la province. De toutes parts on accourut vers lui : il saisit avec
avidité le commandement, si toutefois on peut nommer ainsi le
pouvoir déféré à un homme privé par les cris d'une multitude
aveugle, et sans nul concours de l'autorité publique. Ligarius,
heureux de ne prendre aucune part à tons ces mouvements, jouit
de quelque repos à l'arrivée de Varus.
« Jusqu'ici Ligarius est sans reproche. Il n r a point quitté Rome
pour faire la guerre; il ne soupçonnait même pas que la guerre pût
avoir lieu. Nommé lieutenant, il est parti pendant la paix ; et,
dans l'administration de la province la plus tranquille, il lui con-
venait surtout que celte paix fût maintenue. Assurément, son dé-
part ne doit pas vous offenser. Accuserez- vous son séjour? Bien
moins encore. L'un fut l'effet d'une volonté qui n'a rien de crimi-
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C1CÉK0N AVOCAT
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nel; l'autre fut commandé par une nécessité qui n'a rien que
d'honorable. Ainsi donc, soit qu'il parte en qualité de lieutenant,
soit qu'à la sollicitation de la province il accepte le gouverne-
ment de l'Afrique, nul reproche, ni à Tune ni à l'autre de ces
deux époques, ne peut lui être adressé.
« Mais il y est demeuré après l'arrivée de Varus. Si c'est un
crime, il faut s'en prendre non à son choix, mais à la nécessité.
S'il eût été en son pouvoir de s'échapper, aurait-il balancé entre
Utiqueet Rome, entre Attius et des frères si tendrement chéris,
entre des étrangers et sa famille? Sa tendresse extrême pour ses
frères lui avait causé, pendant tout le temps de sa lieutenance,
des regrets et des inquiétudes cruelles: comment aurait-il con-
senti à se séparer d'eux pour suivre des drapeaux opposés ?
Ainsi donc, César, vous n'apercevez en Ligarius aucun signe
d'une volonté ennemie. » [Pro Ligario, chapitres 1-11.)
Ce morceau, cçmme vous voyez, se passe de commentaire. Son
but est visible : Cicéron veut qu'en entendant cette narration, le
juge, c'est-à-dire en l'espèce César, soit de plus en plus persuadé
que Ligarius n'est pas un de ces obstinés Pompéiens qui ont fait
la guerre en Afrique ; il veut que César soit peu à peu amené à
prendre une mesure de clémence en faveur de son ennemi
prétendu.
La narration que je viens de vous lire est déjà un exemple
assez frappant du procédé de Cicéron. Il en est une cependant
qui était restée célèbre dans les écoles de l'antiquité, et qui est,
s'il est possible, encore plus typique : je veux parler de la narra-
tion du pro Milone, que Quintilien, dans son Institution oratoire,
a analysée et étudiée de si près et avec tant de minutie.
Vous connaissez les origines de ce procès illustre entre tous.
Je me contenterai de vous rappeler brièvement les faits essentiels.
Clodiuset Milon étaient deux ennemis acharnés, l'un, démagogue
exalté et violent, l'autre, aristocrate, défenseur de la noblesse et
du Sénat. Clodius, pour triompher de ses adversaires, avait réuni
sous ses ordres des troupes de gladiateurs, avec lesquelles il em-
pêchait les assemblées du peuple et rendait impossible la vie poli-
tique. Pour ne pas être en reste, Milon avait levé de son côté des
bandes analogues, avec lesquelles il défendait les intérêts et la
cause du Sénat. On devine alors toutes les émeutes qui se produi-
sirent, toutes les batailles qui durent se livrer à Rome pendant
des années, particulièrement au Forum. Les deux chefs allèrent
jusqu'à jurer de se tuer et jusqu'à se le promettre. Le hasard vou-
lut qu'ils se rencontrassent un jour sur une route, non loin de
Rome. Une bagarre, comme on pense, s'engagea; Clodius y fut
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
blessé, puis mourut peu après^ Là-dessus, naturellement, procès.
Milon est accusé. Cicéron prend sa défense. Quelle méthode va-
t-il employer ?
Les accusateurs disaient : il y a eu guet-apens de la part de
Milon ; l'avocat riposte : cela est faux, le guet-apens vient de Clo-
dius, qui a eu le malheur de manquer son coup. Voyez plutôt
comment les faits se sont passés. Alors commence une narra-
tion qui contient toute la thèse du plaidoyer et qui tend unique-
ment à prouver qu'il y a eu préméditation de la part de Clodius,.
non de Milon.
« Clodius savait, et il n'était pas difficile de le savoir, que, le 20
janvier, Milon irait à Lanuvium, où il devait, en sa qualité de
dictateur, nommer un flamine : ce voyage avait un motif connu,
légitime, indispensable. La veille, Clodius sort de Rome, dans le
dessein de l'attendre devant une de ses métairies, ainsi que l'évé-
nement Ta prouvé. Ce brusque départ ne lui permit pas d'assis-
ter à une assemblée tumultueuse, qui se tint ce même jour et
dans laquelle l'absence de ses fureurs causa bien des regrets :
il n'aurait eu garde d'y manquer, s'il n'avait voulu s'assurer
d'avance et du lieu et du moment pour la consommation du crime.
« Milon, après être resté ce même jour dans le Sénat jusqu'à la
fin de la séance, rentra chez lui, changea de vêtement et de chaus-
sures, attendit quelque temps que sa femme eût fait tous ses
apprêts. Ensuite il partit, alors que déjà Clodius aurait pu être
de retour, s'il avait dû revenir à Rome ce jour-là. Clodius vient
au-devant de lui, à cheval, sans voiture, sans embarras, n'ayant
avec lui ni ces Grecs qui le suivaient ordinairement, ni sa femme
qui ne le quittait presque jamais : et Milon, ce brigand qui avait
prétexté ce voyage pour commettre un assassinat, était en voi-
ture, avec son épouse, enveloppé d'un manteau, suivi d'une
troupe d'enfants et de femmes; cortège embarrassant, faible et
timide.
« La rencontre eut lieu devant une terre de C'odius, à la
onzième heure, ou peu s'en faut. A l'instant, du haut d'une émi-
nence, une troupe de gens armés fond sur Milon. Ceux qui l'atta-
quent par devant tuent le conducteur de sa voiture. Il se dégage
de son manteau, s'élance à terre, et se défend avec vigueur. Ceux
qui étaient auprès de Clodius tirent leurs épées : les uns revien-
nent pour attaquer Milon par derrière; d'autres, le croyant déjà
tué, font main basse sur les esclaves qui le suivaient de loin.
Plusieurs de ces derniers donnèrent des preuvfcs de courage et de
fidélité. Une partie fut massacrée. Les autres, voyant que l'on
combattait autour de la voiture et qu'on les empêchait de secou-
C1CÉR0N AVOCAT
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rir leur maître, entendant Clodius lui-même s'écrier que Milon
était tué, et croyant en effet qu'il n'était plus, firent alors, je le
dirai, non pour éluier l'accusation, mais pour énoncer le fait tel
qu'il est, sans que leur maître le commandât, sans qu'il le sût,
sans qu'il le vît, ce que chacun aurait voulu que ses esclaves
fissent en pareille circonstance. » (Pro Milone, chap. x.)
Voilà le morceau. Etudiez-le maintenant dans le détail ; repre-
nez-en tous les traits les uns après les autres, et vous verrez qu'il
ne contient rien qui ne tende à prouver ceci, à savoir que le guet-
apens n'a pas Milon pour auteur, mais Clodius. C'est précisément
cet art avec lequel la narration se transforme, sans qu'on s'en
doute, en une argumentation, c'est cet art qui faisait la joie de
Quintilien.
Voilà donc les trois procédés qu'emploie Cicéron pour que ses
narrations tournent en faveur des intérêts de son client :
l°Il opère un triage entre les faits qu'il pourrait exposer; il en
choisit certains pour les employer, d'autres pour les éliminer ;
2° Parmi les faits qu'il garde, il a soin d'en rapprocher certains
entre lesquels il n'y a pas grand lien, mais précisément pour que
de leur simple rapprochement un lien plus ou moins artificiél
apparaisse ;
3° Pour ce qui est de l'ensemble de la narration, il possède l'art
très fin et subtil de la transformer en démonstration.
Nous commencerons, la prochaine fois, l'étude de l'argumen-
tation proprement dite.
¥ ¥
G. C.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à l'Université de Paris.
Les suites des « Provinciales ».
L'histoire des Provinciales serait incomplète, si nous ne cher-
chions pas quelles ont été les suites de leur publication.
Nous avons vu avec quel empressement le public se les était
arrachées : les Provinciales lui offraient, en effet, selon le mot de
Voltaire, une sorte d'avant-goût des comédies de Molière et des
oraisons funèbres de Bossuet.
Chacun reconnaissait que c'était là une œuvre vraiment admi-
rable. Mais qu'en pensait le gouvernement? Les gouvernements,
on le sait, ne sont pas très admirateurs de leur nature. Ils cher-
chent à étouffer dans l'œuf les œuvres qui pourraient manifester
une certaine indépendance de pensée : ce fut ce qui arriva pour
les Provinciales. Dès 1656, on mit tout en œuvre pour entraver
leur publication ; mais l'auteur était insaisissable. Le secret était
très bien gardé ; il le fut jusqu'aux derniers mois de la vie de
Pascal, jusqu'en 1662.
Ne pouvant s'en prendre à l'auteur, les ennemis des Provin-
ciales s'en prirent à l'œuvre même. On détruisit tous les exem-
plaires; on en >cheta même pour les détruire. On chercha à
flétrir les Provinciales par des censures, des bulles, des brefs
du Pape même, si c'était possible. C'est l'histoire de ces luttes
ardentes que nous allons exposer aujourd'hui.
A Paris, les rieurs étaient du côté de Pascal, Le Parlement ne
voyait dans les Provinciales rien qui pût atteindre la majesté
royale, la religion, la morale publique. Il se contenta de garder
le silence.
Mais le Conseil du roi ne procéda pas de même. Sous l'influence
LES « PROVINCIALES »
645
de Séguier, il rendit un arrêt contre les Provinciales, le 27 sep-
tembre 1660, plus de trois ans et demi après la dix-huitième Pro-
vinciale ! Cet arrêt fut rendu dans des conditions bien singu-
lières.
Ce que l'on condamna, en effet, en 1660, ce ne furent pas les
12.000 exemplaires originaux des Provinciales, mais la traduction
latine qu'en avait donnée Nicole sous le titre de Ludovici Montalti
litterse provinciales. Ainsi le Conseil du roi tolérait les Provins
ciales en français, mais les interdisait en latin !
Ce n'était là qu'une escarmouche. Ce fut le Midi, ce fut la
Provence, qui donna le signal de la lutte, dès le 9 février 1657.
Au début de mars, la Gazette de France insérait un avis, daté
« d'Aix-en-Provence, le deuxième mars 1657 » et déclarant que
le Parlement de cette province, voulant réprimer les dangereux
écrits des jansénistes, et ayant jugé mauvaises et calomnieuses
les Lettres de Louis de Montalte, ferait brûler ces Lettres sur la
place des Prescheurs de ladite ville.
Aussitôt les jésuites s'empressèrent de faire imprimer et de
répandre cet arrêt. Mais, selon leur habitude, ils le publièrent
d'une manière équivoque et en le défigurant quelque peu. Ils l'in-
titulèrent : Arrêt du Parlement de Provence contre fauteur des
Lettres au Provincial. Remarquons ce perfide « contre Vauteur ».
De quel auteur s'agissait-il, puisqu'on ne le connaissait pas ?
Louis de Montalte allait-il être pendu ? — En réalité, l'auteur des
Provinciales n'était ni nommé ni visé dans le texte même de l'ar-
rêt du Parlement de Provence.
On trouve ce texte dans les Réponses aux Lettres provinciales
publiées par le secrétaire de Port-Royal, parues à Liège en 1657*
On peut voir qu'il n'y est fait mention ni de Louis de Montalte
ni d'un auteur quelconque.
Les jésuites ne se contentèrent pas de cette habile publication ^
ils essayèrent de mettre de leur côté l'archevêque d'Aix,Grimaldi,
cardinal-prêtre de la sainte Eglise Romaine. Prudemment, celui-
ci refusa d'intervenir dans le débat. Les jésuites s'adressèrent
alors à Duchateuil, avocat général au Parlement d'Aix, qui refusa
d'abord, mais finit par se laisser séduire. Afin de s'éclairer sur
les points en litige, cet homme circonspect se rendit à la biblio-
thèque des jésuites d'Aix, et lut Pascal, Escobar, Sanchez, etc..
Le plus amusant, c'est qu'après s'être pénétré de tous ces au-
teurs, il déclara qu'il allait faire brûler le livre d'Escobar ! Grande
stupeur dans le camp des jésuites ; mais ils ne se troublent pas
pour si peu. Un moyen bien simple se présentait: c'était de dés-
avouer Escobar. Les jésuites déclarent donc à l'avocat général :
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REVUK DES COURS ET CONFÉRENCES
« Le livre soi-disant d'Escobar, que vous avez vu chez nous,
n'est pas d'Escobar. C'est une contrefaçon d'Escobar, imprimée à
Genève par les jansénistes ». Le Parlement se réunit pour déli-
bérer ; la cour délibéra pendant deux heures, et les 17 lettres
furent condamnées au feu (9février 1657). Mais, le jour de l'exécu-
tion, personne n'osa se présenter pour remettre l'exemplaire des
Provinciales, et on se tira d'affaire en brûlant un vieil almanach
qui n'en pouvait mais. Cette comédie était de plus en plus
ridicule.
Le Parlement de Grenoble, tout voisin, fit des gorges chaudes
de cette absurde condamnation. Celui de Bordeaux ne s'en égaya
pas moins. Le président écrivit même à Arnauld d'Andilly, autant
dire à Pascal, une lettre où il feignait de ne point croire à une
aussi baroque sentence. Il disait qu'il avait pensé « qu'un esprit
gaillard avait supposé cette pièce aux magistrats d'Aix » pour les
ridiculiser plus facilement. — Ce fut alors à qui n'imiterait pas le
Parlement de Provence.
Sept mois plus tard, le 6 septembre, les Provinciales sont con-
damnées en cour de Rome par un décret de l'Inquisition, sans
un seul mot d'explication, sans le moindre essai de justification.
Notre Saint-Père le Pape Alexandre VII se contente de défendre
et de condamner ce livre « sous les peines du saint Concile de
Trente ». Il n'y a même pas au bas de la pièce la signature du
pape, mais celle d'un simple notaire.
Néanmoins, les jésuites voulurent en faire un succès pour leur
cause. Ils firent donc imprimer ce décret chez Florentin Lambert,
à un grand nombre d'exemplaires, que les « crieurs », analogues
à nos « camelots » actuels, répandirent dans la capitale ; mais
Paris, ville moqueuse, s'en amusa, et il ne paraît pas que les jan-
sénistes eux-mêmes se soient beaucoup émus de cette publica-
tion. Dans une lettre à Mademoiselle de Roannez, Pascal déclare
que « ce n'est rien du tout », et n'y insiste pas autrement.
Ce pape Alexandre VII s'était conduit là en homme d'esprit et
en digne prédécesseur de Pie IX, le pape libéral du xix e siècle.
Pie IX eut, lui aussi, en 1847, l'occasion de donner son avis sur
les Provinciales. Prosper Faugère lui était présenté par l'ambas-
sadeur, M. de Rossi, comme éditeur des Pensées de Pascal. « — Je
le sais, dit le pape,.... Pascal a bien mérité de la religion; son
ouvrage réunit la splendeur et la solidité. » — « En ce moment,
M. de Rossi, comme s'il lui fût survenu un scrupule après avoir
prononcé le nom de l'auteur des Provinciales dans le palais du
Quirinal, crut devoir faire remarquer au pape que je ne m'étais
©ccupé que des Pensées, raconte Faugère. — Oh ! répondit assez
LUS « PROVINCIALES »
647
vivement Pie IX, à la réserve peut-être de bien peu de chose,
dit en tout ce qu'a écrit Pascal est bon. — Puis, s'adressant à
moi, il me dit en-italien : Anche egli aveva veduto che lulte le cose
non erano genuino, il avait vu, lui aussi, que toutes les choses
n'étaient pas parfaites. » (Faugère, Préamb. et introd. cxlvi.)
Et la Sorbonne, que devenait-elle dans tout cela? Qu'allait-elle
faire, elle qui maniait les censures avec une certaine dextérité?
Il fauUavouer que la situation était délicate. Les Provinciales
étaient nées d'une censure de la Sorbonne : si la Sorbonne pro-
nonçait à ce sujet une nouvelle censure, peut-être donnerait-elle
le jour à de nouvelles Provinciales. On était au rouet : il fallait
bien s'arrêter.
La Sorbonne était aussi retenue par cette considération qu'elle
était en cette affaire à la fois juge et partie. D'ailleurs, Pascal se
moquait de la censure. N'avait-il pas fait dire à son Provincial :
« Que la censure vienne quand il lui plaira ! » — Et puis, qui et
quoi censurer ? Les extraits d'Escobar? Les citations de saint
Augustin? Toutes les tentatives faites à cette époque pour amener
la Sorbonne à se prononcèr contre les Provinciales échouèrent,
grâce à cette incertitude.
Il résulte donc de tout ceci que personne n'osait attaquer fran-
chement les Provinciales, et que l'autorité civile et religieuse fut
assez timide à leur égard. Nous retrouverons, d'ailleurs, la Sor-
bonne mêlée à cette affaire à la fin de notre leçon.
Pendant ce temps, que faisait Pascal? Quelles furent ses pré-
occupations au lendemain de cette lulte ? — Il garde un silence
absolu, et n'écrit pas une seule ligne, durant les sept derniers
mois de 1657. Il abandonne les jésuites à leur malheureux sort,
«t, sans plus s'inquiéter de leurs querelles, il ne songe en ce mo-
ment qu'à Charlotte Gouffier de Roannez,qui entrera à Port-Royal,
d'où les jésuites réussiront à l'arracher ; il médite un ouvrage
contre les athées ; il pense à son Apologie générale de la Religion
chrétienne.
Tout à coup, à la fin de décembre 1657 ou au début de janvier
1658, Pascal fut brusquement arraché à ses méditations.
Le mauvais génie des jésuites leur suggéra l'idée la plus malen-
contreuse qu'ils eussent jamais eue : un des leurs entreprit d'op-
poser aux Provinciales une réfutation éclatante, péremptoire,
complète, définitive. Elle parut en décembre 1657 et fut répan-
due à profusion : ils la distribuèrent même publiquement, dans
leur collège de Clermont. C'est la fameuse Apologie pour les Ca-
suisteSy par un théologien et professeur en droit canon. L'auteur
se donne pour un prêtre séculier ; mais il laisse voir souvent le
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
bout de l'oreille. Des « nous » lui échappent, lorsqu'il parle des
jésuites : « Nous ne voulons pas... » Le doute n'était pas permis
sur la personnalité du rédacteur de celte Apologie, qui ne com-
prenait pas moins de 191 pages in-4°.
L'auteur déclare que son but est de venir au secours des jésui-
tes, que les jansénistes accablent de « bouffonneries » et qui sont,
selon lui, victimes de la plus cruelle persécution. Il compare les
jésuites à ces martyrs qu'on enduisait de miel pour attirer sur
eux les mouches et les autres insectes, et auxquels les gens de
Port-Royal n'épargnent pas les piqûres sanglantes de la calomnie.
On apprit bientôt que l'auteur de cette A pologie n'était autre
que le R. P. Pirot, ami intime du P. Annat, et confesseur du con-
fesseur du roi. Il ne faut pas le confondre avec le docteur de
Sorbonne Pirot, ami de Bossuet, comme on Ta fait fréquemment.
Un jésuite, en effet, ne peut être docteur de Sorbonne.
Le P. Annat, né en 1590, avait alors environ soixante-dix ans.
Il avait chargé son ami de le défendre : comme Don Diègue, il
aurait pu s'écrier :
Les jésuites voulurent savoir ce que pensait de tout cela le
chancelier Séguier, leur ami. Celui-ci leur conseilla de ne pas
publier cette réponse, dans leur intérêt même. Il leur dit en
propres termes que c'était « l'affaire la plus honteuse qu'ils
pussent entreprendre » ; et il leur refusa le privilège. Les jésuites
l'imprimèrent quand même.
En janvier 1658, le public pouvait donc attendre une réponse
de Pascal. Mais celui-ci, absorbé de plus en plus dans ses médi-
tations et sous l'influence du sentiment religieux, renonçait à son
rôle de pamphlétaire. La mère Angélique et Singlin exigeaient
qu'il gardât le silence.
La réponse vint alors des curés de Paris, qui, indignés de l'im-
pudence des Casuistes, et avec l'approbation de Séguier, résolu-
rent de déférer V Apologie aux autorités compétentes, notamment
à la Faculté de théologie. Ils composèrent, comme c'était l'habi-
tude à cette époque, des Factums ou mémoires, qui font songer
aux fameux Mémoires de Beaumarchais. Pascal reprit alors la
plume, mais seulement pour mettre en bon français, en bonne
prose des Provinciales, la prose qu'on lui communiquait. D'or-
dinaire, les factums étaient rédigés par des avocats célèbres ;*on
n'en imprimait qu'un petit nombre et pour le monde du Palais
Ce glaive que mon bras ne peut plus retenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
LES « PROVINCIALES »
649
seulement. Pascal fut, sans doute, amené à se faire le secrétaire
désintéressé des curés de Paris, par l'un d'eux, Fortin, son
ami, proviseur du Collège d'Harcourt et curé de Saint-Christophe.
Pascal eut part à 5 ou 6 de ces factums. Le deuxième est de lui
tout entier, d'après le témoignage de Périer, neveu de Pascal, et
fut fait en un jour ; le cinquième Test aussi, et Pascal le préfé-
rait même à la septième et à la treizième Provinciale.
Cependant, malgré le témoignage de Périer, leur attribution à
Pascal n'est que probable; l'horreur de Pascal pour le probabilisme
suffirait à nous les faire laisser de côté.
D'ailleurs, nous n'y retrouverions ni la verve, ni l'éloquence
des Provinciales. 11 y a là des scrupules nouveaux et un ton de
charité et d'amour des ennemis qui n'ont rien du pamphlet.
Quantum mutalus ab illol...
L'infâme Apologie, dénoncée à l'évêque, à l'archevêque et
même à l'Inquisition de Rome, fut condamnée partout. En somme,
elle servit à faire lire les Provinciale sjavec plus d'intérêt que jamais.
De toutes ces condamnations, nous ne retiendrons que celle de
la Sorbonne. Il est comique, en effet, de voir les Provinciales finir
par où elles avaient commence', par une censure de la Sorbonne.
La Faculté était saisie d'une plainte contre Y Apologie. Depuis le
départ des 72 docteurs, la Sorbonne était en piteux état : il n'y
restait que les créatures des jésuites, Cornet et consorts. La
Sorbonne essaya de tergiverser : enfin, après bien de la peine,
après neuf mois de gestation, elle mit au jour cet avorton qu'est
la Censure contre V Apologie. Par un juste retour des choses d'ici-
bas, la Faculté fut malmenée par les jésuites, comme on pense
bien: « C'est une chose insupportable, dit l'un d'eux le, 2o mai,
que cent jeunes docteurs ignorants soient assez téméraires pour
vouloir censurer tous nos docteurs casuistes. » On essaya alors
de verser un peu de baume sur. la plaie. La Faculté s'etîorça de
condamner en même temps et Y Apologie et les Provinciales. Elle
fit remarquer qu'en censurant Y Apologie, elle ne prétendait au-
cunement approuver les Provinciales. Elle écrivit: « Facilitas illas
non approbavit, quia audivit illas damnalas esse Romse » ; puis
elle remplaça « Romse » par « a Summo Pontifice » et « a Sancta
Sede ». C'était ingénieux ; mais ce procédé attira à la Sorbonne
une semonce du Parlement. Le il juillet 1658, l'avocat général
Talon manda au palais cinq ou six docteurs de la Faculté, les ca-
téchisa, en un mot, leur lava la tête, dirions-nous aujourd hui. Il
leur montra que mettre dans une censure de Sorbonne que les
Provinciales ont été condamnées à Rome, c'est reconnaître 1 In-
quisition, chose que le gouvernement ne saurait tolérer.
650
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Les docteurs se réunirent donc chez Nicolas Cornet, et, la
mort dans l'âme, supprimèrent « damnatas». On ajoutât seulement
que la Faculté n'approuvait pas les Provinciales (16 juillet 1658).
Quant à VApologie, elle était condamnée dans certains de ses
articles, et aussi in globo, « parce qu'elle pousse à la crapule, ad
indulgendum crapulœ. » Aussi, la Sorbonne ne se hâta-t-elle pas
d'imprimer celle censure. Enfin, Nicolas Cornet demanda au roi,
c'est-à-dire à Mazarin, la permission de l'imprimer : il l'obtint, à
condition de ne pas faire mention du décret de Rome.
Le 26 octobre 1658, Pascal dut bien rire, quand parut cette fa-
meuse censure.
La prophétie de 1656 était accomplie : la Sorbonne était deux
fois ridicule.
Il est curieux de voir ce que les jésuites pensaient alors de la
Sorbonne. Voici ce que disait le Général des jésuites, dans une
lettre où il donne le mot d'ordre aux Pères de sa Compagnie :
« Mon Re'vérend Père, il ne faut pas témoigner que nous soyons
« surpris de tant de censures ; Dieu veut nous éprouver, nous
« suscitant un si grand nombre d'ennemis pour sa cause. Si on
« vous parle de celle de Sorbonne (voici la consigne habilement
« transmise), comme on ne manquera pas, afin de répondre tous
« de même façon, voici ce qu'il faudra dire : que la Sorbonne a
« beaucoup d'ignorants et de docteurs défaveur;... que ce n'est
« pas la première fois que la Sorbonne avait exposé son honneur
« par des censures de cette nature; qu'elle avait autrefois cen-
« suré la doctrine de saint Thomas; qu'elle avait condamné la
« Pucelle d'Orléans comme sorcière et a été cause ensuite qu'elle
« a été brûlée...; qu'elle avait censuré l'institut delaCompa-
« gnie, approuvé et confirmé par deux papes, et mille autres
« choses aussi extravagantes; qu'au reste ceux qui la compo-
« saient à présent n'étaient pasplus sages ni plus savants que
« ceux qui les ont précédés et qui sont tombés dans de si horri-
« bles fautes. Voilà, mon Père, ce qu'il faut dire pour notre dé-
« fense, en attendant quelque autre remède. Je suis, etc.. »
(Hermant, xix, ch. 32.)
Si Ton songe à ce que Pascal, dans la première Provinciale, '
disait de la <* Compagnie aussi célèbre qu'est la Faculté de théo-
logie de Paris », on verra tout le chemin parcouru depuis lors.
Voilà comment, au milieu du xvn e siècle, un pamphlétaire de
génie a pu par la presse agir sur l'opinion publique. Nous venons
d'assister là, au cours de cette lutte, aux premiers hauts faits du
journalisme naissant.
A. C.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
L'habitude fragmentée ; condition de l'association
de ressemblance.
Nous allons aujourd'hui continuer et terminer, autant que
possible, la recherche de la loi déterminante des images. Nous
nous sommes posé le problème suivant : étant donné qu'il y a
trois modes de groupement des images, qui sont : l'association
de contiguïté ou répétition d'habitude, l'association de ressem-
blance et l'imagination, — pourquoi le groupement ou la succes-
sion des images est-il, dans certains cas, une répétition d'habi-
tude, et, dans d'autres cas, une association de ressemblance
et, dans d'autres cas enfin, une imagination ?
A propos de la répétition d'habitude, nous avons établi que
l'acte d'habitude avait un déterminisme composé de deux
éléments: sa condition (l'habitude), et son occasion, qui était
toujours une association de ressemblance. Nous avons ensuite
cherché si l'habitude ne comporte pas une modification qui la
transforme en puissance d'imagination. Nous avons trouvé, en
effet, que l'habitude, mais l'habitude générale, est la condition
de l'acte d'imagination. Il nous reste à déterminer l'occasion de
l'acte d'imagination, et à établir, autant que possible, le déter-
minisme de l'association de ressemblance, dont nous n'avons
dit ni la condition ni l'occasion.
Je commence par le problème de l'occasion, et je ne m'y
attarderai pas. Je ne m'attarderai pas aux deux sortes d'occa-
sions que nous avons à établir ; car le problème de l'occasion ne
se pose pas pour l'imagination et l'association de ressemblance
de la même façon que pour l'association de contiguïté. Cherchons
pourtant, tout d'abord, quelle est l'occasion d'une imagination.
Pour résoudre ce problème, je fais appel à l'expérience cou-
rante. Nous n'imaginons jamais que dans l'ordre des choses
auxquelles nous pensons d'habitude. Pour trouver la solution
d'un problème de mathématiques, par exemple, il faut réfléchir
652
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sur ses données. La solution est liée par un lien logique aux
réflexions, aux idées présentes à l'esprit, qui l'ont préparée,
Tayant précédée. De même, nous n'imaginerons jamais un
paysage qui n'est pas dans la nature, comme Je paysage de
Corot, qui se compose d'un sol et d'arbres des environs de
Paris et d'un ciel d'Italie, que si nous sommes en train de penser
à la nature, à nos voyages, à nos promenades ou si nous sommes
en train de lire un récit de voyage. Ainsi, c'est toujours une
association iè ressemblance qui précède l'acte d'imagination,
et ce qui précède immédiatement l'acte d'imagination, c'est son
occasion. Mais, dira-t-on, il arrive très souvent que l'esprit,
fatigué d'une recherche, se repose par d'autres pensées, tout
à fait différentes, revient ensuite au problème et en aperçoit
alors la solution. Je réponds que revenir au problème, c'est
revenir aux données du problème, lesquelles servent d'occasion
à la solution qui, ensuite, apparaît. Il y a des cas, cependant,
où il semble que la solution apparaisse subitement, après avoir
été longtemps cherchée en vain, et alors qu'on ne la cherchait
plus. On cite des cas où l'artiste, le savant, ont passé une
longue soirée à chercher sans trouver. Ils s'endorment et, le
lendemain, à leur réveil, la solution leur apparaît d'emblée sans
préparation, sans recherche nouvelle. Je dis que c'est là un cas
extrême, et qu'il ne faut pas prendre cette description à la lettre.
L'esprit du dormeur, au réveil, est presque toujours préoccupé
des dernières pensées de la veile. La première pensée du réveil
sera donc tout naturellement le problème à résoudre. Ni le
savant ni l'artiste ne réfléchissent : c'est possible ; mais ils pensent
au problème et la solution apparaît. Dans ce cas, donc, l'antécé-
dent immédiat, ôu l'occasion de l'acte d'imagination, est un fait
analogue à cet acte, absolument comme lorsqu'une réflexion
prolongée aboutit à une découverte. La recherche et la découverte
semblent alors séparées par un long intervalle de temps, et ces
sortes de faits peuvent être résumés dans une formule qui est
mienne et que je puis ciler à ce titre : « Si l'on trouve sans
chercher, c'est qu'on avait cherché sans trouver. » (La Parole
intérieure, chap. v.) Mais cela ne veut pas dire que l'on trouve
sans un souvenir, au moins vague, des recherches antérieures.
Ainsi, l'occasion de l'imagination, c'est une association de res-
semblance. Posons maintenant le troisième et dernier problème
de cel ordre : quelle est l'occasion de l'association de ressem-
blance ?
Une dialectique longue et fastidieuse serait peut-être néces-
saire pour établir rigoureusement que la question ne se pose pas
l'association de ressemblance
653
à l'égard de l'association de ressemblance. J'abrégerai. Considère-
t-on, en effet, les deux termes semblables ou le second seule-
ment, a et A ou seulement A ? Si l'on considère les deux termes
réunis, on ne trouve pas d'occasion. Si Ton considère le second
seulement, on trouve qu'il a le premier pour occasion ; que A
soit suivi ou non de ses conligus BCD, etc., l'occasion est tou-
jours a ; si donc nous considérons la succession a ABCD l'occasion
de l'association de contiguïté, ABCD sera l'association de ressem-
blance a A ou son premier terme a — ce que nous savons depuis
longtemps; si nous ne considérons que a A, nous voyons avec
évidence que, dans l'idée même d'une association de ressem-
blance, l'occasion figure, puisque « est l'occasion de A.
Laissons désormais le problème des occasions et disons main-
tenant que tout autre est le cas des sensations. Je dois établir ce
point, parce que les sensations sont des faits de conscience ; je
ne puis laisser croire que je les oublie. Remarquons, tout d'a-
bord, que beaucoup de sensations sont prévues, qu'on le veuille
expressément ou non. Quand une sensation est prévue, par
exemple celle de la Sorbonne, où j'ai voulu venir tout à l'heure,
l'image précède la sensation. Voilà deux analogues qui se suivent.
Ensuite, quand on est arrivé au but, quand on a la sensation
voulue, cette sensation est reconnue. Or, reconnaître une
sensation, c'est associer à cette sensation un groupe d'images
semblables à elle, mais plus pâles. Ainsi, lorsqu'une sensation est
prévue, des images presque identiques la précèdent, l'accompa-
gnent, la suivent. Mais c'est dans ce cas seulement que les lois
établies dans ces leçons embrassentles sensations et s'appliquent
à elles. La sensation, en principe, est imprévue. L'enfant n'a
guère que des sensations imprévues ; de même, le voyageur ; et
il arrive, même dans la vie la plus routinière, qu'on soit surpris
par des sensations imprévues, un éclair, par exemple. Bien plus,
sur un chemin connu, on peut à chaque pas, tous les jours, ren-
contrer dir nouveau. Ainsi, on est très souvent surpris par des
sensations imprévues, qui causent de l'étonnement, qui donc n'ont
ni occasion ni condition. Elles interrompent le cours de la vie
consciente ; on ne leur connaît pas de cause parmi les faits con-
scients, et, dès lors, elles paraissent étrangères à la conscience.
Celle-ci les rejette hors d'elle-même ; elle les emploie comme ma-
tériaux dans la construction du monde. La conscience a plusieurs
raisons de construire le monde extérieur, et celle-ci n'est pas la
principale, mais c'en est une. Le fait qu'il y a des états de con-
science forts qui sont imprévus, qui nous surprennent et nous
étonnent, ce fait est une des raisons de ne pas nous attribuer les
654
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sensations. Donc, en principe, les sensations, à moins que la
conscience ne les prépare, par son activité propre, et ne les incor-
pore à cette activité, sont des faits qui n'obéissent pas aux lois
dont je suis en train de parler ; ces lois sont les lois des images ;
elles ne concernent pas les sensations. Ces lois ne paraissent con-
cerner les sensations que dans les cas où .les sensations font
corps avec des images.
Je reviens aux conditions. La condition delà répétition d'habi-
tude ou association de contiguïté, c'est l'habitude spéciale, puis-
sance déterminée d'un acte déterminé. La condition de l'imagina-
tion, c'est l'habitude générale, puissance générale, c'est-à-dire,
partiellement déterminée et partiellement indéterminée, d'un acte
qui n'est déterminé que dans ses lignes générales et qui, dans ses
détails, n'est pas prédéterminé. Il nous reste à dire quelle est la
condition de l'association de ressemblance. Rappelons d'abord
que, dans l'imagination comme dans la répétition, nous trouvons
une pluralité qualitative et une sorte de synthèse de cette pluralité
par la contiguïté. Gomme les faits répétés, ceux qui sont réunis
dans un acte d'imagination sont naturellement désignés par des
termes distincts (ABC ou RM), qui marquent leur distinction. S'ils
sont liés, c'est par la seule contiguïté, contiguïté dans le temps,
ou contiguïté dans l'espace. L'imagination imite l'expérience elle
souvenir. Dans un acte d'imagination, des éléments hétérogènes
sont liés en fait dans l'espace et le temps. Cette contiguïté eçt
légale ou accidentelle, conforme aux lois de la nature ou seu-
lement permise par ce3 lois. L'éclair et le tonnerre sont indisso-
lublement liés dans le temps, en vertu des lois de la nature. Mais
si, dans un jardin comme le jardin du Luxembourg, il y a trois
sortes d'oiseaux, des moineaux, des merles et des pigeons, il n'y
a pas de nécessité dans cette contiguïté des trois sortes d'oiseaux
et du jardin qui existe en fait. Les lois de la nature ne font que
permettre celte habitation du jardin par ces êtres vivants. Ils
sont là par accident, par un accident qui n'est pas exception-
nel, car les lois de la nature invitent ces oiseaux à habiter là
sans les y contraindre. Au contraire, si dans le même jardin on
aperçoit un jour une chauve-souris, ou un aigle, ce sera un fait
non impossible mais exceptionnel, un accident pur. Dans tous
les cas, lorsque des termes différents sont contigus, ils le sont
parce qu'une loi de la nature impose cette contiguïté ou parce
que les lois de la nature ne défendent pas cette contiguïté. Du
reste, entre les contiguïtés légales et les contiguïtés acciden-
telles, il y a une infinité de degrés.
Cette contiguïté se retrouve dans l'acte d'imagination. Cet acte
l'association de ressemblance
655
repose sur les lois de la nature, il leur est soumis et ne s'en écarte
qu'à ses risques et périls. En principe, il doit grouper les termes
différents qui le composent d'une manière ou imposée ou permise
ou non prohibée par l'expérience. Pour qu'il y ait acte d'imagi-
nation, il faut donc que, dans la préparation inconsciente qui
précède le phénomène conscient, les phénomènes demeurent
groupés selon leur ordre empirique normal.
Au contraire, pour que les phénomènes soient rappelés les uns
par les autres, au nom de leur ressemblance, il faut que les con-
tiguïtés empiriques soient brisées. Soit deux séries empiriques
ABCD, — defg. Si elles se suivent dans la conscience, y formant
une seule série, il y a là une association de ressemblance. Les
symboles ABCD représentent quatre vers d'Homère qui ont oc-
cupé pendant quelque temps la conscience d'un lettré, defg, qua-
tre vers de Virgile qui ont occupé ensuite la même conscience.
C'est l'analogie entre le dernier des quatre vers d'Homère (D) et le
premier des quatre vers de Virgile (rf), qui a suscité d; mais pour
que D rappelle d, il faut qu'il y ait rupture entre D et les vers sui-
vants du texte d'Homère, EFG ; il faut que l'habitude soit enrayée,
paralysée, après le quatrième vers. De même, si les éléments de
deux groupes, tels que ABC et ajàv, au lieu de se présenter à la
conscience sous la forme du groupe ABC à tel moment, puis à un
autre moment, sous la forme a^> se présentent un certain jour
sous la forme A — a, puis un autre jour sous la forme (i — B, puis
une autre fois sous la forme C — y, il faut croire que les puissances
engendrées par ABC et par a^y sont disjointes et qu'il y a six puis-
sances et non pasdeux dans ces régions inconscientes del'âme dont
nous avons dû parler pour expliquer le conscient. Bien entendu,
dans une association comme A — a, chacun des termes est un sou- -
venir, un fait d'habitude. La puissance élémentaire qui est à la
racinede ces répétitions restreintes, c'est l'habitude, et l'habitude
spéciale; mais il est évident que l'habitude spéciale, pour être à
la source de l'association de ressemblance, pour donner aulieu de
ABCDEF, ABCDrf, aulieu de ABC, Aa, doit être fragmentée. Ce qui
est la condition de l'association de ressemblance, c'est donc tou-
jours l'habitude, et ce n'est pas l'habitude modifiée, comme elle
l'est pour servir de condition à l'imagination; ce n'est pas l'habi-
tude générale. Pour servir de condition à l'association de res-
semblance, l'habitude reste spéciale, mais doit être fragmentée ;
pour que l'on soit disposé à former de l'association par ressem-
blance, il faut posséder une multitude de petites habitudes spé-
ciales.
Demandons-nous, maintenant, d'où provient cette fragmentatioa
656
REVUE DES COURS ET, CONFÉRENCES
de l'habitude. Elle ne peut venir que d'une supériorité voulue ou
naturelle de l'élément qualitatif sur l'élément quantitatif dans
l'expérience. Les phénomènes sont ce qu'ils sont par leurs quali-
tés. Ils ont un propre qualitatif qui les rend différents des autres
phénomènes leurs voisins. C'est par la qualité qu'un phénomène
est un; c'est par la qualité que les phénomènes sont une pluralité,
dont les éléments constitutifs sont distincts; mais ils sont liés les
uns aux autres par l'étendue et la durée, et c'est cette juxtaposi-
tion qui constitue leur contiguïté. Eh ! bien, la nature peut nous pré-
senter les phénomènes plus ou moins distincts les uns des autres,
et, d'autre part, l'activité de la conscience peut se porter de pré-
férence ou sur la distinction ou sur la juxtaposition des objets. Il
y a, par exemple, parmi les amateurs des arts du dessin, des ama-
teurs qui ont le goût des ensembles, qui jouissent de ces touls
spatiaux que sont les œuvres d'art, sans s'attacher aux éléments ;
ces mêmes hommes, en présence de la nature, chercheront à com-
prendre par un regard circulaire le paysage qui s'étend devant
eux, dans sa totalité. Il y a d'autres amateurs, inférieurs (je crois
que ce que je vais dire d'eux le prouvera), qui, dans une œuvre
d'art, s'attacheront du regard à un point particulièrement intéres-
sant; ils ne verront dans un tableau qu'une tache brillante de
lumière, ou une tache de sang dans un tableau tragique. Ces ama-
teurs, on les nomme des tachistes. S'ils voyagent, leurs regards
convergent et se fixent sur un point du paysage qu'ils sont appe-
lés à contempler, point oh la couleur ou le relief ont pour eux un
attrait tout spécial. Ceux-là brisent les continuités de la nature
ou de l'art, et il leur est impossible, par la suite, de revoir en
pensée la nature ou les tableaux dans leurs ensembles.
Nous voyons déjà, par ces exemples, que l'analyse qualitalive
de la pluralité donnée par la sensation et redonnée par le souve-
nir, est l'œuvre propre de l'attention. L'attention est élective: elle
choisit; et, en choisissant, elle brise : elle est analytique. Si déjà,
dans ce premier commentaire, nous avons pu voir à l'œuvre l'at-
tention, ne nous hâtons pourtant pas de voir dans l'activité de
l'attention la cause déterminante que nous cherchons. J'ai dit, et
c'est le moment de le redire pour l'expliquer, que la nature peut
présenter les phénomènes de trois manières, c'est-à-dire selon
les modes qui prépareront, qui favoriseront ou la répétition d'ha-
bitude ou l'imagination ou l'association de ressemblance. La
nature peut, en effet, nous présenter les phénomènes contigus et
liés dans l'espace ; elle nous présente ainsi les couleurs de l'arc-
en-ciel, qui n'ont pas de limites précises. Elle peut encore
nous présenter les phénomènes joints, liés, mais inégaux ;
l'association de ressemblance
657
c'est ainsi que, dans certaines conditions d'éclairage, lorsqu'il
y a lutte entre le soleil et les nuages, il peut y avoir, dans la na-
ture, des coins vivement éclairés et des coins plus ou moins obs-
curs. Ce qui est la règle dans les tableaux de Rembrandt se
rencontre accidentellement dans la nature. Enfin, il arrive aussi
que la nature nous expose des phénomènes nettement distincts
et limités: la lune dans un ciel pur, par exemple. D'autre part,
selon les pays, la nature offre des phénomènes plus ou moins
disjoints. En Bretagne et, en général, dans les pays du Nord, il y
a des brouillards qui estompent tout et effacent les contours,
tandis que sur les bords de la Méditerranée tout est séparé, tout a
des reliefs très nets. « Un fait », a dit Chevreul, « est une abs-
traction ». Eh ! bien, si un phénomène est une abstraction toute
faite, sur les bords de la Méditerranée, c'est assurément le soleil
qui a fait l'abstraction.
Veuillez remarquer, de plus, combien le travail de l'esprit est
préparé par ces phénomènes de la nature. Je prends le cas le plus
embarrassant peut-être, le cas intermédiaire où les phénomènes
sont joints, mais inégalement favorisés. Si la nature nous pré-
sente de très belles fleurs, larges, éclatantes sur des arbrisseaux
chétifs et laids et, au contraire, des fleurs insignifiantes sur de
robustes et beaux arbrisseaux, ne serons-nous pas, après un tel
spectacle, disposés à rêver de belles fleurs sur de beaux arbris-
seaux ? Nous obéirons, ce faisant, à cette loi de la nature suivant
laquelle il n'y a pas de belles fleurs sans un arbrisseau qui puisse
les supporter ; mais nous l'appliquerons avec la liberté qui est
propre à l'imagination. L'attention s'était portée sur un des
éléments d'abord, sur la fleur, puis sur un autre, sur l'arbris-
seau, toujours sur l'invitation de la nature. La nature, en d'autres
termes, contribue à faire nos puissances, à faire le mode de nos
habitudes. Elle nous dispose tantôt à l'habitude spéciale, tantôt
à l'habitude générale, tantôt à l'habitude fragmentée. Mais l'ha-
bitude vient-elle uniquement des spectacles de la nature et de
l'expérience? Cela ne peut être soutenu. Il est incontestable que
la lumière des bords de la Méditerranée analyse, discrimine tous
les éléments qui se présentent aux yeux des habitants de ces
régions. Mais, si l'on peut rattacher à ce fait comme à sa cause
partielle le génie analytique des Grecs, cela ne suffit pas à l'ex-
pliquer. Le ciel de la Grèce invitait les Grecs à avoir des idées
précises ; la nature commençait les abstractions que les esprits
n'avaient ensuite qu'à perfectionner ; mais la nature n'était-elle
pas la même pour les Athéniens, pour les Lacédémoniens, pour
les autres Grecs ? Or les Athéniens presque seuls en ont profité.
93
658
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Et les Romains n'avaient-ils pas, ou à peu près, le même spec-
tacle que les Grecs sous les yeux ? Les reliefs de leur nature
étaient nettement découpés, et ils étaient, eux aussi, invités à
penser des ressemblances, c'est-à-dire à penser vraiment. Si
toute pensée est une synthèse de semblables, ne doit-on pas dire
que les Romains étaient aussi incités que les Grecs, par leur
nature, à penser et à faire des chefs-d'œuvre dans tous les
arts ? Certes, ils ont pensé; mais il n'ont pas pensé de la même
façon que les Grecs, ni aussi bien. Le génie romain est un esprit
précis, mais grossier dans sa précision, et il a fallu que les
Romains devinssent les écoliers des Grecs pour s'affiner. Ainsi
il ne suffit pas, pour les consciences, que les abstractions
soient plus ou moins préparées par la nature. La nature ou
l'expérience nous présente des contiguïtés sans réserves où
tous les termes contigus sont également frappants à la fois
et non séparés par des limites (arc-en-ciel). Elle nous pré-
sente aussi des contigus d'éclat inégal et d'ailleurs mal limités
D'autres fois, enfin, elle nous présente des phénomènes séparés,
selon leurs différences qualitatives, dans l'expérience même.
Mais ce ne sont là que les premiers matériaux ; il reste à les
mettre en œuvre. C'est l'attention, l'effort, la volonté de chaque
conscience qui utilisera, plus ou moins heureusement, ces indica-
tions fournies par la nature et par son intermédiaire, l'expé-
rience.
V. H.
Sujets de devoirs.
i
UNIVERSITÉ DE PARIS
CONFÉRENCES ANGLAIS.
4 e série
Certificat, licence, agrégation.
VERSION.
G. Eliot, Middlemarchy B. II, ch. xxn : « Stillyou don't like me »,
— of her noble unsuspicious inexpérience. »
Lecture expliquée.
Shakspeare, Henry IV, Part. I, acL I, se. % from beginning
down to : « have I to do with thehostess of the tavern. »
Thème.
Donnay et Descaves, Oiseaux de passage, acte II, se. 7, jusqu'à :
« ... elle est trop fière. »
Leçon en français.
Etudier les procédés d'analyse psychologique de G. Eliot dans
Lydgate et Rosamond (Middlemarch).
English Essay.
Explain and comment upon Charles Lamb's judgment on King
Lear: « Lear is essentiaily impossible to be represented on a
stage. »
Lesson in English.
The character of Bulstrode (Middlemarch).
{M.Baret.)
Digitized by
660
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Philosophie
La notion du surnaturel. — Comment peul-on la définir?
{M. Lalande.)
II
UNIVERSITÉ DE BESANÇON.
LICENCE ÈS LETTRES.
Composition française.
Elude sur les Rêveries <Tun Promeneur solitaire.
Philosophie.
La finalité dans la nature.
ALLEMAND.
Composition.
Es sollen folgende Verse Gœlhes erklârt und beurteilt werden
« Gerellet ist das edle Glied
Der Geisterwelt vom Bôsen.
Wer immer strebend sich bemùht.
Den kônnen wir erlôsen. »
{Faust, II Theil.)
Version.
BHrger, Lenore.
Thème.
A. Daudet, Les Sanguinaires, 50 premières lignes.
Digitized by
Google
SUJETS DIS DEVOIRS 661
Composition latine.
Quae fuerit apud Romanos adolescentium institutio, ex primo
Quintiiiani libro colliges.
Thème latin.
Pascal, Fragment d'un Traité sur le vide : « Il est étrange
comme on révère... »
Thème grec.
Corneille, Cinna, acte I, se. m :
« Plût aux Dieux que vous-mêmes
l'ardeur de le punir. »
AGRÉGATION.
Version latine.
Brulus, ch. lxxiv-lxxv : « Solum quidem... revertamur. »
Thème grec.
Voltaire, Lettres (éd. Brunei), p. 144 : a 11 n'y avait pas quatre
hommes ouvrage admirable. »
III
UNIVERSITÉ DE NANCY.
Version latine.
Agrégation de grammaire.
Cicéron, de Officiis, 11,7,23, depuis : « Omnium rerum... »,
jusqu'à : « ...propter suspicionem interfectus. »
Digitized by
662
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Dissertation française.
Licence.
On trouve dans le Journal d'un poète, d'Alfred de Vigny, à la
date de 1834, ces deux lignes isolées : « Je crois, ma foi, que je
ne suis qu'une s orte de moraliste épique. C'est bien peu de
chose. »
Vous expliquerez, commenterez et critiquerez cette opinion
d'Alfred de Vigny sur lui-môme, en vous appuyant de préférence
sur ceux de ses poèmes qui sont inscrits au programme de
licence.
Dissertation philosophique.
Licence,
À.— Quelles sont les idées et les images que nous suggère
réellement la lecture?
B.— Théorie psychologique du jugement.
Thème latin.
Licence.
Chateaubriand, Génie du christianisme, I rc partie, livre V,
chap. xiv (xiu dans certaines éditions), depuis : « Or cet instinct
affecté à l'homme, le plus beau, le plus moral des instincts, c'est
l'amour de la patrie... », jusqu'à «... partout il redemande ses
troupeaux, ses torrents, ses nuages. »
Thème grec.
Licence.
La Bruyère, xiv, De quelques Usages, édition Servois-Rébel-
liau, page 422 : « Certaines gens portent trois noms », jusqu'à
la fin du paragraphe : « ...c'est venir de loin. »
Dissertation latine.
Licence.
Qualem Gallorum imaginem Ceesar in belli Gallici commenta-
riis delineaverit, et quae morum exempla hune in septimo
ejusdem operis libro confirment, exquiretis.
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SUJETS DE DEVOIRS
663
IV
UNIVERSITÉ DE POITIERS
LICENCE.
Dissertation latine.
I. Demonslrabilur recle de Homero Plalonem esse professum
(deRepub., X, 595) : 'A7ravTu>v xwv xpaytxwv 7tpa>xo; ôiÔwcaXoç vcat
II. Quse causse afferri possant cur, post amissam libertatem et
pacatam ab Augusto forensem eloquentiam, Ciceronis orandi
genus a plerisque faerit impugnatum ?
III. Imitatione optimorum similia inveniendi facultas paratur.
(Plin., Epist., vu, 9, 2.)
1. — Trouve-ton, dansles Oraisons funèbres de Bossuet, l'appli-
cation de cette pensée de La Bruyère : « Amas d'épithètes, mau-
vaises louanges : ce sont les faits qui louent, et la manière de les
raconter? *
2. — Expliquer et éclairer par des exemples celle maxime de
La Rochefoucauld : « La véritable éloquence consiste à dire tout
ce qu'il faut et à ne dire que ce quUl faut. »
3. — En quoi les héros du drame romantique diffèrent-ils de
ceux de la tragédie classique ?
I. Les « Essais » de Montaigne elles « Essays » de Bacon.
II. Pourquoi Gray a-t-il écrit si peu ?
III. Résumer et apprécier le roman d' « Adam Bede ».
Thackeray : Decay of matrimonial love (from ce Henry
Esmond »),Chambers, II, page 524.
Composition française commune.
LANGUE ET LITTÉRATURE ANGLAISES.
Dissertation.
Version.
664
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Thème.
Guizot : Le Comte de Clarendon (Marcou, Morceaux choisis,
p. 557-8), depuis : « Nul homme, si ce n'est Cromwell, etc. »,
jusqu'à : « ...et la conduite de l'homme de bien. »
Dissertations françaises.
Agrégation et certificat.
I. Le prince Henry.
II. L'histoire au théâtre.
III. Vous avez vu jouer « Henry IV », et vous écrivez à une
personne de vos amis pour exprimer votre étonnement de la
façon dont l'acteur chargé du rôle de Falstaff chargeait ce per-
sonnage.
Dissertations anglaises.
Agrégation, certificat et licence.
I. Millon's versification in « Samson Agonistes ».
II. Milton as a dramatist.
III. What do you think of english people and of english life?
Leçons à préparer.
Agrégation.
I. La vie et l'œuvre de Ford.
II. Le drame historique en Angleterre, sous Elisabeth et sous
les Stuarts, jusqu'à la fermeture des théâtres par les Puritains.
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Sujets de compositions
UNIVERSITÉ DE POITIERS.
PHILOSOPHIK.
Baccalauréat classique et moderne.
1. Bien des choses sont obscures pour l'homme; mais rien n'est
plus mystérieux pour lui que son propre esprit.
2. Les lois de l'association des idées; peut-on expliquer par
elles toutes les opérations de l'intelligence ?
3. L'habitude : son rôle dans la vie intellectuelle et morale.
Lors du premier démembrement de la Pologne, en 1772, Vol-
taire avait écrit à l'impératrice Catherine II : « Les Polonais
doivent vous remercier de leur donner la paix, dont ils avaient
grand besoin. »
Vous supposerez qu'un des amis de Voltaire lui écrit pour dis-
cuter cette opinion.
Décrire les funérailles de Polyeucte, en y faisant figurer
Pauline, Félix et Sévère, avec des attitudes qui conviennent à
leur personnage.
Un jeune homme, qui vient de terminer ses études littéraires,
raconte comment il s'est composé une bibliothèque d'ouvrages
qu'il ne doit point se lasser de relire.
BACCALAURÉAT l™ PARTIE.
Ancien régime.
Composition française.
i° Composition historique.
2° Narration.
3° Lettre.
666
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
BACCALAURÉAT SECONDAIRE.
Composition française.
1. La Marseillaise de Rude,
Sur p û des pieds de l'Arc de triomphe de l'Etoile, Rude a
sculpté un bas-relief de formes colossales, le Départ des volon-
taires de 1792.
Des vieillards et des adolescents courent à la frontière dans un
désordre épique. Au centre est un héros gaulois, front haut, re-
gard étincelant, à ses côtés un éphèbe gracieux, nu, déjà fort. Un
soldat tient un cheval qui se cabre ; un autre jette son manteau,
saisit un glaive ; un autre tend un arc. Point de vêtements mo-
dernes, des draperies, des cuirasses; point de fusils, des piques,
des glaives.
Le tout entraîné dans un mouvement surhumain. Et, au-dessus
du groupe, plane et vole une déesse aux traits courroucés, enton-
nant un hymne, la Marseillaise. D'une main, elle tient le glaive et
montre la frontière franchie par l'ennemi ; de l'autre, elle montre
le ciel, comme si elle invoquait un droit vengeur.
On dira l'impression produite par l'œuvre de Rude, les senti-
ments qu'elle éveille chez les fils de la Révolution.
Vérifier, à l'aide d'un portrait ou d'un récit, la justesse du pro-
verbe ; Ami de tout le monde, ami de personne.
Un procès de presse sous Tibère : Cremutius Cordas accusé de
lèse-majesté.
Cornelio Cosso, Asinio Agrippa consulibus, Cremutius Cordus
postulatur, novo ac tune primum audito crimine, quod editis an-
nalibus laudatoque M. Bruto, G. Cassium Romanorum ultimum
2. Maxime.
3. Portrait.
Chaque candidat fera son portrait moral.
Version latine (A, B, G).
SUJETS DE COMPOSITIONS
667
dixisset. Accusabant Satrius Secuodus et Pinarius Natta, Sejani
clientes. Id perniciabile reo et Cœsar truci vultu defensionem
accipiens ; quara Cremutius, relinquendae vitae certus, in hune
modum exorsus est: « Verba mea, Patres Conscripti, arguun-
tur; adeo factorum innocens sum. Sed neque heec in principem
aut principis parentem, quos lex majestatis amplectitur : Brutum
et Cassium laudavisse dicor, quorum res gestas cum plurimi corn-
posuerint, nemo sine honore memoravit. Titus Livius, eloquen-
tiae ac fidei praeclarus in primis, Cn. Pompeium tantis laudibus tu-
lit, ut Pompeianum eum Augustus appellaret, neque id amicitiae
eorum offecit. Scipionem, Afranium, hune ipsum Cassium, hune
Brutum nusquam latrones et parricidas, quae nunc vocabula impo-
nuntur, saepe ut insignes viros nominat. Asinii Pollionis scripta
egregiam eorumdem memoriam tradunt; Messala Corvinus impe-
ratorem suum Cassium prœdicabat et uterque opibusque et bono-
ribus perviguere. M. Ciceronis libro, quo Catonem cœlo aequavit,
quid aliud diclator Caesar quam rescripta oratione, velutapud ju-
dices respondit ? Antonii epistulae, Bruti contiones falsa quidem
in Augustum probra, sed muita cum acerbitate habent ; car mina
Bibaculi et Catulli referta conlumeliis Caesarum leguntur. Sed ipse
divus Julius, ipse divus Augustus et tulere ista et reliquere, haud
facile dixerim, moderatione magis an sapienta. Namque spreta
exolescunt ; si irascare, adgnita videntur. Non adtingo Graecos,
quorum non modo libertas, etiam libido impunita ; aut si quis
advertit, dictis dicta ultus est... Suum cuique decus posteritas
rependit ; nec deerunt, si damnatio ingruit, qui non modo Cassii
et Bruti, sed etiam mei meminerint. »
Version grecque (A).
LE CHIEN VENGEUR.
IIuppo;, ô jiafftXeu;, ôSeucov Ivéxoye xuvt cppoupoovxt Œcô(ia Œôpovsojjiévou,
xai ttu06{jisvo; xptxiqv ^[xlpav IxeÊVTjv à<7».xov 7tapa(ièvstv xat fir, à7roXtirsTv,
xôv filv vexpôv èxiXeoae ôà^at, xov 8e xjva fjteô' laoxou xofjùÇetv. 'OX^* 1 ? 8è
uaxepov ^ f-tépatç è£éxa<rt; r ( v xtov axpaxttoxtov xat iràpoSo;, xaÔTjfxivou xoo
jàa<TtXéa>;, xaî irap^v ô xutov -^ju^'.av e^cov • l'ire! §è xoî>; cpovéaç xou oe<nroxoo
7rapt6vxaç eToev, èÇéôpafie (Jiexà «pum^; xal 6ojjto\> ltf auxou;, xat xaôoXaxxet
7roXXaxiç fxexaaxpeçpôfjievoc; eTçxov Hùppov • àaxe jjltj fiôvov èxetv(f> 8t' ino^taç»
àXXà xat Traji xoTç napouji xoù; àv0pw7rou; Y^eaÔat ; ôto auXXr^ôévxe; e'j0î>;
xal àvaxptvojAevot, jxtxpwv xtvwv xex^pitov ÎJwOev TrpoaYevojxivtov, ô^oXoy^-
aavxe; xôv epovoty, exoXaaÔriaav.
668
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
SÉRIE B.
Composition allemande.
Enumérer les principales professions manuelles et en montrer
Futilité pour Phomme au point de vue du vêtement, de l'ameuble-
ment, du transport et de l'alimentation.
SÉRIE B.
Composition anglaise.
Un marin anglais, officier ou simple matelot, qui faisait partie
de l'escadre de l'amiral Howeet, qui a vu sombrer « le Vengeur »,
écrit à ses parents pour leur donner de ses nouvelles et raconte
Phéroïque conduite des marins français.
SÉRIE D.
Composition allemande.
Vous e'crivez à un ami pour lui dire qu'à un de vos voyages de
vacances le hasard vous a fait rencontrer un ancien condisciple
qui vous a invité à un dîner champêlre dans la maison de campa-
gne de son père. Là vous avez rappelé vos souvenirs de collège,
parlant de vos camarades, de vos maîtres, de vos peines et de vos
plaisirs pendant la vie scolaire.
SÉRIE D.
Composition anglaise.
Un roi indien, dont le fils était gravement malade, fit consulter
un grand sorcier, qui répondit que le jeune homme ne pourrait
guérir que si on lui mettait sur le dos la chemise d'un homme
heureux. Après maintes recherches inutiles, on finit par découvrir
un homme véritablement heureux ; mais c'était un pauvre mi-
séreux qui n'avait pas de chemise. Raconter cette histoire et en
tirer la morale.
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SUJETS DE COMPOSITIONS
BACCALAURÉAT MODERNE
669
Composition française.
i. Lettre de La Fontaine à Colbert.
Colbert avait écrit, le 7 août i666, à La Fontaine, maître des
eaux et forêts à Château-Thierry, pour lui signifier sévèrement,
de la part du roi, que « les officiers des forêts », qui dépen-
daient de lui, avaient pris beaucoup trop de bois de chauffage
et « commis une infinité d'autres malversations dans lesdites
forêts », et il l'avait prié de faire des retenues sur le paiement
de leurs offices.
La Fontaine répond au ministre en excusant ses subordonnés
et en demandant grâce pour eux. Il s'accuse lui-même de quelque
négligence dans sa charge : il aime les bois, mais pour y aller rê-
ver et observer ; il compte prouver bientôt qu il n'y a pas com-
plètement perdu son temps, — par la publication d'un petit livre
qui plaira peut-être au roi et ne nuira pas, du moins il l'espère,
à la réputation littéraire de la France.
Un admirateur ou une admiratrice de Jean-Jacques Rousseau
lui demande, à la fin de sa vie, vers 1777, de rassembler en un
volume court ei exquis, qui ne lui attirerait de nouvelle ini-
mitié de personne [Rêveries d'un Promeneur solitaire], ses sou-
venirs de la nature et ses motifs de l'aimer, qu'il a semés dans
ses grands ouvrages : il apprendrait ainsi à ses compatriotes à
regarder ce qui les entoure, à être heureux à peu de frais, et
il rendrait peut-être à son pays un grand service, auquel son
nom demeurerait sans doute attaché.
3. La Rochefoucauld vient de lire dans le salon de la marquise
de Sablé cette pensée sur l'amitié : « Ce que les hommes ont
nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement récipro-
que d'intérêts et qu'un échange de bons offices ; ce n'est enfin
qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque
chose à gagner. »
Aussitôt les protestations éclatent de toutes parts : on cite à
2. Lettre à Jean-Jacques Rousseau.
670
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
l'auteur des Maximes des exemples d'amitié désintéressée. — Dans
une conversation animée, vous nous montrerez La Rochefoucauld
faisant réponse à tous en défendant son opinion, puis obligé à la
fin, plus peut-être par politesse que par conviction, de faire quel-
que concession à ses interlocuteurs.
Le laboureur est le plus utile aux hommes, car il leur procure
la nourriture. Il vit au milieu des champs, au milieu de la belle
et riche nature, qui répand ses trésors autour de lui. Si laplnie
tombe, elle arrose ses récoltes; si le soleil luit, il y laisse tomber
ses rayons.
L'année a, il est vrai, des jours de fatigue et d'angoisse, des
jours où le soleil est brûlant dans la plaine ; et d'autres où les
orages passent sur les champs; mais, à la fin, les épis tombent
sous la faux du moissonneur, la grange se remplit, et, souriante,
la famille compte les gerbes et mesure le blé battu.
Suppose it were perfectly certain that the life and fortune of
every one of us would, one day or other, dépend upon his win-
ning or losiog a game of chess. Don't you think that we should
ail consider it to be a primary duty to learn at least the names
and the moves of the pièces ? Do you not think that we
should look with a disapprobation amounting to scorn upon the
father who allowed his son to grow up without knowing a king
from a knight? Yet it is a very plain and elementary trulh that
the life, the fortune and the happiness of every one of us do dé-
pend upon our knowing something of the rules of a game infini-
tely more difïicult and complicated than chess. It isa game which
has been played for âges, every man and woman of us being one
of the two players. The chess board is thed world, the pièces
are the phenomena of the Universe, the rules of the game are
what we call the laws of nature. The player on the other side is
hidden from us. We know that his play is always fair, just and
patient. But also we know to our cost thathe never overlooks a
mistake or makes Ihe smallest allowance for ignorance. To the
man who plays well the highest stakes are paid with the over
flowing generosily in which the strong delight ; but he who plays
ill has always to pay for it.
Thème allemand.
Le Laboureur.
Version anglaise.
SUJETS DE COMPOSITIONS
671
Version allemande.
Das Gericht.
Ich bin in das Heiligtum eingetreten, wo gerichtet wird; ich
sah die Richïer auf ihren Richterstiihlen in Mille des versammel-
len Volkes sitzen. Ailes schwieg und horchte mit tiefer Aufmerk-
samkeit, und kein Wort, kein leises Gerâusch stôrte die feierliche
Stille. Die Richler hatten ein ernstes, wùrdevolles Aussehen, so
wie es Mânnern geziemt, die einem wichtigen Amte vorstehen. Die
Gerechligkeit wacht; ihrem Blieke entgeht nichts. Sie bestraft
den Mann, der bôswiilig einen andern gescblagen und verwundet
hal ; den Dieb, der geslohlen und bernach sich versteckt hat ; den
Sohn, der seinem Valer die schuldige Ehrfurcht versagt und sogar
die Hand gegen ihn erhoben hat. Die Gerechtigkeit der Menschen
ist strenger als die eines Vaters ; sie verzeiht nient, wenn auch der
Vater verzeiht.
Il faut que je vous fasse rire en vous contant une petite histoire
qui m'arriva, l'autre jour, au bal. Au début de la soirée, j'avais
dansé avec un monsieur qui semblait intelligent et sensé, quoi-
qu'un peu trop brusque pour mon goût. 11 vivait toute Tannée à la
campagne, et sa propriété était située si loin de la ville qu'il pouvait
rarement venir prendre part à une fête de ce genre. Tandis que
nous dansions ensemble, il m'avoua qu'il ne connaissait pas une
dame dans toute la salle, et je fis tout ce que je pus pour lui pro-
curer des partenaires. Je le présentai à toutes mes relations, mais
ce fut en vain : toutes les cartes étaient remplies. A la fin de la
soirée, comme j'étais tout à fait épuisée, il revint vers moi et me
demanda une autre valse. Je l'assurai que j'avais peine à me tenir
deboul; mais, quand il me dit d'une voix touchante: « Je n'ai
dansé qu'une fois ce soir, rien que cette valse avec vous », mon
cœur s'attendrit et je consentis. Là-dessus, il me parut si recon-
naissant que je ne pus me tenir de lui dire par coquetterie :
« Vraiment, ce n'était pas la peine de faire une si longue route à
cheval pour ne danser qu'avec moi, n'est-ce pas ! » Alors le pau-
vre garçon répondit avec un profond soupir : « Ah! non, ce n'était
pas la peine! » Je vous laisse à imaginer ma confusion ; mais je
l'avais bien mérité.
Thème anglais.
Lettre d'une Anglaise à une de ses amies.
672
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND.
L'Université de Clermont a établi, pour la période du 15 juin au
15 août, des cours et conférences de vacances, à l'intention des
étudiants étrangers. Ces cours, qui seront faits à Royat, compren-
dront les sujets les plus variés ; des excursions et des prome-
nades seront rattachées à cette organisation scientifique et litté-
raire.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année <* série)
No 32
15 Juin 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Nous avons vu que Pascal a cessé d'écrire les Provinciales en
mars 1657, à l'approche de la fête de Pâques, et qu'il n'avait pas
voulu recommencer en janvier 1658, malgré les audacieuses pro-
vocations des PP. Pirot et Annat. Cependant il ne se désinté-
ressait pas pour cela des grandes questions théologiques et
morales qui l'avaient passionné l'année précédente. Il demeu-
rait, après comme avant, le fidèle ami d'Arnauld et de Port-
Royal tout entier, Religieux et Messieurs ; plus que jamais,
il repoussait le motinisme et soutenait, avec Jansénius, avec
saint Augustin, avec saint Bernard, avec saint Paul, avec
l'Evangile enfin, les dogmes condamnés : la grâce efficace
par elle-même, la prédestination gratuite avaient toujours en lui
un défenseur intrépide et convaincu. Prêt à lutter, s'il était néces-
saire, il ne voulut pas continuer le combat. Spontanément peut-
être, peut-être aussi à la prière de la mère Angélique, de sa sœur
Jacqueline ou de son directeur Singlin, il renonça à son rôle de
pamphlétaire. La preuve qu'il ne désertait pas son poste, c'est
qu'il s'était constitué le secrétaire modeste des trente ou qua-
rante curés de Paris : au lieu des triomphales Petites Lettres,
Directeur : N. FILOZ
Professeur à VUniversité de Paris.
Pascal apologiste ; introduction.
94
674
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
il composait de simples factums, destinés à éclairer la religion
des juges ecclésiastiques. Quant aux dix-huit chefs-d'œuvre,
il les laissa courir le monde, ne songeant ni à les rétracter,
ni à les défendre, ni à les perfectionner. Editions et traductions
se succédèrent, sans qu'il parût s'y intéresser ; et c'est pour-
quoi nous ne pouvons, en bonne critique, adopter le texte de
Tèdition de Cologne de 1659, la dernière qui ait paru du vi-
vant de Pascal : c'est du Pascal revu, retouché, académisé par
Nicole. Force nous est donc de nous en tenir au texte des
feuilles volantes de la première publication.
L'auteur de ces pamphlets, sans les regretter un seul instant,
avait dépouillé le vieil homme : il s'était transformé, transfiguré
en quelque sorte ; animé par un sentiment religieux d'une extrême
vivacité, exalté sinon jusqu'au fanatisme, du moins jusqu'à la pas-
sion, il était en outre illuminé, parce qu'il croyait avoir été témoin
de miracles éclatants accomplis dans sa propre famille. Il s'éleva
tout d'un coup au-dessus des luttes de partis et suivit les con-
seils que lui donnait, au milieu d'un torrent d'injures, l'auteur
de la Réponse générale dont je vous ai parlé : « Tournez votre
plume contre les restes de l'hérésie (c'est-à-dire les protestants),
les langues impies et libertines, et les autres corruptions du
siècle ». Pascal obéit, dans une certaine mesure, aux suggestions
du Père Morel. Sans doute, il ne se réconcilia pas avec les Jésuites:
l'eau et le feu ne se réconcilient pas ; mais ce grand physicien,
qui connaissait admirablement les propriétés des éléments, savait
ce que Ton peut faire avec l'eau et le feu réunis, quand on se con-
tente de les séparer par une mince cloison de terre ou de métal.
ILcrut donc devoir prendre en main la cause de Dieu, non plus
contre les molinistes et les casuistes relâchés, mais contre les
ennemis déclarés ou non du christianisme, les athées, les liber-
tins, les libres penseurs et aussi les chrétiens tièdes et endormis,
qui, comme dira en gémissant Bossuet, « songent uniquement
aux plaisirs et aux affaires». Le hardi pamphlétaire, qui avait été
l'émule de Lucien et de Juvénal, aspirait, semble-t-il, à devenir
un saint Justin ou un Tertullien.
Quel changement 1 Et Ton serait tenté de dire : quelle audace !
Car, enfin, de ce qu'on a été pamphlétaire de génie, il ne s'ensuit
pas, de nécessité absolue, qu'on puisse devenir immédiatement un
excellent apologiste. Sans doute, dans le pamphlet, à côté du
blâme et de la réprobation, il peut y avoir, il y a souvent, il y a
presque toujours une part d'éloges décernés sinon aux ennemis
que l'on veut écraser, du moins aux alliés du pamphlétaire : dans
les Provinciales, il y a une apologie du Jansénisme, d'Arnauld, des
PASCAL APOLOGISTE
675
Religieuses de Port-Royal et, qui plus est, une apologie de Pascal
lui-même. L'apologie, comme le pamphlet, n'est-elle pas, en défi-
nitive, une réponse à des accusations ou à des calomnies ? Celle
de Socrate n'est-elle pas destinée à metlre en lumière l'innocence
de Socrate, et aussi la scélératesse de ses accusateurs ? Mais
s'il peut y avoir, entre le pamphlet et l'apologie, des analogies de
détail, il est certain que le ton général n'est pas et ne peut pas
^tre le même. Ce qui domine dans le pamphlet, c'est l'aigreur,
l'aaimosité, l'acrimonie, la malice, et, dans une certaine mesure,
même chez les dévots, la méchanceté. S'il restait quelque trace de
cette méchanceté dans une apologie, son but serait manqué. Le
pamphlétaire veut terrasser un adversaire, l'amener à composi-
tion, dût-il le blesser à mort ; l'apologiste, qui veut faire des pro-
sélytes, cherche à convaincre par la force des arguments, et, plus
encore, à persuader et à séduire par la douceur et l'onction de
ses paroles.
Ces réflexions générales sur la nature du pamphlet et de l'a-
pologie étaient nécessaires dans cette leçon de transition : elles
nous permettent de réfuter, dès à présent, une assertion singu-
lière émise en 1897 par M. Souriau. Pour lui, les Pensées sont
l'œuvre d'un pamphlétaire; elles sont une récidive, une conti-
nuation, une aggravation des Provinciales, Pascal attaque avec
une violence plus grande encore que dans les Provinciales et les
Jésuites et le Pape, et la cour de Rome et l'Eglise romaine, sans
parler du roi et du gouvernement. S'il en était ainsi, l'auteur des
factums de 1658 serait bien peu conséquent avec lui-même et bien
malhonnête. Sa prétendue apologie serait un pamphlet et un
pamphlet delà pire espèce, déguisé, sournois, hypocrite. Ce n'est
pas ainsi qu'a procédé Pascal. Une telle imputation, toute gra-
tuite, est détruite à priori par le caractère même des Provinciales.
Pascal n'était nullement un pamphlétaire à la façon de Luther,
de Calvin ou d'Agrippa d'Aubigné : c'était un pamphlétaire laïque,
un pamphlétaire galant homme, honnête homme, comme on disait
alors, un journaliste qui cherchait à être lu avec plaisir et par
les académiciens et par les grandes dames. Aussi s'interdit-il les
violences, les injures, les accusations atroces. Dans ces condi-
tions, le pamphlétaire n'était-il pas admirablement préparé à
son rôle nouveau d'apologiste ?
Ce rôle, qu'il s'est assigné à lui-même dès le milieu de l'année
1657, nous allons l'étudier en partant de ce principe que Pascal
apologiste, un dans toute sa carrière, reste ce qu'avait été Pascal
pamphlétaire : c'est un laïque, qui écrit pour des laïques, qui
s'adresse aux profanes et ne croit pas utile de chercher à caté-
676
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
chiser, à endoctriner les spécialistes, les docteurs en Israël. C'est
là, je l'espère, ce qui fera l'intérêt et la nouveauté de ces études;
par là, nous sommes dispensés d'étudier les centaines de Jivres >
de brochures et d'articles, dont Pascal a été et est, chaque jour,
encore l'objet.
A quel moment Pascal a-t-il pris la résolution de composer ce
•grand ouvrage apologétique, pour lequel il lui eût fallu dix années?
Nul ne peut le dire avec une exactitude scientifique, puisque
Pascal n'a pas laissé de mémoires : c'est une de ces ignorances
auxquelles les historiens de la littérature sont bien obligés de se
résigner. Adressons-nous pourtant à cet ange de dévouement qui
s'est installé à son chevet, dès que le mal l'a saisi pour ne plus le
quitter, qui l'a veillé jusqu'à son dernier jour et qui lui a fermé
les yeux. Gilberte Pascal (M me Périer) avait écrit dès 1667, en vue
de la première édition des Pensées, une vie abrégée qui parut
seulement en 1684 à l'étranger, sur une copie très défectueuse.
Ecrite sans la moindre prétention, cette Vie abrégée produisit
pourtant un effet immense : Bayle déclara qu'elle élait beaucoup
plus édifiante que cent volumes de sermons. Mais chercher des
détails dans cette notice biographique serait peine perdue. Aux
yeux de M me Périer, les Provinciales n'existent pas : elle en fait
mention en une ligne, et encore pour en vanter la perfection lit-
téraire. Elle parle des travaux scientifiques de son frère, revient
même à deux reprises sur l'histoire de la roulette : pas un mot
des Petites Lettres ni de leur si curieuse publication. Elle semble
avoir été obligée de faire ce sacrifice, pénible sans doute, mais
imposé par la prudence la plus vulgaire. Pourtant, à la tête d'une
édition des Pensées, on ne pouvait se dispenser de dire quelques
mots de leur origine, et voici ce qu'en pense M me Périer : « Mon»
frère fut sensiblement touché de cette grâce (le miracle de la
sainte Epine) qu'il regardait comme faite à lui-même, puisque
c'était sur une personne qui, outre sa proximité, était encore sa
fille spirituelle dans le baptême ; et sa consolation fut extrême
de voir que Dieu se manifestait si clairement, dans un temps où
la foi paraissait comme éteinte dans le cœur de la plupart du
monde. La joie qu'il en eut fut si grande qu'il en était pénétré ;
de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une
infinité de pensées admirables sur les miracles, qui, lui donnant
de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et
le respect qu'il avait toujours eus pour elle. Et ce fut cette occasion
qui fit paraître cet extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter
les principaux et les plus forts raisonnements des athées. Il les
avait étudiés avec grand soin, et avait employé tout son esprit à
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PASCAL APOLOGISTE
677
chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'était
mis tout entier. La dernière année de son travail a été toute em-
ployée à recueillir diverses pensées sur ce sujet ; mais Dieu, qui
lui avait inspiré ce dessein et toutes ces pensées, n'a pas permis
qu'il Tait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont
inconnues... » Ainsi, d'après M me Périer, l'idée première des Pen-
sées daterait du 26 mars 1656, entre la cinquième et la sixième
Provinciale, Tune étant du 20 mars, l'autre du 10 avril. C'est de
cette façon que s'expliqueraient les velléités d'arrêt dans la publi-
cation des Provinciales que nous avons plusieurs fois constatées :
après la dixième (2 août), après la seizième (4 décembre), Pascal
pouvait cesser définitivement et se d % onner tout entier au projet
qu'il avait conçu avec tant d'enthousiasme ; mais il fut entraîné lui-
même par les péripéties de ces luttes si ardentes. Faut-il s'arrêter
à cette date de 1656, acceptée sans discussion par Sainte-Beuve?
Je remonterais très volontiers plus haut, comme Ta fait M. Gi-
raud.
Ce qui me porte à croire que l'idée première des Pensées n'est
pas subordonnée au miracle de la sainte Epine, c'est que Y Entre-
tien de Pascal avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne est de la
fin de 1654, au plus tard du commencement de 1655 ; il a suivi
de très près la seeonde et définitive conversion de Pascal, qui est
de la fin de 1654. A cette date, en effet, Pascal vient d'abandonner
à tout jamais, semble-t-ii, l'étude des sciences mathématiques et
physiques, qui lui avaient acquis une renommée européenne. Il
veut se plonger dans l'étude de la religion. Or, dans une vie comme
celle-là, d'une intensité si grande, il ne peut y avoir de lacune :
Pascal cesse d'être géomètre; mais l'esprit géométrique ne l'aban-
donne pas. Le géomètre passe sa vie à démontrer des propositions
mathématiques; Pascal converti va se démontrer à lui-même
et démontrer aux autres les grandes vérités du christianisme. Et
ce qui donne à penser que cette date de 1654 est la bonne, c'.est
la préface même des Pensées, composée par Etienne Périer sous
l'œil vigilant de sa mère, qui n'a pas protesté, et publiée même
en janvier 1670 avec son assentiment. En octobre 1654, — nous
en avons la preuve absolue par la bibliographie de ses ouvrages,
— Pascal s'adonnait encore aux mathématiques : il étudiait le
calcul des probabilités. Or que dit Etienne Périer dans sa Préface?
« M. Pascal ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques,
de la physique et des autres sciences profanes, dans lesquelles
il avait fait un si grand progrès qu'il y a eu assurément peu de
personnes qui aient pénétré plus avant que lui dans les matières
particulières qu'il en a traitées, il commença, vers la trentième
678
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
année de son âge, à s'appliquer à des choses plus sérieuses et
plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le
put permettre, à l'étude de l'Ecriture, des Pères et de la morale
chrétienne... »
Voilà, certes, une explication qui paraît plus satisfaisante.
M me Périer, avec sa grande naïveté, disait que le miracle de la
sainte" Epine avait conduit son frère à étudier les miracles, et
que cette étude luTavait prouvé la religion et ouvert des horizons
infinis. Etienne Périer nôus montre un changement, un revire-
ment complet dans l'esprit de son oncle, dix-huit mois avant
l'affaire de la sainte Epine. Ce revirement correspondait natu-
rellement au changement qui s'était opéré dans son cœur. Pascal
avait été jusque-là, sauf pendant une première ferveur, à Rouen,
en 1646-49, un chrétien assez tiède ; mais il n'avait jamais été
porté au libertinage, car il tenait de son père cette maxime que
« tout ce qui est l'objet de la foi ne saurait l'être de la raison,
et beaucoup moins y être soumis ». Professer cette opinion et
composer une apologie, c'est-à-dire chercher à démontrer par des
arguments géométriques la vérité des dogmes, implique une con-
tradiction flagrante : Pascal cesse donc, en 1654, de prendre pour
ligne de conduite les maximes paternelles. Son zèle apologétique
correspond avec son entrée dans le monde de Port-Royal. Or que
reproche-t-on, encore aujourd'hui, au dogme janséniste ? Son
caractère sombre, affreux, décourageant. Si la grâce est omni-
potente et irrésistible, il n'y a qu'à la laisser faire : ce serait même
folie que de songer à la demander. Quand on s'expose à être
accusé de soutenir de pareils dogmes, on serait d'un illogisme
ridicule si l'on cherchait à convertir les autres. Le Pascal qui
veut faire une apologie ne raisonne donc pas ainsi, puisqu'il croit
à la possibilité d'incliner leur raison : il estime que la Raison peut
enfanter la Foi. C'est donc, chez lui, une attitude toute nou-
velle, bien peu janséniste, bien peu fataliste.
C'était, de sa part, une prétention toute laïque et singuliè-
rement audacieuse. Jamais un ecclésiastique, prêtre, docteur,
évêque, n'aurait osé entreprendre une telle œuvre : jamais il
n'aurait osé lui donner une pareille base, la géométrie. Les
laïques eux-mêmes y auraient regardé à deux fois. On sait
quelle défiance avait suscitée Descartes, qui rompait en visière
avec les traditions anciennes et refusait d'admettre la maxime :
ancilla theologiœ philosophia. Sans doute, il respectait infini-
ment la religion, il mettait à part toutes les vérités de la foi ;
mais il faisait du sens commun le juge souverain des questions
philosophiques et des systèmes. C'était sa méthode, bien plus
PASCAL APOLOGISTE
679
que sa doctrine qui était jugée dangereuse : aussi le Discours
de la Méthode est-il à l'index. L'apologie rêvée par Pascal était
autrement hardie que le Discours de Descartes: il mêlerait le
religieux et le profane, amènerait le lecteur à parier, à jouer
pile ou face pour ou contre la vérité du christianisme. Mais
n'avait-il pas été plus audacieux encore en composant les Pro-
vinciales? l\ avait laïcisé la théologie, rendu intelligibles à tous
les doctrines les plus hardies.
Il savait qu'il ne devait pas son triomphe à la seule perfection
littéraire, mais aussi à la rigueur géométrique de ses raisonne-
ments, et il pouvait croire, sans forfanterie, qu'il réussirait de
nouveau Mans son Apologie. Enfin, il s'était fait lire du grand
public, et, comme il voulait faire de son Apologie surtout une
œuvre d'art, il pouvait compter sur un succès analogue.
On comprend donc que ses amis l'aient encouragé, lorsqu'il
leur eut exposé dans une conférence ses projets et sa méthode.
Ses projets, vous les connaissez ; quant à sa méthode, c'est une
question que critiques et penseurs ont étudiée à l'envi. Adres-
sons-nous, cette fois encore, à la famille de Pascal, à Etienne
Périer, auteur de la Préface de la première édition des Pensées,
qui raconte celte fameuse conférence : « Après qu'il leur eut
fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression
sur l'esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les
persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne
avait autant de marques de certitude et d'évidence que les
choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubi-
tables. » Voilà, justement, le conlraire de la méthode que le
père de Pascal s'était efforcé de lui inculquer; mais ce n'est
là ni un axiome, ni un premier principe duquel découleront
tous les autres : cette proposition est une sorte de postulat,
c'est l'énoncé de ce que Pascal voudrait avoir démontré. Il
commençait donc, si l'on en croit cette préface, par une peinture
très complète de l'homme, de sa grandeur et de sa bassesse,
et de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans
sa nature. L'homme, se voyant tel, ne peut, s'il a tant soit peu
de raison, demeurer dans l'indifférence ; il est contraint de
rechercher d'où il vient et où il va. Pascal l'adresse aux philo-
sophes et aux savants; mais il ne peut en obtenir de réponse,
car le pyrrhonisme est le vrai. Les religions ne le satisfont pas
davantage, puisqu'elles sont remplies d'extravagances et s'ana-
thématisent l'une l'autre. Enfin, la Bible el le dogme du péché ori-
ginel lui donnent la clef de l'énigme.
Telle était, d'après Etienne Périer, la donnée générale du livre
680
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
et de sa méthode. V Apologie n'avait donc pas un caractère ecclé-
siastique, dogmatique, autoritaire; Pascal voulait accuser encore
le caractère laïque et mondain de son œuvre. Pour égayer une
publication de ce genre, il se proposait d'y insérer des lettres,
des dialogues, des récits, des épisodes, et d'y mettre toutes les
séductions de la littérature la plus riche et la plus variée. Mais,
pour cela, il fallait huit ou dix ans de travail. Pascal pouvait-il
les espérer, après les chocs terribles de ses années de jeunesse,
après les fatigues de l'année des Provinciales ?
A. B.
Les poètes français du
temps de la Révolution.
Je vous parlais, en finissant ma dernière leçon, des idées litté-
raires de Le Brun. Je trouve dans ses Réflexions sur le génie de
Code quelques digressions fort intéressantes. Ainsi Le Brun a
bien senti que Bossuet est un poète lyrique : « Croiriez-vous,
dit-il, que, parmi nos prosateurs, nous avons eu deux génies vrai-
ment lyriques ; Bossuet pouvait être Pindare : il en respire le ca-
ractère ; que de sublimes morceaux dans ses panégyriques n'at-
tendent que les vers pour être des odes admirables ! » Ainsi nous
croyions, nous autres hommes du xix e siècle, avoir découvert
qu'il y avait eu au xvn e siècle deux poètes lyriques, Pascal et Bos-
suet: vous voyez que nos pères s'en étaient parfaitement doutés.
Le passage relatif à Montesquieu est très remarquable en lui-
même : il montre non seulement le goût de Le Brun, mais une
certaine vue perçante de critique, qui n'était pas sans doute sa
qualité dominante, mais dont il n'était pas dépourvu : « Montes-
quieu, c'est ainsi que le nommera la postérité (les titres ne sont
faits que pour ceux qui n'ont point illustré leurs noms), Montes-
quieu eût encore excellé dans ce genre. Quelle profondeur et
quelle rapidité ! Voyez comme il décèle partout un génie impa-
tient du joug ; il secoue le frein des règles, il rompt les sens, il
franchit la distance des idées ; il s'élance en tumulte et par
bonds dans tous ses ouvrages ; jusque dans son désordre appa-
rent, on reconnaît une impulsion divine. Ce qu'il y a de singu-
lier, c'est qu'aimant l'ode assez médiocrement, il ait donné à sa
prose le ton dithyrambique. » Tout cela, malgré un peu d'ex-
cès, est excellent. D'un gros défaut de Montesquieu, qui est l'al-
lure brusque, l'impétueuse saillie, l'inhabileté à trouver les tran-
sitions; d'un défaut qui consiste à n'avoir ni l'ampleur ni le cou-
rant large et plein, comme un fleuve qui s'avance en serrant de
Cours de M. ÉMILE PAGUET,
Professeur à V Université de Paris,
Ecouchard-Le Brun (suite).
682
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
près ses rives ; d'un défaut qui est le contraire des qualités de
Buffon, avec un peu plus d'ingéniosité qu'il ne faudrait, Le
Brun trouve moyen de faire une grande qualité.
Voulez-vous savoir ce que Le Brun pensait de Ronsard, en un
temps où Ton ne lisait plus Ronsard, où Ton ne le feuilletait que
pour s'en moquer? — « Croirez-vous que Ronsard a fait une odead-
mirable, une ode égale (le style à part) aux chefs-d'œuvre d'Ho-
race et de Pindare ? C'est celle au chancelier de l'Hôpital. Je
ne crains pas que les connaisseurs me désavouent. Il fallait que
Passerat en eût la plus grande idée, puisqu'il la préférait au
duché de Milan. »
Voici, à présent, Malherbe : « Notre Malherbe eut un enthou-
siasme plus sage, connut moins l'ode et peut-être mieux le génie
de notre langue : il l'épura, il lui donna des lois. Beaucoup
meins riche de pensées que de tons et de phrases poétiques, il a
fait des stances admirables et peu d'odes. » Cette opinion de Le
Brun est, à mon sens, une erreur de goût, mais non une sottise :
il y a, en effet, chez Malherbe, bien plutôt de belles strophes à
détacher qu'un grand nombre de belles odes : je n'en vois, pour
ma part, que trois ou quatre.
J'arrive aux Remarques de Le Brun sur Corneille, non sur Cor-
neille tout entier, et ne vous attendez pas à de grandes considé-
rations sur ce poète, mais sur Corneille écrivain, créant sa langue
et très audacieux dans sa création. Je dois vous dire que ces
Remarques sont un ouvrage de circonstance : elles furent écrites
au sujet des fausses critiques que l'on fil de son ode à Voltaire en
faveur de M lle Corneille, publiée en 1760. Fréron l'avait pincé avec
la tenaille de Mellin de Saint-Gelais. Doué d'un goût un peu pru-
dent, un peu étroit, mais très sûr, Fréron ne s'était pas trompé
sur le défaut essentiel de Le Brun ; il avait, comme disaient nos
pères, mis le doigt sur l'apostume : il avait trouvé que Le Brun
avait la manie des hardiesses factices, des audaces d'expression.
Là-dessus , Le Brun se fait le petit raisonnement suivant, qui est
très joli : ces audaces qu'on me reproche, on les louerait chez un
classique ! Il a donc relu son Corneille, il en a saisi toutes les par-
ticularités un peu étranges et en a tiré des effets de polémi-
que assez divertissants : « On avouera, dit-il par exemple, que,
dans toute mon ode, il n'est rien d'aussi hardi que ces quatre vers
de la Mort de Pompée :
« Il croit que ce climat, en dépit de la guerre,
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre,
Et dans son désespoir à la fin se mêlant,
Pourra prêter l'épaule au monde chancelant.
ÉCOUCHARD-LE BRUN
68*
« Voilà, d'abord, un eiimat qui sauvera la terre en dépit de la
guerre, un climat qui se mêle dans un désespoir. Qu'un misérable
pointilleur parle de son, sa, ses amphibologiques, en voilà un
dans ces vers, qu'on peut rapporter grammaticalement à quatre
substantifs à la fois : au climat, à la guerre, au ciel, à la terre r
et qui ne se rapporte qu'à Ptolémée ; mais ce qui est bien plus
étonnant, c'est ce climat qui, se mêlant dans un désespoir,
prête Yépaule au monde chancelant ! L'épaule d'un climat ! Et, st
le monde entier chancelle, comment un climat seul restera-t-iî
immuable pour le soutenir ?. .. » Et, plus loin : « Mais que dirait-
on de ces autres vers, où du sang, un bras et des cheveux des-
cendent au tombeau ?
« Ces vers sont beaux, cette énumération est heureuse, quoiqu'à
la lettre on y voie des cheveux chargés d'infamie qui descendent,
et des cheveux sous le harnois, et que, d'ailleurs, ce ne soit pas le
sang qui a été prodigué, versé, mais au contraire celui 'qui reste,
qui descend dans le tombeau... » Et voici la conclusion de l'ou-
vrage : « Les Pindares, les Horaces, les Despréaux, les Corneilles,
voilà ceux qu'on doit suivre, consulter, admirer : voilà les flam-
beaux du Parnasse. Les Scudéris, les Cotins, les Frérons, les
d'Arnauds, voilà ceux que Ton foule aux pieds et que Ton regarde
avec le dernier mépris. Et qu'importent les cris envieux, le bre-
douillage absurde, la bourbeuse ignorance et les petites rages-
d'un famélique imbécile ?
Telles sont les idées générales de Le Brun sur son métier ;
n'essayez pas toutefois de tirer de ces deux opuscules et des
Lettres à Palissot un petit ouvrage sur la poétique de Le Brun : il
n'a pas assez creusé ses idées, il n'a pas assez fait le tour de son
propre art.
Nous entrons, maintenant, dans l'examen des poésies de Le
Brun.
Pour ce qui est de ses œuvres lyriques, j'étudierai d'abord ses
grandes odes, puis ses odelettes : c'est, en effet, une espèce de
règle chez les poètes lyriques de tous les temps de faire de grandes
odes, puis des odes badines où les sentiments délicats et menus
tiennent lieu des grands sentiments qui doivent remplir et
Ainsi donc ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir répandu tant de fois,
Ce bras jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie.
Et qu'importe à nos vers qu'un Fréron les admire,
Qu'un d'Arnaud bégayant s'empresse pour les lire, etc. »
684
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
réchauffer l'ode. Le Brun était fait pour le sublime, pour la
grande poésie lyrique ; et c'est bien pour se conformer à cette tra-
dition que le malheureux s'est acharné à faire des odelettes ba-
dines et prétendument gracieuses, qui ne sont que faibles et
froides.
Parmi ses grandes odes, voici d'abord la première ode à Buffon :
car il y en a deux, l'une sur ses détracteurs, l'autre à propos d'une
maladie de Buffon, qui fit craindre pour ses jours, lorsqu'il avait
déjà perdu M me de Buffon à la fleur de Vàge et de la beauté.
Cette ode I re du livre premier est celle qui attira d'abord l'attention
sur Le Brun : elle se sent bien encore des défauts du jeune âge ;
mais elle a quelque chose de solide, de vigoureux et de verdis-
sant, qui me plaît peut-être plus que les grandes qualités qu'il
aura plus tard :
Buffon, laisse gronder l'Envie :
C'est Thommage de sa terreur ;
Que peut sur l'éclat de ta vie
Son obscure et lâche fureur ?
Olympe, qu'assiège un orage,
Dédaigne l'impuissante rage
Des Aquilons tumultueux ;
Tandis que la noire Tempête
Gronde à ses pieds, sa noble tête
Garde un calme majestueux.
D'abord, ces vers sont d'une facture parfaite ; puis, voilà déjà
le grand mérite de Le Brun : il sait lancer l'ode d'un beau mouve-
ment, il sait commencer avec un certain éclat, porter un coup à
Pensais-tu donc que le Génie,
Qui te place au trône des arts,
Longtemps d'une Gloire impunie
Blesserait de jaloux regards ?
Non, non, tu dois payer la Gloire ;
Tu dois expier ta Mémoire
Par les orages de tes jours ;
Mais ce torrent qui, dans ton onde,
Vomit sa fange vagabonde,
N'en saurait altérer le cours.
Cette seconde strophe est déjà beaucoup plus faible ; remar-
quez pourtant que, si elle laisse à désirer, c'est surtout par sa
chute ; mais on y relève de ces traits assez forts, que le poète
cherche toujours et trouve quelquefois : l'expression payer la
gloire est neuve et solide. Je passe au milieu de l'ode, qui a de la
grandeur encore et une certaine beauté plus particulière :
l'imagination :
ÉGOUCHARD-LE BRUN
685
Quitte le sceptre du Génie,
Cesse d'éclairer l'Univers ;
Descends des hauteurs de ton âme,
Abaisse tes ailes de flamme,
Brise tes sublimes pinceaux,
Prends tes envieux pour modèles,
Et de leurs vernis infidèles
Obscurcis tes brillants tableaux.
Flatté de plaire aux goûts volages,
L'Esprit est le dieu des instants,
Le Génie est le dieu des âges,
Lui seul embrasse tous les temps.
On ne peut pas mieux écrire : ce n'est certes pas une beauté de
puissance, d'énergie, de transport, de sublime essor, mais une
beauté de précision, de netteté, de force, qualités plus solides et
qui durent plus longtemps.
Qu'il brûle d'un noble délire,
Quand la Gloire autour de sa lyre
Lui peint les siècles assemblés,
Et leur suffrage vénérable
Fondant son trône inaltérable
Sur les Empires écroulés 1
Sans doute, la rime des deux adjectifs en able est défectueuse ;
mais la période poétique de ces six vers est d'un dessin très
noble et très pur.
Eût-il, sans ce tableau magique
Dont son noble cœur est flatté,
Rompu le charme léthargique
De l'indolente volupté ?
Eût-il dédaigné les richesses ?
Eût-il rejeté les caresses
Des Circés aux brillants appas,
Et, par une étude incertaine,
Acheté l'estime lointaine
Des peuples qu'il ne verra pas ?
Si ces vers étaient de Victor Hugo, on les trouverait admirables.
Je reconnais que les Circés aux brillants appas et le charme
léthargique de Vindolente volupté nous sont aujourd'hui parfaite-
ment insupportables ; mais que de grandeur dans cette — passez-
moi le barbarisme — « caractérisation » du génie, qui consiste à
ne pas tenir compte des opinions éphémères, à être « contempo-
rain des siècles à venir », à regarder là-bas les peuples confus
et indécis, qui seront la postérité et de qui, seuls, il veut tenir la
palme immortelle !
«686
REVUE DES COURS ET fîMHFÉBENCES
La fin encore a de l'allure :
Buffon, dès que, rompant ses voiles
Et fugitive du cercueil,
De ces palais peuplés d'étoiles
Ton âme aura franchi le seuil,
Du sein brillant de l'Empyrée,
Tu verras la France éplorée
T'offrirdes honneurs immortels,
Et le Temps, vengeur légitime,
De l'Envie expier le crime
Et l'enchaîner à tes autels.
Moi, sur cette rive déserte
Et de talents et de vertus,
Je dirai, soupirant ma perte :
« Illustre Ami, tu ne vis plus !
La Nature est veuve et muette !
Elle te pleure, et son Poète
N'a plus d'elle que des regrets.
Ombre divine et tutélaire,
Cette Lyre qui t'a su plaire,
Je la suspends à tes cyprès ! »
Ici, je vois une marque de bon goût. Le Brun aurait pu terminer
son ode à la strophe précédente, strophe éclatante, à grand
fracas, à beau tintamarre : il a préféré finir par une strophe plus
intime, plus touchante, à petit bruit et presque à léger murmure,
par un petit tableau de genre, d'une mélancolie charmante et
d'un sentiment profond.
L'ode sur V Enthousiasme (livre II, i) a ceci d'intéressant, que
Lamartine Ta refaite, et, chose curieuse, uo peu dans le même
style; Lamartine, qui n'était pas encore complètement dégagé de
la poésie mythologique, a fait tout au moins un commencement
d'ode mythologique ; c'est du Le Brun plus pur de langue, d'un
éclat moins mêlé. Il y aurait une comparaison intéressante à
faire entre l'ode de Le Brun, celle de Lamartine et le Mazeppa
de Victor Hugo. Le début de l'ode de Le Brun est, comme tou-
jours, très beau, un peu trop ambitieux peut-être :
Aigle qui ravis les Pindares
Jusqu'au trône enflammé des Dieux,
Enthousiasme ! tu m'égares
A travers l'abîme des Cieux.
Ce vil Globe, à mes yeux, s'abaisse ;
Mes yeux s'épurent, et je laisse
Cette fange, empire des Rois.
Déjà, sous mon regard immense,
Les Astres roulent en silence :
L'Olympe tressaille à ma voix.
ÉCOUCHARD-LE BRUN
687
Voici la strophe qui termine l'ode :
Ces Comètes échevelées,
Qui fendent l'Air d'un vol brûlant,
Egarent leurs sphères ailées
Aux yeux d'un vulgaire tremblant :
Il craint que leur fatale route
N'embrase la céleste voûte
Et ne détruise l'Univers ;
Mais, à l'œil pensant d'Uranie,
Leur désordre est une harmonie
Qui repeuple les Cieux déserts.
Une fois expliquée, celte fin paraît très belle : on croyait alors
que les comètes étaient des astres errants, chargés d'une matière
cosmique qu'elles allaient répandre sur les mondes qui en
avaient besoin, pour les réparer et les rajeunir. Acceptez, un
moment, celle idée, et voyez quel parti en a tiré Le Brun.
Boileau avait dit qu' « un beau désordre est un effet de l'art ».
Le Brun a cherché un symbole : les comètes, qui paraissent un
désordre, sont, pour ceux qui savent penser, un élément de
Tordre suprême.
A. B.
Le roman français au XVII e siècle.
il peut être bon de rappeler, au début de cette leçon, les remar-
ques essentielles que, chemin faisant, nous avons indiquées. —
Nous avons vu, d'abord, qu'une place considérable était réservée
aux conversations dans Le roman, et qu'il y avait là un reflet des
mœurs du temps, aussi bien qu'une imitation de Marguerite de
Navarre. Mais, tandis que les entretiens, dans YHeptaméron, se
rapportent aux moralités, ceux de YAstrée se rapportent directe-
ment au récit, auquel ils sont intimement mêlés et dont ils sont
une partie constitutive. D'un autre côté, nous avons discerné des
éléments de romantisme, beaucoup plus abondants que chez les
classiques, et qu'il conviendrait d'étudier à part et de grouper;
nous avons noté le réalisme de d'Urfé dans certaines descriptions,
comme celle de la brebis malade ; et nous avons constaté avec
quel soin et quelle exactitude il s'est appliqué à peindre les
cérémonies du culte de nos ancêtres : autant de raisons capa-
bles d'expliquer le succès incomparable de YAstrée. Il yen aune
autre, enfin, qui n'est pas la moins importante.
Avec la III e partie — qui est surtout l'histoire de Daphnide,
Enric et Alcidon, c'est-à-dire des amours de Henri IV et de
Gabrielle d'Estrées, — nous entrons vraiment dans l'histoire des
événements contemporains. Ce récit, qui occupe la moitié du vo-
lume, forme un roman absolument indépendant de YAstrée, dont
on pourrait faire une édition séparée ; un roman à clefs, dont toutes
les clefs nous sont connues, et qui dut piquer la curiosité et exciter
l'enthousiasme des premiers lecteurs. Il suffit de le lire pour s'en
convaincre, tellement les allusions sont précises et parfois peu
voilées : il est même surprenant qu'on ait mis si longtemps à s'en
apercevoir, et qu'une certaine critique l'ait résolument nié contre
l'évidence. Torrismond, c'est Henri III ; Enric, c'est Henri IV;
Alcidon ressemble fort au duc de Bellegarde et Daphnide à la
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur ou Collège de France*
La troisième partie de Y « Astrée ».
L '« ASTRÉE »
689
belle Gabrielle ; Délie n'est autre que Diane d'Eslrées, sœur de la
précédente, et femme de Balagny qui perdit Cambrai ; il n'est
pas jusqu'aux personnages secondaires, comme Alcire ou Amin-
tor, dont on ne puisse retrouver l'équivalent et le modèle à la cour
de France.
Avant de commencer l'histoire de Daphnide et Alcidon, d'Urfé
nous fait assister à l'entrevue, chez Adamas, de la bergère Astrée
et du berger Céladon, méconnaissable sous les vêtements d'Alexis,
la fille du grand prêtre. L'empressement de ce dernier à servir les
projets de Céladon ne doit pas nous étonner outre mesure : un
oracle, en effet, avait annoncé au druide que sa vieillesse serait
paisible et honorée, si le fidèle berger obtenait enfin la récom-
pense de son malheureux amour. D Urfé nous décrit complaisam-
ment la demeure d'Adamas, ses tableaux et ses collections,
cependant que, peu à peu, Hylas s'éprend d'amour pour la fausse
Alexis : situation singulière, exceptionnelle, anormale, qui se
rencontre alors pour la première fois dans notre littérature. Hylas
ne tarde pas à faire une déclaration, qu'il accompagne d'une cour
assidue. C'est le temps de la cueillette du gui, qui nous est
racontée en détail, ainsi, du reste, que plusieurs autres céré-
monies religieuses.
*
V Astrée présente la première histoire que nous ayons des
amours d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrées ; c'est le document le
plus rapprpché des faits en question, probablement le plus au-
thentique et le plus propre à jeter quelque lumière sur les points
demeurés obscurs ; c'est, en somme, le tableau ou le récit d'un des
contemporains les mieux informés.
« L'armée pour lors estoit autour d'Arles, et le grand Enric
ayant pris la ville des Massiliens, faisoit dessein de forcer celle-
cy et de se rendre maistre de toute la Province des Romains, et
de ravager et de ruiner tous ceux qui ne voudroient se soumettre
à lui .. Ma mère, qui avoit redouté la guerre, pensant lafuyr, s'en
estoit venûe dans cette province des Romains, et ce fut là où
depuis elle fut la plus forte. Il est vray que, quand elle vit venir
l'armée du grand Enric, elle se retira dans les extrémités du
Veniscin (Venaissain), le long de la rivière de Sorgues, où elle
avoit une maison assez bonne, et une de ses sœurs mariée à
quatre ou cinq lieùes de là, avec un chevalier de la contrée... »
Nous voici donc, dès le début, transportés sur le théâtre des
événements. Alcidon, deux ans auparavant, avait connu la belle
Daphnide et lui avait déclaré sa flamme. Daphnide, l'ayant bien
95
690
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
accueillie, était fort étonnée qu'il eût cessé brusquement de lui
donner de ses nouvelles. Apprenant qu'elle habite avec sa mère,
dans le voisinage, Alcidon lui fait porter une lettre et la supplie
de lui accorder un rendez-vous; et il reçoit alors le billet suivant,
qui est une petite merveille de grâce d'esprit: «Ce n'est pas
l'amour, mais la curiosité, qui me conseille de vous permettre de
me voir : ne prenez donc point congé que je vous en donne à votre
avantage; mais soyez meilleur ménager de la faveur que vous
recevez d'elle, que vous n'avez esté de celles que votre enfance
vous a fait avoir de moy. Et adieu. »
L'entrevue a lieu, dans des circonstances particulièrement
dramatiques et romanesques. Alcidon, plus épris que jamais,
cherche, dès son retour à l'armée, un confident de son amour :
« J'arrivay, dit-il, où j'avois laissé le roy Enric, qui me reçeut
avec beaucoup de caresses, et parce que, outre l'honneur qu'il me
faisoit de m'aimer, encore se plaisoit-il infiniment de sçavoir
les bonnes ou mauvaises fortunes qu'on avoit en amour, me pre-
nant par la main, il me conduisit dans une chambre retirée... »
Alcidon raconte avec joie tous les détails de son aventure, et fait
à Enric un portrait magnifique de la dame qu'il aime; mais c'est
une imprudence, dont il ne tardera pas à s'apercevoir, que « de
donner ainsi connaissance de son affection à son maistre », car le
roi tombe amoureux de Daphnide sur la simple description de ses
charmes et de sa beauté. — « Est-il croyable qu'elle soit aussi belle
que vous la dites ? — Seigneur, luy respondis-je, si je ne craignois
d'estre moy-mesme la cause de ma ruine, je vous en dirois, et
avec vérité, encore davantage ; mais j'ay grand peur que je
n'aiguise par ce moyen le fer qui m'ostera la vie... » Le roi
proteste, par la couronne qu'il porte, qu'il ne tentera jamais de
ravir le cœur de la maîtresse de son ami ; mais il ne parvient
qu'à demi à calmer les doutes de l'infortuné Alcidon. D'ailleurs, il
cherche à se tromper lui-même sur ses véritables sentiments:
il ne se connaît pas, et est loin de supposer qu'il ira, quelques
jours après, solliciter la faveur de voir Daphnide.
Sous le couvert du roman, nous entrons dans l'histoire réelle
des amours d'Henri IV et de Gabrielle d'Estre'es, qui fut pré-
sentée au souverain par le duc de Bellegarde d'une façon ana-
logue. Mais, par la suite, les allusions aux événements contem-
porains deviennent encore plus claires. Le style lui-même semble
se modifier quelque peu, et, par endroits, Honoré d'Urfé parle
en historien bien plus qu'en poète.
Enric ne tarde pas à manifester le vif désir qu'il a de se ren-
contrer avec Daphnide ; d'ailleurs, pour accepter la reddition
L' « ASTRÉE »
691
d'une place ennemie, il est obligé de conduire son armée du côté
où la belle demeure. Alcidon la fait prévenir de la venue du roi,
qui, à peine descendu de cheval, est reçu par la mère de Daphnide ;
il lui demande fort aimablement des nouvelles de sa santé et de
la santé de son mari, et « si elle n'a point peur de la guerre j>.
Quant à la maîtresse d'Alcidon, elle était plus belle que jamais,
ayant ajouté des charmes à sa grâce naturelle par l'agencement
de sa coiffure et de son habit. Par groupes, les conversations
s'engagent. Enric charge Alcidon de raconter à la vieille mère,
par le menu, l'histoire de la prise d'Arles, cependant que lui-
même, d'un air très naturel, aborde Daphnide et sa sœur Délie.
Bientôt, cette dernière s'éloigne ; Alcidon commence à s'inquiéter,
lorsqu'il voit que son maître « prenoit Daphnide par la main et
la retiroit seule vers une fenestre. Je ne sçay s'il y demeura
long-temps, car il me dura si fort que j'eusse juré le jour estre
deux fois passé, si je n'eusse bien veiï que la nuyct n'estoit
poinct encore venue. Enfin, le Roy prit congé et, remontant à
cheval, continua son voyage... »
Dès lors, on devine aisément que le roi est épris de Daphnide,
laquelle fait part à son amant des propos qu'il lui a tenus. Enric a
informé la belle qu'il était au courant de son amour; Alcidon l'en
avait instruit en demandant un congé pour aller la voir, et, de
plus, il s'était vanté, comme font généralement les jeunes gens de
cet âge, d'avoir vu couronner une flamme si honorable et si noble*
Bien que le roi ait essayé de l'excuser auprès de sa maîtresse de
ce bavardage et de cette gloriole qu'elle lui reproche, Alcidon sent
que son maître a agi dans l'intention de le séparer d'elle. Quelle
sera donc la conduite de Daphnide? Peut-il encore compter sur
un amour sans lequel il n'a plus de raisons de vivre ? « Soyez en
asseurance de ce costé là, lui dit-elle, et soyez certain que, tant
qu'Alcidon m'aimera, jamais un autre ne sera aimé de Daphnide,
et qu'il n'y a ny grandeur, ny authorité du Roy, qui me fasse
changer cette résolution. »
Le chevalier s'en va consolé ; mais il tombe malade en entrant
dans la ville d'Avignon.
Alors commence, entre les deux amants, une correspondance
très intéressante et même dramatique, dont chaque lettre nous
apprend les changements produits, au jour le jour, dans l'âme et
dans l'esprit de ses auteurs. Les lettres d'Alcidon sont d'une ten-
dresse un peu triste ; il y glisse des sous-entendus, auxquels on
*
692
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
reconnaît qu'il doute, malgré lui, de la fidélité de sa maîtresse.
Les réponses de Daphnide sont parfois sèches et mordantes ;
mais elle affirme la constance de ses sentiments, et, pour la
mieux montrer, elle envoie à son amant, sans même les avoir dé-
cachetés, deux plis qu'elle a reçus du roi. Est-ce là une ruse ? Est-
ce l'effet d'une franchise qui ne se contient pas ? Alcidon l'ignore
et se désole dans l'incertitude. Si Daphnide le quitte, il ne peut
plus vivre ; si elle lui demeure attachée, le roi saura bien les
séparer, par jalousie.
Les amants continuent de s'écrire ; de son côté, le roi poursuit
son entreprise. Il a résolu de s'emparer du cœur de Daphnide, et
celle-ci, qui commence à faiblir, va le lui abandonner sans
grande résistance. Il lui rend visite à la dérobée, au retour de
son expédition ; il loge même une nuit dans son château : ce fut,
sans doute, la nuit de sa conquête. Car, nous raconte Alcidon,
« depuis cette dernière fois que le Roy fut chez Daphnide, elle
ne m'écrivit plus que par acquit, et seulement pour m'oster la
cognoissance de ce qu'il falloit enfin que je sçusse ; car les
amours des grands princes ne peuvent guère demeurer sans
estre descouvertes. Quant aux lettres qu'elle recevoit, elle ne
m'en envoyoit plus comme elle souloit, si ce n'estoit de celles
où il n'y avoit point d'apparence de grande intelligence enlr'eux,
et encore fort rarement. J'allois ainsi vivotant avec tant de des-
plaisir, que, quand je m'en ressouviens, je m'estonne comme
cent fois il ne me mit dans le cercueil. Quelquefois, sur le soir,
quand le temps estoit beau, que le. soleil avoit perdu sa grande
force, je m'aliois promener sur les rives du Rosne du costé
de la maison de cette Belle ; et là, presque seul, j'allois entre-
tenant mes pensées, jusques à ce que le jour se cachoit sous la
terre».
C'est au cours d'une de ces promenades sur les bords du
Rhône qu'Alcidon apprend, tout à fait par hasard, la trahison de
son maître et de sa maîtresse. Il rencontre un jeune cavalier
porteur de deux lettres, l'une pour le roi, l'autre pour lui-même.
Il l'interroge, et constate avec douleur que lui seul, Alcidon,
ignore les nouvelles amours du grand Enric : « De toute la nuit
je ne pus clorre l'œil; mais incessamment resvassant, l'aurore
me trouva sans que la volonté seulement de dormir me fut
venue. » Après deux jours de souffrance, il se décide à ouvrir
la lettre de la cruelle Daphnide, qui cherche encore à l'abuser
sur ses sentiments et a la perfidie de lui parler de son amour.
Transporté de colère, il lui écrit une réponse qui marque la
rupture et qu'il est indispensable de citer ici :
I.' « ASTRÉE » 693
« La guérison d'Alcidon ne dépend plus que de la mort ; aussi,
n'ayant trouvé fidélité ny en son maistre ny en sa maistresse,
à quoy voudroit-il vivre plus longuement parmy les perfidies?
Et ne vous pleignez plus que les Dieux soient sourds. Ils ont
enfin exaucé vos supplications, puis que, ne voulant redonner la
santé à celuy de qui la vie ne vous pouvoit plus servir que de
regret d'avoir manqué à tant de sermens inutiles, ils vous ont
changé le cœur comme vous désirez, le rendant insensible pour
moy, mais trop sensible pour un autre, qui peut-estre sera un
jour la vengeance de tant de perfidies, et tenez cet augure pour
véritable : car les Dieux sont trop justes pour ne me venger et
vous punir. »
Plus tard, c'est Enric lui-même qui viendra faire au malheu-
reux Alcidon l'aveu de sa coupable flamme, aveu touchant,
exprimé dans le langage d'un roi et d'un ami. Le roi, passionné
pour Daphnide, se repent d'avoir trahi Alcidon, qui l'avait pris
pour confident. Quant aux sentiments de ce dernier, ils sont
admirablement nuancés à travers toutes les péripéties de ce
drame : d'Urfé nous Ta montré d'abord craintif et soupçonneux,
lors de ses entretiens confidentiels avec Enric et de la réception
chez Daphnide; puis les paroles de la belle l'ont réconforté ; il a
tremblé de nouveau, en cherchant à percer les vrais sentiments
de sa maîtresse dans les lettres de plus en plus courtes et rares
qu'elle lui adressait pendant sa maladie; surprenant, enfin, la
double trahison dont il était victime, il s'est d'abord emporté
contre son souverain ; mais, dans son âme, le devoir a triomphé
de l'amour : même, au nom de ce devoir,il en vient à étouffer en lui
toute haine, sinon toute inimitié, contre Enric. Psychologie très
pénétrante et très vraie ; d'Urfé est en avance de trois siècles
sur nos romanciers contemporains. Il prépare, en tout cas, le
drame psychologique du siècle suivant, et c'est lui qui crée chez
nous, en quelque sorte, le prototype des cas d'amour. Alcidon a
précédé Rodrigue.
#
# #
Cette partie de l'histoire d'Enric a été racontée au grand prêtre
par Alcidon. Daphnide prend, à son tour, la parole et défend sa
conduite passée : elle rappelle, notamment, qu'elle alla visiter son
amant malade, ce qu'il semble avoir oublié. D'autre part, dans
l'intérêt d'Alcidon et le sien propre, elle n'avait pas cru
devoir rebuter le roi, quand il lui fit sa déclaration. Elle
s'appliqua, dès lorp, à jouer un double rôle : elle sembla prodi- •
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694
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
guer les faveurs au grand Enric; mais, en réalité, son amour était
pour Alcidon. Puis l'ambition la poussa : elle se dit que le roi
pourrait bien la prendre pour femme, et, avec son père et son
frère, partit à la suite de la cour. — Ici, elle a beau insister sur les
rendez-vous et autres privautés que, durant le voyage, elle accor-
dait à Alcidon, on devine quelque embarras et quelque confusion
dans son esprit: elle tente de s'abuser elle-même. — Et voici
qu'elle devient jalouse, ou presque, de deux des principales dames
de la Cour, qui aspiraient au même bonheur qu'elle et circonve-
naient le roi : Clarinte et Adelonde. Elle croit avoir trouvé un
moyen pour détourner Enric de Clarinte : il suffira qu' Alcidon feigne
d'être amoureux de sa belle rivale, qui n'est autre, croyons-
nous, que la princesse de Conti, l'auteur des Amours du Grand
Alcandre ! Alcidon résiste, et consent enfin.
Suit Thistoire très belle, mais trop compliquée peut-être, de
Clarinte, Adelonde, Amintor et Alcyre. Ces deux chevaliers sol-
licitaient chacun l'amour de Clarinte ; mais le premier était le
plus aimé, et Alcyre imagina une série de ruses et de tromperies,
afin de « brouiller » les deux amants. Il fit la connaissance d'une
fille de l'entourage de Clarinte, puis se vanta, devant Amintor,
d'avoir reçu les faveurs de la maîtresse. D'où fureur du rival,
qui demande une preuve convaincante de cette assertion. Alcyre
consent à la lui donner: il entrera la nuit, sous ses yeux, dans la
chambre de Clarinte. Et il use, pour ce, d'un plaisant stratagème :
grâce à la dame de compagnie qu'il connaît, les portes de la
maison lui sont ouvertes ; il amène Amintor dans un corridor
très obscur» au bout duquel se trouvent deux portes, dont Tune
conduit à la chambre de la Belle, l'autre dans une salle quelcon-
que. Amintor pense qu'il n'y en a qu'une, et, lorsque son ami en-
tre par la deuxième, qu'il a ouverte lui-même, il le voit déjà dans
les bras de son infidèle maîtresse. Il tombe malade de dépit.
Alcyre va le voir, lui rend de nombreux services, et tâche de le
réconforter ; mais c'est pour le tromper encore. Il le prie d'é-
crire, au nom du roi, une lettre pour une des plus belles dames
de la cour, dont Enric avait obtenu quelques « estroites fa-
veurs ». Amintor, sans défiance aucune, écrit la lettre, qu' Alcyre
s'empresse de montrer à Clarinte.
Ainsi la finesse d'Alcyre — sinon sa malhonnêteté — a séparé
Clarinte et Amintor. Alcidon se rapproche de Clarinte, qui sem-
ble bien l'accueillir et lui manifeste ouvertement sa sympathie.
Elle a cependant une explication avec son amant délaissé : on
découvre les perfidies d'Alcyre, que Clarinte fait le serment de
ne plus voir jamais. Mais aime-t-eile Alcidon? Enric le croit,
i/ « ASTRÉE T>
695
devient fort jaloux, et, pour se venger d'elle, se rapproche à tel
point d'Adelonde, que Daphnide, froissée, songe à rompre avec
lui. Adelonde, à son tour, dégoûte le roi parla magie et les sorti-
lèges qu'elle a employés pour le séduire. Enric, en fin de compte,
sentant bien que Daphnide l'aime plus qu'aucune autre, retourne
entièrement à elle et se décide à l'épouser. C'est alors qu'il meurt,
assassiné.
Daphnide est désespérée, et s'indigne des serments d'amour
qu'Alcidon, abandonnant Clarinte, a l'audace de lui apporter.
Elle le traite d'inconstant et de volage, et refuse de lui redonner
son cœur ; mais il plaide si bien sa cause, qu'elle consent à le
revoir : ils iront ensemble interroger l'oracle et conformeront leur
conduite à sa réponse. Et l'oracle leur répond :
Ils sont venus, dans ces circonstances, consulter le grand prêtre
Adamas, qui les sermonne, leur adresse de paternels conseils, et
les unit l'un à l'autre, pour la plus grande joie de tous.
Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests, un jour,
Vous pourrez voir la fontaine
De la vérité d'Amour.
A. R.
La psychologie.
Cours de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
Les trois modes de l'habitude : l'habitude spéciale,
l'habitude générale et l'habitude fragmentée.
(Suite et fin.)
J'ai distingué trois modes de l'habitude, qui correspondent à
la répétition, à l'association de ressemblance et à l'imagination.
Ces trois modes de l'habitude, je les ai appelés : l'habitude
spéciale, l'habitude fragmentée et, enfin, l'habitude générale. Il
est bien entendu que l'habitude fragmentée est spéciale ; mais on
entend, généralement, par habitude tout court une habitude spé-
ciale et non fragmentée, qui se manifeste par des actes successifs
et différents ; tandis que, si l'habitude est fragmentée, elle se
manifeste par des actes, très courts, et relativement simples.
D'autre part, j'ai montré que la nature, par l'intermédiaire de
l'expérience, contribue à faire nos puissances. La nature nous
dispose à l'habitude spéciale dans certains cas, à l'habitude géné-
rale dans d'autres cas et aussi à l'habitude fragmentée dans
d'autres cas encore. Mais la nature ne fait pas seule le mode de
l'habitude, de nos puissances. L'attention y contribue également,
et môme davantage. Or l'attention, c'est l'effort, c'est-à-dire ce
qu'on appelle vulgairement volonté. L'attention, plus encore que
l'expérience, contribue à faire nos puissances, nos habitudes.
En effet, il y a plusieurs manières d'être attentif. On peut faire
attention aux suites des phénomènes ou à leur simultanéité
dans l'espace, sans presque distinguer les phénomènes qui com-
posent les suites ou les simultanéités par leurs caractères dis-
tincts. On peut aussi faire attention aux enchaînements ou aux
simultanéités de phénomènes avec une certaine préférence de
l'attention sur certains chaînons de la chaîne ou certains élé-
ments de la simultanéité. Alors, ce qui est préféré par l'attention
l'habitude
697
n'est pas extrait de l'ensemble dont il fait partie. On ne le détache
pas; mais on porte spécialement l'effort intérieur sur lui, et, par
conséquent, on lui confère un privilège, un privilège immédiat
d'abord, puis d'autres privilèges qui résulteront du premier.
Enfin, on peut être fort peu attentif, inattentif même, aux phé-
nomènes en tant qu'enchaînés ou simultanés. On peut en envi-
sager un, puis un autre, sans se préoccuper de leurs rapports de
contiguïté avec d'autres phénomènes. On se livre alors à une
discrimination aiguë des phénomènes, à une abstraction violente.
On les limite à leurs frontières avec la préoccupation de ne rien
voir au delà, et leurs frontières, on les détermine à l'aide de leur
propre qualificatif. Cette abstraction, cette discrimination extrême,
qui brise la continuité de la nature, peut être prolongée pendant
quelque temps dans la conscience. Alors le phénomène momen-
tanément adopté est vu seul, séparé de tout ce qui lui est con-
nexe ; on ne voit dans la nature que des taches, on brise l'ex-
périence au lieu de la subir.
Veuillez remarquer, du reste, que cette description implique
un progrès dans l'attention. Ces trois manières d'être attentif
sont des degrés de l'attention. Dans son premier rôle, lorsque
l'attention se porte sur les enchaînements, les continuités des
phénomènes dans le temps et dans l'espace, l'attention est pres-
que de l'inattention. On est alors indifférent, ou presque, à ce qui
distingue les phénomènes, et c'est leur liaison qui seule intéresse.
Dans le second cas, l'attenlion est déjà élective ; le propre de
certains phénomènes l'attire et la retient. Enfin, dans le troi-
sième mode, l'attention paraît tout à fait à son affaire ; son acte
propre apparaît alors dans toute sa force et avec toute son effica-
cité ; l'attention est victorieuse ; elle choisit parmi les éléments
de l'expérience. Elle brise ce qui lui est donné et qui n'est que
complexités, pluralités. Elle réduit ce tout en unités; elle ne voit
que des éléments, et dédaigne ce qui constituait la continuité des
phénomènes donnés.
Cet effort, que je viens de décrire, portait surtout sur l'expé-
rience proprement dite ; mais il peut porter sur les images. Alors
les mêmes modes de l'attention se retrouvent, mais avec quel-
ques modifications. Un effort de rémémoration consistera à
rechercher et à trouver la contiguïté et la continuité des phéno-
mènes qui ont figuré autrefois dans l'expérience. Si, au contraire,
l'effort a pour objet une combinaison analogue à celles de la
nature, il ne sera pas en opposition avec la loi générale des con-
tiguïtés données par l'expérience, bien au contraire. C'est ainsi
qu'un paysagiste qui, contrairement à l'usage actuel, voudra
698
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
imaginer un pays que ne lui donne pas la nature, concevra d'a-
bord une rivière qu'il a vue. Mais, au lieu de la rive de cette
rivière, il imaginera une autre rive ; au lieu du moulin de cette
rivière, il imaginera une autre construction. A ces éléments, il
ajoutera d'autres éléments vus ailleurs, et le tout, irréel, sera
pourtant vraisemblable. L'effort de combinaison analogique
est un efïort où se manifeste la préoccupation respectueuse de
l'enchaînement légal des phénomènes. L'artiste ne se permettra
pas d'imaginer une rivière sans rives, un paysage sans ciel, des
arbres qui ne reposent pas sur la terre. Si le ciel est nuageux,
les objets, dans son tableau, seront faiblement éclairés ; s'il est
pur, ils seront lumineux. Dans un effort d'imagination de ce
genre, l'artiste est attentif aux enchaînements normaux, légaux ;
mais il porte ses préférences sur certains éléments des enchaî-
nements fournis par l'expérience. Il préfère tel ciel, qu'il a vu,
à tels autres, qu'il a vus aussi, tel bouquet d'arbres à tels autres,
et, si des bouquets d'arbres ou des ciels ou des prairies se pré-
sentent à son esprit, qui ne paraissent pas mériter son attention,
il les rejettera : il gardera les plus beaux ou ceux qui convien-
nent le mieux à son dessein d'ensemble. Voilà l'effort de com-
binaison analogique, d'imagination. J'aurais pu prendre un
autre exemple, celui du romancier qui choisit, dans l'humanité
qu'il connaît, tel homme, telle femme, tels enfants, telles ou
telles circonstances, et combine le tout d'une manière vraisem-
blable : l'effort est toujours le même.
L'efiort qui porte sur les images peut être autre encore : il peut
être l'effort de limitation. Une image se présente à la conscience.
L'effort peut porter sur elle et sur elle seule, écartant les con-
tigus de cette image dans l'expérience passée et ceux qu'elle
aurait pu avoir sans invraisemblance. Dans l'effort de remémo-
ration, on cherche les contigus réels ; dans l'effort d'imagi-
nation, les contigus possibles ; dans l'effort limitatif, on bannit
les contigus. L'attention est limitée par la caractéristique du
phénomène adopté et préféré. Mais, dans cet effort de limita-
tion, l'effort est-il victorieux de la loi du changement, loi
primordiale de l'âme ? Lorsque je fais un tout analogue au
naturel, toute ma conscience change encore ; mais, si je veux
faire un effort de remémoration, je trouve le complément du
souvenir incomplet, venu tout d'abord à la conscience, et,
en le trouvant, la conscience change. Dans l'effort d'imagination,
je veux faire un effort limitatif, puis-je vaincre dans mon acte
la loi de changement ? — J'ai dit, dans une leçon déjà ancienne,
que l'effort ne peut empêcher le changement, mais qu'il cause
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l'habitude
699
un moindre changement ; par suite, lorsque je porte une
attention intense sur un phénomène présent à ma conscience,
il en résulte que je change, malgré mon effort, mais que je
change au minimum ; le phénomène adopté, disais-je, se con-
tinuera en quelque mesure en étant suivi dans la conscience de
ses contigus ou de ses analogues. — Je crois pouvoir, aujour-
d'hui, préciser davantage et exclure la première des deux alter-
natives. Si l'effort de limitation est suivi, dans la conscience, des
contigus du phénomène choisi, comme lesdits contigus sont dif-
férents de lui, la loi du changement est victorieuse. Au contraire,
lorsque c'est un analogue du phénomène choisi qui lui succède,
quelque chose du phénomène choisi persiste, par là même, dans
la conscience; il y a quelque chose de commun entre le phéno-
mène que Ton aurait voulu garder et celui qui Je remplace ;
ainsi le même persiste dans la conscience. L'effort de limitation
ne prépare pas seulement l'association de ressemblance (telle
est la conclusion à laquelle j'aboutis), il l'engendre immédia-
tement. Puisque la loi du changement s'impose invinciblement,
il n'y aura de conciliation possible, entre l'effort et la loi du chan-
gement, que par un seul moyen, qui est l'association de ressem-
blance, et, de fait, les choses se passent ainsi.
Laissons maintenant cette conséquence immédiate. Quel que
soit l'effet immédiat de l'effort, ses différents modes favorisent
pour l'avenir, dans le premier cas, les habitudes spéciales ; dans
le deuxième cas, les habitudes générales, et, dans le troisième
cas, les habitudes fragmentées. L'effort de remémoration fait
ou favorise, ou renforce les habitudes spéciales ; grâce à ce
mode d'effort, les phénomènes restent enchaînés dans la con-
science, d'abord, puis dans les puissances qui préparent les faits
de conscience à venir. L'effort d'imagination prépare des habi-
tudes générales; il dispose l'esprit à des combinaisons qui ne
seront pas identiques à l'expérience mais conformes à ses lois,
non des copies mais des imitations de la nature. L'effort de
discrimination et de limitation, enfin, du moment qu'il porte sur
des phénomènes séparés ainsi les uns des autres, que ce soit
sur des phénomènes d'expérience ou sur des images, favorisera
des habitudes fragmentées limitées à un seul .acte. L'acte de ces
habitudes, acte limité, ne pourra être suivi dans la conscience
que d'actes limités comme lui, et le lien entre ces divers actes
ne pourra être que l'analogie. Dans les deux autres cas, en effet,
c'est la contiguïté, contiguïté de fait, accidentelle, ou contiguïté
légale, qui constitue ce lien, et, par hypothèse, elle est, ici, exclue.
D'autre part, les consciences individuelles diffèrent selon que
700
revue: des cours et conférences
dominent, en elles, un mode ou l'autre de l'effort ou attention.
Selon que l'attention porte de préférence sur les enchaînements
comme tels, ou sur les régions saillantes des enchaînements,
ou sur les anneaux des chaînes séparés les uns des autres, il en
résulte, dans les différentes consciences, la prédominance ou de
l'habitude spéciale ou de l'habitude générale ou de l'habitude
fragmentée. Parmi les consciences ou les âmes, si on les con-
sidère comme puissances, il y en a qui sont surtout des ensem-
bles d'habitudes spéciales, d'autres des ensembles d'habitudes
générales, d'autres enfin des ensembles d'habitudes fragmentées.
Ce sont donc les modes ou degrés de l'attention qui forment les
caractères intellectuels ou les aptitudes mentales.
On a distingué les hommes de mémoire, les hommes d'ima-
gination, et, des précédents, les hommes d'intelligence. Les
hommes de mémoire, ce sont ceux dont on dit qu'ils sont des
archives vivantes, des dictionnaires vivants. Dans la vie pratique,
c'est-à-dire dans l'application de l'intelligence à la vie pratique,
ces hommes sont les hommes de routine. Les hommes d'imagi-
nation, dont nous avons suffisamment parlé, ce sont, dans la vie
pratique, les inventeurs. Enfin, il y a « l'homme d'esprit » du
xvu e siècle, les penseurs, les intelligents, les intellectuels. Dans
la vie pratique, ces hommes sont les organisateurs, les législa-
teurs, les grands hommes d'Etat, ceux dont on dit : « C'est un
chef. » Je crois que ce sont ceux-là qui portent, dans les choses
de la vie sociale, une intelligence supérieure, qui font pénétrer
des vues justes dans les rouages de la vie sociale.
Mais, me dira-t-on, n'est-ce pas anticiper beaucoup trop que
d'identifier ici les hommes intelligents, les penseurs, avec ceux
chez lesquels domine l'association de ressemblance ? Je pourrais
me borner à demander qu'on me fasse crédit environ un an
en ce qui concerne la démonstration de cette thèse ; mais, dès
maintenant, je crois pouvoir présenter une observation capable
de justifier cette identification. Que serait un homme qui se
bornerait à rapprocher les faits analogues? Ce serait un homme
de comparaison. Or c'est là une variété d'homme qui n'existe
pas. Comparer, c'est ébaucher une œuvtfe intellectuelle. Celui qui
compare est sur la voie des analogies, des généralisations, des
lois, des théorèmes; on commence par comparer ; puis, bientôt,
on pense.
Mais ce n'est pas tout : c'est ici le lieu de faire une remarque
peut-être subtile, mais importante. L'effort de limitation, d'unifi-
cation, racine première de l'association de ressemblance, cet
effort qui oblige l'esprit à cette association, est déjà lui-même
l'habitude
701
quelque chose d'Intellectuel. Lorsque nous faisons un tel effort,
jl porte sur un phénomène qui occupe quelque place dans le
temps ou dans l'espace, et qui, par conséquent, est un phénomène
divisible. Le phénomène divisible dans le temps, ce sera, par
exemple, un son, et le phénomène divisible dans l'espace, une
couleur, visible d'ailleurs pendant un certain temps, donc divi-
sible aussi dans le temps. Puisque le phénomène est dans le
temps et dans l'espace, il est divisible ; nous pouvons considérer
son commencement, son milieu, sa fin, dans le temps, et sa
droite, sa gauche, son haut, son bas, s'il est spatial. De plus, le
son peut varier de hauteur, d'intensité, de timbre, dans le temps
qu'il dure, et la couleur peut varier d'intensité ou de nuance.
Mais, si nous faisons attention au propre qualificatif du phéno-
mène, nous le considérons dans sa simplicité qualitative. Or,
cette qualité est dispersée dans le temps et dans l'espace ; si
donc nous considérons ce phénomène comme un, nous associons
ses parties. Considérer une couleur comme une, c'est associer
sa droite, sa gauche, son haut et son bas. La divisibilité de
ce phénomène, qui est une pluralité en puissance, nous ne la
faisons pas passer à l'acte. Bien plus, les bords de ce phé-
nomène, les parties de ce phénomène où il est tout près d'autres
phénomènes, nous les dédaignons. Nous ramenons ses extrémités
sur le centre ; par l'attention, nous sommes, pour ainsi dire,
une force centripète et, par suite, unificatrice. Supposons qu'il
n'y ait pas de nuances entre les différentes parties du phénomène :
alors nous faisons la fusion de ces parties sans rien sacrifier.
Si, au contraire, il présente des variétés intérieures, alors il y
a des similitudes ; le haut et le bas, par exemple, ne sont qu'ana-
logues, et nous faisons une association de ressemblance, mêlée
d'abstraction.
Ainsi, c'est l'effort d'attention, que j'appelle effort d'unification
ou de limitation, qui fait l'unité des phénomènes. Souvent la
nature, l'expérience, se prêtent à cette unification, la rendent
facile : nous obéissons, alors, à l'invitation de la nature. Mais il
faut encore, même alors, que nous fassions effort; même alors,
nous devons sacrifier quelque chose du donné, à savoir sa divisi-
bilité, pour que l'expérience soit unifiée.
Si donc, — ce qui est la thèse que je postule actuellement et
que je cherche à rendre vraisemblable, — tout acte d'intelligence
est une synthèse au nom de la similitude, ne doit-on pas dire que
l'unification d'un phénomène est le premier des faits intellectuels ?
Il est si simple que son caractère intellectuel est dissimulé, et il
est plus simple que l'association de ressemblance elle-même,
702
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
puisqu'il ne contient qu'un terme, tandis qu'il y en a deux dans
l'association de ressemblance. Mais c'est un acte intellectuel,
puisque nous ne pouvons en parler sans montrer qu'il équivaut
à un jugement où Ton reconnaît l'unité d'un phénomène donné :
Ce phénomène est un; j'affirme cette unité. De même, si une
association de ressemblance est connue comme telle par réflexion
consécutive, il y a affirmation d'une unité, puisqu'on proclame
l'analogie des deux termes.
Ces considérations suffisent à justifier ma thèse du moment.
Les hommes dont l'attention est forte, aiguë, constante, les
hommes qui, sans cesse, séparent les phénomènes les uns des
autres au nom de leurs différences, sont déjà ou seront bientôt
ceux qui méritent le nom de penseurs.
Mais, si l'on est penseur, intellectuel, intelligent, c'est une
conséquence des efforts que l'on a faits jadis, bien plus que de
ceux que l'on fait maintenant. La formule par laquelle je vais con-
clure pourra sembler paradoxale, mais elle résume exactement
tout l'ensemble de faits que je viens d'exposer : plus vous aurez
de volonté, plus vous serez intelligents ; une volonté moyenne
fait l'artiste ; une volonté molle fait l'homme de routine ou de
mémoire.
Cette volonté, ce n'est pas la volonté des manuels, la volonté
motrice ; c'est la volonté élémentaire, l'effort simple. Cette volonté
porte sur les moyens, non sur les conséquences. Ainsi, il ne faut
pas dire, selon la formule classique, que l'imagination décom-
pose et recompose. Il faut dire qu'un certain mode de l'attention
favorise la décomposition de l'expérience et la formation de com-
posés nouveaux. Un certain degré de l'attention est à la base du
processus, mais il n'y a pas un effort de décomposition et un
effort de recomposition. De même pour l'unification et la
séparation des phénomènes, mode supérieur de l'attention,
duquel résultera l'intelligence. L'effort simple porte sur les
données de l'expérience, et c'est pour cela que l'acte d'ima-
gination paraît spontané, comme aussi l'acte d'intelligence ;
c'est pour cela qu'on dit de l'inventeur, de l'artiste, du penseur,
qu'ils ont du génie. Leur acte paraît spontané, et, d'autre part,
les souvenirs, les routines des hommes de mémoire, tout cela
paraît absolument machinal. Les conséquences, belles ou
banales, paraissent involontaires ; mais, à l'origine, nous trou-
vons la volonté médiocre, moyenne, énergique. Plus tard, si
la volonté primitive a insuffisamment préparé l'œuvre intel-
lectuelle, ou l'invention imaginative, alors une volonté réfléchie
entrera en jeu. Telle est la volonté de l'artiste, qui réfléchit et
l'habitude
703
essaie diverses combinaisons pour achever une^ œuvre qu|
n'est pas sortie « toute armée » de son imagination, spontanée.
Telle est la volonté de l'intellectuel, qui fait de grands efforts pour
trouver la solution d'un problème difficile. Mais, avant cette vo-
lonté, il y a la volonté élémentaire, qui prépare la spontanéité de
Fimagination, la spontanéité intellectuelle.
Ces trois sortes d'habitudes, que nous avons distinguées, carac-
térisent-elles trois espèces du genre âme humaine ? Non. Il ne
s'agit pas ici de classification, comme on en fait en zoologie. Assu-
rément, les hommes sont, en général, surtout hommes de mémoire
et de routine, ou surtout hommes d'imagination, ou surtout
hommes de pensée. Mais, et je reviens sur ce point déjà touché,
une conscience à la fois très active et distribuée dans la durée
avec une économie savante peut réunir deux de ces caractères
ou les trois. J'ai déjà cité Ernest Renan, homme de grand savoir,
donc de grande mémoire, de grande imagination et grand
penseur. Gladslone, de même, avait une mémoire admirable ;
il était épris d'idéal : c'était donc un imaginatif ; et c'était une
belle intelligence.
11 reste à nous demander comment on peut profiter sans ou-
blier. On le peut, si la conscience est bien distribuée dans la durée.
Une série de contigus, une première fois brisée, sera, une seconde
fois, parcourue sans être brisée, mais avec la préférence esthé-
tique de tel ou tel élément : alors, il en résultera des dispositions
à une synthèse imaginaire. Une autre fois encore, cette série de
contigus pourra être soumise à un effort de remémoralion. L'or-
dre inverse est également possible. On peut vouloir se rappeler
toute une lecture, puis ne faire attention qu'à telle ou telle de
ses parties ou la fragmenter à l'infini. Il dépend donc de notre
énergie, il dépend de nous, de nous élever jusqu'à l'intelligence,
puisque l'intelligence résulte d'un degré supérieur de l'effort,
l'imagination d'un degré moindre, la routine d'un degré minimum.
Mais il dépend de nous aussi de féconder l'intelligence par la
mémoire et l'imagination. Il est vrai que le cas est rare : il faut,
en effet, plus d'efforts pour être érudit et intelligent, ou imagina-
tif et intelligent, que pour être simplement intelligent. Ceux qui
sont à la fois érudits, imaginatifs et intelligents, sont les héros de
la pensée. Si l'héroïsme ne peut être demandé à tous, il résulte
du moins de ces considérations que chacun peut tendre à cet
idéal, peut essayer d'être une intelligence, aidée d'imagination
et de mémoire.
Une dernière conclusion, pour terminer cette étude des condi-
tions et occasions des groupements d'images. Le déterminisme
704
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
cherché s'est complété à la base, par révocation de l'effort, dont
nous connaissions déjà la nature et les effets. L'effort est la cause
profonde et dernière des puissances qui sont en nous, qui nous
disposent tantôt aux souvenirs, tantôt aux imaginations, tantôt
aux actes intellectuels. Or l'effort, je l'ai dit, c'est un point de
contingence ; il paraît indéterminé en lui-même, et, comme il a
une efficacité spéciale, étant indéterminé, il est indéterminant ;
sa position dans la conscience présente dirige la conscience à
venir dans Pimprévu.
Puisque, à la base du déterminisme des images, nous trouvons
Tindéterminisme, le déterminisme s'avoue vaincu. L'âme a des
lois; mais elle est surtout constituée par un principe d'illégalité,
et nous ne devons pas demander à la conscience ce qui est con-
traire à son essence. L'âme a des lois ; mais, au fond de la con-
science, il n'y a pas de loi, il y a la liberté.
N° 22, p. 215, 1. 31 : lire nullement au lieu de nettement.
N° 23, p. 263, 1. 12 : lire avenir au lieu de entier.
N° 23, p. 265, 1. 28 : lire marquée au lieu de masquée.
N° 23, p. 268, 1. 34 : lire inspiration au lieu de unification.
V. H.
ERRATA
Sujets de devoirs.
UNIVERSITÉ DE POITIERS
LICENCE.
1. — Comparer la Médée de Corneille et celle d'Euripide.
IL — Apprécier ces paroles adressées par le chancelier
d'Aguesseau à l'aîné de ses enfants, qui venait de quitter le col-
lège: « Mon fils, vos classes sont terminées, vos éludes com-
mencent. »
Imitatione optimorum similia inveniendi facultas paratur.
(Pline, Epist. vil, 9, 2.)
Montesquieu: Grandeur et Décadence, chap. iv, depuis : « Il
y a des choses que tout le mondé dit... », jusqu'à : « On nous
dit... ».
Thème grec.
Bossuet, Histoire universelle, 3 e partie, depuis : « Rome était
dans sa force... », jusqu'à : « Les défauts venaient... »
Dissertation latine.
Thème latin.
Moyen Age.
Théodoric.
Histoire moderne.
Luther.
Histoire contemporaine.
Politique extérieure de la Convention nationale.
Histoire ancienne.
i° La société au temps des poèmes homériques ;
96
706
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
2° Le siècle de Périclès, son influence au point de vue de la
civilisation ;
3° Les transformations de l'organisation politique et sociale à
Rome depuis Servius Tullius jusqu'à la loi des Douze Tables.
1. — Distinguer, par des exemples empruntés à notre littéra-
ture, les différences qui séparent la chronique de l'histoire, et
montrer que, si Ton peut être chroniqueur sans étire historien, il
est impossible d'être historien sans utiliser la chronique.
2. — En quoi et comment le xvi* siècle a^t-il préparé 4a littéra-
ture du xvn e ? Comparez Yhumaniste et l'auteur classique, en pre-
nant pour exemples certains écrivains français de ces deux
siècles.
3. — Le roman français au xvu e siècle.
I. — Horace critique littéraire : doctrines, modèles, procédés
de polémique.
II. — Des origines de l'histoire à Rome; jusqu'à quel point
Cicéron a-t-il eu raison de dire : Abest historia litteris nostris?
III. — Juvénal ; valeur historique et littéraire des Satires.
Gomme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les
digues qu'on lui oppose, et, enfin, les renverser dans un moment
et couvrir les campagnes qu'elles conservaient, ainsi la puissance
souveraine sous Auguste Agit insensiblement et renverse sous
Tibère avec violence.
Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient
quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de
cette loi, et rappliqua, non pas aux cas pour lesquéls elle avait
été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses dé-
fiances. Ce n'étaient pas seulement les actions qui tom-
baient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et
des pensées même ; car ce qui se dit dans ces épanchements de
cœur, que la conversation produit entre deux amis, ne peut être
Composition française.
Sujets à option.
Composition latine.
Composition à option.
Thème latin.
SUJETS DE DEVOIRS
707
regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté
dais les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans
les esclaves : la dissimulation et la tristesse du prince se commu-
niquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil, l'ingé-
nuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation,
qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bonheur des
temps précédents.
Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que Ton exerce
à l'ombre des luis et avec les couleurs de la justice, lorsqu'on va,
pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur
laquelle ils s'étaient sauvés.
Et, comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'ins-
truments de sa tyrannie, Tibère trouva des juges prêts à con-
damner autant de gens qu il en put soupçonner. Du temps de la
République, le sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des
particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, ces
crimes qu'on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même Ife
jugement de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre
lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'expri-
mer : les sénateurs allaient au-devant delà servitude.
Quand Sésostris me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma
douleur; il mé ,demandama patrie et mon nom. Je répondis : « 0
grand roi, vous n'ignorez pas le siège de Troie, qui a duré dix
ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à la Grèce. Ulysse, mon
père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville ; il
erre sur toutes mers, sans pouvoir retrouver nie d'Ithaque,
qui est son royaume. Je le cherche ; et un malheur semblable au
sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie.
Ainsi puissent les dieux vous, conserver à vos enfants, et leur faire
sentir la joie de vivre sous un sâ bon père l » Sésostris continuait
à me regarder d'un œil de compassion ; mais, voulant savoir si
ce que je disais était vrai, il nous rënvoya tous deux à un de ses
officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient pris notre
vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens.
« S'ils sont Phéniciens, dit le rot, il faut doublement les punir,
pour être nos ennemis, et, plus encore, pour avoir voulu nous
tromper par un lâche mensonge ; si, au contraire. Os sont Grecs,
je veux qu'on les traite favorablement, et qu'on les renvoie dans
leur pays sur un de mes vaisseaux, car j'aime la Grèce ; plu-
sieurs Egyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Her-
Thème grec.
708
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
cule, la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous, et j'admire ce
qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse ; tout
mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse. »
Géographie.
i° L'Océan Pacifique ;
2° L'archipel du Japon ;
3° La Volga.
Philosophie.
Comment s'établit dans la conscience la distinction du moi et
du non-moi ?
Métrique.
Rapport de l'accent et de la quantité, en grec et en latin.
Grammaire.
La premièré déclinaison classique.
Thème.
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes,
l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche
ferme et délibérée ; il parle avec confiance, il fait répéter celui
qui l'entretient, et il negoûle que médiocrement tout ce qu'il lui
dit ; il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand
bruit ; il crache fort loin, et il éternue très haut ; il dort le jour,
il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe
à table et à la promenade plus de place qu'un autre ; il tient le
milieu en se promenant avec ses égaux ; il s'arrête, et l'on s'ar-
rête ; il continue de marcher, et l'on marche ; tous se règlent sur
lui, il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole ; on ne l'in-
terrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler ; on
est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied,
vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes
l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses
yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir
son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur,
impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux
sur les affaires du temps ; il se croit du talent et de l'esprit. Il est
riche.
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SUJETS DK DEVOIRS
709
Version.
WalLenstein ist wohl die ausserordentlichste Gestalt, die in
der weitausgreifenden Bewegung des dreissigjaehrigea Kriesges
auftritt. Er erscheint als eine ihrer eigentûmlichen Hervorbrin-
gungen ; sein Emporkommem wird von ihr getragen : er gelangt
zu einer Stelle, in der er eine Reihe von Jahren einen massgebe-
den Einfluss ausilbt, bis er zuletzt von einer Katastrophe erreicht
wird, dienoch immer unversiaendlich geblieben ist.
Ueber dièse und das gesamte Tun und Treiben Wallensteins
sind in den Archiven zu Wien, in welche auch seine Papiere
tibergegangen sind, in den létzten Jabrzehbten fleissige Forschun-
gen anggestellt worden ; doch ist man damit tiber Anklage und
Vertheidigung, wie sie in ersten Moment einander gegentiber-
traten, nicht hinausgekommen.
Und wenn man in den andern Archiven weiter nachforscht,
so erhaelt man nur einseitige Antworten, dem Verhaeltnis
gemaess, in welchem die Staaten, denen sie angehoeren, zu den
Begebenheiten standen.
Die sonst so aufmerksamén Yenezianer treten dem inneren
Getriebe der in Deutschland kâmpfenden Interessen nicht nahe
genug, um eine genttgende Auskumft geben zu koennen. Die fran-
zoesischen Sammlungen haben sehr merkwûrdige Aufklaerungen
geboten, diesich dochnur auf den einen Punkt beziehen Uber den
mit Frankreich unterhandeltwurde. Aehnlich verhaelt es sich
mit den aus den schwedischen erhobenen Notizen.
Ch. Nodier, Les Souvenirs de la Vieillesse. (Marcôu, Morceaux
choisis, Classes supérieures, page 679.)
Mrs Browning : Aurora Leigh, les 43 derniers vers du livre I.
1. Shakspeare's Poetic diction from Henry IV. (Agrégation.)
2. Botton. (Licence.)
3. Which of the four seasons do youp prefer ? (Certificat.)
LICENCE D'ANGLAIS.
Thème.
Version.
Dissertation anglaise.
710
REVUE DBS COURS ET CONFÉRENCES
Dissertation française.
1. Hotspur.
2. FalstafF est-il un poltron ?
3. Henry IV comparé aux autres drames historiques de Shaks-
peare.
#
# #
Composition française.
Licence.
«r Aroas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui
louent, et la manière de les raconter. » Que pensez-vous de cette
affirmation de La Bruyère, et, lorsqu'il ta formulait, pouvait-il
avoir en vue les Oraisons funèbres de Bossu et ?
Dissertation latine.
Quse causse afferri possunt car, post amissam libertaiem et paca-
tam ab Augusto foreasem eloqaentiam, Ciceroois orandi gênas a
plerisque fuerit impugaaium ?
Tlrfima latin*
Bossuet : Histoire universelle, 3* partie, chap. n, depuis : « Car
ce même Dieu qui a fait l'enchaînement de l'Univers... », jusqu'à :
« J'ai tâché de vous préparer... »
Thème grec.
Fénelon : Lettre à V Académie, chap. v, depuis : « On gagne
beaucoup... », jusqu'à : « Je préfère l'aimable... »
Moyen Age.
Licence d'histoire.
La conquête de la Gaule par les Francs.
Histoire contemporaine.
La politique de Napoléon I er à l'égard de r Allemagne (1804-
1813).
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sujets d& devoir»
Histoire ancienne.
1. La société grecque au temps de» poèmes homériques.
2. L'organisation politique de l'Etat romain au début de
l'époque républicaine.
3. Marc-Aurèle.
Géographie.
1. Le pôle antarctique et l'Océan glacial du Sud.
2. La plaine des Pays-Bas.
hm négkmtde» AJpes française».
PMÏbsejMfe.
Licence.
La responsabilité ; origine et évolution de cette idée.
Grammaire.
La troisième déclinaison classique en grec et en latin.
Métriqu*.
tes deux (fermiers pieds de l'hexamètre dtetylïqae.
LIGKNGa D' ALLEMAND.
Composition.
Vous dtomigrezr Ites raisons qui permettent die croire que Gœthe,
en écrivant le « Zauberlehrling » (1797), avait pour but de flaire
une satire dirigée contre les cbefs de la Révolution française.
Vous rapprocherez de cette ballade le passage où Schiller, dans
le « Lied von der Glocke » (1800), fait également allusion à la
Révolution.
LICENCE D'ANGLAIS.
Thème.
Xavier de Maistre, La Sfort d'un Ami, (Marcou, Morceaux
choisis), page 672, jusqu'à, : « Mais l'aube matinale... »
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712 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Version.
Thackeray : Federick the Great's Army (Peaceck's English
prose), page 355.
Composition française.
Licence.
Montaigne a écrit : « La /vérité et la raison sont communes à un
chacun et ne sont non plus à qui les a dites, premièrement, qu'à
celui qui les dit après. » Apprécier cette pensée, en la rappro-
chant de celle qui termine le 1 er chapitre de La Bruyère.
Dissertation latine.
Quid censendum de opinione eorum qui litteris apud Romanos
incipientibus Graecorum imitationem nocuisse magis quam pro-
fuisse contendunt.
Thème latin.
Pascal, Pensées, art. II, § 8, depuis : « C'est, sans doute, un mal
que d'être plein de défauts... », jusqu'à: « En voici une preuve
qui me fait... »
Thème grec
Fénelon, Télémaque, livre III, depuis : « C'est tout ce qu'un
homme sage peut faire », jusqu'à : « Après qu'Adam eut fait cette
peinture... »
Moyen Age.
Résultats de l'établissement des Barbares en Gaule.
Histoire moderne.
Etat de la France et de TEurore en 1763.
Histoire contemporaine.
L'Allemagne au temps de Napoléon I er .
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SUJETS DE DEVOIRS
713
Histoire ancienne.
I. — Fondation et chute de l'hégémonie thébaine en Grèce.
IL — La conquête du monde romain par l'hellénisme, au
u e siècle avant notre ère.
III. — Le Christianisme et ses relations avec l'Empire romain
avant l'édit de Milan.
Géographie.
I. — Le commerce anglais et le commerce allemand ; leur
rivalité dans le monde.
IL — Le relief et la configuration des Iles Britanniques.
III. — Les Alpes centrales.
Philosophie.
Licence.
Théorie de la liberté chez Descartes.
Grammaire.
Les participes dans les langues classiques ; morphologie et
syntaxe.
Métrique.
La césure.
LANGUE ET LITTÉRATURE ANGLAISES.
Thème.
La Bruyère, Caractères, chap. de la Ville, depuis: « La ville
est partagée... », jusqu'à : « ...des mouches de Tannée passée. »
Version.
Shelley : Alastor, depuis: « While daylight held thesky... »,
jusqu'à : « ...from their father's door » ; — ou: Cowper, on
Conversation, depuis: « Every one endeavours... », jusqu'à:
« ...next to thèse » (Peacock's English Prose, page 239).
Dissertation pédagogique.
Que pensez-vous de cet axiome : « Il faut instruire les enfants
Digitized by
714 REVUE DBS COURS BT CONFÉRENCES
en les amusant » ? Le discuter et rappliquer à l'enseignement des
langues vivantes.
Diossytatiott w^jliMiwii
I. There are three things to which man is* front : « Labour and
sorrowatrd jor : nor eau any life Be rigftf which has not ail
three. » (Ruskin.)
II. — The différence between wit and humour (Agrégation.)
III. — Joseph and Charles surface (Licence).
Dissertation français*»
I. — Célîmène et' Mîlîamant.
II. — Principaux caractères du talent cFeCbngreve;
III. — Maria écrit à une de ses amies pour lui décrire le milieu
où elle est forcée de vivre et les impressions qu'il lui inspire.
Leçons à préparer.
I. — La vie de Gongreve.
II. — Discuter le paradoxe de Lamb sur la comédie artifi-
cielle (Essays of Elia).
III. — La comédie de Congreve et des autresr comiques de la
Restauration est-elle une peinture exacte des mœurs contempo-
raines ?
LICENCE D'ALLEMAND.
Composition.
Gomment Schiller, dans ses ballades, met au service de la
poésie l'élément surnaturel, tant païen que chrétien.
Composition française.
Licence.
Expliquer,. awUk plue* grande précision «t des exemples ap-
propriés, quelles soni, à votr* avis r les sources, les plus fécondes
d'inspiration, pour uja écrivain.
Dissertation latine.
Quseretur quàtenu^ e^ercitatio quam vocabant declamationem
eloquentiss studiiB apud Romanos vei profuertt val nocuerit.
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SUJETS DE DEVOIRS
715
Thème latin.
Mo»tesquieu, Grandeur et Détadenc^ chap. m, depuis : « Lts
fondateur» des ancien*» républiques.*. », jusqu'à « Or r ces
sortes de gens.*. »
Thème grec
Bossuet t Histoire umvertetle, 3* partie, chap. v, tfepurs: « La
Grèce était pleine de ces sentiments... », jusqu'à : « I! ne restait
à la Perse... »
Histoire.
1. _ La France à la mort de Louis IX.
IL — L' Allemagne en 1848.
Histoire ancienne,
1° La fondation de la puissance macédonienne.
2° L'Etat social et moral de la République romaine au n e siècle
avant notre ère.
3° Rome et les Barbares avant les invasions.
Géographie.
i 0 ~Les Pyvéaéea français* a.
2P La plaine des Pays-Bas.
3P Les grands tacs américains.
Philosophie.
Licence,
Origine et évotatioa de ridée de cause.
Grammaire.
Les questions deKeu, en grec et en latin.
Mëtrkp»*
Le vers pentamètre.
Thème allemand.
Le chien, indépendamment de la beauté de sa forme, de la
vivacité, de la force, de la légèreté, a par excellence toute» les
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716
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
qualités intérieures qui peuvent lui attirer les regards de
l'homme. Un naturel ardent, colère, même féroce et sangui-
naire, rend le chien sauvage redoutable à tous les animaux, et
cède dans le chien domestique aux sentiments les plus doux, au
plaisir de s'attacher et au désir de plaire. Il vient en rampant
mettre aux pieds de son maître son courage, sa force et ses ta-
lents: il attend ses ordres pour en faire usage ; il le consulte, il
l'interroge, il le supplie; un coup d'oeil suffit : il entend les
signes de sa volonté. Sans avoir, comme l'homme, la lumière de
la pensée, il a toute la chaleur du sentiment. Il a de plus que lui
la fidélité, la constance dans ses affections ; nulle ambition,
nul intérêt, nul désir de vengeance, nulle crainte que celle de dé-
plaire ; il est tout zèle, tout ardeur et tout obéissance. Plus sen-
sible au souvenir des bienfaits qu'à celui des outrages, il ne se
rebute pas par les mauvais traitements ; il les subit, il les oublie,
ou ne s'en souvient que pour s'attacher davantage ; loin de s'irriter
ou de fuir, il s'expose de lui-même à de nouvelles épreuves.
Obgleich ungern, doch aus treuer Geselligkeit, begleitete
mein Freund mich auf den Vesuv. Am Fusse des steilen Hanges
empfingen uns zwei FUhrer, beides tûchtige Leute. Der erste
schleppte mich, der zweite meinen Freund den Berg hinauf. Ein
Blick westwârts liber die Gegend nahm, wie ein heilsames Bad,
aile Schmerzen der Anstrengung und aile Mttdigkeit hinweg. So
lange der Raum gestattete in gehôriger Entfernung zu bleiben,
war es ein grosses geister-hebendes Schauspiel. Erst ein gewalt-
samer Donner, der aus dem tiefsten Schlunde hervortonte,
sodann Steine, grossere und kleinere, zu Tausenden in die Luft
geschleudert, von Aschenwolken eingehttllt. Der grossie Teil fiel
in den Schlund zuruck. Die anderen, auf die Aussenseite des
Kegels niederfallend, machten ein wunderbares Geràusch ; erst
plumpsten die schweren undhupften mitdumpfem Getône au der
Kegelseite hinab : die geringeren klapperten hinterdrein, und
zuletzt rieselte die Asche nieder. Dièses geschahin regelmassigen
Pausen, die wir durch ein ruhiges Zâhlen sehr ^ohl abmessen
konnten. Als der Raum enge genug wurde, fielen mehrere Steine
um uns her und machten den Umgang unerfreulich. Mein
Freund fuhlte sich nunmehr auf dem Berge noch verdriesslicher,
da dièses Ungetûm, nicht zufrieden hâsslich zu sein, auch noch
gefàhrlich werden wollte.
Version allemande.
SUJETS DB DEVOIRS
717
LANGUE ET LITTÉRATURE ANGLAISES.
Thème.
Paul-Louis Courier : Un plébiciste impérial. (Marcou : Morceaux
choisis, page 513.)
Version.
Sir Ph. Lidney : A Stag Hunt (Feacock : English Prose, page 55),
ou Mrs Browning : Aurora Leigh, book I, depuis: « I had a little
chamber in the house... », jusqu'à : « ...nol a grand nature. »
Dissertation pédagogique.
I. — « Savoir interroger, c'est savoir enseigner. »
II. — Avantages et inconvénients des exercices oraux col-'
lectifs.
Dissertation anglaise.
I. — « A bird in hand is worth two in the bush. »
II. — A portrait of Parson Adams.
III. — The change of english prose from Glarendon to Fielding.
Dissertation française.
I. — « Diseur de bons mots, mauvais caractère » (Pascal).
II. — Molière et Fielding.
III. — Le squire anglais au xvin* siècle, d'après] la littérature
du temps.
Leçons à préparer.
I. — Lft Vie et le caractère de Fielding.
II. — La société anglaise au xvm e siècle, d'après l'œuvre de
Fielding.
*
Composition française.
LICENCE.
Démontrer, par quelques exemples bien choisis, la justesse de
ce jugement de La Bruyère sur Rabelais : « Où il est bon, il va
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718 REVUE DES COURS ET COWFfcilENCES
jusques à l'exquis et à l'excellent ; il peut être le mets des plus
délicats. »
Dissertation latine.
Quomodo in historia componenda et litteris illustranda graeci
romanique scriptores a recentioribus différant quaeretur.
Thème latin.
Pascal, Pensées, IV, 3, depuis : « La dignité royale n'est-elle
pas assez grande... ? », jusqu'à : « Je ne parle point, en tout
cela...»
Thème grec.
La Bruyère, Des Ouvrages de V Esprit, depuis : « D\)ù vient que
l'on rit si librement au théâtre...? », jusqu'à : « L'âme ne va-t-elle
pas jusqu'au vrai...?»
Histoire.
1. Le gouvernement et la société au temps de François I er .
2. La constitution civile du clergé de 1790 et le Concordat
de 1801 complété par les Articles organiques. Comparer.
Histoire ancienne.
1. Le rôle politique de Démostbène.
2. La République romaine ; son organisation sociale et poli-
tique au m* siècle avant notre ère.
3. L'administration de Dioctétien.
.Géographie.
1. La région du Rhin moyen.
2. Le relief des îles Britanniques.
3. La Russie méridionale.
Philosophie.
LICENCE.
Rapports de l'imagination et de la mémoire.
Grammaire.
L'infinitif dans les langues classiques ; morphologie et 6yntaxe.
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SUJETS DE DEVOIRS
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Métrique.
Les vers iambiques.
LICENCE D'ALLEMAND.
Composition.
Vous admettrez que, dans l'allégorie de Schiller intitulée
« Das Màdchen aus der Fremde », le but du poète est de figurer
la Poésie lyrique, et vous direz comment il l'atteint.
Vous ajouterez quelques observations sur d'autres pièces où
Schiller glorifie le même art.
LITTÉRATURE ANGLAISE.
Thème.
Voltaire» Zadig. « Il venait tous les jours... », jusqu'à : « Tou-
jours du plaisir n'est pas du plaisir... » (Marcou, p. 360).
Version.
Pope: « On dedications... », jusqu'à : « For having believed
it... » (Peacock : English Prose, page 167) ; — ou Milton : Samson
Agonistes, vers 1-37.
Dissertation pédagogique.
1. Expliquer ce mot de Montaigne: « Il vaut mieux qu'un
précepteur ait la tête biçn faite que bien pleine. »
2. Quelle est la part respective à faire à l'ouïe et à la vue dans
l'enseignement des langues vivantes ?
Dissertation française.
4. Quelle est votre opinion sur le poème d'Aurora Leigh?
2. Le caractère d'Aurora.
3. Déterminer quel est l'apport personnel de Coleridge dans la
poésie anglaise.
Dissertation anglaise.
1. The english idea of the gentleman.
2. Study the style and prosody of Coieridge's Ode to Frauce.
4. The poetic diction of Elisabeth B. Browning.
Leçons.
La vie de Coleridge; son caractère et son tour 4'esprit.
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Ouvrages signalés.
Une heure d'espéranto, par H. Th. Cart, professeur
agrégé au lycée Henri IV, librairie Espérantiste, Paris, 1905.
Plaidoyer pour les langues mortes, par M. T. Joran,
directeur m de VEcole d'Assas, librairie Poussielgue, Paris, 1905.
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'iMPRIMBRIB ET DE LIBRAIRIE.
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Treizième Année <*• s**) N° 33
22 Juin 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Directeur : M. FILOZ
Russie et Japon.
Conférence de M. 6. DESDEVISES DU DEZERT,
Professeur à ? Université de Clermont-Ferrand.
La guerre que se fout la Russie et le Japou n'a pas seulement
dérouté les stratégistes et les diplomates : elle a aussi mis le dés-
arroi dans le camp des philosophes et disloqué au vent de ses
canons les châteaux de nuages qu'ils avaient si patiemment édi-
fiés.
Il s'est trouvé que, d'une nation presque barbare et d'une na-
tion d'intellectuels, c'est la plus cultivée qui s'est révélée jus-
tement la plus militaire, la plus belliqueuse et la plus forcenée.
Qui eût dit, il y a deux ans, que la sainte Russie serait vaincue
sur terre et sur mer par le Japon ? Il y avait bien quelques esprits
téméraires pour affirmer que le Japon étonnerait le monde ; maïs
le moyen de croire que, en trente-cinq ans d'apprentissage, il fût
parvenu à s'assimiler assez complètement les sciences et les arts
de l'Europe pour la vaincre avec ses propres armes !
La Russie, c'était, pour ainsi dire, le type de la nation militaire,
telle que l'avaient toujours comprise les conquérants: d'inépui-
sables réserves de soldats, une aristocratie vivant depuis deux
siècles du métier des armes, un César tout-puissant, donnant seul
l'impulsion à la formidable machine, réglant tout et couvrant
tout de son manteau d'or, semé d'aigles de sable.
Victorieuse, au xviu 0 siècle, de la Prusse, de la Turquie et de la
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Pologne ; victorieuse, en 1815, de Napoléon; conquérante de la
Finlande, du Caucase et de la Sibérie, la Russie avait été à peine
arrêtée, pendant quinze ans, par la coalition de la France et de
l'Angleterre. Elle avait continué à ronger la Turquie, avait paru
sous les murs de Constantinople, dompté le Turkestan, pris pied
en Perse, poussé ses chemins de fer sur la route de Kaboul et
conduit le transsibérien jusqu'à Vladi-Wostock et Port-Arthur.
Ignorant, mais mystique, inconscient, mais dévoué corps et
âme à ses chefs et à son César, le soldat russe avait gardé, jus-
qu'au seuil du xx e siècle, toutes les simplicités, toutes les abné-
gations d'autrefois. On obtenait de lui ce qu'on n'eût obtenu
d'aucun autre ; on trouvait dans les régiments russes des soldats
de bonne volonté pour se promener devant les cibles pendant le
tir.
Bénissant le czar Alexandre III, qui lui avait rendu les grandes
bottes, le cafetan et le bonnet de peau de mouton du moujik,
content du bœuf aux choux et du thé de la caserne, n'imaginant
pas de plus beau spectacle qu'une revue impériale ou une messe
militaire, prêt à tout risquer pour un verre de wodki, le soldat
russe n'était-il pas, dans sa rusticité primitive, le soldat par
excellence, le pieu mouvant, avec lequel on élargit ses frontières?
Superbes et magnifiques, grands buveurs, grands danseurs,
grands amis de la dépense, du luxe, du jeu, du plaisir, et, par-
dessus tous leurs vices, braves comme les héros des légendes,
les hauts seigneurs, chargés de mener les masses russes à la vic-
toire, semblaient l'incarnation de l'homme de guerre.
Parmi les généraux, il en était d'un héroïque entrain comme
Gourko, d'une haute science organisatrice comme Kouropatkine.
L'armée russe avait dans Dragomirof un admirable général, com-
prenant tout ce que l'intelligence peut ajouter à la force brutale,
voulant que chaque soldat connût la signification de chaque mou-
vement ordonné, restât toujours en communauté d'idées et de
sentiments avec ses chefs. Fière de son appareil militaire, la
Russie comptait avec orgueil ses fusils, ses sabres, ses lances,
ses canons, fortifiait ses arsenaux de la Baltique, de la mer Noire
et du Pacifique, et entretenait, en pleine paix, une armée de
800.000 hommes, derrière laquelle 3 millions de soldats étaient
prêts à marcjier.
Tout au bout du monde, dans des îles à peine entrevues par de
rarissimes voyageurs, vivait, en 1868, un peuple mystérieux, gou-
verné par la plus ancienne dynastie de la terre, soumis depuis
trois siècles à une féodalité de princes, et connu seulement au
dehors par son art singulier et magnifique.
RUSSIE ET JAPON
723
Ce peuple, qui s'entêtait à vivre toutes portes closes, comme
la princesse endormie des vieux contes, de grands politiques
européens sont alle's le réveiller bon gré mal gré, et ont ouvert à
coups de canon les portes de sa maison.
Après un moment de stupeur, ce peuple s'est levé, a jeté les
regards autour de lui, puis, abdiquant son rêve, s'est mis au tra-
vail avec la paisible résolution de l'homme qui a pris un parti
définitif.
Le mikado, émancipé de la mainbournie du Shôgoun, a quitté
Kiôto, la ville des léthargies séculaires, et est venu s'établir à
Tokio, au contact des Européens. Il a renvoyé les princes féo-
daux dans leurs terres et les a vaincus, quand ils ont voulu se
révolter. Il a supprimé leurs privilèges et proclamé le dogme eu-
ropéen de l'égalité de tous devant la loi.
Tout-puissant par tradition et par le droit de la victoire, il a
donné à son peuple une constitution, un Parlement, une admi-
nistration, un code, une magistrature, des finances, une armée,
une marine, des forteresses et des arsenaux.
Mais, du moment qu'il empruntait à l'Europe tout ce qui pou-
vait rendre son empire plus prospère et plus fort, il se gardait
bien de toucher à ce qui constituait l'àme profonde du Japon :
il modernisait son peuple, sans lui rien ôterde son originalité, ni
de son idéal.
Le Japon se partageait entre trois religions, dont deux, le con-
fucéisme et le bouddhisme, d'origine étrangère ; et une, le shin-
toïsme, d'origine nationale. Leconfucéisme,trèsdépasséd'ailleurs
par l'idéal chevaleresque du vieux Japon, disparut de lui-même
avec les temps nouveaux. Le bouddhisme resta la religion popu-
laire, espoir des simples, consolation des afûigés. Kwan-On, à
visage d'or, demeura la Vierge divine, mère des miséricordes, qui
protège le marin sur les flots orageux du Kouro-Siwo, donne
des enfants à ceux qui la prient, jette ses bras aux manchots,
ses pieds aux boiteux, et est devenue aveugle à force de pleu-
rer sur les damnés.
Le shintoïsme a gagné tout ce que perdaient les autres cultes
et est devenu la seule religion officielle de l'Empire.
Le shinto, c'est le Japon divinisé, offert en adoration aux Japo-
nais dans la personne de ses fils les meilleurs et les plus illustres;
c'est le culte de toutes les vertus qui ont fait le Japon indus-
trieux, savant, prospère et glorieux \ c'est la religion de la patrie.
Et cette religion, qui ne suffirait peut-être pas à d'incorrigibles
individualistes, comme nous, suffit à ces hommes sages, que le
bouddhisme a saturés de ses doctrines d'éternelles renais-
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
saaces. Sachant de science certaine que la vie présente n'est,
pour chaque être, qu'un insignifiant moment de sa vie éternelle,
sachant que chaque existence bien conduite est un échelon
gagné sur la voie qui conduit au salut suprême et définitif, le
Japonais vit sans pessimisme et meurt sans crainte, ni regret.
Pénétré du néant de l'individu* il sourit à nos vaines ambi-
tions. Epris de sa patrie comme de la divinité visible, il se
voue, corps et âme, à son service ; il lui rapporte toutes ses
actions et se trouve payé de ses efforts, par la joie du devoir bien
rempli et la vision magnifique de la gloire de l'Empire.
Unissez la tranquille et profonde sagesse de l'Hindou, l'orgueil
patriotique du Romain» l'activité de l'Anglais, le consciencieux
labeur de l'Allemand, le sens artistique du Français à l'humilité
de l'ascète, à la ferveur du moine guerrier* au courage du mar-
tyr, et vous saurez ce que le shinto peut verser de noblesse dans
l'âme japonaise.
Religion aux dogmes vagues et Battants, presque sans prêtres
et sans rites, elle suffit à ce peuple merveilleux, qui réunit^ à un
degré si extraordinaire, les qualités pratiques qui assurent le
succès» et les vertus idéalistes qui font les grandes âmes.
Le Japonais a consenti à prendre. L'habit européen, comme mili-
taire, comme diplomate, comme magistrat ; mais il n'a pas permis
aux coutumes d'Europe de franchir le seuil de son foyer. Rentré
che» lui, après ses heures de service k la caserne ou au tribunal,
il retrouve avec bonheur sa charmante maison aux poutrelles de
bois précieux, aux treillis de bambou, aux nattes blanches et
luisantes, aux paravents de soie brodée qui glissent dans des rai-
nures discrètes et permettent de varier à souhait l'aspect du
home» Sa femme et ses filles, artistement coiffées, diadémées
d'épingles ciselées, viennent au-devant de lui dans le luxe char-
mant de leurs kimonos de soie aux vives couleurs et de leurs
ceiatures brodées de fleurs et d'oiseaux. On s'assied sur les nattes,
les enfants rieurs, à demi cachés dans le giron du père ou de la
mère, les fils et les filles attentifs aux ordres de leurs parents* On
apporte la petite table basse en bois ouvragé ou laqué, où fument
des mets à la bonne odeur, gracieusement présentés dans des
assiettes de porcelaine ; les tasses minuscules passent de main en
main pour se remplir à la théière de bronze ou de grès, et Ton
cause et l'on plaisante et l'on rit, avec l'entrain et la courtoisie
que les gens de bonne race mettent dans leurs plaisirs.
Parfois, la Japonaise de haut rang enferme ses pieds dans des
bottines et son buste dans un corset ; elle prend la jupe traînante
le riche corsage et l'indescriptible chapeau de l'Européenne; elle
RUSSIE ET JAPON
725
va comme elle en visite, en dîner, an bal, au théâtre; mais, de
retour au logis, elle reprend, avec le kimono fleuri, les douces
vertus qui conviennent à la compagne gracieuse et soumise d'un
homme élevé dans les saints principes du Shinto.
Le mikado se pique d'être poêle et excelle, dit-on, à enfermer
en quelques vers une pensée ingénieuse ou galante, une belle
sentence morale, une piquante anecdote. A son exemple, quan-
tité de Japonais et de Japonaises cultivent la poésie et donnent
aux académies poétiques de l'Empire une vie que connaissent
bien peu des nôtres. — Et voilà que la littérature, dont nous
sommes si fiers, commence h être jugée dé haut par les critiques
japonais, qui lui reprochent de s'occuper trop exclusivement de
l'amour et pas assez de la vie.
Chaque maison un peu riche a son cabinet de raretés, où, bien
à l'abri dés regards vulgaires et pour l'exclusive jouissance des
amis intimes, se gardent les bronzes précieux, les vieilles porce-
laines, les cloisonnés, les laques d'or mat guilloché, les kaké-
monos des bons maîtres, fidèles interprètes de la réalité, les
beaux sabres, qui tranchent le fer. — L'industrie japonaise,
outillée à l'européenne, fabrique des marchandises d'un bon
marché fabuleux et inonde les marchés occidentaux de grossières
contrefaçons de l'art ancien ; mais elle garde pour les nationaux
le goût exquis de ses bronzes, de ses ivoires et de ses soieries.
Ët les ouvriers qui tissent ces merveilleux panneaux, qui peignent
à l'aiguille avec une si éblouissante fantaisie ces fleurs, ces dra-
gons, ces paons, ces paysages, ces marines, ces forêts, ces mon-
tagnes, ces châteaux, vivent contents d'un salaire de 75 centimes,
qui assure à leur famille le riz, le poisson et le thé de chaque
jour.
Enfin ce peuple a voué un culte passionné à la science, pour la
grandeur de la patrie. L'étudiant japonais, sorti du lycée natio-
nal, apprend deux langues européennes avant d'être admis à
l'Université, et y reste huit à dix ans, écoutant avec un religieux
respect la parole du maître, travaillant comme travaillaient nos
grands théologiens du Moyen-Age, se tuant parfois par dégoût de
son ignorance ou par honte d'un insuccès.
Mais, grâce à cette poussée fiévreuse, le Japon a maintenant
des officiers de terre et de mer, aussi instruits que des officiers
allemands ou français ; il a des ingénieurs, des médecins, des
juristes, des critiques, des lettrés, des savants.
Et, le jour où le Japon s'est dressé devant la Chine, !a Chine
s'est enfuie comme une vieille femme; — le jour où le Japon est
intervenu en Chine avec les nations européennes, il a partagé
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
avec nous le prix de la vaillance; — le jour où la Russie a semblé
le menacer sur ses rivages, il s'est héroïquement rué sur elle, et
Ta forcée à reculer.
L'intellectualisme n'exclut donc pas la vertu militaire. Il n'y
a pas contradiction nécessaire entre le culte de l'art et de la
science et le culte de la patrie. Il n'est pas vrai que l'homme
éclairé doive, comme le triste héros de Musset, jeter à la mer sa
famille, sa patrie et ses dieux. Loin de disparaître sous une cul-
ture savante, tous ces idéals se développent avec elle, grandis-
sent en force et en beauté.
Le barbare meurt stupidement, sans savoir pourquoi ; le civilisé
donne volontairement sa vie pour une grande cause, aimée et
choisie. — Le barbare combat avec une rage aveugle, le civilisé
use d'armes perfectionnées, dont il connaît et ménage le délicat
mécanisme. Il se fait de sa science et jusque de ses habitudes
esthétiques d'incomparables auxiliaires, qui décuplent ses forces
et lui assurent la victoire sur l'ennemi ignorant, négligent et mal-
habile. — Le barbare noie ses maux dans l'alcool; le civilisé reste
dans la victoire sobre et maître de lui, ennobli par l'enthousiasme
et le sacrifice, indemnisé de toutes ses souffrances par la gloire
de sa patrie.
La patrie ne peut être pour nous la divinité tangible et vivante
qu'elle est pour les idéalistes japonais. Nous ne sommes plus ni
assez religieux, ni assez poètes pour la comprendre ainsi. Mais
nous pouvons encore la concevoir sous la forme d'une collectivité
d'intérêts, d'un capital, créé par le travail séculaire de nos ancê-
tres, et qu'il est de notre devoir de transmettre, encore accru,
à nos descendants.
Les patries sont comparables à d'immenses vaisseaux, à bord
desquels vivent les nations : vaisseaux fantastiques aux splen-
dides décors, aux machineries compliquées, aux hiérarchies sa-
vantes, qui portent, sur l'océan sans limites, de la vie les couleurs
des peuples qui ont su se faire une histoire.
Ces vaisseaux merveilleux sont des choses vivantes ; ils crois-
sent et périclitent avec les peuples qui les portent, ils grandissent
avec leurs vertus, ils périssent par leurs vices et leurs fautes. Il
en est, comme la Grande-Bretagne, qui portent dans leurs flancs
un cinquième du genre humain. D'autres, comme laTurquie, traî-
nent sur un couronnement dédoré un pavillon en lambeaux. De
la Russie montent des cris d'épouvante, des hurlements de dou-
leur, des clameurs de haine et de malédiction. Les Etats-Unis, le
Japon,rAUemagnearborent fièrement le grand pavoisde victoire I
Notre France est encore un noble et glorieux vaisseau. Sa
RUSSIE ET JAPON
727
coque élargie abrite un peuple innombrable ; l'allure est vivante,
les différents services marchent avec régularité ; de justes lois
donnent au plus humble matelot sa voix au conseil et le droit de
prétendre, soit pour lui, soit pour ses fils, aux plus hauts emplois.
Mais le bel ordre du vaisseau, sa force et sa résistance sont mena-
cés par je ne sais quel esprit de folie et de rébellion, engendré
par la sotte vanité de quelques-uns et les jalousies d'un grand
nombre. Il y a dans les soutes obscures quelques malheureux
qui songent, dit-on, à faire sauter le navire. En des temps bar-
bares, on les eût mis aux fers. Que l'équipage se contente, au-
jourd'hui, de les montrer au doigt, et que leurs vains discours se
perdent, chaque matin, dans la triomphante claironnée du « Salut
aux couleurs ! »
G. Desdevises du Dezkrt.
Les poètes français
du temps de la Révolution.
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à l'Université de Paris.
Écouchard-Le Brun (suite).
La seconde ode à M. de Buffon a été fortement critiquée par
La Harpe, et d'ailleurs d'une façon très intéressante et très in-
structive. Elle a été faite à propos d'une maladie de Buffon, sur-
venue dans des circonstances déjà particulièrement douloureuses,
puisque, Tannée précédente, il avait, nous dit le sous-titre de
Tode, « perdu M me de Buffon à la fleur de l'âge et de la beauté. »
Il est bien certain, pour en parler d'abord d'une façon géné-
rale, que cette ode n'a pas le mouvement assez naturel que nous
avons remarqué dans la première sur les détracteurs de Buffon ;
elle a quelque chose de plus factice, de plus laborieux, si je ne
vais pas jusqu'à dire de plus tourmenté. Le début lui-même —
et vous savez que Le Brun sait d'ordinaire commencer - est
bien « appliqué » et bien cherché :
Cet Astre, Roi du Jour au brûlant Diadème,
Lance d'aveugles Feux, et s'ignore lui-même,
Esclave étincelant sur le Trône des Airs ;
Mais l'Astre du Génie, intelligente Flamme,
Rayon sacré de l'âme,
A sa libre Pensée asservit l'Univers.
La comparaison n'est pas plus mauvaise qu'autre chose ; mais
elle a ceci de fatigant, que le poète insiste sur les ressemblances
et non sur les différences qui existent entre les deux termes : la
comparaison est par trop une pure et simple confusion.
Un peu plus loin, Le Brun suppose qu'il y a eu, dans cette ma-
ladie, une certaine diplomatique entreprise de la déesse Envie,
qui attaque à présent Buffon dans sa maison même et dans sa
famille. Ici, La Harpe n'a pas tort de trouver que cette invention
est une espèce de mythologie un peu factice, pénible même,
ÉCOUCHARD-LE BRUN
729
et dans laquelle il est bien difficile d'entrer : «c Le poète, dit-il,
feint que l'Envie, irritée conlre M. de Buffon, va chercher la Fièvre
et l'Insomnie pour attaquer les jours d'un grand homme. Non
seulement cette idée de mettre l'Envie en œuvre est une machine
un peu usée, mais quel rapport, d'ailleurs, de l'envie à la fièvre
et à l'insomnie? Car il faut toujours qu'il y ait un rapport entre
les idées morales et les fictions poétiques ; c'est ce qui fait le
charme de celles-ci, et ce qui en fonde l'effet. On peut croire que
l'Envie ne dort guère ; mais jamais la Fièvre n'a été à ses ordres. »
Réflexion générale très juste, et qui va loin. Si La Harpe avait
écrit un peu plus tard, il aurait peut-être embrassé d'un regard
d'ensemble l'évolution poétique du siècle, et voici sans doute ce
qu'il aurait dit : « La mythologie était tellement usée qu'il fallait,
en quelque sorte, la reconstruire; or les imaginations mytholo-
giques sont des imaginations primitives, et ce n'est pas précisé-
ment de ce genre d'imaginations qu'étaient pourvus les poètes
de cette époque ultra-civilisée. » La Harpe l'eût sans doute dit ;
en tout cas, il l'a soupçonné et comme indiqué très rapidement.
Pour ce qui est de la première strophe, La Harpe s'écrie avec
sa brutalité ordinaire : « Analysez cette strophe, il en résultera
le plus inintelligible amphigouri. Permettons au poète d'appeler
le soleil roi du jour, expression beaucoup moins heureuse et
beaucoup moins claire que celle de père du jour; de lui donner
un brûlant diadème, tel qu'on pourrait le donner à Vulcain dans
la mythologie grecque, ou à Satan dans la théologie chrétienne ;
mais qu'est-ce que le soleil lançant d'aveugles feux et s'ignorant
lui-même? De deux choses l'une : ou le soleil est ici personnifié,
ou il ne l est pas. S'il ne Test pas, c'est tout naturellement un
globe de feu, un être inanimé; il est tout simple qu'il s'ignore
lui-même, et si simple, que ce n'est pas la peine de le dire, du
moins de celte manière; mais, s'il est roi du jour et s'il a un
brillant diadème, il est donc personnifié. Alors ce n'est autre
chose qu'Apollon, le dieu de la lumière et des arts, qui ne lance
point d'aveugles feux et qui ne s'ignore point lui-même... »
Voilà de la critique très habile, très perfide, et qui est celle
que je n'admets pas. Je n'admets pas, en effet, qu'on presse une
expression poétique, de façon à la ramener à la substance littérale,
intellectuelle, à cette substance qui est le fond de la prose, des
œuvres qui sont faites pour être senties en même temps que com-
prises. Il est bien certain que le dilemme de La Harpe est exact ;
mais ne pouvons-nous pas voir les deux conceptions en même
temps, voir à la fois, dans une certaine confusion qui n'est pas
sans charme, l'astre brillant du jour et le dieu Apollon, l'astre
730
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
au front d'argent et en même temps une déesse, Diane ou Phébé?
C'est là .qu'est toute la grâce de l'esprit mythologique bien
entendu et surtout bien senti.
L'Envie a donc jeté, en quelque sorte, sur Buffon la Fièvre et
l'Insomnie; voici comment elle leur parle :
Noires Divinités ! un demi-Dieu nous brave ;
Il a conquis l'Olympe et me croit son esclave ;
Son titre d'Immortel partout choque mes yeux :
Sa vue est mon supplice î et, pour l'accroître encore,
Un marbre que j'abhorre
Consacre mes affronts, et ses traits odieux.
La Harpe s'acharne encore sur ce passage : « Passons à l'au-
teur de faire de l'Insomnie une divinité infernale, quoique
la fiction soit un peu forcée ; mais que veut dire cet hémistiche :
un demi-dieu nous brave? Quoi ! M. de Buffon brave la Fièvre
et Tlnsomnie! Qu'est-ce que cela veut dire, et quelle maladresse
de le faire appeler un demi-dieu par l'Envie elle-même! » Un
homme du courage intellectuel et moral de Buffon lutte contre
la fièvre et l'insomnie, et, par conséquent, on peut dire de lui
qu'il les brave ; le second reproche n'est guère plus fondé : le
propre de l'Envie est d'avoir d'excellents yeux ; aussi n'est-ce
jamais aux demi-talents qu'elle s'adresse. L'Envie continue
ainsi :
Quoi ! je serais l'Envie ! Eh ! qui pourrait le croire,
S'il jouissait, vivant, de cet excès de gloire ?
Vengez-moi : terminez ces brillants attentats.
Allez, courez, volez ; que vos flammes funestes
Chassent les feux célestes
Qui sauveraient Buffon des glaces du trépas.
Il y a là un froid réchauffé d'une flamme un peu factice.I
Si ces quelques lignes étaient en prose, elles paraîtraient assez,
traînantes : Le Brun y a mis du mouvement et leur a donné un
certain tour d'éloquence. Voici ce qu'en pense La Harpe :
« Quoi I je serais l'Envie ! Cet hémistiche rappelle celui-ci du
Lutrin : Suis-je donc la Discorde? Mais, quand la Discorde parle
ainsi, elle vient de s'expliquer d'une manière convenable. Rien
n'est plus aisé que d'employer à tort et à travers les allégories
et les formules consacrées par les maîtres de l'art; mais ce n'est
point ainsi qu'on se place à côté d'eux. » Ici, La Harpe est dans le
vrai : la Discorde peut s'accorder à elle-même qu'elle est la
Discorde; l'Envie ne le peut pas. Un homme qui sème la discorde
pourra très bien sedire : j'ai le génie de la lutte, j'arrive à brouiller
ÉCOUCHARD-LE BRUN
731
les gens les plus unis. L'envieux ne dira jamais : je suis un en-
vieux, et tout le monde me regarde comme tel. La Harpe a touché
aussi un des points faibles de Le Brun : Le Brun a la manie de
rechercher les richesses des poètes connus et de les enchâsser
dans ses propres vers : il est heureux de se montrer érudit et
lettré et de provoquer ce sourire de complaisance, qui, comme
vous savez, s'adresse autant à l'auteur qu'au lecteur.
La Harpe continue ainsi sa discussion, souvent avec beaucoup
de verve, par exemple lorsqu'il examine la strophe suivante :
Elle dit, et, courant le long des rives sombres,
Ces monstres font frémir jusqu'au tyran des ombres.
L'Erèbe est effrayé de les avoir produits ;
Et le fatal instant où leur essaim barbare
S'envole du Tartare
Semble adoucir l'horreur des éternelles nuits.
Ai-je besoin de vous dire que La Harpe ne critique pas ce der-
nier vers, très beau en lui-même, par sa structure elles magni-
fiques sonorités qu'il déploie ? Mais vous allez voir la discussion
du détail de la strophe : « Deux monstres ne peuvent guère for-
mer un essaim ; mais qui croirait qu'il est question de la fièvre
et de l'insomnie, et que dirait de plus l'auteur, s'il faisait sortir
des enfers le Fanatisme, la Vengeance, la Discorde, etc. . . ? La
manie des grands mots n'examine pas s'il s'agit de petites cho-
ses. » Ici, La Harpe mesure les choses littéraires au millimètre :
il ne faut pas aller jusque-là, si l'on veut rester dans le bon goût
et dans la justice.
Cette seconde ode à Buffon a donc de l'éclat, beaucoup de,
mouvement et une certaine habileté, une trop grande habileté
même : on sent trop d'adresse et trop peu d'émotion.
Je vous citerai maintenant, dans un ordre d'idées très différent,
tout un groupe d'odes sur l'Ennui, sur l'Orgueil, sur l'Avarice. Le
Brun revient donc sur le sillon de J.B. Rousseau et de Lamotte,
auteurs de dissertations sous forme d'odes. A vrai dire, tous les
poètes lyriques en ont fait. Pindare ne* laisse pas d'offrir souvent
une méditation morale qu'il mêle au tissu de son poème lyrique ;
Ronsard, qui puise ses inspirations dans le lyrisme an'ique, a
toute une dissertation sur l'or; Malherbe suit leur exemple, lors-
qu'au milieu d'une très belle ode il s'écrie : « La Discorde aux
crins de couleuvre, etc.. » Et qu'est-ce que Les Malheureux de
Victor Hugo, sinon un poème-dissertation en plusieurs points ?
Le poète s'est demandé où est le malheur ici-bas, il a recherché
les grands malheurs que nous offre l'histoire politique ou reli-
732
REVUE DES COtJftS ET CONFÉRENCES
gieuse. Il a regardé le Christ et sa mère douloureuse au pied
de la croix ; il Ta vue consolée :
Il a regardé Job sur son fumier, Epiclète dans sa prison à
Rome ; il a vu qu'ils n'étaient point malheureux, qu'ils avaient
dans le témoignage de leur conscience, dans l'orgueil sublime de
leurs vertus, la plus réconfortante consolation. Les malheureux,
ce sont les méchants : il a ouvert leur crâne, leur pensée était
une araignée immonde. Il a songé à Adam et à Eve, et les a vus
sortir de leur caverne, le soir...
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère sur Caïn.
Il est tout naturel que le poêle lyrique développe son ode en
une belle dissertation morale. Donc Le Brun, autorisé par Rous-
seau et Lamotte et par tous les poètes lyriques passés, présents...
et futurs, si j'ose m'exprimer ainsi, a composé plusieurs
dissertations lyriques.
Son Ode XV II du livre second est plutôt une odelette qu'une
ode; mais elle a de l'agrément : elle rappelle la manière d'Horace,
âne, spirituelle et douce :
Si l'or prolongeait la vie,
Mes vœux, mes soins, mon envie
Seraient d'amasser de l'or :
La Mort frappant à ma porte,
0 Mort, lui dirais-je, emporte,
Au lieu de moi, mon trésor.
Mais, si tout l'or d'un monarque
Ne saurait fléchir la Parque,
Quand Minos a prononcé ;
Pour des richesses trop vaines.
Pourquoi tant de soins, de peines,
Pourquoi tant d'or amassé ?
Pour moi, qui, suivant la trace
D'Anacréon et d'Horace,
M'inquiète peu du sort,
Sans autre bien que ma lyre,
Entre Bacchus et Thémire,
J'attends une douce Mort.
Sur l'Ennui, Le Brun a une dissertation lyrique d'un peu plus
de force, mais trop longue : toute pièce sur l'Ennui doit être
J'ai vu entre ses doigts l'étoile du matin...
ÉÛMICHÀRD-LE BRUN
733
extrêmement courte (livre IV, ode 11). Le commencement en est
trfcshoiK
O déplorable Prométhée !
AlixnW d'un vautour affreux,
Dont la. faim sans cessa irritée
Déchirait ton sein malheureux !
Du moins, sur ta roche inhumaine,
Tes yeux virent le fils <f Alcmène
Combattre pour te délivrer!
Mais quel vengeur, quel autre Alcide
Détruira le vautour avide
Qui s'obstine à me dévorer ?
Il y a là un petit ambigu, très curieux et très agréable, de style
lyrique et de syle satirique. Ce vautour, vous l'avez deviné, c'est
l'Ennui.
U suit nos courses inconstantes
Au sein de la terre et des eaux ;
Il nous assiège sous les tente&v
Il s'embarque dans nos vaisseaux :
Plus léger qu'un souffle d'Eole,
Il atteint le chasseur qui vole
A travers les routes des bois.
En vain, un monarque l'exile»
L'Ennui revient d'une aile agile
Voler sur la tête des rois.
Ici, le charme du style est tel que le poète tombe dans une véri-
table faute. Il n'y a rien du vol lourd, muet et sourd de la chauve-
souris dans ces vers trop agiles, trop délicats, trop aériens. C'est
un très joli défaut, un « défaut merveilleux », dirait Fénelon.
Le Brun a fait une très jolie ode pittoresque sur Europe enlevée
par Jupiter. L'ode qui est une narration rapide, sous forme
lyrique, l'ode dite homérique — et qui n'a rien d'homérique —
est très rare chez Le Brun. Celle-ci a un mouvenlent lyrique très
cligne du sujet (III, 20). En voici les deux dernières strophes ;
c'est Jupiter qui parle à Europe :
IMère superbe 1 alors, de tes fils entourée,
Sous l'ombrage des lis triomphante» adorée,
Combien tu chériras ces fruits de nos amours I
Veux-tu de ces destins par un refus injuste
Rompre la chaîne auguste,
Et, contraire à mes feux, reculer ces beaux jours ?
Un baiser suit ces mots : Europe, demi-nue,
Craint de céder et cède à sa flamme ingénue ;
Son voile et sa pudeur en vain luttent encor :
Que ne peut un amant ! Leurs baisers se répondent ;
Leurs âmes se confondent ;
Et l'Olympe autour d'eux verse un nuage d'or.
734
REVUE DES COURS KT CONFÉRENCES
Vers magnifique, qui termine heureusement, une ode intermédiaire
entre l'ode amoureuse et l'ode lyrique, et, en vérité, d'un assez
joli caractère.
Je vous signalerai encore une ode qui a été considérée comme
l'apogée même du talent de LeBrunet peut-être commele triomphe
delà faculté poétique au xvnie siècle (V,t). Le Brun veut chanter les
paysages des environs de Paris. Or le sentiment de la nature, chez
Le Brun, ce n'est que le sentiment de l'esprit de Le Bran se pro-
menant au milieu de ces paysages, le sentiment de ce que Le Brun
peut mettre d'ingéniosité technique à parler d'un paysage sans le
décrire. Ainsi, pour nous dépeindre la forêt de Sénart, il nous
dit que les chasseurs de l'antiquité mythologique y seraient à
leur aise, et que Céphale y verrait l'aurore se lever avec plus
de plaisir encore que dans le temps passé. Rien de plus caracté-
ristique de l'esprit du temps. Mais voici la strophe par excellence :
La colline qui, vers le Pôle,
Borne nos fertiles marais,
Occupe, les enfants d'Eole
A broyer les dons de Cérès...
Montmartre est couvert de moulins et fait de la farine.
Vanves, qu'habite Galatée,
Sait du lait d'Io, d'Amalthée,
Epaissir les flots écumeux....
A Vanves, on fait du beurre et du fromage.
Et Sèvres, d'une pure argile,
Compose l'albâtre fragile
Où Moka nous verse ses feux.
On fait de la porcelaine à Sèvres, et c'est dans cette porcelaine
que nous prenons notre café. — Certes, il ne faut pas être inhabile
pour construire une strophe de ce genre : si Ton jugeait les
œuvres par le travail qu'elles ont coûté, on ne pourrait s'empêcher
— et c'est ce qu'a fait Le Brun — de se pâmer d'admiration
devant un pareil tour de force.
Voulez- vous voir le Bois de Boulogne? Ce sera encore derrière
ui voile plus ou moins transparent, et qu'il faudra percer du
regard :
Mais le Dieu léger d'Idalie
Me ramène à ce Bois charmant
Où l'infortune de Pavie
M'offre un antique monument.
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ÉCOUCHARD-LE BRUN
735
Le Pavillon de Madrid, construit par François I er en souvenir de
sa captivité :
Mille chars, dans ces routes sombres,
Se croisent sous leurs vertes ombres,
Y promènent mille beautés :
Tous les papillons de Cythère
Y suivent d'une aile légère
Ces cœurs par Zéphire emportés.
Ici, comme c'est moins compliqué, c'est plus joli : le Bois de
Boulogne est le rendez-vous ordinaire des femmes un peu légères.
Ces vers fleurent à plein nez le xvui e siècle : ils sont d'un art bien
précieux, bien maniéré, d'un art de petit-maître, que je ne
vous recommande pas. Du moins, ils nous montrent que Le Brun
traitait en virtuose les genres les plus divers : la virtuosité dans
la variété, tel est bien son principal caractère.
À. B.
Les orateurs attiques.
Cours de M. ALFRED CROISET,
Professeur à lUnivei % siié de Paris.
Thucydide ; sa philosophie de l'histoire (suite).
Nous avons vu que Thucydide, voulant faire de l'histoire une
science positive, en écartait toutes les explications qui ne
sont pas véritables. Il n'admet pas l'intervention de la divinité
dans les affaires hutoaines et ne pense pas qu'elles obéissent
aux lois d'une morale imaginée par les hommes. Ce sont ees lois
morales qu'Hérodote invoquait dans son Histoire. Thucydide
les croit uniquement capables de fausser l'interprétation des
faits ; il écarte les procédés de tous les historiens antérieurs
et y substitue l'étude des faits humains et de leurs causes : au
premier rang, il met les forces matérielles et l'intelligence des
peuples. Mais nous devons ajouter qu'il est très loin de mécon-
naître l'importance des considérations morales dans les affaires
humaines.
J'ai insisté longuement, dans la leçon précédente, sur la place
que Thucydide accordait k l'intelligence : je me suis efforcé de
vous montrer qu'elle était, selon lui, une des principales causes
de succès, et que, là même où elle était en défaut par suite du
hasard des choses, il éprouvait comme une sorte de désappointe-
ment. Mais il a bien soin d'ajouter que cette intelligence, à elle
seule, ne suffit pas pour faire réussir : sans doute, elle indique le
but, la route à suivre, les moyens les plus commodes et les plus
prompts pour atteindre ce but; mais, pour arriver à la fin qu'on
se propose, pour triompher des obstacles qu'on peut rencontrer
sur son chemin, il y a des vertus d'action, d'énergie, sans les-
quelles l'intelligence, si clairvoyante soit-elle, demeure stérile.
Ces vertus, Thucydide les appelle tantôt xoXfjia, l'énergie qui ose
entreprendre, tantôt to xapxepov, l'énergie qui résiste, qui ne craint
pas de s'imposer n'importe quel sacrifice, n'importe quelle souf-
france, et qui ne se laisse jamais abattre, même si les événements
tournent mal et vont à rencontre de toutes les prévisions. [1 donne
à ces vertus d'action l'importance considérable qu'elles méritent,
et ne laisse jamais passer une occasion de vanter ceux qui les
possèdent.
THUCYDIDK
737
La pensée de Thucydide est exprimée avec une netteté incom-
parable dans un passage de la fameuse oraison funèbre.
Périclès note que, dans la pratique, l'intelligence semble se
concilier mal avec l'énergie : en effet, certains hommes intel-
ligents semblent, en raison précisément de leur clairvoyance,
perdre beaucoup de cette énergie entreprenante qu'ont les
simples. Voulant faire un éloge peu banal des Athéniens,
il les félicite de réunir ces deux qualités qui sont trop sou-
vent isolées. Voici le passage : « Nous savons et découvrir
par nous-mêmes et juger sainement ce qui convient à l'Etat;
nous ne croyons pas que la parole nuise à l'action; ce qui
nous paraît nuisible, c'est de ne pas s'éclairer par la discus-
sion. Avant d'agir, nous savons allier admirablement le calme
de la réflexion avec la témérité de Paudace; chez d'autres, la
hardiesse est l'effet de l'ignorance et l'irrésolution celui du
raisonnement. Or, il est juste de décerner la palme du courage
à ceux qui, connaissant mieux que personne les charmes de
la paix, ne reculent cependant point devant les hasards de la
guerre. »
Mais cette x6Xfxa,que préconise, ici, Thucydide par la bouche de
Périclès, ne touche qu'à une partie presque extérieure de la mo-
rale. La morale proprement dite comprend l'ensemble des vertus
particulières qu'il désigne sous le nom générique de àpe^. Pour la
plupart des anciens Grecs, ce mot d'apex^ signifie « force» ; Thu-
cydide l'emploie dans un sens tout différent. Selon lui, Vàp&xi
est l'ensemble des vertus morales qui s'accompagnent de bonté,
de douceur, de justice. Il est loin de négliger cette vertu globale :
elle lient, au contraire, une grande place dans son Histoire. Il
estime qu'elle est la condition nécessaire de l'existence des so-
ciétés. Tant que les vertus sont en honneur chez un peuple, ce
peuple est florissant; viennent-elles à disparaître, aussitôt la
société tombe en ruine, aucune loi n'y est plus respectée : plus
de propriété, plus de sécurité personnelle. On le voit, il n'y a,
dans cette conception de la morale, rien de métaphysique, rien
de mystique : c'est à un point de vue tout positif que Thucy-
dide se place.
Les vertus apparaissent chez Thucydide sous deux aspects :
tantôt sous celui de l'utilité, tantôt sous celui de la beauté. Cette
conception est tout à fait conforme à la nature de l'esprit grec,
qui, d'une part, est extrêmement pratique, et, d'autre part, très
soucieux de la beauté, éprouvant une répulsion instinctive pour
ce qui est laid. Aussi les Grecs se représentent- ils, le plus souvent,
le bien moral sous la forme d'une espèce de beauté. Ils se servent
98
738
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
du mot to y.aXov, pour désigner le bien moral, ce qui est beau mo-
ralement. Ils emploient quelquefois d'autres termes : -uô sapera;,
ce qui a bon air, tô opôov, ce qui est droit, par opposition à
xô jxoXtov, ce qui est oblique, courbe, et, par conséquent, ce qui
n'est pas beau.
L'opinion de Socrate sur la vertu, les points de vue auxquels il
se place paraissent être les mêmes que ceux de Thucydide. Il y a,
dans les Mémorables de Xénophon, un passage bien caractéristique
à ce sujet. Ou n'accusera pas Xénophon d'avoir altéré la pensée de
Socrate, car chacun sait qu'il en est l'interprète fidèle et qu'il a
plutôt rétréci cette pensée qu'il n'y a ajouté quelque chose de son
propre fond. Dans ce passage, nous voyons Socrate vanter la
vertu, et, plus particulièrement, la tempérance, qui est, selon lui,
la source de toutes les autres vertus : le plus bel éloge qu'il trouve
à lui faire, c'est de montrer qu'elle se confond avec l'intérêt bien
entendu. Il s'efforce de distinguer l'intérêt éphémère de celui qui
est permanent, et il nous oblige de convenir que l'intérêt durable
est fourni par la vertu. D'ailleurs, voici le passage : « L'intempé-
rance ne nous permettant pas d'endurer la faim, la soif, les désirs
amoureux, l'insomnie, qui nous font seuls trouver des charmes à
manger, à boire, à nous reposer, à dormir, besoins qui, par
l'attente et par la privation, ne font qu'augmenter le plaisir ; l'in-
tempérance, dis-je, nous empêche d'éprouver une vraie douceur
à satisfaire ces appétits nécessaires et continuels : la tempérance,
au contraire, seule capable de nous faire endurer les privations,
est aussi la seule qui nous permette de jouir encore par la mémoire
des plaisirs dont nous avons parlé... Apprendre ce que c'est que
le bien, se livrer à quelqu'une de ces études qui enseignent à bien
gouverner son corps, à diriger sagement sa maison, à se rendre
utile à ses amis et à son pays, et à vaincre ses ennemis, toutes
qualités qui non seulement sont utiles, mais qui procurent de
très grandes jouissances : tels sont les avantages pratiques que
recueillent les hommes tempérants et dont les intempérants sont
exclus. »
Dans certains passages de Y Histoire de Thucydide, la même
opinion s'exprime avec beaucoup plus de vigueur et de netteté.
On y trouve notamment un long discours des Platéens aux Lacé-
démoniens, où l'idée de Socrate est développée. Ce discours fut
prononcé dans les circonstances suivantes : Les Platéens, pour
résister aux Thébains, avaient d'abord voulu faire alliance avec
Lacédémone; repoussés par célle-ci, ils se retournent du côté
d'Athènes, et, dès lors, ils font la guerre de concert avec les Athé-
niens. Mais, un jour, la ville de Platée est assiégée par les Lacédé-
THUCYDIDE
739
moniens et les Thébains à la fois : après une résistance énergique,
les Platéens se rendent. Voyant qu'il n'y a pas de salut pour eux
s'ils ne parviennent à apaiser leurs ennemis, ils envoient aux
Lacédémoniens une délégation pour les supplier d'épargner leur
tête. Les envoyés s'efforcent de persuader aux Lacédémoniens
qu'en obéissant à leur colère, qui peut-être est justifiée, ils sacri-
fieront un intérêt durable à l'intérêt d'un moment et au plaisir de se
venger. Sans doute, ce sont les Platéens qui parlent ici, et il sem-
ble bien qu'ils aient dû parler de la sorte ; mais, cependant, la
pensée de Thucydide est très claire, et nous la devinons même à
travers ce discours, où il s'efface pour ne laisser parler que ses
personnages. Dans le dialogue entre les Athéniens et les Mê-
lions, il faisait voir sa pensée par la rigueur avec laquelle les
Athéniens réfutaient les arguments des Méliens. De même, ici, le
discours, que les Thébains prononcent après les Platéens pour
faire condamner ceux-ci à mort, paraît bien terne et pâlit singu-
lièrement à côté du premier discours. En somme, Thucydide
laisse deviner son opinion à travers le discours des Platéens, à
la façon d'un auteur dramatique, qui, même s'il veut faire une
oeuvre impersonnelle, laisse toujours apparaître ses intentions.
Les Platéens exposent d'abord, en quelques lignes, la thèse
qu'ils développeront ensuite et qu'ils s'efforceront de per-
suader aux Lacédémoniens. « Vous auriez tort, disént-ils, de
nous sacrifier aux Thébains. Si vous substituez à la justice
votre intérêt actuel et leur inimitié pour nous, votre sentence
paraîtra fausse, inique et entachée d'égoïsme. »
Puis ils entament aussitôt leur démonstration : « Si les Thébains
semblent aujourd'hui vous être utiles, nous le fûmes bien davan-
tage, nous et les autres Grecs, dans un temps où vous couriez un plus
grand danger. Maintenant c'est vous qui faites trembler les autres;
mais, lorsque le Barbare apportait à tous la servitude, ils étaient
avec lui. Or, il est juste d'admettre en compensation de notre faute
présente, si tant est que c'en soit une, notre dévouement passé.
Vous le trouverez même d'autant plus méritoire qu'il brilla dans
un moment où il était rare de voir quelqu'un des Grecs opposer de
la résistance aux armes de Xerxès. Alors on exaltait ceux qui
avaient l'héroïque imprudence de mépriser l'invasion et d'affron-
ter le péril pour la bonne cause. Nous fûmes de ce nombre ; et,
après avoir été portés aux nues, nous craignons aujourd'hui de
périr pour nous être conduits d'après les mêmes principes, c'est-
à-dire pour nous être attachés aux Athéniens d'après la justice
plutôt qu'à vous d'après l'intérêt. Il ne faut pourtant pas avoir,
deux poids et deux mesures, ni admettre que l'intérêt du moment
740 :
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
prenne le pas sur la reconnaissance éternellement due à de fidèles
alliés. Considérez encore qu'aujourd'hui vous êtes regardés par le
plus grand nombre des Grecs comme des modèles de vertu. Or, si
vous nous condamnez contre toute justice, cette cause aura du
retentissement, car votre renommée est grande et la nôtre n'est
pas tout à fait nulle; prenez-y garde : on ne vous verra pas sans
horreur porter contre des braves, vous plus braves encore, une
sentence indigne, ni suspendre dans les temples nationaux les
dépouilles des bienfaiteurs de la Grèce. Il paraîtra révoltant que
Platée soit détruite par les Lacédémoniens ; que vos pères l'aient
inscrite sur le trépied de Delphes à cause de son courage, et que
vous l'effaciez de la Grèce en considération des Thébains. »
Dans ce passage, nous voyons très nettement comment l'intérêt
permanent se concilie avec la vertu. Sans doute, c'est le devoir des
Lacédémoniens de pardonner aux Platéens, puisque les Platéens
leur ont rendu autrefois de grands services, à l'époque de l'inva-
sion des Perses. Mais l'argument sur lequel ils insistent le plus,
c'est que les Lacédémoniens doivent pardonner surtout par inté-
rêt. Quelle honte pour les hommes les plus vertueux de la Grèce,
s'ils condamnent à mort des gens qui, d'une pari, ont agi confor-
mément à la justice, et qui, d'autre part, leur ont autrefois porté
secours ! Aussi ne craignent-ils pas de répéter cette idée et, avant
de terminer leur discours, ils ont soin de peindre dans quel dés-
honneur, dans quel discrédit les Lacédémoniens tomberaient,
s'ils agissaient selon leur colère ; et ils disent : « Lacédémoniens,
une telle conduite serait indigne de votre gloire, contraire
au droit des Grecs, injurieuse pour vos ancêtres. »
Notons cette expression : le droit des Grecs, xà v6[it^a. Les Pla-
téens invoquent ces traditions communes de la Grèce. Cette ex-
pression, cette formule, xà vôjAtfia, nous la trouverons souvent
rappelée par les orateurs : on la trouve pour la première fois
chez Thucydide. Selon lui, ces traditions communes obligent tous
les peuples civilisés à certaines actions conformes à la justice.
Pour en finir avec ce discours des Platéens, nous remarque-
rons une expression dont ils se servent, lorsqu'ils sont sur le point
de terminer leur harangue : « Epargnez-nous, disent-ils, et que
vos cœurs s'ouvrent à une sage commisération. » Ces deux mots
joints ensemble, « sage commisération », sont tout à fait caracté-
ristiques. Nous voyons par là que, pour Thucydide, le sentiment et
l'intelligence, la sagesse doivent toujours aller de pair: sans
doute, il faut être capable de pitié, mais il faut savoir être miséri-
cordieux avec intelligence. Or, dans cette situation, la pitié est la
qualité indiquée par la sagesse, par ce sens de l'équilibre, sans
THUCYDIDE
741
lequel il n'y a pas de vertu. Que les Lacédémoniens soient donc
miséricordieux, puisqu'aussi bien c'est ce que leur ordonne la
sagesse, la considération de leurs intérêts futurs. Des expressions
semblables, et elles ne sont pas rares chez Thucydide, montrent
bien qu'il ne sépare jamais la pitié, la justice, la morale, en un
mot, de ce qui peut éclairer cetle morale, de l'intelligence qui
nous fait voir que l'obéissance aux lois de cette morale et notre
propre utilité se confondent.
Mais il y a encore, dans Thucydide, un certain nombre d'autres
passages, sur lesquels j'appelle votre attention : nous y voyons la
morale apparaître comme une condition nécessaire de l'existence
des cités. Il nous montre que cette morale est acquise lentement,
par des siècles d'efforts. A mesure que les cités se développent,
elle se précise et se raffermit, et elle s'épanouit dans toute sa
force, lorsque les cités sont florissantes et ont atteint l'apogée de
leur puissance. Mais elle risque de disparaître comme la puissance
elle-même de ces cités. Il semblerait que, par l'habitude, elle dût
devenir inébranlable : mais l'expérience nous apprend que même
une longue habitude de la morale ne constitue pas pour elle une
nature invariable. L'animal qui est au fond de l'homme reparaît
tout à coup et au moment où Ton s'y attendait Je moins, et alors
c'en est fait de la morale : elle s'effrite, ses principes ne sont plus
observés, la nature bestiale de l'homme se déchaîne, il n'agit plus
que par instinct, comme la bête, et les lois, qui sont près de s'é-
crouler elles aussi, ne parviennent pas à le maîtriser. Donc, selon
Thucydide, la morale est une acquisition lente et fragile de la
civilisation, elle est une condition indispensable de cette civili-
sation, et, si cette civilisation vient à s'effondrer, elle disparaît
en même temps.
Dans la description que Thucydide nous fait de la peste
d'Athènes, nous trouvons sur cette conception de la morale
quelques lignes d'une plénitude et d'une brièveté admirables.
Après avoir décrit les symptômes de lamaladie longuement et en
termes techniques, comme un médecin aurait pu le faire, il trace
une peinture vraiment désolante des dégâts commis par le
fléau, montre la multitude des gens qui en meurent, fait le
tableau des rues d'Athènes jonchées de cadavres et de bûchers
que chacun accapare pour ses morts. Mais il ne s'en tient pas là:
en sa qualité de moraliste, il note l'effet produit sur les âmes par
ce mal soudain et terrible. Et voici ce qu'il remarque : «< Celte
maladie donna dans la ville le signal d'un autre genre de désor-
dres. Chacun se livra plus librement à des excès qu'il cachait
naguère. A la vue de si brusques vicissitudes, de riches qui
742
REVUE DES COURS ET CONFÉRENGES
mouraient soudainement, de pauvres subitement enrichis, on ne
pensait qu'à jouir et à jouir vite; la vie et la forlune parais-
saient également précaires. Nul ne prenait la peine de poursuivre
un but honorable ; car on ne savait si Ton vivrait assez pour y
parvenir. Allier le plaisir et le profit, voilà ce qui devint beau et
utile. On n'était retenu ni par la crainte des dieux ni par celle des
lois. Depuis qu'on voyait tant de monde périr indistinctement, on
ne mettait plus aucune différence entre la piété et l'impiété;
d'ailleurs, personne ne croyait prolonger ses jours jusqu'à la
punition de ses crimes. Chacun redoutait bien davantage l'arrêt
déjà prononcé contre lui et suspendu sur sa tête; avant d'être
atteint, on voulait goûter au moins de la volupté. »
Ainsi donc, et c'est ce que Thucydide a voulu nous montrer,
lorsque, dans un peuple civilisé, il se produit une crise aussi in-
tense que celle qui fut causée par la peste à Athènes, tout l'acquis
disparaît d'un seul coup, et la bête, qui avait fait place à l'homme,
reparaît. L'utilité permanente et durable, la beauté, la morale
n'existent plus : tout se confond dans l'intérêt immédiat. Nous
voyons apparaître dans ce tableau l'idée essentielle de Thucy-
dide: lorsqu'une crise subite tombe sur la société la plus civi-
lisée, aussitôt cette civilisation s'effrite, et l'homme ne voit plus
au delà de l'heure présente et concentre sur elle tout son effort.
Dans un autre passage, Thucydide nous montre, d'une façon
plus générale et peut-être plus intéressante, comment peuvent
disparaître la civilisation et les conventions ordinaires de la
morale, non pas à la suite d'une crise physique, mais à la suite
des convulsions politiques et des misères qui en résultent. Après
de violentes dissensions entre l'aristocratie et la démocratie»
tout respect de la légalité disparaît à Corcyre, et la corruption des
mœurs s'étend de là sur la Grèce entière : « C'est ainsi, dit
Thucydide, que les dissensions remplirent la Grèce de toutes
sortes de crimes. La candeur, compagne de la droiture de
caractère, devint un objet de risée et disparut ; on éleva
bien plus haut la duplicité cauteleuse. Aucun langage ne fut
assez fort, aucun serment assez terrible pour cimenter une
réconciliation. Ne pouvant compter sur personne, on cherchait
à se mettre à couvert plutôt qu'à faire preuve d'une con-
fiante loyauté... Ce fut Corcyre qui donna le signal de ces
attentats. On y commit tous les excès qu'on peut attendre d'un
peuple longtemps gouverné avec plus de hauteur que de sagesse,
et qui trouve l'occasion de se venger ; toutes les violences
suggérées par le désir d'échapper brusquement à une longue
misère en s'emparant du bien d'autrui; enfin toutes les cruautés.
THUCYDIDE
743
toutes les barbaries naturelles à des gens qui n'ont pas l'ambi-
tion pour mobile, mais qui, poussés par un sentiment aveugle
d'égalité, s'acharnent impitoyablement sur des rivaux. En ce
temps donc, toutes les lois furent renversées dans cette malheu-
reuse cité ; la nature humaine, secouant le joug du droit
qu'elle ne supporte qu'avec impatience, prit plaisir à se montrer
docile à la passion, rebelle à la justice, haineuse de toute supério-
rité. Si l'envie n'avait pas tant de force malfaisante, on n'eût
pas préféré la vengeance à la pitié, Fàpreté du gain au respect
du droit. C'est que les hommes, sous l'empire d'une colère
aveugle, se plaisent à violer les lois tutélaires qui laissent au
malheur quelque espoir de salut, au risque de ne pouvoir les
invoquer eux-mêmes, si jamais le danger les force d'y avoir
recours. »
Sans doute, ce ne sont là que des tableaux ; mais, cependant
une certaine doctrine morale, un certain idéal moral se trouvent
impliqués dans des tableaux de ce genre. Par la façon même
dont il nous peint ces désordres, la nullité des serments, la
disparition de toute confiance et de toute justice, Thucydide nous
laisse entendre qu'un Etat, pour être heureux et sain, doit pré-
senter des caractères absolument opposés. Dans d'autres passa-
ges, nous verrons Thucydide cherchant à dégager cet idéal
moral, qui seul est capable de faire un Etat grand et fort.
P. B.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à V Université de Paris.
Les sources de Pascal apologiste.
Nous avons vu que Pascal pamphlétaire avait parlé de
théologie dogmatique et morale aux gens du monde et en homme
du monde. Suivant le même principe, Pascal apologiste voulut
laïciser l'apologétique chrétienne. Il ne pouvait donc pas renou-
veler les brillantes tentatives faites aux premiers siècles de l'ère
chrétienne par saint Justin, saint Clément d'Alexandrie, Arnobe
et Tertullien. Il lui fallait ou bien suivre les traces de ceux des
laïques qui avaient parlé de religion, ou bien faire une œuvre
entièrement originale, dans laquelle il ne dût rien à personne.
Une œuvre de ce genre n'était guère possible en 1657, époque où
était déjà vrai le mot si mélancolique de La Bruyère : « Tout
est dit, et l'on vient trop tard... » Il en résulte que Pascal était
obligé d'imiter, de suivre à la trace, de consulter du moins avec
plus ou moins de discrétion quelques-uns de ses devanciers. Or
il en est un qui, pour une infinité de raisons, semblait devoir
attirer tout particulièrement l'attention de Pascal, à l'exclusion
de tous les autres.
Si, en effet, nous voulons relire ensemble Y Entretien de Pascal
avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne, nous pourrons voir que
Pascal et de Saci arrivent au même résultat, tombent d'accord
sur toutes les questions de philosophie et de théologie, et cela en
suivant des routes fort différentes, pour ne pas dire tout à fait
opposées. C'est l'étude comparée d'Epictète, le philosophe païen,
et de Montaigne, le demi-païen du xvi e siècle, quia conduit Pas-
cal à reconnaître la grandeur et la misère de l'homme, la chute
originelle et la nécessité de la rédemption. M. de Saci aboutit à la
même conclusion par la connaissance du seul saint Augustin. Or,
en 390, à l'âge de trente-cinq ans, l'âge de Pascal en 1658, Augus-
tin, alors simple laïque, avait composé pour les laïques un livre
intitulé De Vera Religione, qui présente bien des analogies avec
l'ouvrage que méditait Pascal. Cet ouvrage, semble-t-il, ne pou-
vait pas manquer d'attirer l'attention de Pascal, et nous serions
PASCAL APOLOGISTE
745
tentés de dire que Pascal Ta certainement connu et qu'il lui a fait
des emprunts d'assez grande importance. Nous pourrions don-
ner quelques preuves à l'appui de ce raisonnement, et citer quel-
ques exemples concluants ; en voici un, entre cent. Tout le monde
connaît l'admirable passage des Pensées relatif aux deux infinis, et
l'exemple tiré du microscopique ciron, dont les membres se trou-
vent être divisibles à l'infini. Or on lit au chap. xliii de la Fm-
table Religion : « Qu'y a-t-il dans nous qui reconnaît intérieure-
ment que ces mêmes corps visibles ne sont grands ou petits qu'en
les comparant les uns aux autres, et qu'il n'y a point de corps si
petit qui ne puisse être divisé par la moitié, et qui, par consé-
quent, ne se puisse diviser en une infinité de parties ; et qu'ainsi
il n'y a point de grain de millet qui ne soit aussi grand à l'égard
de quelqu'une de ses parties, qui aura le même rapport avec lui,
que notre corps a avec tout le monde, comme le monde est grand
à l'égard de nous, et que la beauté du monde en général ne con-
siste pas dans l'étendue de sa grandeur, mais dans la proportion
de ses diverses figures; parce que, s'il paraît grand, ce n'est pas à
cause de sa quantité, mais à cause de notre petitesse, c'est-à-dire
de la petitesse des animaux dont il est rempli, lesquels se pou-
vant encore diviser jusqu'à l'infini, ne sont pas tant petits en
eux-mêmes qu'en comparaison d'autres qui sont plus grands,
et principalement en comparaison de tout le monde? » Voilà
certes un rapprochement qui s'impose, quand on étudie les
Pensées de Pascal. Or il n'y a pas une édition savante qui ait
songé à le faire.
C'est peut-être, pourrait-on dire, un rapprochement fortuit:
comment voulez-vous que Pascal, qui n'est pas un érudit, dont la
science théologique est de très fraîche date, soit allé chercher
dans les huit ou dix tomes in-folio de saint Augustin ce traité
De la Véritable Religion ? Cette objection ne tient pas ; car ce petit
traité, Pascal, en 1657, l'avait sous la main, et non pas dans le
latin quelque peu barbare de saint Augustin, mais dans une
traduction en excellent français, publiée par le docteur Arnauld
lui-même en 1647.
Pourtant Pascal n'a pas tenu compte de ces observations : il
était si résolu à laïciser l'apologétique, à ne pas puiser aux sour-
ces ecclésiastiques, qu'il semble bien n'avoir pas connu le De
Vera Religione. Saint Augustin n'était pas son livre de chevet. Il
est cité en tout trois fois dans les Pensées, et encore sur des
points de menu détail. Pascal réputé janséniste et se proclamant
augustinien a rejeté a priori saint Augustin, quand il s'est agi de
démontrer à des laïques les grandes vérités du christianisme.
746
HE VUE DES COUHS ET CONFÉRENCES
Pourquoi ? Parce que cet illustre professeur était devenu et est
demeuré un auteur ecclésiastique ; ce n'est pas à coups de cita-
tions des Pères de l'Eglise que Pascal voulait construire son
apologie.
Même dédain, môme exclusion systématique pour ce qui est de
saint Bernard et de saint Thomas d'Aquin. Pourtant saint Ber-
nard était considéré par les religieuses de Port-Royal comme
leur père spirituel ; saint Thomas était le second docteur de la
grâce, saint Augustin étant le premier. Rien de tout cela: c'est
bien aux sources profanes que Pascal voulait puiser, à l'exclu-
sion de toutes les autres.
Et alors que faire ? Les grands siècles de ferveur chrétienne ne
lui donnaient rien. Le Moyen Age n'avait guère à lui offrir que le
Pugio ftdeii et, d'ailleurs, comme les logiciens de Port-Royal,
Pascal avait lé plus profond mépris pour la scolastique. Sautant
donc par-dessus le Moyen Age, il alla tout droit au seizième
siècle, qui a tant aimé la bataille et où les questions religieuses
ont primé toutes les autres. La liste de ceux qui se sont jetés
dans la mêlée serait fastidieuse, mais il est des noms qui sont
présents à toutes les mémoires: Rabelais, Marot, Ronsard, Henri
Estienne, Etienne Pasquier, Antoine Arnauld, Agrippa d'Aubigné,
Montaigne enfin. A côté des défenseurs armés qui allaient mar-
cher sur les champs de bataille, les querelles religieuses avaient
suscité des apologistes ardents soit de la réforme, soit du catho-
licisme, et un tiers parti s'était formé comprenant les indiffé-
rents, les sceptiques, les libertins militants, les esprits forts, les
athéistes, qui avaient attiré l'attention du public, des auteurs et
en particulier de Montaigne: celui-ci s'était proposé de les « se-
couer rudement » dans Y Apologie de Raimond Sebond, qui est,
pour ainsi dire, le cœur des Essais, Or nous voyons, par {'Entre-
tien de Pascal avec M. de Sari, que Pascal, dès 1654, avait étudié,
compris et jugé Montaigne, comme jamais Montaigne n'a été
compris après lui. S'il n'y a pas dans toutes les Pensées une demi-
douzaine de citations des Pères de l'Eglise, c'est par centaines
qu'on peut y relever les citations, les allusions, les emprunts
directs ou indirects faits aux Essais de Montaigne : l'excellente
édition Brunschwicg y renvoie perpétuellement, et Pascal a si
bien prévu le reproche qu'on pourrait lui faire, qu'il a cru devoir
dire quelque part : « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans
moi, que je trouve tout ce que j'y vois. » Allons donc, nous aussi,
tout droit à Montaigne, et tâchons de trouver la source à laquelle
a puisé Pascal.
Raimond Sebond ou de Sebonde ou de Sabunde était un phi-
PASCAL APOLOGISTE
747
losophe espagnol né à Barcelone ; médecin à Toulouse, il mou-
rut en 1434, quatre-vingt-dix-neuf ans avant la naissance de
Montaigne. On a de lui, entre autres ouvrages en latin barbare,
la Theologia naturalisa imprimée en Hollande en 1487 dans le
format in-folio : c'est, pour les bibliophiles, un incunable pré-
cieux en caractères gothiques. Montaigne la traduisit en 1569, à la
prière de son vieux père, qui, ne connaissant pas le latin, tenait
néanmoins à s'édifier par cette lecture ; cette traduction fut
publiée après la mort du père de Montaigne, sans doute sur un
désir exprimé dans son testament. Raimond de Sebonde fut
l'objet d'une apologie, dès la première édition des Essais. On
trouve son éloge à la première page de V Apologie : « Sa fin
est hardie et courageuse : car il entreprend, par raisons humaines
et naturelles, d'establir et vérifier contre les atheistes touts
les articles de la religion chresiienne : en quoy, à dire la vérité,
ie le treuve si ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il
soit possible de mieux faire en cet argument la ; et crois que
nul ne Ta eguale... » Sainte-Beuve prétend, dans son Port-Royal,
que cet éloge est perfide, mensonger, que c'est une ruse de Mon-
taigne comparable à celle de Bayle parlant des Manichéens et les
couvrant de fleurs. Mais Sainte-Beuve, dans ce cas particulier
encore, n'est pas franc du collier : il est dans une situation aussi
fausse que lorsqu'il parle du miracle de la sainte Epine. Comment
accuser de mensonge l'auteur d'un livre « de bonne foy », s'il en
fut, l'auteur qui a proclamé qu' « en vérité le mentir est un mau-
dit vice » ? D'ailleurs, en s'exprimant ainsi, Sainte-Beuve est en
désaccord complet avec Bayle, qui n'est certes pas suspect:
Bayle est, sans doute, contrarié de voir Montaigne « si édifiant »,
lorsqu'il fait le portrait de Sebonde ; néanmoins, il reconnaît fran-
chement que, dans l'Apologie, Montaigne a bel et bien pris la
défense de la religion et du christianisme lui-même.
Il y a, dans Y Apologie de Raimond de Sebonde, deux parties
bien distinctes, que Montaigne, contrairement à ses habitudes, a
nettement établies. Il veut, dit-il, répondre aux deux « repre-
hensions » adressées par ses adversaires à l'auteur de la Theolo-
gia naturalis: 1° la foi et la raison étant choses incompatibles,
Raimond de Sebonde a tort de vouloir employer la raison à
démontrer la foi ; 2° les arguments dont il se sert « sont faibles et
ineptes a vérifier » ce qu'il a tort de vouloir prouver.
Le Montaigne que nous connaissons si modéré se montre élo-
quent, vif, et finit par dire : « La foy venant a teindre et illustrer
les arguments de Sebond, elle les rend fermes et solides : ils sont
capables de servir d'acheminement et de première guide a un
748
HlfiVUE DES GOUHS ET CONFÉRENCES
apprentif pour le mettre a la voye de cette cogaoissance ; ils le
façonnent aulcunement, et rendent capable de la grâce de Dieu,
par le moyen de laquelle se parfournit, et se perfect aprez, nostre
créance. Je sçais un homme d'auctorite, nourry aux lettres, qui
m'a confesse avoir ete ramené des erreurs de la mescreance, par
l'entremise des arguments de Sebond. Et quand on les despouil-
lera de cet ornement et du secours et approbation de la foy, et
qu'on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en com-
battre ceux qui sont précipitez aux espoventables et horribles
ténèbres de l'irréligion, ils se trouveront encores lors auss
solides et autant fermes, que nuls aullres -de mesme condition
qu'on leur puisse opposer : de façon que nous serons sur les
termes de dire à nos parties
qu'ils souffrent la force de nos preuves, ou qu'ils nous en facent
veoir ailleurs, et sur quelque aultre subiect, de mieulx tissues et
mieulx estoffees. Je me suis, sans y penser, a demy desia engage
dans la Féconde obiection a laquelle i'avois propose de respondre
pour Sebond. »
Vous voyez, ici, une transition qui amène Montaigne d'une ma-
nière insensible de la première à la deuxième partie, la plus
importante : « Aulcuns disent que ses arguments sont foibles, et
ineptes a vérifier ce qu'il veult: et entreprennent de les chocquer
ayseement. Il fault secouer ceux-ci un peu plus rudement; car ils
sont plus dangereux et plus malicieux que les premiers. On
couche volontiers les dicts d'aultruy a la faveur des opinions
qu'on a preiugees en soi : a un atheïste touts escripts tirent a
l'athéisme ; il infecte de son propre venin la matière innocente.
Ceulx cy ont quelque préoccupation de jugement qui leur rend
le goust fade aux raisons de Sebond. Au demourant, il leur
semble qu'on leur donne beau ieu, de les mettre en liberté de
combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle
ils n'oseroient attaquer en sa maieste pleine d'auctorite et de
commandement. Le moyen que ie prends pour rabbattre cette
frénésie, et qui me semble le plus propre, c'est de froisser et fouler
aux pieds l'orgueil et l'humaine fierté ; leur faire sentir l'inanité,
la vanité et la deneantisede l'homme, leur arracher des poings
les chestifves armes de leur raison ; leur faire baisser la leste et
mordre la terre soubs Tauctorite et révérence de la maieste
divine... » Après cela viennent trois cents pages d'une démons-
tration tantôt suivie et serrée, tantôt décousue et défiant l'analyse.
Il y du fatras, certes ; les reproches de Pascal sont fondés : trop
Si melius quid habes, arcesse ; vel imperium fer :
PASCAL APOLOGISTE
749
d'histoires, trop d'anecdotes, Montaigne parle trop de lui-même ;
mais aussi, parfois, quelle force, quelle élévation, quelle poésie,
que de pages analogues à ce que nous lisons de plus beau dans
les Pensées de Pascal !
Grâce à cette démonstration, Montaigne arrive à ruiner les
arguments de ces philosophes qui ont pleine et entière confiance
dans la raison, les dogmatiques ; il prouve que la philosophie est
une poésie sophistiquée. Puis il s'attaque au reste des hommes, à
tous les gens du monde et veut leur montrer l'incertitude des
jugements humains, il met à nu les contradictions de notre
nature. Arrivé à ce point, Montaigne pourrait conclure ; mais
Montaigne et conclusion ne vont guère ensemble. L'auteur laisse
de côté Sebonde et son apologie. Mais, peut-être, y aurait-il une
conclusion véritable là où on ne la cherche pas : a En voylà assez
pour vérifier que l'homme n'est non plus instruict de la cognois-
sance de soy en la partie corporelle, qu'en la spirituelle. Nous
l'avons propose luy mesme a soy; et sa raison, a sa raison, pour
voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montre
combien peu elle s'entend en elle mesme ; et qui ne s'entend en
soy, en quoy se peult-il entendre ? » On arrive à refuser toute
espèce de conclusion, il faudrait se laisser aller tout bonnement à
la loi naturelle, sans se préoccuper du pourquoi, du comment, des
choses d'ici-bas! Et pourtant ce n'est pas à l'étourdie que Mon-
taigne écrit cette dernière page si chrétienne de Y Apologie:
« A cette conclusion si religieuse d'un homme païen (Plu-
tarque), ie veulx ioindre seulement ce mot d'un tesmoing de
mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours,
qui me fourniroit de matière sans fin : « 0 la vile chose, dict-il,
et abiecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'hu-
manité ! (Sénèque, Natur. quaest., I, Praefat.) » Voylà un bon
mot et un utile désir, mais pareillement absurde : car de
faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus
grande que le bras, et d'espérer eniamber plus que de l'es-
tendue de nos iambes, cela est impossible et monstrueux ; ny
que l'homme se monte au-dessus de soy et de l'humanité : car
il ne peult veoir que de ses yeulx, ni saisir que de ses prinses.
Il s'eslevera, si Dieu luy preste extraordinairement la main ;
il s'eslevera, abandonnant et renonçant a ses propres moyens,
et se laissant haulser et soublever par les moyens purement
célestes. C'est a nostre foy chrestienne, non a sa vertu stoï-
que, de prétendre a cette divine et miraculeuse métamor-
phose. »
Voilà, en deux mots, ce que Pascal apologiste a pu trouver
750
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCÈS
dans Montaigne apologiste ; mais, ici encore, se présente une
observation dont l'importance ne vous échappera pas.
V Apologie de Raimond de Sebonde est, nous l'avons dit, le
cœur des Essais : or c'est dans ce grand chapitre que se trouvent
tous les arguments dont on a pu se servir pour déclarer que Mon-
taigne est un sceptique. Hors de Y Apologie, il n'y a, pour ainsi
dire, rien qui puisse justifier ce titre : toutes les propositions
pyrrhoniennes, tout ce qui a donné naissance à l'adage : que
sais-je ? est dans Y Apologie. Or Y Apologie est bel et bien une
oeuvre de polémique chrétienne : le pyrrhonisme est là, comme
dira Pascal, « pour servir la religion ». Osons donc attaquer,
encore une fois, une de ces légendes qui mettent en péril la
vérité de l'histoire littéraire ; osons dire que Montaigne n'est pas
un pyrrhonien.
Notez que jamais Pascal ne Ta accusé de pyrrhonisme absolu,
ni dans Y Entretien, ni dans les Pensées. Il est pourtant sévère pour
lui : il lui reproche d'avoir songé à mourir lâchement et molle-
ment, il ne lui pardonne pas son chapitre des mœurs. — Les mo-
dernes sont allés beaucoup plus loin : on Ta tour à tour traité de
sceptique et de croyant convaincu. Si une de ces trois appella-
tions : athée, sceptique, croyant, convient à Montaigne, c'est, à
coup sûr, à l'exclusion des deux autres. Cela est essentiel, parce
qu'il va nous être possible de ruiner à l'avance l'accusation de
pyrrhonisme et de scepticisme intentée à Pascal lui-même. Cette
accusation est de date récente : elle remonte à 1842. Jusqu'à
Victor Cousin, les adversaires les plus acharnés de Pascal
n'avaient rien émis de tel. Mais, depuis 1842, cette affirmation a
été répétée à satiété :on parle encore du scepticisme religieux de
Pascal, de ses doutes sans cesse renaissants; Sainte-Beuve dira
que c'est « un Archimède en pleurs au pied de la croix ».
Tout proteste contre une imputation de ce genre: la vie de Pas-
cal, ses œuvres, ses actes, ses paroles, sa mort enfin. Toutes les
Pensées sont postérieures à la nuit d'illumination du 24 novembre,
et, si vous vous reportez à l'amulette ou, pour mieux dire, au
mémorial de Pascal, quelle en est la phrase la plus significative?
« Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philoso-
phes et des savants. Certitude, certitude. » L'homme quia gardé
ce témoignage, pendant huit ans, dans son pourpoint, qui a
fait les Provinciales avec la vigueur que l'on sait, qui les a inter-
rompues après le miracle de la sainte Epine, qui s'est évanoui
en 1661, parce que ses amis étaient sur le point de faiblir sur
la question doctrinale de la grâce, cet homme-là est tout le
contraire d'un sceptique.
PASCAL APOLOGISTES
751
Mais ce n'est pourtant pas au hasard, ce n'est pas pour le plai-
sir de faire un paradoxe, que Victor Cousin a lancé contre Pascal^
cette accusation de pyrrhonisme. Le pyrrhonisme est partout dans
Pascal ; sans doute, mais pourquoi? C'est précisément parce que
Pascal apologiste laïque suit Jes traces de son devancier Montai-
gne. Comme Montaigne, ce n'est pas à des chrétiens convaincus
qu'il s'adresse, mais à des gens du monde, légers, indifférents et
incrédules, à des athéistes, à des philosophes, enfin, engoue's de
ririfaillibiiilé de leur raison. Montaigne et Pascal leur parlent la
langue qu'ils peuvent comprendre. Voulant abattre l'indifférence
et l'incrédulité, ils sont bien obligés de s'attaquer à tous les sys-
tèmes de la philosophie rationaliste: et le seul moyen efficace
n'est-il pas de les combattre les uns par les autres? Quelle que
soit leur diversité, ces systèmes se réduisent à deux : le dogma-
tisme, qui affirme ou qui nie, et le pyrrhonisme, qui doute. El,
alors, on arrive à un argument bien fort: si le christianisme n'est
pas le vrai, s'il faut s'en rapporter aux seules lumières de la phi-
losophie, c'est le pyrrhonisme qui est le vrai. Mais, s'il peut servir
à démolir le dogmatisme, il ne faudrait pas croire qu'il subsiste,
intact, sur les ruines du dogmatisme : il n'existe pas par lui-
même, car il est impossible d'affirmer le scepticisme. Le pyrrho-
nisme détruit les philosophies : c'est en cela qu'il sert la religion.
Mais Pascal et Montaigne ne sont pas des philosophes : comme le
Bossuet du sermon sur la Loi de Dieu, ils se moquent de la philo-
sophie ; ils ne sont pas des pyrrhoniens : leur scepticisme, comme
celui de Descartes, est méthodique et provisoire.
Nous voyons, du moins, par la lecture des Pensées, que Pascal
doit beaucoup à Montaigne. Chose curieuse, il s'attache à lui
juste au moment où la faveur du public commence à l'abandon-
ner. Depuis 1580 jusqu'à 1625, Montaigne avait eu un succès pro-
digieux. En 1636, M lle de Gournay avait publié une édition où
Montaigne était rajeuni ; puis ç'avait été une éclipse presque
totale. En 1660, Montaigne n'était guère apprécié par ceux qui
auraient pu tirer parti de cette lecture. Corneille, Racine et
Molière ne lui doivent rien. La Fontaine même qui, comme il le
dit si joliment,
ne semble pas avoir goûté ce méridional, même quand il
lui parle de ses chers animaux. Bossuet et les logiciens de Port-
Royal traitent sévèrement Montaigne; Malebranche voit en lui un
pédant qui veut faire l'homme du monde, un pédant « à la cava-
lière ». On en vient, pour lâcher de sauver sa gloire, à donner au
En lit qui sont du Nord et qui sont du Midi,
752
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
public une édition « expurgée, abrégée et mise en meilleur fran-
çais » ! Pascal est le seul qui ait compris la valeur de Montaigne. Il
lui doit beaucoup certes, mais il lui a bien payé sa dette de recon-
naissance. Si, aujourd'hui, Montaigne est devenu classique, c'est
grâce à lui-même sans doute, et aussi au regain de popularité
dont nos révolutions ont fait bénéficier le seizième siècle, siècle
de luttes ardentes; mais on peut affirmer que la gloire de Pas-
cal a rejailli sur l'auteur des Essais.
Rien à dire des autres sources laïques de Pascal apologiste :
évidemment il doit quelque chose à Descartes, dont le doute mé-
thodique n'était pas pour lui déplaire. Il doit beaucoup aussi à
son ami le chevalier de Méré, et à quelques autres ; mais il était
de ceux qui savent se servir et se passer des plus grands génies :
si Montaigne n'avait pas existé, Pascal aurait trouvé en lui-même
ce qu'il a trouvé dans Montaigne.
PASCAL DE 1658 A 1662
•353
#
# #
Pascal de 1658 à 1662.
Nous ayons vu quelles étaient les intentions de Pascal apolo-
giste et à quelles sources il entendait puiser de préférence. Reve-
nons, maintenant, à lui pour ne plus le quitter. Dès qu'il eut
renoncé à son rôle de pamphlétaire ecclésiastique, il se mit allè-
grement à l'œuvre. Il demandait à Dieu — ce jeune homme de
trente-cinq ans n'était guère exigeant — dix années de vie et de
santé relative pour mener à bien son entreprise ; et, comme le
passé ne lui garantissait pas l'avenir, il comprit qu'il n'avait pas
de temps à perdre.
Les factums des curés ne lui coûtèrent pas — heureusement —
un effort trop prolongé, ils ne le détournèrent en aucune façon
de son objet principal; ils furent même, pour lui, une sorte de
récréation, un travail reposant d'un autre travail : point de lec-
tures à faire, point de citations à contrôler, c'était un simple
exercice de style. On nous dit que tel ou tel de ces factums fut
composé en un jour : c'est très vraisemblable. Il est bien pro-
bable que les autres réunis ne lui demandèrent pas plus d'un
mois. La brillante campagne des curés de Paris contre l'Apo-
logie des Casuistes n'a pas empêché Pascal de travailler à une
apologie bien différente de celle du P. Pirot.
Pascal donc se mit à l'œuvre, mais à sa manière, et cette ma-
nière n'était pas — malheureusement pour nous — celle de la plu-
part des écrivains.
Doué d'une mémoire prodigieuse, Pascal ne perdait pas son
temps à prendre des notes : tant qu'il a été en bonne santé, il n'a
rien écrit : plan général, divisions essentielles, subdivisions, tout
restait dans sa tête. L'auteur de Y Apologie, en pleine possession
de ses facultés, se laissait absorber par ses méditations profondes.
Mais, en juin 1658, il se produisit un fait extrêmement curieux :
Pascal se mit à provoquer tous les mathématiciens du monde, il
institua le concours de la roulette ou cycloïde. Nous le voyons se
replonger dans l'étude de la géométrie et des mathématiques
pures : il ne fait pas autre chose, de juin 1658 à la fin de janvier
1659. Nous voilà donc bien loin de cette Apologie qui devait
absorber dix années entières. Que s'est-il passé ? Est-ce une re-
chute? Est-ce un retour en arrière? On nous dit — et c'est
é
754
REVUJS DES COURS ET CONFERENCES
d'abord Etienne Périer, puis sa mère Gilberte — que Pascal
avait quitté fort jeune l'étude des mathématiques et qu'il
s'était tourné de toutes ses forces vers la religion. Et, en effet,
si nous consultons le tableau chronologique si bien établi par
M. Michaut, nous voyons que Pascal ne s'occupe pas du moindre
théorème, de la moindre question de physique pendant les
années 1655, 1656, 1657 et les six premiers mois de 1658. Et
voilà qu'en juin 1658, il institue un concours par la voie de la
presse : les réponses seront reçues jusqu'au 1 er octobre; deux
prix, l'un de 40 pistoles, l'autre de 20, seront attribués aux
deux premiers savants qui auront trouvé des solutions satis-
faisantes ; si un seul résout le problème, à lui les soixante pis-
toJes; enfin, si personne n'y peut parvenir, Pascal les repren-
dra, et donnera les solutions qu'il avait trouvées depuis
longtemps, « en y ajoutant quelques aulres par surcroit ».
Voilà qui est bien étrange : il peut sembler que Pascal oublie
son Apologie, qu'il revient — et l'on serait tenté de l'excuser —
à ses premières amours. Comment expliquer un pareil revire-
ment chez un ascète comme lui ? Mais ne nous pressons pas de
l'expliquer, ni même de croire qu'il y ait là un revirement ou une
difficulté. Attendons la fin, faisons un peu crédit au grand
homme que nous savons incapable de tergiversation et d'incon-
séquence, et suivons l'histoire de la roulette.
A l'expiration du délai fixé, il n'est pas arrivé une seule ré-
ponse. M. de Carcavi déclare que le concours est fermé et rend
à Pascal — ou plutôt au duc de Roannez — les soixante pis-
toles engagées. Mais, sur ce premier incident, il vient s'en greffer
un autre, tout à fait imprévu : nous surprenons Pascal, rede-
venu géomètre, en flagrant délit de rechute beaucoup plus grave.
Le voilà qui, en octobre 1658, reprend contre les Jésuites sa
bonne plume de 1656. Un Jésuite de Toulouse, le P. Lallouère,
se trouve, dans un écrit de Pascal (1), aussi malmené que le
P. Annat en 1657. Ce Lallouère était, d'ailleurs, en assez mauvaise
posture. Il avait envoyé un essai de solution du problème de la
roulette et, bien vite, il avait écrit que ses calculs étaient faux, et
qu'il les rectifierait. Le délai expiré, il n'avait rien rectifié ; il
prétendit alors qu'il avait trouvé la solution, mais qu'il ne la
ferait connaître que quand Pascal aurait publié la sienne. Comme
on refusait de le croire sur parole, il se plaignit qu'on ne lui
rendît pas justice, «de sorte, dit Pascal, qu'on fut obligé de lui
mander plus sévèrement les sentiments qu'on en avait ». Pascal
(1) Suite de l'Histoire de la roulette.
PASCAL DE 1658 A 1662
755
n'a pas une très haute idée du P. Lallouère : ce Je fus surpris de
sa petite ambition, dit-il, car je connaissais sa force et la diffi-
culté de mes problèmes, et je jugeais assez, par tout ce qu'il avait
produit jusqu'ici, qu'il n'était pas capable d'y arriver. » 11 déclare
qu'il a voulu simplement faire connaître la vérité, et non pas
décrier la personne du P. Lallouère : « Car je voudrais le servir,
ajoute-t-il, et je respecte sa qualité de tout mon cœur. Aussi j'ai
caché son nom ; mais, s'il le découvre après cela lui-même,
pour s'attribuer ces inventions, il ne devra se prendre qu'à lui
de la mauvaise estime qu'il s'attirera; car il doit bien s'assurer
que ses artifices seront parfaitement connus et relevés ». Et il
termine ainsi : « Mais on ne doit pas être surpris de son procédé
en cette rencontre, ni de ce qu'il avait entrepris sur les pro-
blèmes de M. de Roberval, car il agit de même en toutes occa-
sions. Et il y a plusieurs années qu'il se vante et qu'il répète
souvent qu'il a trouvé la quadrature du cercle, qu'il la donnera
à son premier loisir, résolue en deux manières différentes, et
aussi celle de l'hyperbole : d'où Ton peut juger s'il y a sujet
de croire sur sa parole qu'il ait les choses dont il se vante ».
Voilà donc le P. Lallouère exécuté, et l'affaire est finie. Mais
tout cela prit à Pascal un temps considérable, et nous n'avions
pas tort de dire qu'on a lieu d'être surpris de voir l'apologiste,
si pressé d'aborder son œuvre, se plonger dans ces questions de
mathématiques. Mais c'est ici que nous allons retrouver notre
fil conducteur. Pascal, organisant le concours de la roulette,
n'est nullement inconséquent ; il agit au contraire avec cette
logique inflexible qui l'a toujours caractérisé. Il est un apolo-
giste essentiellement laïque, homme du monde : lui qui n'avait
pas voulu s'inspirer de saint Augustin, il croyait que le pro-
blème de la roulette pourrait servir la cause de la religion.
Les petites causes produisent parfois les plus grands effets :
Pascal avait, comme Louis XIV, une dentition déplorable. En
contemplant son masque mortuaire, on peut voir les ravages
causés chez ce jeune homme par l'odontalgie. « Ce renouvelle-
ment de ses maux, dit sa sœur Gilberte, commença par un mal
de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes
veilles, il lui vint une nuit dans l'esprit, sans dessein, quelques
pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant
suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude
de pensées, qui se succédèrent les unes aux autres, lui décou-
vrirent, comme malgré lui, la démonstration de toutes ces choses,
dont il fut lui-même surpris. Mais, comme il y avait longtemps
qu'il avait renoncé à toutes ces connaissances, il ne s'avisa pas
756
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
seulement de les écrire : néanmoins, en ayant parlé par occasion
à une personne (1) à qui il devait toute sorte de déférence, et par
respect et par reconnaissance de l'affection dont il l'honorait,
cette personne, qui est aussi considérable par sa piété que par
les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa nais-
sance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait que la
gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme i) fit, et qu'en-
suite il le fît imprimer, o
Voilà qui nous ramène à notre apologiste essentiellement
laïque. Pascal s'était proposé de démontrer par a + b non pas tel
ou tel dogme, mais l'évidence et la nécessité de la religion catho-
lique : il n'était pas fâché, puisque ses névralgies lui avaient fait
faire cette découverte, de prouver qu'il s'y connaissait en fait de
démonstration scientifique. Voilà pourquoi il jette un défi au
monde savant en instituant le concours de la roulette : s'il arrive
des solutions justes, son autorité n'en sera nullement diminuée,
puisqu'il pourra toujours se vanter d'avoir, le premier, résolu le
problème ; s'il n'en arrive pas, — et cela au siècle de Descartes,
de Roberval, de Fermât et de Huyghens, — quel surcroît d'au-
torité pour le mathématicien apologiste capable de faire une
pareille découverte î C'est ce que Roannez persuada à son
illustre ami : c'est ainsi que le travail consacré à la roulette
était, en réalité, consacré à Y Apologie, et que la roulette n'est
que la préface de Y Apologie.
Pascal, organisant ce concours, avait pris comme pseudonyme
« Amos Dettonville », qui, comme « Salomon de Tulti », n'est que
l'anagramme de Louis de Montalte. Il semble en résulter que
Pascal apologiste laïque ne se proposait pas de publier une
apologie anonyme : il est probable qu'elle aurait été signée d'un
pseudonyme, et que Pascal, en la publiant, aurait insinué que le
savant, le pamphlétaire et l'apologiste étaient un seul et même
homme.
Mais nous autres, simples historiens, devons nous borner à
constater que cette incursion de Pascal sur le terrain mathéma-
tique a retardé et même, à tout jamais, compromis la composition
de Y Apologie. La science proprement dite y a gagné ; mais
Y Apologie a subi six mois de retard, et ce retard, nous allons
en voir les conséquences véritablement désastreuses.
Le mal de dents qui nous a valu la solution du problème de
la roulette n'était pas accidentel chez Pascal, mais symptoma-
tique, comme disent les gens du métier : c'était la première et
(1) Le duc de Roannez.
PASCAL DE 1658 A 1662
757
cruelle manifestation d'une crise nouvelle, autrement grave que
les précédentes. Laissons aux médecins le soin de décrire cette
étrange et déconcertante maladie. Qu'il nous suffise, à nous
profanes, de contempler la lutte du roseau pensant avec la nature
conjurée contre lui. Recourons, encore une fois, à l'admirable récit
de M me Périer. Les quatre dernières années de sa vie « n'ont été,
dit-elle, qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement
une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement
des grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse.
Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y est
succombé ; et, durant tout ce temps, il n'a pu en tout travailler
à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assis-
ter les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir. des avis, ni
de bouche ni par écrit, car ses maux étaient si grands qu'il ne
pouvait les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir... Cepen-
dant ses infirmités continuant toujours, sans lui donner un seul
moment de relâche,... ne furent point inutiles pour lui-même,
et il les a souffertes avec tant de paix et de patience, qu'il y a
sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel
quille voulait pour paraître devant lui. » Malgré tout, Pascal ne
perdait pas de vue son Apologie, et, s'il lui était impossible d'y
travailler de suite, du moins il ne cessait d'y réfléchir durant les
répits que lui laissait la migraine; car elle lui en laissait, et lui-
même ne jugeait pas son mal incurable. Les médecins qui l'en-
touraient ne crurent jamais que ses jours étaient en danger. Nous
le voyons, en 1660, faire un voyage en Auvergne ; il parlera même
d'aller prendre, en septembre, les eaux de Bourbon, et de se
rendre en Poitou par eau jusqu'à Saumur, pour demeurer jusqu'à
Noël avec le duc de Roannez. Mais dans quelles conditions s'était
fait ce voyage ! Incapable de faire plus de trois ou quatre lieues
en carrosse, il avait mis vingt-deux jours pour venir de Paris à
Clermont. Nous trouvons ces détails dans une lettre qu'il écrivait
de sa main à Fermât, le 10 août 1660, pour lui dire combien il
regrettait de ne pouvoir se rendre auprès de lui : sa santé, lui
disait-il, n'était pas encore assez forte, et il espérait pouvoir lui
prouver, un jour, sa reconnaissance pour l'invitation qu'il lui
avait adressée. Pascal n'alla pas en Poitou ; il dut être ramené à
Paris, et au prix de quelles fatigues !
En 1661, s'il ne peut plus travailler avec suite, du moins Pascal
n'est pas anéanti. C'est alors qu'il lutte vigoureusement contre
ses amis à propos de la signature du Formulaire. Arnauld et
Nicole proposaient des tempéraments, Pascal ne voulait ni com-
promis ni concessions. On discutait, la plume à la maiû. Arnauld
758
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
n'avait guère pitié de la faiblesse du malade, puisque,pour réponse
à ses arguments, il lui infligeait un écrit de cinquante pages énu-
mérant ses fautes de logique. Enfin, on organisa une conférence
contradictoire. Quand Pascal vit presque tous ses amis suivre
l'opinion d'Arnauld, il s'évanouit. Notons que ce différend
n'altéra point les sentiments de profonde estime qu'ils avaient
l'un pour l'autre: Arnauld, qui se cachait, — et il faisait bien, —
trouva moyen d'aller plusieurs fois visiter son ancien défenseur.
Pascal se voyait abandonné de tous ceux dont il pouvait espérer
l'appui : Jacqueline sigoa le maudit formulaire ; mais, bientôt,
elle s'en repentit; elle crut avoir apostasié; elle mourut, en 1661,
dans de tels sentiments, qu'en apprenant sa mort Pascal dit sim-
plement : « Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir! »
Bientôt la maladie redouble ses coups : le malade, incapable de
travailler, ne songe qu'à se sanctifier par sa résignation et sa
ferveur. En 1662, il a encore un peu de répit, et, ne pouvant se
livrer désormais à ses chères études, il cherche des distractions
dignes de son génie essentiellement inventif et pratique. Il
organise, le 18 mars 1662, la première entreprise des carrosses
à cinq sous. Il y eut trois lignes desservies régulièrement :
Luxembourg-Saint-Antoine, Luxembourg-Montmartre, Porte-
Saint-Antoine Porte-Saint-Honoré. L'affaire réussit. Quand
Nicole mourut, il était actionnaire de cette compagnie fondée
par Pascal.
Puis ce fut la crise finale : on dut le transporter chez sa
sœur, rue Neuve-Sainl-Etienne-du-Mont, tout près des arènes
de Lutèce, là où la rue Rollin aboutit à la rue Monge par un
escalier à double révolution. Sa mort fut foudroyante (19 aoôt
1662). « M. de Beaupuis, qui y assista, en manda la nouvelle en
diligence à M. Hermant, leur commun ami, par cette lettre datée
du même jour : « Le malade, que nous avions ici, a quitté ce monde
environ à 1 h. après minuit, ayant été vingt-quatre heures en
léthargie, dans laquelle il était tombé lorsqu'on ne s'en défiait
nullement, les médecins ayant avoué qu'ils n'avaient jamais été
plus surpris, quoique plusieurs des plus habiles l'eussent vu le
soir même avant que cela arrivât. Elle commença par une horrible
convulsion qui lui prit hier après minuit, une heure ou deux
après que ceux qui avaient accoutumé d'être auprès de lui se
furent couchés, hors deux personnes qui étaient restées pour le
garder. Ces personnes, étonnées d'un accident si épouvantable
et si inopiné, éveillèrent toute la maison en sursaut; On y enten-
dit aussitôt de grands cris et des gémissements tout à fait
pitoyables. Je m'éveillai à ce bruit, et, étant descendu au plus
PASCAL DE 1658 A 1662
750
vite, je vis tout le monde dans la plus grande consternation que
Ton se puisse imaginer. Je m 1 approchai du malade, que Ton
tourmentait pour tâcher de le réveiller de son assoupissement.
Cela réussit. Il envoya chercher M. le curé, qui l'avait déjà vu
et à qui il s'était confessé plusieurs fois devant sa maladie, pour
le prier de lui apporter les sacrements. Il les lui apporta incon-
tinent, et le malade les ayant reçus avec connaissance et beau-
coup de dévotion, il perdit, un quart d'heure après, la parole et la
connaissance, et n'en a point eu depuis. Ce qui nous a donné
lieu de croire que Dieu ne les lui avait rendues durant ce petit
intervalle que pour lui faire recevoir les sacrements qu'il avait
commencé de demander, au moins celui de la sainte Eucharistie,
plus de quinze jours auparavant, et que les médecins avaient
toujours empêché de lui donner, ne jugeant pas qu'il y eût rien
qui pressât. M. le Curé a témoigné avoir été extraordinairement
édifié de sa mort, aussi bien que M. de Sainte-Marthe, qui Ta vu
quelquefois durant sa maladie. C'est un grand sujet de se con-
soler de sa mort, mais cela n'empêche pas que sa sœur n'en soit
touchée à un point que je ne puis exprimer. C'est encore une
personne d'importance que Dieu nous a enlevée ; il n'est pas aisé
de comprendre ses desseins, mais il faut être persuadé qu'ils
sont très justes, et les adorer. » (Hermant, 6,465.)
Ce jour-là finit, à tout jamais, l'histoire de Y Apologie rêvée par
Pascal ; une autre histoire commence, celle des Pensées.
A. B.
La psychologie.
Goura de M. VICTOR EGGER,
Professeur à V Université de Paris.
L'Instinct.
Au point où nous sommes parvenus, il est indispensable de
revenir en arrière, pour rappeler le chemin parcouru et déter-
miner nettement les questions qui vont nous occuper.
La psychologie générale, que j'ai commencée Tan dernier et
que je continue cette année, comprend d'abord une classification
des faits de conscience, indispensable pour en parler et s'orienter
dans leur étude ; puis une étude plus vaste, plus compliquée :
l'étude de l'activité de l'àme ou des modes généraux du devenir
de la vie de l'âme. Selon l'ancienne théorie classique, il y a trois
modes de l'activité de l'âme : l'activité volontaire, l'activité d'ha-
bitude et l'activité instinctive. C'est môme de cette dernière que,
d'ordinaire, on traite tout d'abord, la faisant suivre de l'activité
d'habitude, puis de l'activité volontaire. Ou bien on considère
la volonté comme intermédiaire entre l'instinct et l'habitude : ce
qui est faux, car des faits involontaires peuvent devenir habi-
tuels. De ces deux façons de procéder, vous voyez que je préfère
la première. Et pourtant nous n'avons pas suivi cet ordre : ins-
tinct, habitude, volonté. Au contraire, nous avons cru devoir
parler tout d'abord de la volonté et, ensuite, nous avons abordé
l'étude de l'habitude. Cette étude, qui vient d'être terminée, s'est
trouvée être très longue, parce que nous avons fait rentrer dans
l'habitude l'association des idées et l'imagination. Nous avons
trouvé que certains modes de l'habitude sont les conditions fon-
damentales des actes d'imagination et des associations de res-
semblance, lesquels actes sont à la racine de tous les actes intel-
lectuels. Les considérations présentées dans les dernières leçons,
où j'ai établi que l'habitude générale est la condition profonde de
Timaginalion et que l'habitude fragmentée par une attention
initiale, par un effort de discrimination au moment des premiè-
res expériences ou des premières remémorations, est la condition
l'instinct
761
de l'association de ressemblance, montrent jusqu'à l'évidente
que nous n'avons pas cessé d'étudier l'habitude, lorsque nous
avons étudié la répétition psychique, et les deux modes d'inno-
vation psychique. Mais l'habitude, sous ses différentes formes,
n'est que puissance, c'est-à-dire condition secrète, symbolique,
et les actes de cette puissance sont, selon ses modes, tantôt des
répétitions, tantôt des imaginations, tantôt des associations de
ressemblance.
Ainsi entendue, l'étude de l'habitude comprend toutes les lois
des images. C'est l'habitude qui préside à la naissance des images
et à leur développement. Lorsque la sensation donne lieu à une
image, c'est là un premier effet de la loi d'habitude.
Ensuite, toute l'évolution des images dans la conscience est régie
par l'habitude et par les lois de l'habitude, alors même que d'au-
tres principes, comme l'effort et la ressemblance, y interviennent.
Donc, en étudiant l'habitude, nous avons étudié la vie des images,
et cette vie est une grande partie de la vie de l'àme.
La volonlé intervient dans cette vie des images de bien des
manières. Les images sont disposées à s'affaiblir à chaque réap-
parition, et c'est la volonté qui, en les renforçant chaque fois, les
empêche de tomber dans une subconscience, proche de l'incon-
science. La volonté engendre ainsi des habitudes positives, par
opposition aux habitudes décroissantes, que j'appelle négatives.
De plus, la volonté dirige la suite des images en choisissant parmi
elles. Enfin, elle sépare plus ou moins les images et, auparavant,
les sensations, les unes des autres, en les discriminant au nom de
leurs différences, et, ce faisant, elle prépare les différents modes
de l'activité, elle la prépare à être, ou répétition, ou association
de ressemblance, ou imagination ; et, si l'activité est association
de ressemblance, elle deviendra peu à peu comparaison, généra-
lisation, jugement, raisonnement. Ce n'est pas tout : s'il se produit,
spontanément, un acte qui ne soit pas conforme au type prévu et
désiré, celui-ci étant ou répétition simple, ou imagination, ou
association de ressemblance, alors la volonté peut intervenir de
nouveau, n'ayant pas, dans le passé, suffisamment préparé l'acte.
Elle assure, par exemple, la répétition exacte, si elle est volonté
de se remémorer; chez l'artiste, elle élève l'imagination première
jusqu'à l'idéal rêvé ; chez le penseur, elle dégage du chaos des
pensées la solution d'un problème non résolu du premier coup ;
c'est ainsi que le savant, à force de réflexion patiente, c'est-à-dire
de volonté, arrive à découvrir la loi longtemps cherchée.
Ainsi la volonté intervient dans la vie de l'image de bien des
façons. Mais l'étude de l'activité de Pâme, telle qu'elle résulte de
762
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
l'étude de l'effort et de l'étude de l'habitude dans toutes ses
formes, n'est-elle pas incomplète? Nous n'avons fait aucune part
à ce qu'on appelle l'instinct. Assurément, c'est là un concept
quelque peu confus ; il n'est pourtant pas complètement mépri-
sable, et nous devons nous demander si quelque chose dans l'âme
ne lui correspond pas, s'il n'a pas un rôle dans la vie de l'âme.
La volonté est chose individuelle et l'habitude aussi. Chaque
àme a sa volonté et ses habitudes. Mais, avant que la volonté ait
agi, avant que les habitudes se soient formées, l'âme est-elle une
table rase, où rien n'est gravé, un papier blanc sur lequel il
sera loisible d'écrire, mais où rien n'est écrit d'avance? De deux
choses l'une : ou rien n'est donné à la conscience quand elle
commence, et elle a un avenir, sans avoir de présent; ou, au con-
traire, la conscience a des dispositions naturelles, elle est déter-
minée, quand elle commence, elle a des instincts impérieux qui
lui imposeront certaines formes d'activité. Dans ce dernier cas,
outre la volonté et ses effets, outre l'habitude et ses résultats, il
y a, comme principe directeur de l'activité de l'âme, un élément
dont nous Savons pas parlé.
D'ailleurs, une distinction est à faire ici. Ces dispositions, ces
instincts, peuvent être individuels : on les appelle alors des voca-
tions, des talents naturels ; parfois, on les appelle génie, génie
militaire de Napoléon, génie poétique de Lamartine, etc. ; mais
ce n'est pas des vocations, ce n'est pas du génie individuel, que
je veux parler aujourd'hui. Les instincts des âmes peuvent être
aussi communs à toutes les âmes ; il peut y avoir des instincts
humains, que toutes les âmes humaines possèdent nécessaire-
ment, parce qu'elles sont des âmes humaines, et c'est là la ques-
tion que je veux traiter aujourd'hui, ajournant à une leçon très
prochaine l'étude des dispositions individuelles
L'instinct, ainsi entendu, se confond avec l'idée d'une nature
de Tâme, la même chez toutes.
Le problème peut se poser ainsi et le terme d'instinct, quelque
peu confus, peut céder la place à celui de nature, bien que ce
dernier soit vague encore. Demandons-nous donc si Tâme n'a
pas une nature, qui soit en elle au moment où elle est posée,
c'est-à-dire où elle commence. Je pose peut-être le problème
d'une manière trop générale : je vais m'efforcer, toutefois, de
le maintenir dans cette généralité. Je suppose que nous nous
trouvions en face d'une âme nouvelle, d'une âme d'enfant nou-
veau-né, ou bien, ce qui revient au même pour nous, en face d'une
âme d'adulte dont le passé nous est absolument inconnu. Que
pouvons-nous dire de ces âmes pour l'avenir? Il y a beaucoup
l'instinct
763
d'imprévisible dans la vie à venir de ces âmes ; tout ce qui dé-
pendra de la volonté, tout ce qui résultera des habitudes y est
imprévisible. Les applications des différentes lois de l'habitude
sont si variées et si mêlées aux effets de la volonté que nous ne
pouvons prévoir le détail de l'activité de l'âme en présence de
laquelle nous nous trouvons. N'y a-t-il pas, néanmoins, quelque
chose de prévisible dans cette âme ? N'y a-t-il pas, dans l'activité
d'une conscience, des éléments naturels, nécessaires pour son
activité future? Ce qui est prévisible, c'est ce qui dépend de la
nature humaine en tant que nature humaine, c'est ce qui est
commun à tous les individus psychiques, et, en conséquence,
sera, dans chaque individu, ou constant ou très fréquent. L'âme,
considérée en général, a-t-elle une nature primitive et constante,
qui permette, par conséquent, de prévoir, dans une certaine
mesure, ce que sera son activité?
La réponse la plus simple qui ait été faite à cette question,
c'est la théorie de Tinnéité ou des idées innées. Selon cette théorie
prise à la lettre (et il faut la prendre ainsi, car c'est entendue
dans son sens littéral qu'elle a été critiquée par les empiristes et
les aprioristes), nous naissons, en tant qu'âmes, avec des idées
et des tendances innées. Notre intelligence commence avec des
idées et des jugements innés, et notre sensibilité commence avec
des inclinations primitives, inhérentes à notre nature et qui, à
ce titre, s'imposent à nous irrésistiblement. Voilà la théorie de
l'innéité. Précisons-la, pour la bien comprendre. Dans la con-
science qui commence, il y a des pensées toutes faites, qui s'ex-
primeront, quand on parlera, par de simples mots (idées), ou par
de courtes phrases (jugements, principes) ; il y a aussi des désirs
très généraux. C'est ainsi, par exemple, que l'homme naît avec
les idées toutes faites du vrai, du beau, du bien, et avec l'amour
du vrai, du beau, du bien.
Ces faits, ces actes (je prends le mot acte dans le sens antique,
aristotélicien, pour l'opposer à puissance), auxquels rien ne man-
que, sont contemporains du premier moment de la conscience,
car ils apparaissent, puis réapparaissent toutes les fois qu'il le
faut. Ainsi, quand nous nous mettons à raisonner sur des idées,
nous trouvons en nous, tout faits, les principes formels de la
raison (principes d'identité, de non-contradiction, de tiers exclu),
et, quand nous raisonnons sur les phénomènes, nous trouvons en
nous, tout fait, le principe de causalité, duquel nous partons
pour chercher les causes inconnues. Lorsque nous avons des
désirs, c'est que nos inclinations générales se particularisent peu
à peu ; mais nous avons conscience, tout d'abord, de l'inclination
764
REVUET DES COURS ET CONFÉRENCES
générale, puis des inclinations particulières. Au cours de la vie
de la conscience, les idées et les sentiments innés apparaissent
avant et après d'autres idées, d'autres sentiments. Lorsqu'ils
viennent avant, ce qui vient après eux a, avec eux, un certain
rapport, le rapport des conséquences aux principes. Ils servent
donc de principes à nos pensées et à nos sentiments. Ce sont des
majeures conscientes. Avec l'existence, nous avons reçu un capital
intellectuel et moral, et nous le faisons fructifier. Ce capital est
assimilable à un certain nombre de majeures; nous l'utilisons,
dans nos activités individuelles et discursives, en déduisant plus
ou moins bien. L'âme n'est pas, à l'origine, une lable rase, mais
une table gravée. C'est une substance, mais une substance
revêtue de caractères essentiels^ et, tant que la substance sera,
ces caractères qui constituent son essence raccompagneront.
Quand il y a lieu, ils apparaissent actuels au milieu des phéno- fl
mènes de conscience, et, alors, ils les dirigent à titre de principes
généraux.
Telle est la théorie de i'innéité. Depuis longtemps, on la criti-
que. On a dit qu'il n'y avait aucun signe de telles idées ni de tels
sentiments très généraux, dans les premiers temps de la vie
consciente. Au contraire, l'intelligence et le sentiment s'attachent
tout d'abord à des objets particuliers. D'ailleurs, les principes
ne sont pas propres à figurer dans la succession des faits de
conscience à la manière des idées particulières.
Aussi cette théorie a-t-elle été remplacée par la théorie des
virtualités, d'après laquelle les principes sont dans l'âme à l'état
d'actes inachevés, que complètent l'expérience et l'activité cons-
tante de la conscience ; ce sont des formes d'actes, auxquelles
l'expérience donne une matière qui les acliève. D'ailleurs, ces
formes générales sont constantes au cours de la vie de l'âme et
sont, par suite, primitives. Un jour, l'esprit, réfléchissant sur
lui-même, les dégage et les traduit en formules. Pendant long-
temps, nous avons pensé au nom des principes, mais sans nous en
rendre compte; nous les appliquions sans les connaître ; un jour,
nous réfléchissons sur l'activité de la pensée et nous découvrons
ces principes. Bien plus, la plupart des hommes ne les décou-
vrent jamais et pourtant les appliquent sans cesse de leur
premier à leur dernier jour.
Cette théorie est une simple atténuation de la précédente. L'i-
dée de priorité y subsiste. Il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait
été auparavant dans l'expérience, si ce n'est l'intelligence elle-
même, disait Leibnitz ; donc l'intelligence est antérieure au deve-
nir intellectuel conscient ; les principes de la pensée sont anté-
l'instinct
765
rieurs à l'activité intellectuelle qui les applique. Sans doute, ces
principes sont la forme générale de cette activité, et l'idée de si-
multanéité est capitale dans cette théorie : forme et matière
coexistent dans le temps ; il ne saurait plus être question de ma-
jeures préalables aux pensées particulières. Toutefois, la forme
préexiste à la matière. Et si les virtualités de la pensée sont enga-
gées dans les pensées particulières et actuelles, ce sont des élé-
ments actuels des pensées actuelles. Tout ce qui vient d'être dit
au sujet des pensées pourrait être répété au sujet des sentiments
primitifs, généraux et constants, et des sentiments particuliers et
passagers. Les virtualités sont donc des actes incomplets, complé-
tés de façons différentes au cours du temps, mais ce sont des
acte§ dont nous avons conscience. Ainsi nous trouvons encore,
dans cette théorie, cette thèse, que les éléments constitutifs,
naturels, de la vie de la conscience, sont des faits antérieurs à
tous les autres, faits de la vie de conscience. Je puis donc dire
que cette théorie, c'est la théorie de l innéité rendue plus accep-
table, mais simplement modifiée.
Notre distinction entre les habitudes spéciales et les habitudes
générales pourra servir à commenter la différence qui existe entre
les deux théories. L'idée innée, le sentiment inné, c'est une habi-
tude spéciale, non acquise, alternativement puissance et acte,
actuelle quand elle est utile, c'est-à-dire quand son occasion est
venue, et alors seulement consciente, mais, comme puissance,
suffisante pour son acte, égale ou adéquate à son acte. La virtua-
lité est une habitude générale non acquise, puissance permanente,
partiellement actualisée au cours du temps dans des actes divers,
mais analogues, dont elle est la forme commune ; c'est donc une
puissance insuffisante pour son acte et inadéquate à son acte ;
exceptionnellement, elle est actualisée dans sa pureté, dans sa
généralité, par la réflexion du philosophe qui extrait des pensées
ou des sentiments analogues leur forme commune.
Sous sa troisième forme, sous le nom de doctrine de Yà priori,
la même théorie prend, ce me semble, un caractère nouveau en
même temps qu'elle acquiert une portée nouvelle. Les formesgéné-
rales de la conscience, les formes de son activité intellectuelle ou
morale, sont avant tout permanentes; elles ne sont primitives qu'en
tant qu'elles sont permanentes. Il y a, dans la vie de la conscience,
des éléments supérieurs à cette vie ; il y a, en nous, une pensée
éternelle qui domine et dirige la pensée discursive, et des incli-
nations éternelles qui déterminent nos inclinations passagères.
Ces principes de la vie consciente temporelle sont permanents;
de cette idée de permanence, on passe vite à l'idée d'éternité, et
766
HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES
d'éternité intemporelle. Le détail de la vie de la conscience
change sans cesse ; mais le fond, l'âme de la conscience, pour ainsi
dire, ne change pas ; or, puisque cela est permanent, quel besoin
cela a-t-il d'être daos le temps? La métaphysique consiste tou-
jours dans le passage du temporel à l'intemporel ; on supprime
le changement, et du permanent, qui'n'a pas besoin du temps, on
passe à l'intemporel. Le fond de l'âme n'est pas phénomène, mais
noumène, et ce noumène, la substance de l'âme, étranger au
temps, n'est pas sans déterminations. La substance est insépara-
ble de certains caractères qui lui sont propres, de certaines
essences; et, tandis que la substance est innommable, ses qualités
essentielles peuvent recevoir des noms. La vie successive est
étroitement liée à ce fondement intemporel, qui en est la réalité
profonde, et l'intemporel, dans ce qu'il a d'essentiel, apparaît
dans le temporel, en lui donnant certaines formes. Les principes
de la raison (spéculative ou pratique), c'est cette intervention de
la vie intemporelle dans la vie temporelle ; la vie temporelle est
soumise à ces principes.
Dans cette théorie, ce qui correspond à l'idée d'une nature de
l'âme a une actualité, puisque cela consiste en des réalités ache-
vées, en des actes, mais ces actes ne figurant pas dans la vie de
l'âme; ce sont des actes de l'existence intemporelle. Sans doute, la
théorie aprioriste peut se borner à soutenir qu'il y a des principes
qui ne dérivent pas de l'expérience ; mais, lorsque cette théorie se
complète, elle le fait par l'affirmation d'une réalité intemporelle,
qui préside au devenir temporel de la conscience.
Au nom de différentes raisons d'ordre critique, que j'ai expo-
sées lorsque j'examinais les problèmes métaphysiques, on peut
se refuser à toute affirmation d'une réalité intemporelle, quelle
qu'elle soit ; nous ne pouvons penser ce qui serait hors du temps.
Nous admettons qu'il y ait des phénomènes d'une durée plus
ou moins longue, nous admettons des essences dans l'ordre des
phénomènes, et l'effort, par exemple, paraît constant en nous ;
mais l'effort paraît inintelligible hors de la réalité changeante où
il s'exerce, et il ne peut être proclamé essence intemporelle sans
s'évanouir. Au nom de ces raisons, nous écartons donc toutes ces
conceptions qui font de la nature de l'âme quelque chose d'étran-
ger à la vie temporelle de l'âme.
Nous avons constaté que la succession psychique a certaines
formes générales et qu'elle obéit à certaines lois. Il reste à savoir
quelle est la date de ces lois dans la vie de la conscience. Si les
lois directrices de l'âme sont antérieures à l'activité môme de
l'âme, si elles sont contemporaines de l'activité de l'âme depuis
l'instinct
767
son commencement, ce qui revient à les considérer comme pri-
mitives, alors l'âme est tout autre chose que ce que nous avons
* dit, tout autre chose que l'application des lois qui lui sont pro-
pres et de l'effort. Il s'agit de savoir s'il est indispensable d'attri-
buer à l'âme autre chose que les lois de son activité et l'effort
essentiel à cette activité. J'estime qu'il est inutile d'attribuer à
l'âme des faits intellectuels primitifs et des sentiments primitifs,
ou des virtualités, faits incomplets, mais primitifs. Lorsque nous
lui avons attribué certaines puissances, certaines habitudes, nous
avons eu bien soin de ne pas réaliser ces puissances ; nous avons
pris soin de dire que c'étaient là de purs symboles du probable.
Sans doute, ce qui sera conforme aux lois de l'âme est prévisible h
ce titre, et les lois de l'âme qui permettent de telles prévisions
sont confusément connues de tous les hommes; mais dire qu'il y
a des lois de l'âme et s'en servir pour prévoir l'avenir de telle ou
telle âme, ce n'est pas actualiser ces puissances de l'âme, ce n'est,
pas en faire des réalités ayant une place dans la conscience.
Il y a, incontestablement, des formes générales de la vie psychi-
que ; mais çes lois existent-elles avant le devenir temporel qui
est la vie psychique elle-même, ou bien existent-elles pendant ce
devenir, ou bien (troisième hypothèse) ces lois de la vie psychique
n'ont-elles de réalité qu'après s'être exercées? Pour que la ques-
tion soit posée clairement, il faut s'entendre sur le sens du mot
exister. Exister, c'est posséder l'actualité, c'est-à-dire être réel à
un certain moment de la durée. Selon la théorie de l'innéité, les
règles de l'activité psychique existent avant Ja vie psychique ;
selon la doctrine de la virtualité, elles existent pendant, elles sont
contemporaines de Ja vie psychique. L'apriorisme soutient Ja
même thèse, mais, en même temps, que les principes de la vie
psychique sont en dehors d'elle et au-dessus d'elle. Or soutenir
cela, c'est soutenir qu'ils existaient avant elle et qu'ils existent
pendant qu'elle se déroule. D'autre part, soutenir que ces princi-
pes existent pendant tout le cours de la vie consciente, c'est sou-
tenir qu'ils existent depuis son commencement, et, par suite, qu'ils
existaient avant leur première application. Si l'on entend bien la
définition du mot exister, dans son application aux formes de la
vie psychique, on comprendra que toutes nos préférences et
toutes les preuves données jusqu'à présent sont en faveur d'une
théorie suivant laquelle les règles directrices de la vie psychique
existent seulement après que la vie psychique s'est exercée selon
ces règles, et pendant longtemps. Quand est-ce, en effet, qu'une
loi de la vie de l'âme existe? Ce n'est pas quand elle s'applique ;
elle existe du jour où elle est connue par une conscience, La loi
768
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
de l'association des idées, dans la mesure où c'est une loi de la vie
de l'âme, existait-elle avant d'être connue ? Non, puisqu'elle n'é-
tait dans aucune conscience à l'état d'acte. Donc c'est bien long- -
temps après s'être exercée que cette loi a reçu l'existence ; elle
l'a reçue des philosophes qui l'ont reconnue. Donc, à une philo-
sophie suivant laquelle les lois de l'âme sont antérieures à la vie
de l'âme, j'oppose une thèse suivant laquelle les lois de l'âme,
comme celles de la nature, n'ont d'existence qu'à partir du mo-
ment où les esprits leur ont fait une place parmi les réalités phé-
noménales. Cela n'est pas un paradoxe. Ce qui existe, ce sont ces
faits. Mais, dira-t-on, les faits sont conformes à des lois. Assuré-
ment ; mais les lois n'ont de place dans la suite des temps que
dans les consciences intellectuelles, une fois qu'elles ont été
aperçues au cours de la vie de ces consciences. Les lois de l'âme
ne sont donc pas antérieures à la vie de l'âme : elles lui sont pos-
térieures, et elles ont longtemps reçu leur application dans les
consciences individuelles, avant de recevoir de ceux qui les dé-
couvrent leur existence.
M. U... publiciste, à S.-O... — L'examen en question aura lieu du 17 au 20.
— Nous vous avions adressé une réponse personnelle qui nous est revenue avec
la mention : « Inconnu ! »
Agrégation. — Dissertation latine ou française, thème et version ensemble,
ou ûeux thèmes, ou deux versions * 5 fr.
Licence et certificat d'aptitude. — Dissertation latine ou française, thème
et version ensemble, ou deux thèmes, ou deux versions 3 fr.
Chaque copie adressée à la Rédaction doit être accompagnée d'un mandat-poste
et de ta bande du dernier numéro paru, car les abonnés seuls ont droit aux cor-
rectior*s de devoirs. Ces corrections sont faites par des professeurs agrégés de
l 'Université, dont quelques-uns même sont membres des jurys d'examens. Les sujets
peuvent être pris ailleurs que dans la Revue, mais doivent, en ce cas % être joints
in extenso à la copie.
V.H.
CORRESPONDANCE
TARIF DES CORRECTIONS DE COPIE
Le gérant : E. Fromantin.
POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE.
Treizième Année <*• Série) N° 34
29 Juin 1905
REVUE HEBDOMADAIRE
DES
COURS ET CONFÉRENCES
Le roman français au XVII e siècle.
Si nous avons consacré la dernière leçon, presque tout entière,
à l'histoire d'Enric et de Daphnide, c'est qu'elle tient dans le ro-
man d'Astrée une place considérable, tant parla longueur que
par l'intérêt qui s'attache, d'ordinaire, aux événements contem-
porains de ce genre : il y a des « clefs » pour celle histoire,
et nous avons dit qu'on pourrait l'éditer à part en substituant
les noms véritables de personnages réels à ceux qu'a imaginés
d'Urfé. On sent que la réalité est partout présente sous la
fiction, et, pour employer une expression moderne, c'est de la
vie. La réputation de YAstrée y gagne: la conception de l'évo-
lution du roman français se trouve modifiée. Ce n'est plus chez
Lesage ou chez M me de La Fayette qu'il faut en chercher l'o-
rigine, le point de départ ; c'est chez Honoré d'Urfé, qui a
étudié, scruté, analysé la série des passions humaines et sur-
tout l'amour. Il y a loin de YAstrée à une simple pastorale ; son
auteur est quelque chose de plus qu'un imitateur de Montemayor,
La quatrième partie de YAstrée nous offre le dénouement du
drame commencé depuis si longtemps, après le récit parfois très,
pathétique du siège de Marcilly. Adamas gardait en sa dépen-
dance les princesses Amasis et Galatée : désireux de s'approprier
leur puissance et leurs grandes richesses, Polémas se fait leur-
champion, déclare son intention de les délivrer et de les venger,
Directeur : N. FILOZ
Cours de M. ABEL LEFRANC,
Professeur au Collège de Finance*
La quatrième partie de l'« Astrée ».
100
770
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
et vient mettre le siège devant Marcilly. Il croyait remporter
sans coup férir ; or son adversaire est très redoutable, et lui
oppose une résistance si acharnée qu'il ne peut en triompher.
Marcilly, situé sur une colline très élevée, très pittoresque, à
demi sauvage, consistait dans un château fort considérable,
qui commandait toute la région, et dont les ruines, restaurées
naguère d'une façon bizarre, ont été transformées en château
d'opéra comique : c'est là que se passent les derniers épisodes de
YAslrée. ,
Polémas investit la place avec une armée considérable, afin dê
hâter une victoire certaine ; mais les ennemis sont également
nombreux et exercés. — Ce vaste déploiement de troupes,
remarquons-le bien, est invraisemblable, mais d'une invraisem-
blance voulue par d'Urfé : il y a là un moyen de grossir les faits
et de donner au récit l'envergure d'une épopée, dont Rabelais
s'est servi à l'occasion, dans un dessein différent d'ailleurs. —
Tous les assauts de Polémas sont repoussés, malgré la présence
à Marcilly d'un traître du nom de Méronte. Furieux, il songe à
l'emporter par la ruse, et il imagine de s'emparer de la belle
Alexis, fille du grand prêtre, dans l'espérance qu'Adamas cédera
Marcilly pour sa rançon, ou tout au moins les princesses Amasis
et<îalatée. Les « solduriers » chargés de cette mission hardie
font bientôt prisonnières Astrée et la fausse Alexis, qui se trou-
vaient au hameau. On arrive au camp de Polémas. Mais voici
que surgit une difficulté nouvelle : de ces deux femmes, — dont
Tune est Céladon, et l'autre la bergère sa maîtresse, — quelle
est la fille d'Adamas? Polémas, pour sortir d'embarras, déclare
qu'Alexis sera exposée aux flèches des assiégés ; il croit ainsi que
la peur fera parler sa compagne. A son étonnement, c'est le
contraire qui advient : un véritable combat de générosité s'élève
entre Céladon et Astrée, chacune voulant risquer sa vie pour
l'autre et affirmant qu'elle est Alexis. La fureur de Polémas
redouble. Que faire ? Il hésite quelque temps, et finalement
l'animosité, la méchanceté, la rancune étouffent dans son âme
tout autre sentiment et lui inspirent une conduite : il exposera
ses deux prisonnières ensemble, en leur joignant Silvie et un
chevalier pris pour un des seigneurs de la cour d'Amasis.
Il met, sur-le-champ, son projet à exécution. Les troupes s'a-
vancent près des murailles, poussant de leurs lances les quatre
prisonniers, dont la mort est certaine si les assiégés ne cessent
d'envoyer des traits. L'angoisse règne de part et d'autre ; les
assaillants néanmoins poursuivent leur marche; elles défenseurs
de Marcilly doivent s'arrêter de tirer. Il s'établit alors un silence
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l'« astrée »
771
tragique, dont Honoré (TUrfé a très bien su nous communiquer
Témotion. — Mais attendons. Le chef de l'escorte qui accompagne
immédiatement les prisonniers et doit mettre, à leur abri, le feu
aux portes et aux remparts de la place, ce chef n'est autre que
Sémire, celui-là môme dont les propos mensongers causèrent, au
début du livre, les malheurs de Céladon et son abandon par
Astrée. Il prévient son frère qui est dans l'escorte, le convertit, et
forme avec Céladon et l'autre chevalier un quatuor de résistance,
à l'aide duquel s'empressent d'arriver deux chevaliers de la ville.
Bu haut des murs, les assiégés laissent tomber des paniers
soutenus par des cordes et hissent les femmes jusqu'à eux.
Les soldats de Sémire, stupéfaits et n'osant pas combattre leur
chef, ne cherchent point à empêcher le sauvetage. Polémas est
fou de colère. Il va tenter un nouvel assaut, mais les assiégés
font une sortie et refoulent ses troupes à quelque distance de
Marcilly. Au cours de cette sortie, Sémire est mortellement
blessé; on le ramène dans la ville où il devient le héros d'une
belle histoire, et où il peut mourir en paix, ayant obtenu le
pardon d'Astrée. — « Pour laver mon erreur », lui dit-il dans son
agonie, « je vous donne et mon sang et ma vie. Jugez que, si
j'avois quelque chose de plus précieux, je le vous offrirois de
mesme, pour réparer la faute qu'Amour m'a fait commettre. Je
croy que les dieux me l'ont pardonnée, puisqu'ils m'ont fait la
grâce que'je leur avois toujours depuis demandée, qui estoit de
mourir pour vous ; je les en remercie de tout mon cœur, et les
supplie seulement de retarder autant ma mort, qu'il me faut de
temps pour ouyr vostre response, qui m'accompagnera en un
éternel repos, si elle est celle que je désire, et qui, estant autre,
me condamnera à un enfer de supplices et de désespoirs. »
« Sémire proféra ces paroles à mots interrompus, et avec une
voix languissante, qui toucha de telle sorte le cœur d'Astrée,
qu'elle ne se put empescher d'avoir pitié de la personne du monde
à qui elle avoit plus d'occasion de vouloir mal ; et les larmes que
la compassion, iuy fit venir aux yeux, donnèrent témoignage qu'il
n'y a point de si grande offense qu'un généreux courage ne puisse
pardonner: et toutesfois, ne sçachant presque luy répondre, elle
s'amusoit à s'essuyer les yeux, lorsque Sémire se sentant à
l'extrémité: «Belle Astrée, reprit-il, ces larmes me témoignent
;bien que vous avez compassion de ma mort, mais non pas que
vous ayez pardonné ce crinie d'amour que j'ay commis ; hastez-
vous de me dire : Sémire, va-t'en en paix, si vous voulez que je
puisse ouyr ces paroles tant désirées. » Astrée alors : « Sois en
repos, Sémire, luy dit-elle, et t'assure que, si autrefois tu me fis
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772
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
perdre ce que j'aimois, tu m'as maintenant conservé tout ce
que je puis aimer. On vid à ces paroles que le visage de Sémire
se remit, comme s'il n'eust point eu de mal, tant elles luy don-
nèrent de contentement ; et puis, tout à coup, en souspirant, le
ciel vous soit tousjours favorable, luy dit-il, et conserve Astrée
à son heureux Céladon.
« Ce furent là les dernières paroles qu'il proféra, et avec
lesquelles son âme s'envola: heureux en son malheur d'avoir
donné sa vie pour celle qu'il aimoit, et d'avoir veu les beaux
yeux d'Astrée jetter des larmes à son trespas, sinon larmes
d'amour, au moins de compassion. »
Ici se termine la rédaction d'Honoré d'Urfé ; le reste est de
Baro, travailleur consciencieux, qui eut en main les notes de son
maître, qui connut ses projets, et qui s'y conforma sans doute
avec beaucoup d'exactitude, mais dont le style est fort inférieur
au premier, lent, diffus, assez monotone et sans relief. Il reprend,
le récit après la mort de Sémire.
A la faveur d'une trêve, qui a été consentie sans difficulté par
les camps ennemis, les bergers du Lignon se sont armés et sont
venus, dans Marcilly, renforcer les troupes du grand prêtre.
Aussi, quand les hostilités recommencent, les assauts de Polémas
sont-ils aisément repoussés; le chef des assiégés est Godomar,
fils de Gondebaud, roi des Bourguignons et allié de Polémas.
Mais celui-ci est tenace. Il veut à tout prix s'emparer de Marcilly,
et, au lieu de se retirer, il organise un siège en règle. Le découra-
gement envahit les défenseurs (et Godomar lui-même), à l'excep-
tion d'Adamas, dont Baro a bien peint la noble figure, le
caractère énergique et constant, l'âme confiante dans la justice.
C'est grâce à lui qu'on voit échouer toutes les ruses et toutes les
perfidies du traître Méronte, qui, pris en faute, est enfin pendu
aux murailles avec son fils. Dès lors les événements se préci-
pitent. Trois chevaliers de la ville^ Lindamor, Sigismond et
Rosiléon, lancent un défi à Polémas et à deux de ses compagnons
pour une lutte en champ clos. Polémas accepte : Lindamor le
tue et envoie sa tête à Galatée, dont l'heureux vainqueur avait
été le premier amant. — Cet épisode marque la fin de la guerre.
Adamas, heureux et fier de sa victoire, n'a plus qu'un désir
et cherche à le réaliser au plus vite. Il se souvient de la réponse
de l'oracle, lorsqu'il était allé l'interroger à propos de Céladon ;
cet oracle disait, parlant du berger :
Obtenant sa maistresse,
Contente pour jamais sera vostre vieillesse.
l' « ASTRÉE »
773
Il importe donc à la tranquillité et au bonheur du grand prêtre
qu'Astrée pardonne et consente à épouser Céladon. La nymphe
Léonide se charge de les présenter l'un à l'autre, et le fait avec
l'autorisation d'Astrée. Mais la bergère s'indigne et se courrouce,
lorsqu'elle apprend que son amant, couvert des habits d'Alexis,
a vécu plusieurs mois aussi près d'elle. C'est un affront à sa
pudeur, et, pour châtier le coupable, elle le condamne à ne plus
jamais la voir. Céladon rebuté, désespéré, incapable de vivre,
veut alors se laisser mourir, et il se rend à la fontaine de
Vérité d'Amour, pensant être dévoré par les lions et les licor-
nes qui en défendent l'accès. Astrée s'y rend de son côté, pour
échapper au déshonneur et à la honte; puis Diane, qui se
croit contrainte dans son affection, et enfin Sylvandre, dont la
flamme n'est pas couronnée. Les quatre personnages arrivent
ensemble dans le lieu enchanté, se couchent, attendent la mort.
0 prodige ! les lions et les licornes sont brusquement changés en
statues de marbre. Tout le monde s'étonne, sauf le lecteur qui,
dès longtemps, avait été prévenu que cela se produirait, lorsque
viendrait, auprès de la merveilleuse fontaine, un couple d'amou-
reux sincères : et il en est venu deux. A l'événement succède bien-
tôt une indescriptible joie, et c'est par une série de mariages
que se termine le roman d'Astrée.
La trame, on a pu le voir, en est très compliquée ; mais ce n'est
pas un des moindres mérites de l'auteur que de l'avoir conduite
avec aisance et clarté. Avant d'exposer les réflexions générales
qu'un livre aussi considérable nous suggère, il convient de parler
brièvement d'un épisode de la quatrième partie, que le récit du
siège de Marcilly nous a fait omettre : c'est l'histoire d'Alcandre,
d'Amilcar et de Circeine, qui ne compte pas moins de cent trente
pages, et qui a une grande valeur littéraire. On y trouve un per-
sonnage curieux, celui de Bélisard, qui peut être regardé comme
le prototype de V Ami des Femmes de Dumas : il est fort probable,
d'ailleurs, que cet écrivain ne l'a pas connu directement, — et il
n'importe. Bélisard est un causeur très goûté, à cause de son
esprit et de sa grâce, — dénué de passions et habitué à ob-
server celles des autres ; et ce don d'observation, il l'emploie,
d'une part, à servir ses amis, de l'autre à recueillir les con-
fidences des femmes qui n'ont pas la moindre défiance à son
égard. A l'appui de notre thèse, et pour éviter toute accusation
de partialité, nous citerons un fragment du Cours de Littérature
dramatique, de Saint-Marc Girardin — que Dumas fils a pu con-
naître — : « Dans cette galerie de personnages que je tire de
Y Astrée, il en est un que je ne veux pas oublier et que je dois pla-
774
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
cer naturellement à côté de la femme du monde, telle que nous
venons de lavoir sous les traits de Galatée : c'est celui de l'homme
du monde. D'Urfé a mieux traité l'homme que la femme ; car
Bélisard — c'est le nom de cet homme du moné* — est un per-
sonnage spirituel et honnête, causeur charmant, et qui dans la
conversation, surtout avec les femmes, montre une finesse et une
pénétration singulières. Ce qui fait la supériorité de Bélisard,
c'est qu'il aime mieux observer les passions du prochain que d'en
avoir lui-même. Ce don d'observation, il l'emploie à servir ses
amis. Ainsi Alcandre, son ami, aime la belle Circeine, et se déses-
père, croyant n'être pas aimé. Bélisard se fait raconter par
Alcandre la manière dont Circeine le traite, et il déclare à Alcan-
dre qu'il est aimé. Celui-ci n'en veut rien croire ; Bélisard alors
lui promet d'en obtenir l'aveu de la bouche de Circeine elle-
même. La conversation entre Circeine et Bélisard est un modèle
de finesse et de badinage, et on se surprend à croire, après
l'avoir lue, que Marivaux lui-même doit quelque chose au vieux
d'Urfé. Marivaux, en effet, n'est pas plus ingénieux à faire de-
viner la passion qui veut se cacher, et h tirer le secret des cœurs. »
Et, pour bien prouver qu'il y a, dans l'Asie, une sorte de mari-
vaudage avant la lettre, Saint-Marc Girardin rapporte la conver-
sation de Bélisard et Circeine, conversation très spirituelle, fine
et piquante, dirigée par Bélisard dans le but d'obtenir de Circeine
l'aveu de son amour pour Alcandre : « Quand vous le voyez, ré-
pliqua Bélisard, vous le fuyez ; s'il parle à vous, vous ne lui ré-
pondez point, et si vous y êtes forcée, c'est toujours avec des
demi-mots; et bref, toutes ces autres façons méprisantes et dont
vous n'usez qu'envers lui. — Veux-tu, Bélisard, lui dit-elle en lui
mettant une main sur l'épaule, que je te parle franchement? Je n'ai
jamais cru que ni toi ni ton ami eussiez si peu d'esprit que vous
en avez. Dis-moi, je te supplie, si je traite différemment Alcan-
dre de tout autre; n'est-ce pas que je le tiens en un autre rang que
tous les autres? Va, Bélisard, et apprends que les femmes sont bien
souvent contraintes de faire semblant de ne voir point ce qu'elles
voient, et de voir, au contraire, ce qu'elles ne voient point. »
Comme on le voit, c'est la psychologie de nos romans modernes
que d'Urfé, à l'aurore du xvn e siècle, introduit dans notre littéra-
ture. Il est le premier qui ait su dégager des caractères intéres-
sants dans le roman. Saint-Marc Girardin ajoute que l'on ren-
contre fréquemment dans YAstrée des réflexions « judicieuses,
profondes ou piquantes », amenées d'une manière imprévue :
« Souvenez-vous, dit un des personnages à son frère, qui veut
faire un mariage de fantaisie, souvenez-vous, mon frère, que le
L' « ASTRÉK »
775
mariage fait ou défait une personne. » On ne saurait trop louer
la concision et la délicatesse de semblables maximes.
Et ce n'est point la seule innovation d'Honoré d'Urfé. Il y a dans
YAstrée comme un souffle romantique, dont nous avons eu déjà
l'occasion de parler. Très souvent, l'âme des personnages semble
communiquer avec la nature, dont on ressent l'harmonie avec les
sentiments humains. Très souvent aussi on remarque des descrip-
tions admirables, d'un coloris étonnant, qui nous font douter si
Honoré d'Urfé n'a pas vécu deux siècles plus tard: c'est dire com-
bien il est supérieur à ses contemporains, à un Gombault ou à
une Scudéry.
Y a-t-il des clefs dans YAstrée! Sur cette question des clefs, on
a émis les opinions les plus diverses. Ce fut, autrefois, la mode
d'en découvrir partout, et puis, la mode passée, on n'en voulut
reconnaître nulle part. Aujourd'hui, l'on a tendance à les négli-
ger; elles inspirent encore une certaine méfiance, et celles de
YAstrée, en particulier, sont vivement combattues.
Or nous avons souvent remarqué, pendant le résumé trop sec
et trop hâtif de ce roman, que la fiction revêt, en maint passage,
la réalité contemporaine et la vie ; qu'il est aisé d'expliquer
plus d'un récit à l'aide des événements historiques, et de substi-
tuer aux noms des héros des noms de personnages véritables.
C'est un point acquis, sur lequel nous n'insisterons pas. En se-
cond lieu, nous avons pour nous rendre compte quelques témoi-
gnages des contemporains (lettres, mémoires, etc.), dont il con-
vient de faire la critique et d'établir la valeur. Enfin, on a déjà
donné, sur YAslrée, des listes de clefs, qu'il est naturel et même
nécessaire de consulter avant d'échafauder à la légère des
théories sans fondement.
Parmi les témoignages des contemporains, citons, avant tout
autre, celui d'Olivier Patru (1604-1681), qui, au cours de son
voyage en Italie, en 1624, passa quelques jours dans la compagnie
d'Honoré d'Urfé, eut avec lui de longs entretiens, et lui demanda
des éclaircissements confidentiels sur YAstrée. Patru était, sans
doute, fort jeune à cette date ; mais il avait un jugement précoce
et une intelligence sagace, qui nous garantissent la valeur de ses
affirmations. Il se montre très enthousiaste pour Honoré d'Urfé,
qui jouissait d'une réputation considérable en France et qui fut
avec lui, s'il faut l'en croire, d'une exquise amabilité. Dans notre
prochaine leçon, nous examinerons rapidement ses Eclaircisse-
ments de VAstrée, en les rapprochant de témoignages analogues,
bien propres à éclairer pour nous et à rendre plus attrayant en-
core le roman si ample et si divers d'Honoré d'Urfé. A. R.
Les poètes français du
temps de la Révolution.
Cours de M. ÉMILE FAGUET,
Professeur à l'Université de Paris.
Eoouohard-Le Brun {suite).
Vous avez vu que l'ode intitulée Le Triomphe des Paysages était
surtout le triomphe de la périphrase. Le Brun a été le dernier des
poètes périphrastiques, en ce sens qu'après lui, seuls, ont persisté
dans cette singulière méthode les poètes qui, comme Delilie,
avaient commencé avant lui, ou ceux — plus exactement —
celui qui a pris Le Brun comme modèle, c'est-à-dire André
Chénier. Et, pour n'y plus revenir, je vais vous citer quelques-
unes de ces périphrases caractéristiques de la mode du temps,
et qui sont à retenir.
Comment diriez-vous en vers une bougie ? Vous diriez pro-
bablement, selon le conseil de La Bruyère, une bougie. Pareille
chose n'était pas permise à cette époque, et voici comment Le
Brun définit cet objet :
Cette pure clarté que Ton doit à l'abeille.
C'est ainsi que, désormais, vous aurez la bonté de désigner votre
bougie, si vous voulez être à la mode de 1780.
De l'épître IX du livre II j'extrais la strophe suivante :
Tout reposait en ce moment
Où l'Aiguille, dans Vor captive et suspendue,
Et d'un cercle émaillé divisant l'étendue,
Loin de midi s'écarte également ;
Où déjà, sur l'airain, le Marteau qui s'élance,
Enfant d'un Art ingénieux,
Vient répondre au doigt curieux,
Et d'un son argentin rompt six fois le silence.
C'est effroyable comme ingéniosité ; remarquez qu'il a tout dit;
il décrit l'horloge, les douze heures qui divisent le cadran, et il
ÉCOUCHARD-LE BRUN
777
indique qu'à six heures du matin, en hiver, on cherche du doigt
l'heure sur la pendule !
Je reviens à Tune des originalités de Le Brun/qui a été de cher-
cher très attentivement des sujets nouveaux. Il a essayé de l'ode
scientifique et de Pode satirique. La poésie philosophique et la poé-
sie scientifique existaient avant lui, mais il n'avait pas d'exemple
de poésie lyrique scientifique. Il s'est essayé avec talent dans un
genre où l'on risque, à tout instant, de tomber dans le prosaïsme
et le didactisme pédantesque. Cette gageure, Le Brun, qui ne dou-
tait de rien, l'a tenue, et vous allez voir qu'il l'a presque gagnée.
Il s'agit de l'ode xvm du livre V, intitulée Les Conquêtes de
V Homme sur la Nature. En voici les idées générales : la science
a libéré l'homme, donc quelques vers sur la science préhistori-
que; puis le poète continue parles découvertes plus modernes
et finit d'une façon un peu inattendue par le Nouveau-Monde,
qui n'était pourtant pas, à cette époque, une invention récente !
Voici quelques strophes sur les découvertes contemporaines :
Ici l'homme, ceint du scaphandre,
Franchit, plus heureux que Léandre,
La surface des flots mouvants :
Là, plongeant jusqu'aux Néréides,
Même au fond des Tombeaux liquides,
Il imprime ses pas vivants.
Il y a du bon et du mauvais dans cette strophe. Le Brun a
tort de mêler la science et la mythologie : ce sont deux tendan-
ces de l'esprit humain absolument opposées ; Tune voit du mer-
veilleux partout, Tautre est uniquement tournée du côté de la
démonstration et de l'analyse.
Franklin a pu dire au Tonnerre :
« Cesse d'épouvanter la Terre ;
Descends de l Olympe calmé ! »
Soudain, la Foudre obéissante
A reconnu sa Voix puissante,
Et Jupiter fut désarmé.
Ici encore, le mélange de V « Olympe calmé » avec le paraton-
nerre ne vaut pas grand'chose : pourtant il est moins mauvais
que dans la strophe précédente ; car, à la rigueur, par Olympe, on
peut entendre le ciel, et Jupiter, dieu de l'air, peut se confondre
avec l'air lui-même.
Voici, maintenant, le télégraphe aérien :
Renommée, abaisse tes ailes ;
Ferme tes bouches infidèles
778
REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES
Gesse tes rapports indiscrets : J
Vois cette active vjgilance
Des Signaux qui, dans le silence,
Vont saisir au loin tes secrets.
. Très adroit, un peu trop spirituel môme ; mais c'est le défaut
inhérent à la poésie scientifique.
Puis les ballons, les aérostats « remplis de gaz ou d'air inflam-
mable, nous dit Le Brun dans une note, substitués, en 1785, par
M. Charles (1), aux montgolfières, inventées en 1783 par MM. Jo-
seph et Etienne Montgolfier. »
Que vois-je ? ô Merveille suprême !
Un Air, plus léger que l'Air même,
Ravit l'Homme au ciel le plus pur ;
La Seine, en frémissant, admire
Le cours de ce premier Navire
Qui des Airs fend le vaste Azur.
Plus de mythologie ici : il faut en savoir gré à Le Brun.
Le poète nous montre enfin Colomb disant à ses matelots : « Je
vous donne un monde », comme dira plus tard — sans doute à
l'imitation de Le Brun — Casimir Delavigne :
Jadis un Vulgaire crédule
Rêva les Colonnes d'Hercule,
Ces bornes du Monde et des Mers ;
Et moi, dit un Homme intrépide,
Au delà du gouffre liquide,
Je vous jure un autre Univers.
Cette dernière expression est peut-être impropre ; mais l'ellipse
qui consiste à dire «jurer » au lieu de « promettre », est d'une
force superbe.
Je vous ait dit que Le Brun avait fait des odes satiriques : il
avait ht un exemple illustre. Vous savez que Boileau était à ce
point satirique que, lorsqu'il a cru faire une ode, il n'a pu s'em-
pêcher, par deux fois, de tomber dans la satire. (Cf. Ode Sur la
prise de Namur.) Le Brun s'est avisé de mettre en strophes lyri-
ques une série d'épigrammes contre Bernis et Roucher.
Voici un aperçu rapide de l'ode xii du livre V, Sur le faux goût
des poésies modernes. Il s'agit de Bernis, de celui que Voltaire ap-
pelait « Babet la bouquetière » :
0 Prodiges nés de sa Muse !
Dans l'Urne même d'Aréthuse
(1) Ce Charles fut le mari de TElvire de Lamartine : tous deux tendaient au
sublime, mais ils avaient chacun leur manière de planer.
^Google
tir
ÉCOUCHARD-LE BKUN
779
Il verse un Champagne étonné ;
Et, plein des images de Gnide,
Il peindrait l'horrible Euménide
Le Front de Myrtes couronné.
Par lui la folâtre Nappée
S'empare de l'Onde usurpée
Aux yeux de Neptune surpris ;
11 fait sourire les Hyades,
Et plonge les douces Nayades
Au sein de l'amère Doris .
Cela veut dire, tout simplement, que Bernis mêle tous les élé-
ments mythologiques, qu'il met des Naïades là où il faudrait des
Nymphes, etc..
Tel est bien, en effet, le défaut des premières poésies de
Bernis.
L'ode finit ainsi :
Tous ces vers brillants et stériles
Imitent nos cristaux fragiles ;
Et l'Art ne fait rien de pareil
Aux diamants inaltérables,
Dont les étincelles durables
Paraissent Filles du Soleil.
Voyez-vous le poète lyrique reparaître à travers le poète épi-
grammatique? Le Brun pouvait apprendre à Bernis à faire des
métaphores justes, éclatantes et précises.
Pour ce qui est de Roucher, qu'il détestait, Le Brun a bien mis
le doigt sur ses défauts : l'envie ne se trompe pas. Il l'a montré
dans Tode xvi d Zélis, qui avait fait quelques jolies romances, et
voulait faire un poème sur le dévouement du prince de Brunswick,
noyé dans VOder en s" efforçant de sauver des malheureux :
Qui ? Toi ! chanter Brunswick luttant contre les Ondes,
Et peut-être avec lui te noyer dans les Flots !
Toi ! peindre de 1 Oder les Fureurs vagabondes !
Zélig, ah ! reviens à Paphos ;
Reviens aux doux concerts: ta voix tendre et flexible
Y peut d une romance exhaler les soupirs.
A tes pleurs modulés tu rends Echo sensible ;
Echo les répète aux Zéphyrs.
Zélis, charme toujours les Amants et les Belles ;
Laisse à d'autres le soin d'ennuyer les Héros.
Combien pensent cueillir des palmes immortelles,
Qui moissonnent de lourds pavots !
780
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Sous prétexte de compliments, et en les multipliant avec une
insistance très lourde, le poète s'achemine lentement, comme
pour mieux savourer sa vengeance, vers le trait final, qui est
féroce.
Revenons, et pour en finir, aux grandes odes, et prenons d'a-
bord l'ode Sur le vaisseau le Vengeur.
Cette pièce a été infiniment admirée par nos pères ; elle mérite
une admiration mêlée de beaucoup de réserves. Elle est fort cu-
rieuse, énergique, vibrante et courte :
Au sommet glacé du Rhodope,
Qu'il soumit tant de fois à ses accords touchants,
Par de timides sons le fils de Calliope
Ne préludait point à ses chants.
Plein d'une audace pindarique,
Il faut que, des hauteurs du sublime Hélicon,
Le premier trait que lance un poète lyrique
Soit une flèche d'Apollon...
Est-il possible de commencer plus mal ? Le Brun sait fort bien
qu'un de ses talents est d'ébranler, dès le début, l'imagination
par un trait hardi ; il sait qu'il faut le faire, et, au lieu de le faire,
il dit qu'il faut le faire, et comment il convient de le faire. Et il le
dit en cinq strophes ! Autre inconvénient : après cette préface —
une préface à une ode ! — il lui faudra, pour revenir à son sujet,
faire un brusque détour, qui sera, je m'y attends — il est vrai
que je m'y attends parce que je le sais — d'une gaucherie extra-
ordinaire :
Ici commence une seconde préface ! Le poète court une mer
orageuse, parsemée d'écueils, sillonnée de tempêtes, etc.. Celle-
ci, à la rigueur, est acceptable, mais que cette ode est longue à
se mettre en mouvement !
Ainsi il a fallu, pour que nous arrivions, à bon port, — je veux
dire au fait, — que son vaisseau métaphorique fût comparé au
vaisseau le Vengeur !
A partir de là, l'ode n'est pas mauvaise : elle sent bien la poésie
des temps de troubles, de grands désespoirs et de grandes espé-
rances.
Toi que je chante et que j'adore,
Dirige, ô Liberté, mon Vaisseau dans son cours,
Moins de vents orageux tourmentent le Bosphore
Que la mer terrible où je cours...
Mais, des flots fût-il la victime,
Ainsi que le Vengeur il est beau de périr...
ÉCOUCHARD-LE BRUN
781
Près de se voir réduits en poudre,
Ils défendent leurs bords enflammés et sanglants.
Voyez-les défier et la vague et la foudre
Sous des mâts rompus et brûlants.
Voyez ce drapeau tricolore»
Qu'élève en périssant leur courage indompté.
Sous le Flot qui les couvre, entendez-vous encore
é Ce cri : Vive la liberté !
A la bonne heure, nous y voilà ! Nous voilà dans la poésie
purement réaliste : car, lorsqu'il s'agit d'un dévouement comme
celui-là, c'est « la simplicité d'un récit fidèle », comme dit Bos-
suet, qui est seule digne de l'acte. Il y aurait à comparer ce
récit à la description du combat naval de la frégate la Sérieuse,
qui est, elle aussi, d'une énergie et d'une puissance extraor-
dinaires. Le Brun continue ainsi :
Ce cri !... c'est en vain qu'il expire,
Etouffé par la Mort et par les Flots jaloux.
Sans cesse il revivra, répété par ma lyre.
Siècles, il planera sur vous !
Et vous, héros de Salamine,
Dont Thétis vante encor les exploits glorieux,
Non ! vous n'égalez point cette auguste ruine,
Ce naufrage victorieux î
Vous me direz que c'est déclamatoire, que c'est le résultat
d'efforts très laborieux; je vous accorde que c'est cherché, mais
vous m'accorderez que c'est trouvé !
L'ode xxin du livre VI, VExegi monumentum, est très célèbre,
et à jusle titre : elle est d'un ton tout à fait nouveau.
Le Brun, en 1787, croyait avoir terminé son œuvre lyrique et
il en faisait la clôture solennelle. Il a voulu se donner le ton de
sérénité de l'homme qui achève son œuvre, et qui la trouve
belle. L'ode a une certaine majesté olympienne un peu jouée —
comme tout ce que fait Le Brun — mais, en somme, assez
agréablement attrapée :
Grâce à la Muse qui m'inspire,
Il est fini, ce monument
Que jamais ne pourront détruire
Le fer ni le Ilot écumant.
Le Ciel, même armé de la foudre,
Ne saurait le réduire en poudre :
Les Siècles l'essaieraient en vain.
Il brave ces Tyrans avides,
Plus hardi que les Pyramides
Et plus durable que l'airain...
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782
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Vous me direz: voilà un monsieur bien prétentieux î — Que
voulez-vous ? Horace l'avait dit avant lui : Le Brun n'est pas
excusé ; du moins, il est couvert.
Vous tomberez, marbres, portiques,
Vous dont les sculptures antiques
Décorent nos vastes remparts ;
/Et de ces tours au front superbe
La Seine, un jour, verra sous l'herbe
Ramper tous les débris épars.
N'est-ce pas déjà le ton et même les sonorités de V. Hugo dans
l'ode A l'Arc de Triomphe*!
Gomme l'encens qui s'évapore
Et des dieux parfume l'autel,
Le feu sacré qui me dévore
Brûle ce que j'ai de morteL
Mon âme jamais ne sommeille :
Elle est cette flamme qui veille
Au sanctuaire de Vesta ;
Et mon génie est comme Alcide
Qui se livre au bûcher avide
Pouf renaître au sommet d'OEta.
Encore une fois, V. Hugo a refait ces choses-là ; je ne dis pas
qu'il s'en soit souvenu, mais il y a des coïncidences également
glorieuses pour les deux poètes.
J'en ai fini avec Le Brun grand poêle lyrique ; je passe au petit
poète lyrique, qui est bien mauvais, et ne nous retiendra pas
longtemps.
Le Brun a voulu, comme Horace, faire de ces odelettes, badines
et légères, qu'on adresse à une femme qu'on aime, à un ami
qu'on invite à dîner, à un poète qu'on flatte en même temps qu'on
l'égratigne un peu. Or les odelettes de Le Brun sont, en général,
exécrables. Chose curieuse: cet homme, si preste dans l'attaque,
ne savait point tourner une petite chose galante. Il y a d'excel-
lents escrimeurs qui sont lourds comme danseurs : c'est tout à
fait le cas de Le Brun.
Voyez, par exemple, l'ode in du livre II :
Cet hymne même que j'achève
Ne périra point comme vous,
Vains Palais que le faste élève
Et que détruit le Temps jaloux ;
Oh ! que j'aime ce Bois sombre,
Ma Thémire ! Que son ombre
ÉCOUCHARD- LE BRUN
783
Est favorable à l'Amour !
Entends-tu ce doux ramage ?
Il t'exprime bien l'hommage
Qu'on doit à ce beau séjour.
Nous voilà tombés du haut de la colonne 'aû mirliton !
Ah ! par un charme invincible
Quand tout y devient sensible,
Quand tout aime et fait aimer,
A l'amour, à cet ombrage,
Voudrais-tu faire l'outrage
De ne te point enflammer ?
Il s'ingénierait à parodier un mauvais poète qu'il ne ferait rien
de mieux, je veux dire rien de pis. Je ne sais rien de plus dé-
testable dans toute la littérature française.
L'ode xni du livre IV sur un baiser envoyé par geste est un peu
mièvre et contournée : c'est du Dorât. Le Brun a fait du Dorât,
lui qui ne pouvait pas le souffrir !
Baiser qui t'échappais des lèvres demi-closes
D'une jeune et tendre beauté ;
Baiser teint de nectar dans la coupe de Roses
Où l'Amour boit la volupté... I
C'est très alambiqué, tant que vous voudrez ; mais c'est d'un
ctoigté exquis : nous sommes en plein Pompadour.
Tu partais ; je l'ai vu, j'ai vu ta vive flamme
Qui sillonnait l'air amoureux :
Tu volais ; et déjà l'espoir t'ouvrait mon âme,
Impatiente de tes feux.
Vaine attente ! Ah ! Zéphir te déroba sans doute ;
Ou toi-même, éperdu, troublé,
Tu t'égaras peut-être ; ou bien, à demi-route,
Le Scrupule t'a rappelé.
Il y a là de l'esprit, avec une pointe de libertinage gracieux
encore.
Voici la note qui sera, plus, tard celle de Parny et de Béranger :
je la trouve dans l'ode xx du livre IV sur le départ de Délie :
De mes regrets triste dépositaire,
Mon cœur s'échappe et vole sous sa loi,
Sans ma douleur je serais solitaire :
Ma douleur seule est l'univers pour moi.
Que dis-je? hélas ! charmons la douleur même
Parles douceurs d'un tendre souvenir :'
Ces lieux encor sont pleins de ce que j'aime ;
Partout ses jeux ont tracé le plaisir.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Voiles flottants sur sa gorge d'albâtre,
De la Pudeur vains et frêles remparts,
Vous, qu'a brisés mon audace folâtre,
Que vos débris sont chers à mes regards !
Amour ! Amour ! retrace-moi, sans cesse,
Ces doux moments écoulés dans ses bras ;
Peins-moi ses feux, ses transports, son ivresse,
Pour m* animer à de nouveaux combats.
Cette ode est peut-être la seule pièce où Le Brun se soit montré
C'est des œuvres non lyriques de Le Brun que je compte
m'occuper aujourd'hui. Vous avez déjà vu qu'il n'y avait guère
de lyrisme dans ses odelettes familières et badines: si l'on y
trouve, quelquefois, ce demi-lyrisme qui consiste dans une ex-
pression imagée et même assez puissante, elles ne sont pourtant
pas, à proprement parler, lyriques, au sens que nous attachons
aujourd'hui à ce mot. Désormais, non seulement Le Brun ne sera
plus lyrique ; mais, encore, il ne voudra plus l'être : il fera des
épîtres comme Boileau, des satires comme Boileau, des épîtres-
satires, il s'essaiera au genre épique, et, dans le genre épigram-
matique, il sera l'un des premiers de toute notre littérature.
J'oubliais quelque chose qui était digne d'être oublié, et par
quoi nous allons commencer, pour n'y plus revenir. Nous avons,
en effet, vu Le Brun auteur d'élégies amoureuses ; c'est lui qui
a dit dans un très beau vers :
véritablement amoureux.
Ecouchard-Le Brun (suite)
Tout vers sublime est né d'un cœur brûlant.
Musset dira après lui :
Tu te frappais le front en lisant Lamartine :
Ah t frappe- toi le cœur : c'est là qu'est le génie.
Et tous deux n'ont fait que répéter Boileau :
C'est peu d'être poète; il faut être amoureux.
ÉCOUCHARD-LE BRUN
785
Or, ce qui est indispensable au poète élégiaque a complè-
tement manqué à Le Brun.
Il a fait une élégie satirico-tragique à la Némésis, où il y a cer-
taines choses à relever, sinon comme vraiment dramatiques, du
moins comme éloquentes. Le poète invoque la Déesse de la Ven-
geancè contre tous ceux dont il a reçu ou cru recevoir des outra-
ges et des offenses. Cette élégie est tellement célèbre qu'il faut
bien que je vous en cite quelques vers :
Que de fois, Némésis, dans ce funeste orage,
Mon fragile vaisseau fut voisin du naufrage !
Que de fois j'appelai les Dieux à mon secours 1
Et les flots et les vents, et les Dieux étaient sourds.
Tu vis le triple nœud de ce complot infâme ;
Tu vis s'armer ensemble et mère et sœur et femme ;
Tu vis leur noire audace, ô crime, ô tripler horreur !
De leurs coups sur moi seul diriger la fureur ;
Tu les vis toutes trois, s'acharnant à leur proie,
Puiser dans mes tourments une exécrable joie ;
Et de mes tristes jours se disputant la fin,
Se faire de ma vie un funeste butin.
Ces vers ont bien les qualités de la prose éloquente, de Tinvec-
tive oratoire, et de plus le nombre et l'harmonie qui ressortissent
à ce genre de pensées.
Je passe à une petite élégie d'un genre simplement tragique, qui
nous montre un Le Brun capable de sentiments affectueux. Il
avait eu d'une certaine Adélaïde, que nous ne connaissons pas
autrement et qui l'avait trahi, un fils qui vécut un an à peine.
Voici les vers que ce double chagrin a inspirés à Le Brun ; comme
il est peu sympathique, il n'est pas mauvais de surprendre en lui
un sentiment véritablement tendre et qu'il a heureusement
exprimé :
Muses, donnez des fleurs à sa tombe légère :
Toi, Vénus ! dont le myrte honora son berceau,
Hélas ! D'un noir cyprès couronne son tombeau.
Tu n'es plus, ô mon fils ! trop semblable à la rose,
Sous tes pas innocents nouvellement éclose,
La Parque a moissonné tes rapides instants,
Lorsqu'à peine tes yeux ont revu le printemps ;
Né dans le mois des fleurs, tu disparais comme elles.
Il y a ainsi, chez Le Brun, une alternance — déplorable, mais
intéressante, — de vers très faibles et de vers très beaux.
Tu n'éprouveras point d'amantes infidèles ;
Une parjure épouse, à l'aide de Thémis,
Ne te punira point des maux qu'elle a commis.
101
786
REVUE DES COURS KT CONFÉRENCES
Une sœur odieuse, à ta perte animée,
Ne te lancera point sa langue envenimée...
Après ces violences sans beauté, deux vers délicieux :
Tes pas, qui du berceau descendent au cercueil,
A peine de la vie ont effeuré le seuil.
A la fin de la pièce, il s'adresse à la Parque barbare :
Prête, prête ton glaive aux mains d'Adélaïde ;
Dieux! avec quel plaisir l'ingrate, la perfide,
Plongerait tout entier ce glaive dans un sein
Qu'Amour fit tant de fois palpiter sous sa main...
Elle y verrait mon cœur, sanglant et déchiré,
Détestant cet amour dont il est dévoré...
>
Pour vous reposer de ces fureurs, je vous lirai quelques vers
d'une élégie, très douce et très chaste, adressée à une jeune reli-
gieuse, qui s'éloignait pour quelques mois de son couvent, où Le
Brun allait la visite rsouvent:
Jeune Vestale, ô toi que je n'ose nommer !
Quel charme tu prêtais à la sagesse austère !
Ta vertu m'entourait des pièges de Gythère ;
Même en grondant l'amour, tu te faisais aimer.
Ma raison vainement a voulu se défendre ;
Tandis qu'à l'amitié mon cœur croyait se rendre,
La sœur introduisait son frère trop charmant ;
Qu'elle était séduisante et qu'une amitié tendre
Avec le tendre amour se confond aisément !
Je les pris l'un pour l'autre, et m'enchaînai moi-même...
Hélas ! c'est au moment de perdre ce qu'elle aime
Que l'âme, plus sensible, en connaît tout le prix !...
Tu laisses un désert dans mon âme éperdue...
Pourquoi m'inspiraient-ils ce qu'ils n'osaient connaître,
Ces yeux aimés, ces yeux si cruels et si doux ?
S'ils redoutaient l'amour, pourquoi l'ont-ils fait naître?...
Dans toute cette pièce, le sentiment est fort délicat et le ton
souvent exquis : la main du poète, parfois si lourde, ne fut jamais
ni plus légère ni plus caressante.
J'arrive à Le Brun faiseur d'épîtres, c'est-à-dire traitant ce
genre mixte qui consiste à causer en vers en lâchant d'avoir quel-
que chose de la liberté et de l'aisance de la conversation : c'est ce
qu'Horace appelait sermo, conversation en vers.
Le Brun n'a jamais fait de satires proprement dites: il a déguisé
sa satire sous cette forme de conversation, prétendûment libre et
abandonnée, qu'il appelle épître. Je dois vous citer d'abord une
épître Sur la bonne et la mauvaise plaisanterie. Le commencement
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ÉCOUCHARD-LE BRUN
787
en est plein de bon sens, et d'un bon sens lourd et gros, dont je
vous épargnerai les spécimens. Mais, à partir de la moitié de l'é-
pître, on trouve sinon des tirades, du moins quelques vers, qui
sont excellents à citer, parce qu'ils offrent de précieux modèles de
ce que loue l'auteur, la bonne plaisanterie.
Voici comment il parle des mauvaises plaisanteries pédantes-
ques :
Cent fois plus ridicule est ce pédant ignare,
Qui, sans grec ni latin, dans son français barbare,
N'oppose aux meilleurs traits qu'un insolent ennui,
Et pense voir partout le sot qu'on trouve en lui.
Boileau n'a pas fait mieux. Le Brun réussit admirablement
dans le vers, qui est, à lui tout seul, une épigramme.
Un peu plus loin, voici un précepte excellent :
D'une gaîté sans frein réprimez la licence,
Et respectez les Dieux, la Pudeur... et l'Absence.
Ailleurs, il traduit le mot de Catulle : nihil insulsius insulso
nsu :
Gardez- vous d'un sot rire: il n'est rien de plus sot
L'épigramme que voici est tout à fait heureuse :
N'ai-je pas vu Daphné, cette antique merveille,
Lancer des impromptus qu'on lui prêtait la veille ?...
Pour être dans la bonne plaisanterie, il ne faut pas annoncer
un bon mot. C'est à ce propos que Le Brun est amené à parler de
Montesquieu et de Voltaire :
L'auteur vif et brillant qui fit parler Usbeck,
Dès qu'il parlait lui-même était pesant et sec...
Voltaire qui, du Pinde avide conquérant,
Voulut tout embrasser, fut plus vaste que grand.
Je vois, parmi ses fleurs, plus d'une ronce éclose.
J'aime son Pompignan qui se croit quelque chose,
Mais je ne puis aimer son malheureux Fréron,
Qu'il appelle un faussaire, un escroc, un giton :
C'est noyer le bon mot dans un torrent de bile...
Enfin voici le fameux passage sur La Harpe, qui est une mer.
veille de méchanceté et où le ridicule le dispute à l'odieux :
De La Harpe, a-t-on dit, l'impertinent visage
Appelle le soufflet : ce mot n'est qu'un outrage.
Je veux qu'un trait plus doux, léger, inattendu,
Frappe l'orgueil d'un fat plaisamment confondu.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Dites : ce froid rimeur se caresse lui-même ;
Au défaut du public r il est juste qu'il s'aime ;
Il s'est signé Grand Homme, et se dit Immortel
Au Mercure ! Ces mots n'ont rien qui soit cruel.
Jadis il me louait dans sa prose enfantine :
Mais, dix fois repoussé du trône de Racine,
Il boude ; et son dépit m'a, dit-on, harcelé.
L'ingrat I j'étais le seul qui ne l'eût pas sifflé.
La méchanceté, elle aussi, est une muse ; il faut le reconnaître
à la honte de l'humanité.
Une autre épître, intitulée A Thémire, est agréable à de tout
autres égards : elle est plaisante sans nulle méchanceté. Le Brun
suppose qu'il s'adresse à une jolie femme, qui a la manie des vers,
celle d'en faire et celle d'en demander. Il la raille doucement de
ce travers, en des vers d'une grande netteté, d'un dessin arrêté
et précis, d'une jolie ligne sinueuse, mais ferme.
Dans Tépître sur Du Bellay, qui, en vérité, ne vaut pas grand'-
chose, il y a au moins — comme dans la célèbre tragédie — un
beau vers. 11 s'agit d'Athalie et de l'amitié de Racine et de Boi-
leau :
C'est un vers qui vaut toute une pièce.
Dans Tépître AFanny,que la vraie poésie est favorable à V amour,
on trouve sur Fontenelle quelques vers bien malicieux et bien
jolis : *
Ainsi j'ai vu le galant Fontenelle,
Faux berger, soupirant un langage de cour,
De bergère en bergère égarer chaque jour,
Sous le vain nom de flamme, une glace éternelle.
Des jeux de l'Amour même il bannissait l'Amour ;
Et sa muse, échappée en légère saillie,
N'aimait qu'à se jouer autour
Des faciles beautés qui l'avaient accueillie.
En vain, il célébra les flammes de Vénus,
Inspire- 1- on des feux à soi-même inconnus]?...
Le coup de patte intitulé Epître, et qui n'est qu'une satire, sans
le moindre esprit, contre Colardeau, a une dernière strophe qu'il
faut retenir :
Malheur au sot ; car souvent on immole,
Sans y penser, l'errante bestiole :
C'est le destin de tout reptile impur,
Qui vient au jour risquer son être obscur.
Le rossignol souvent d'une aile agile
Rompt d'Arachné le chef-d'œuvre fragile ;
Boileau fut un public pour l'auteur d'Athalie.
ÉCOUGHARD-LE BRUN
789
Mais le courroux de l'insecte odieux
N'interrompt pas l'oiseau mélodieux :
Il vit la toile, et jamais la pécore ;
A ses réseaux, las ! elle pend encore,
Triste, confuse ; et de ses doux concerts
Le chantre ailé fait retentir les airs.
C'est le poète lyrique qui intervient dans une épitre d'une plati-
tude remarquable, et qui n'est inspirée que par la colère et la
haine.
L'épître intitulée La Métempsycose contient l'immolation de
Marmontel, de Diderot et de Rousseau. L'épître V, A un ami, sur
les poètes du jour, est de la jeunesse de Le Brun (1760) ; elle est
intéressante pour l'histoire de la comédie larmoyante :
0 veuve de Molière, ô riante Thalie !
Si tu dois être en deuil, ce n'est qu'à son tombeau.
Tu ne me verras point dans ma sombre folie,
Du larmoyant Nivelle affecter le pinceau ;
T'oflrir de Melpomène et le poignard et l'urne,
Changer ton brodequin en superbe cothurne,
Et, masquant ta gaîté de lugubres couleurs,
Faire gémir les Ris étonnés d être en pleurs.
Ce dernier vers est extrêmement ingénieux : il ramasse toute la
question autour d'une épigramme bien faite pour s'enfoncer dans
l'esprit.
Dans une épître badine A M me Palissot, on trouve plusieurs vers
charmants et un joli rébus. Le Brun avait rendez-vous avec elle
pour partir en voyage ; mais l'heure du rendez-vous étant trop
matinale, le poète avait dû partir seul, et il avait eu pour compa-
gnon l'Ennui. Voici quelques-uns des vers où il le décrit :
De ses mornes exploits, il remplit les cinq zones ;
Tout craint, tout fuit ses traits ; l'assoupissant démon .
Fait bâiller les rois sur leurs trônes
Et les prélats même au sermon.
Faut-il qu'un trait plus sûr vous dévoile son nom !
Le pauvre en sa cabane où te chaume le couvre
Connaît peu ce fléau ;
Mais la garde qui veille aux barrières du Louvre
N en put sauver Boileau...
Le Brun s'est essayé au genre épique et au genre didactique.
Dans le premier, il a fait les Veillées du Parnasse, qui compren-
nent l'épisode d'Aristée, librement imité du IV e chant des Géor-
giques ; celui de Nisus etd'Euryale, tiré du IX e chant de Y Enéide ;
la fable du Faune et d'Hercule, empruntée aux Fastes d'Ovide ;
enfin une Psyché. Ce sont des vers de très bon écolier, qui sen-
790
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
tent l'effort de traduction et d'imitation. Ils rappellent beaucoup
ce qu'il y a de moins bon dans les poètes de la Pléiade, Le Bocage
royal, par exemple, qui n'est qu'une laborieuse réfection de
l'antiquité.
Dans la poésie didactique, au contraire, Le Brun a conçu de
très grands projets : il voulait, comme Chénier, comme Fontanes,
faire un De Natura Rerum français. De ce poème, intitulé La
Nature ou le Bonheur philosophique et champêtre, nous avons des
fragments qui contiennent d'assez beaux vers.
Voltaire a hanté l'imagination de ces gens-là. Vous vous rap-
pelez que Le Brun Ta déjà caractérisé en termes très justes. Je
trouve dans le Chant I de la Nature un développement plus
complet sur le patriarche de Ferney :
Malheureux qui changeait, avec trop d'imprudence,
Aux festins des tyrans la sobre indépendance.
Prodigieux mortel ! Homme unique et divers...
De force et de faiblesse incroyable mélange ;
Homme au-dessus des rois, s'il les eût ignorés...
Le Chant III renferme des vers scientifiques très curieux :
0 Voix, fille de l air, dis-nous quelle est ta route.
Dis comment du Larynx vers la Glotte élancé,
A l'aide du Palais ma langue a prononcé
Le son qui sur ma lèvre, impatient d'éclore,
Diverge ses rayons, forme un cône sonore,
Air lui-même, remplit tout l'air de mes accents,
Franchit la Pesanteur, roule au-dessus des Vents,
De globule en globule, ô rapide Merveille ;
Attache ma pensée aux fibres de l'Oreille.
L'une des qualités de l'écrivain est de savoir vaincre la diffi-
culté; si la difficulté vaincue est, comme on Ta dit, une dizième
muse, il faut avouer que de tels vers sont vraiment inspirés par
elle.
A. B.
Les discours judiciaires de Cicéron.
Cours de M. JULES MARTHA,
Professeur à l'Université de Paris.
Le talent de Gicéron ; son argumentation.
Nous avons étudié, dans les leçons précédenles,ies narrations
des plaidoyers de Cicéron, et nous avons cherché à nous rendre
compte du but que se proposait l'avocat, en les composant, et des
caractères qu'il leur avait donnés. Son but, nous l'avons vu par
les exemples que j'ai examinés devant vous, était de transfor-
mer la narration en une démonstration : le pittoresque du récit,
son allure dramatique, l'exactitude des faits racontés, tout cela,
était pour lui, secondaire. Ce qu'il voulait, avant tout, c'était
que sa narration fût une preuve, ou, pour employer l'expression
même dont se sert Quintilien, qu'elle contînt les « germes », les
« semences » des arguments.
Une fois la narration finie, l'avocat, selon les règles de la rhé-
torique antique, passait à l'argumentation proprement dite. C'est
là, en effet, une des parties constitutives du plaidoyer, c'est même
la principale, celle qui ne peut jamais être tout à fait absente :
un discours n'est autre chose que la démonstration d'une thèse.
Dans un procès civil, il s'agit de prouver que les prétentions de
tel client sont fondées, ou, tout au moins, que celles de l'adver-
saire ne tiennent pas debout ; dans un procès criminel, il faut
prouver que l'accusé n'est pas coupable, ou, tout au moins, qu'il
méritel'admission de circonstances atténuantes. Pour arriver à ce
résultat, l'avocat se sert de ce que la rhétorique appelle des « ar-
guments », plus ou moins spécieux, plus ou moins solides selon
les cas, mais qui doivent toujours l'être assez pour entraîner
l'acquittement.
Etudions donc les « argumentations » de Cicéron, et recher-
chons quels sont les principaux procédés qu'il emploie, de quelle
nature sont les arguments auxquels il a recours.
792
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Avant d'entrer, toutefois, dans l'étude directe des textes, une
question préjudicielle se pose : dans quelles conditions l'avocat
se trouve-t-il pour argumenter ?N , ya-t-il pas certaines nécessités
auxquelles son art doit se plier ?Il y en a certainement. Cicéron,
en effet, n'est pas libre de choisir ses moyens de défense. L'a-
vocat ancien, et en particulier l'avocat romain, a les mains
liées par l'accusateur. Le procès antique n'existe que par celui-
ci : c'est l'accusateur, c'est-à-dire un simple citoyen, qui en a
pris l'initiative, qui a rédigé un acle motivé et circonstancié, qui
a inventé quelquefois le crime, qui a pris toutes les informa-
tions, qui a fait les enquêtes, qui a réuni les témoins, faux ou
véridiques, bref qui a rempli le rôle d'un de nos procureurs de
laRépublique ou d'un de nos juges d'instruction (1).
Après cela, il arrive à l'audience, et c'est lui qui parle le pre-
mier. Jusqu'au moment où il se lève pour pren ire la parole, on
ne sait presque rien du procès : le public et les juges ne connais-
sent que de vagues détails. On sait qu'il s'agit d'un empoison-
nement, d'une affaire de concussion ou de brigue, et c'est tout.
Sans doute, l'avocat a cherché à s'informer de ce que l'accusateur
dira, à deviner de quelle façon il se propose de poser la question,
en quel sens il argumentera, en quels termes enfin il formulera
ses conclusions. Mais il ne réussit à se procurer ces renseigne-
ments que par l'intermédiaire d'indiscrets. Forcément, tout ce
qu'on lui rapporte est incomplet, confus, vague, souvent inexact,
toujours incertain. Qu'arrive-t-ii alors ? C'est que le procès lui
est presque totalement inconnu, jusqu'au moment précis de
^'audience où l'accusateur prononce son discours. Jusque là
le procès est sans réalité matérielle.
Cela nous paraît extraordinaire, à nous, modernes. Mais il
faut bien se rappeler que, dans l'ancienne Rome, on ignorait ce
que nous appelons le dossier de la procédure. Aujourd'hui, le
procès est incarné en quelque sorte dans un amas de papiers,
contenant les assignations, les procès-verbaux, les pièces de ren-
seignements, les dépositions signées des témoins appelés à l'ins-
truction. Dans les procès civils, ce dossier est réuni par les avoués;
dans les procès criminels, parle parquet. Or, il se trouve à la
(1) Pour les détails complémentaires sur l'organisation de la justice à Rome,
se reporter à la deuxième leçon de ce cours, publiée dans le numéro du
5 janvier 1905.
CICÉRON AVOCAT
793
disposition des avocats des deux parties : ils peuvent le consulter,
quand bon leur semble.
Rien de pareil n'existait chez les anciens. Certes, on connais-
sait l'usage des dossiers. Cicéron parle, à plusieurs reprises, de
ses « boîtes », de ses capsae. Mais ces boîtes lui appartiennent
en propre ; il les garde avec un soin jaloux ; personne ne peut
venir y regarder, ni l'avocat de la partie adverse, ni les jurés qui
composeront le tribunal: elles contiennent des dossiers purement
privés. L'accusateur a les siennes de son côté, mais aussi fermées,
aussi impénétrables : d'où il résulte que, jusqu'au moment où ce
dernier a terminé son réquisitoire, l'avocat de l'accusé ne connaît
à peu près rien de l'affaire.
Et, & ce moment même, qu'en sait-il ?Exactement ce que l'accu-
sateur en a dit. En matière de faits, il ne connaît que ceux dont
l'accusateur a parlé ; en fait de pièces et de témoignages, il ne
connaît que ceux dont on a donné lecture. Voilà donc ta situation
où il se trouve. Son rôle est, par là même, déterminé. Que va-t-il
faire? 11 ne peut guère songer à composer, à l'instant, un plai-
doyer basé sur les pièces qu'on vient de lui révéler et qu'il connaît
à peine encore : ce serait impossible. Ce qu'il peut faire, au con-
traire, c'est s'en prendre au réquisitoire même, le démonter pièce
à pièce, le démolir, si je puis dire, et en annuler l'effet. C'est là la
tâche qu'il doit s'imposer. Cette tâche accomplie, la situation sera
nette. Les avocats romains le savent bien ; aussi est-ce sur ce
point qu'ils portent tout leur effort : ils veulent détruire l'impres-
sion produite sur les juges par le réquisitoire, et démontrer que
c'est un long tissu de mensonges, d'absurdités ou d'invraisem
blances, bref, que c'est un roman.
Or, si l'avocat en est réduit à employer cette tactique, c'est
qu'il n'est pas libre de faire autrement : c'est qu'il ne peut ni
choisir le terrain de la discussion, ni la conduire. Il est dans
la situation d'un assiégé qui, menacé sur la droite, porte
d'abord son effort sur la droite; puis, menacé sur la gauche,
porte ensuite son effort sur la gauche.
Cherchons à saisir, maintenant, cette tactique dans les plai-
doyers mêmes de Cicéron. Comment réussi t-ilà conserver assez de
liberté d'esprit pour ne pas être inférieur aux nécessités de
l'audience? Dans quelle mesure peut-on dire que la nature de son
argumentation est déterminée par le discours de l'accusateur ?
#
* #
794
KKVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Prenons, pour exemple, le Pro Murena. L'exorde, qui occupe
les quatre premiers chapitres, est tout entier consacré à établir
les motifs d'affection et de convenance qui appellent Cicéron à
défendre, en Murena, un ami et un consul proclamé dans les
comices de Tannée 63. Vient ensuite, au début du cinquième
chapitre, la division de tout le plaidoyer. D'où Cicéron la tire-t-il?
Précisément du réquisitoire de l'accusateur.
c II me semble, juges, s'écrie-t-il, que toute l'accusation se
réduit à trois chefs, très totius accusationis partes fuisse. On atta-
. que la vie privée de Murena ; on conteste ses titres au consulat,
comparés à ceux de ses concurrents (1) ; enfin, on lui impute d'avoir
employé la brigue ». Cela dit, il examine successivement cha-
cun de ces trois griefs. (Pro Murena, chapitre v.)
On pourrait étudier, au même point de vue, la distribution
générale du Pro Cluentio : on se rendrait compte, ici encore, que
l'avocat reprend les deux parties du discours de l'accusateur, qu'il
calque en quelque sorte son plaidoyer sur le réquisitoire. Nous
en avons pour garant Cicéron lui-même : il ne s'en cache pas au
début même de son discours.
Ailleurs, il ne nous le dit pas expressément ; mais il le laisse
deviner. Voyez, par exemple, le Pro C. Rabirio Postumo. Chaque
paragraphe est une réponse au réquisitoire qui vient d'être pro-
noncé. Ecoutez les premières lignes de quelques-uns d'entre eux :
« Voilà l'origine du premier grief dont on charge mon client... »
(§ 3). — « Vous avez, dit l'accusateur, sollicité Gabiniusde rétablir
le roi... » (§ 8). — « Ne faites donc pas, Memmius, un crime do
malheur... » (§ 11). — « Mais cet emploi même de Postumus est
un chef d'accusation... » (§11, au milieu). « L'accusateur va
jusqu'à dire... » (§ 12). — « Postumus, dit-on, a de l'argent, et il
le cache... » (§ 14) etc., etc.. Cela suffit pour vous montrer
que le discours de l'avocat est une réponse directe à celui de
l'accusateur. Cicéron conçoit, en somme, la défense comme une
riposte continue.
On peut se rendre compte du procédé par l'examen détaillé
de quelques plaidoyers, ceux de préférence où l'argumentation
paraît avoir quelque chose de singulier et d'étrange.
D'abord, le Pro Plancio. Vous connaissez l'occasion de ce dis-
(i) Notamment, le grand jurisconsulte Sulpicîus, qui prétendait remporter
sur Murena, qui, lui, n'était qu'homme de guerre. Cf. la spirituelle réponse
de Cicéron : Pro Murena, chapitres xi, xn, xm.
C1CÉR0N AVOCAT
795
cours. Deux amis intimes, Cneius Plancius et M. Juventius Laté-
rensis, avaient été, la même année, candidats à l'édilité. Naturel-
lement, ils avaient fait tous les deux les mêmes efforts pour se
faire nommer : c'était la règle. De plus, comme c'était l'usage à
Rome d'acheter les voix des électeurs et comme, en ne les ache-
tant pas, on risquait un échec, il est probable que Latérensis,
aussi bien que Plancius et Plancius aussi bien que Latérensis,
s'étaient conformés à la coutume. Cependant, il fallait bien que
l'un des deux dépensât son argent en pure perle. En la circon-
stance, le malheureux, ce fut Latérensis : son ami fut élu. Là-
dessus, comme on peut s'y attendre, jalousie, et finalement
brouille. Irrité que son rival eût été nommé à son préjudice et
blessé dans son amour-propre, Latérensis résolut de se venger.
Justement une loi récente punissait les « cabales », c'est-à-dire
les conspirations faites dans les tribus d'électeurs en faveur de
tel ou tel candidat. C'était la Lex Licinia de sadalitiis. Latérensis
prit le parti de s'en servir. Comme la cabale était ce qu'il y avait
de plus grave dans le crime de brigue, Plancius pouvait s'attendre
à une condamnation certaine. D'autant plus qu'il devait être jugé
par un tribunal spécial. En outre, un jeune homme très distingué
par sa naissance et par ses talents, L. Cassius, s'était joint à
Latérensis pour soutenir l'accusation. Cicéron était l'ami intime
des deux accusateurs ; il crut néanmoins devoir défendre
Plancius qui, étant questeur de Macédoine, l'avait reçu pendant
son exil, et lui avait prodigué les marques du plus tendre atta-
chement.
Mais comment allait-il argumenter ? L'argumentation la plus na-
turelle, semble-t-il, devait consister à prouver que Plancius n'avait
pas « cabalé ». En effet, toute la question était là. Mais souvenons-
nous^ présent, de ce quenousavons vuaucommencementdecette
leçon: rappelons-nous que le défenseur, à Rome, parlait après
l'accusateur et que sa tâche essentielle était de ruiner le réquisi-
toire, de détruire l'effet quele réquisitoire evait produit. Or, dans
l'affaire présente, l'accusateur avait été probablement fort embar-
rassé de prouver qu'il y avait eu « cabale » de la part de Plancius.
Aussi son argumentation n'avait-elle, pour ainsi dire, pas porté
sur ce point; il s'était jeté dans les développements à côté : il s'était
attaché notamment à déconsidérer son ancien ami ; il l'avait
dépeint comme un homme sans talent, sans moralitéj capable
de tout, afin de prouver que ce n'était pas par le mérite que Plan-
cius l'avait emporté sur lui. (Cf. Pro Plancio, chapitre n, vers le
milieu.) Puis il avait cherché à montrer que Cicéron n'avait
aucune raison de défendre un homme comme Plancius, qu'il
796
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
grossissait considérablement les services que celui-ci lui avait
rendus en Macédoine, et il avait ramené à des proportions plus
que modestes toutes les aventures de Cicéron au cours de son
exil. Au milieu de tout cela, la question proprement dite n'occu-
pait que fort peu de place : entre les deux développements que je
( Viens d'indiquer, Latérensis avait glissé sur la « cabale » quel-
ques mauvais arguments et quelques invectives. Malgré cela,
l'ensemble du réquisitoire avait produit un grand effet.
- Cicéron s'en était aperçu; et ce fut précisément cette obser-
vation qui détermina; le plan même de son plaidoyer. Il constate
que l'accusateur n'a presque rien dit de la « cabale ». Il se pro-
pose défaire de même, et il calque sa réponse sur le réquisitoire.
D'abord, il répond à la première partie : on a fait de Planciusle
portrait le plus noir ; ce portrait-là est faux : « Si je ne vous
montre dans celui que je défends une vie intègre, des mœurs
pures, un grand fonds de probité et de modération, de tendresse
pour ses proches, une parfaite innocence, je ne m'opposerai pas
à l'exécution rigoureuse delà loi. Mais, si je vous fais voir en lui
tout ce qu'on doit attendre d'un citoyen vertueux, je vous deman-
derai, je vous prierai d'être sensibles au sort d'un homme dont
la sensibilité a sauvé mes jours (§1, vers la fin). » Et, de fait,
cette démonstration occupe les quatorze premiers chapitres du
plaidoyer de Cicéron.
Après cela, il s'occupe de la cause même, c'est-à-dire de la
question de la cabale. Il se plaint, dans la dernière ligne du cha-
pitre i, de ce que les accusateurs en aient peu parlé : « Pro me
ipso, de quo accusatores plura paene quam de re reoque dixerunt. »
Quant à lui, il s'en occupe depuis le chapitre xv jusqu'au
chapitre xxvni environ. (Cf. début du chapitre xv: « Sed ait-
quando veniamus ad causant ».)
Quant au reste du discours (chapitre xxvin, chapitre xlh),
il sert de réponse à la troisième partie du réquisitoire, celle qui
était dirigée contre Cicéron lui-même : « Tout reproche étranger
à celui que je défends m'inquiète peu ; et, parce qu'il est rare de
trouver des hommes reconnaissants, je ne crains pas qu'on
puisse me reprocher comme un crime un excès de reconnais-
sance. Mais, disent nos adversaires, les services qui m'ont été
rendus par Plancius ne sont point aussi considérables que je le
publie, ou, en les supposant tels, ils ne doivent pas être auprès
de vous d'un aussi grand poids que je le prétends ; cela est un
point que, dans la crainte de blesser, je dois traiter avec cir-
conspection, et seulement après avoir répondu à tous les griefs;
de peur que l'accusé ne paraisse avoir été défendu moins par la
CICÉRON AVOCAT
797.
considération de son innocence que par le souvenir de mes dis-
grâces. » Cette citation annonce, dès le début du chapitre 11, les
développements qui rempliront toute la fin du Pro Plancio.
On voit donc le procédé : Cicéron conçoit son plaidoyer sur le
modèle du réquisitoire.
Cherchons un second exemple dans le Pro Cluentio. Vous
vous rappelez la matière de ce discours : Aulus Cluentius Avitus,
chevalier romain du municipe de Larinum, en Apulie, est accusé
par Caïus Oppianicus d'avoir empoisonné Statius Albius Oppia-
nicus, son père, autre chevalier romain de la même ville. Quelle
va être l'argumentation de Cicéron ?
Le plus simple serait, semble-t-il, de chercher à prouver que
la personne accusée n'est point coupable. Or, ce n'est pas là ce
que fait Cicéron. Sur les 220 ou les 230 pages que compte ce dis-
cours, à peine une vingtaine roulent sur le crime qui est l'origine
du procès ; il y en a plus de 200 où il est question de tout autre
chose. En vérité, c'est là une manière étrange d'argumenter!
Mais, si Cicéron ne touche guère au fait, c'est que la question de
l'empoisonnement n'avait eu qu'une importance relative dans le
réquisitoire. L'accusateur n'avait pas de preuves positives entre
les mains : il avait imaginé un roman, en quelque sorte, et, ne se
sentant pas très fort sur ce terrain, il l'avait vite abandonné pour
rappeler longuement une affaire déjà ancienne et étrangère au
procès, remota a judicio, dit Cicéron. Il s'agissait d'un procès de
huit ans antérieur, dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises
et dans lequel Oppianicus père avait été condamné pour tentative
d'empoisonnement contre Cluentius (Pro Cluentio, chap. lxiv):
Oppianicus fils déclarait, à présent, que Cluentius n'avait pu avoir
le dessus qu'en corrompant les juges. Toute cette partie de son
réquisitoire avait porté sur l'esprit des juges; et cela d'autant
mieux, que l'opinion publique était parfaitement d'accord avec
Oppianicus fils sur ce sujet. Plusieurs des jurés qui avaient
condamné le père de ce dernier, et, en particulier, Junius, leur
président, avaient même été traduits devant les tribunaux,
et condamnés pour s'être laissé corrompre dans cette affaire.
Or, à la date du Pro Cluentio, le jury était depuis peu recruté
d'une façon nouvelle, et les juges choisis passaient pour plus in-
tègres; en présentant Cluentius comme l'ami des anciens juges
prévaricateurs, l'accusateur le déconsidérait devant les juges
798
BEVUE DES COURS ET COHÉRENCES
nouveaux, en principe au moins juges réparateurs. Le client de
Cicéron courait donc de grand» risques.
Que devait faire l'avocat ? Discuter les charges de l'empoison-
nement? Cela n'en valait guère la peine : l'accusateur n'avait
pas insisté. Mais ce qui vraiment exigeait une réponse, c'était la
partie du réquisitoire relative au procès antérieur. Aussi Cicéroa
porta-t-il sa défense sur ce terrain. Et, ici,nous avons une preuve
particulière qu'il obéit à une nécessité : c'est que cette nécessité
était extrêmement fâcheuse pour lui. Dans ce procès de huit ans
antérieur, en effet, il plaidait contre Cluentius, son client
d'aujourd'hui. L'accusateur le lui rappelle et il lui montre sa
contradiction. Malgré cela, Cicéron accepte le combat et cherche,
malgré tout, à démolir pièce par pièce l'histoire inventée par Op-
pianicus : il y était absolument forcé.
Voyons, enfin, un dernier exemple du même procédé dans le
Pro Milone. Cicéron, plaidant pour Milon, argumente tout autour
de cette question: lequel des deux, de Milon ou de Clodius, est
coupable de guet-apens ? Uter utri insidias fecerit ? Or, pourquoi
poser ainsi la question ? Il n'y avait pas eu, en effet, de
guet-apens. Les auteurs qui ont parlé de cette histoire nous
montrent clairement que ce fut une bagarre fortuite, inat-
tendue ; tout le monde le savait à Rome ; tout le monde le
disait : les amis de Clodius, ceux de Milon, les membres du tri-
bunal, les sénateurs, les gens du peuple. De l'avis de tous, le
meurtre était dû au hasard.-
Dans ces conditions, pourquoi parler de guet-apens ? Dans
une affaire comme celle-là, où la question de fait était hors
de toute discussion, trois moyens de défense s'offraient à Ci-
céron (I). On pouvait, sans prétendre justifier l'accusé, demander
pour lui l'indulgence en raison de sa conduite antérieure et
des services qu'il avait rendus à la cause de l'ordre et des
lois. C'est l'état de cause appelé par la rhétorique deprecatio (cf.
de Invent., i, 11, 15 ; h, 31, 94 ; ad Herenn., i, 14, 24). On pouvait
encore mettre en balance, d'une part, le crime, commis, d'autre
part, les périls que ce crime avait conjurés ; établir que
dans l'alternàtive ou de laisser périr la République ou de
tuer Clodius, le second parti était le meilleur ; montrer, en un
(1) Voir Causeret, « Etude sur la langue de la rhétorique et de la critique
littéraire dans Cicéron », Hachette, 1886, pp. 72 et suiv.
CIC&tON AVOCAT
799
mot, de quels avantages publics la mort de Clodius était la rançon
nécessaire. C'est l'état de cause appelé compensatio ou compa-
rai™ (de Invent., 1, il, 15 ; adHerenn., 1, 15, 25 : Quintil., vu, 4,
12). On pouvait, enfin, rejeter toute la faute sur la victime et
soutenir que l'accusé ne l'avait tuée que réduit, par elle-
même, à l'état de légitime défense : c'est la relatio criminis
(de Invent., n, 26, 78 ; Quintil., vu, 4, 8).
De ces trois moyens, le premier devait être naturellement
écarté. Outre qu'il était d'un effet douteux (Cicéron est d'avis
d'en éviter l'emploi ou de ne l'employer que comme accessoire
de Invent., n, 34, 104), un appel à la clémence eût été un contre-
sens dans un procès où l'accusé, loin de regretter son crime,
s'en faisait gloire, et se disposait à paraître devant le tribunal,
comme il y parut en effet (Plu tarque, Cicer., 35), la tête haute,
plein de confiance, dédaigneux de tout cet appareil de deuil et
de larmes, dont l'exhibition était de règle en pareille occurrence.
Pour le choix des deux moyens qui restaient, les amis de
Milon n'étaient pas d'accord. Plusieurs étaient d'avis de recourir
au second et d'exalter le service que le meurtrier avait rendu à
la République en la débarrassant d'un terrible fléau (1). Citait
porter franchement la question sur son vrai terrain, le terrain
politique. En fait, la conduite de Clodius avait été celle d'un fac-
tieux. Il s'était imposé par la violence ; il avait tout bouleversé
au gré de ses caprices révolutionnaires ; il s'était mis au-dessus
des lois ; bref, il avait été, comme Caliiina, un ennemi public.
On pouvait raisonnablement soutenir que contre lui tout était
légitime et que Milon, en profitant du hasard qui l'avais mis à sa
merci, avait bien fait de l'exécuter. Ce système de défense était,
sans doute, celui que Milon aurait préféré : la fierté de son
attitude autorise à le penser. Mais Cicéron eut des scrupules :
l'intérêt général, disait-il, permet bien de condamner un en-
nemi public, mais non de le tuer saris condamnation (Asco-
nius, An?., 30). Il choisit donc le troisième moyen.
D'après ce que nous avons dit précédemment, d'ailleurs, vous
voyez qu'il lui était difficile d'y échapper. Il n'était pas tout à
fait maître de sa stratégie, puisqu'il ne parlait qu'en second,
après l'accusateur. Avant tout, il lui importait de détruire l'effet
du réquisitoire ; il devait porter l'effort de la défensive sur le
terrain où l'avait entraîné l'offensive de l'adversaire. Or, depuis
(1) C'est le système que développa Brutusdans un Pro Milone fictif, qu'il
composa comme exercice oratoire (Quintil., x, i, 23) ; c'était aussi le point
de vue de Gaton (Velleius Pat., n, 57, 2 ; Ascon., Arg. t 32).
800 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
plusieurs mois, les amis de Clodius découvraient leur système
d'attaque. Us allaient répétant partout que, dans l'affaire de la
voie Appienne, il y avait eu guet-apens de la part de Milon
(Ascon., Ârgr, 12). Cicéron savait que telle serait, devant les
juges, la thèse de l'accusation. 11 ne pouvait se dérober à la
nécessité de la réfuter, et le meilleur moyen de la réfuter était
de la retourner contre Clodius. Voilà pourquoi il posa la
question : uter utri insidias feceritl Voilà pourquoi il s'at-
tacha à démontrer cette proposition : insidiaior Clodius, ideo-
que jure interfectus (Quintii., m, 6, 12). Cependant, le second
moyen de défense, celui qui plaisait le plus aux amis de
Milon, était trop avantageux pour être absolument rejeté.
Cicéron n'eut garde de s'en priver ; mais il le réserva, comme
un moyen accessoire, pour la seconde partie de son plaidoyer.
Ici encore, donc nous trouvons le même procédé d'ar-
gumentation que dans le Pro Cluentio ou dans le Pro Plancio :
le plaidoyer de l'avocat est une riposte, une réponse du tac
au tac, au réquisitoire de l'accusateur.
#
# *
Voilà le procédé général des argumentations de Cicéron : ce
sont, avant tout, des réfutations, des répliques; mais, pour les
plier ainsi aux circonstances, il faut être habile et maître
de soi. Aussi Cicéron n'y arrive-l-il pas du premier coup :
jeune, il a peur encore, il n'est pas sûr de lui ; il prépare donc
des plans bien nets, bien agencés; le réquisitoire n'y est jamais
rappelé : tels sont le Pro Quinctio, le Pro Roscio Amerino. Plus
tard, son argumentation devient plus souple et plus libre,
parce qu'il l'accommode aux circonstances et qu'il la règle
sur celle du réquisitoire.
G. C.
Pascal pamphlétaire
et Pascal apologiste.
Cours de M. AUGUSTIN GAZIER,
Professeur à V Université de Paris.
Préparation de la première édition des « Pensées ».
Nous avons vu comment l'histoire de Y Apologie conçue par
Pascal fut interrompue et se termina par une catastrophe
imprévue. La mort de Biaise Pascal put seule empêcher Y Apo-
logie de voir le jour. Cette mort fut un véritable coup de foudre
pour sa famille et pour ses amis. Personne, dans son entourage,
n'avait prévu une fin si prochaine. Pascal avait eu, selon le mot
de sa sœur, un « grand redoublement de ses maux »; il avait
même fait son testament le 3 août 1662. Mais les médecins ne
désespéraient pas de le sauver :*à l'époque des Provinciales,
Pascal avait été torturé par des crises aussi violentes et aussi
douloureuses, et les médecins répétaient toujours à la famille
« qu'il n'y avait nul danger à sa maladie ». Cette fois, la mala-
die fut la plus forte : Biaise Pascal fut emporté à trente-neuf
ans, après une dernière crise qui avait duré moins de vingt-
quatre heures. Sa mort plongea tous les siens dans la plus
cruelle désolation, et surtout sa sœur Gilberte Périer, si bonne
et si aimante. Comme on connaissait les désirs du défunt pour
ses funérailles, ils furent réalisés scrupuleusement.
Les funérailles furent dénuées de tout appareil théâtral et de
cette pompe, souvent ridicule, qui caractérise, de nos jours, ce
genre de cérémonies. Voici quelques passages du testament de
Pascal, ainsi que le billet d'enterrement, publiés en 1846 par
M. Prosper Faugère : « Pascal... a fait, dicté et nommé aux
notaires soussignés son testament et ordonnance de dernière
volonté, en la forme et manière qui ensuit :
« Premièrement, comme bon chrétien, catholique, apostolique
et romain, a recommandé et recommande son âme à Dieu, le sup-
pliant que, par le mérite du précieux sang de notre Sauveur et
Rédempteur Jésus-Christ, il lui plaise lui pardonner ses fautes et
colloquer son âme, quand elle partira de ce monde, au nombre
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BEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
des bienheureux, implorant pour cet effet les intercessions de la
glorieuse Vierge Marie et de tous les saints et saintes du Para-
dis.
« Item, veut et ordonne ses dettes être payées et toutes fautes,
si aucune y a, réparées et amendées par le sieur son exécuteur
testamentaire sous-nommé.
« Item, désire son corps mort être enterré en ladite église Saint-
Etienne-du-Mont, de cette ville de Paris. Pour le regard des céré-
monies de son convoi, service et enterrement, ensemble pour les
messes, prières et aumônes à faire pour le repos de l'âme dudit
sieur testateur, s'en remet et repose de tout à la discrétion et vo-
lonté de sondit exécuteur sous-nommé, et, s'il était lors absent
de cette ville de Paris, à la discrétion de damoiselle Gilberte Pas-
cal, sa femme, et sœur dudit sieur testateur. »
Ainsi ce janséniste, cet homme que les Jésuites poursuivent de
leur haine, parle de la Rédemption, de la Vierge et des saints
comme un bon chrétien, « catholique, apostolique et romain ! »
Voici, maintenant, le billet d'enterrement de Pascal, publié de
nouveau, après M. Faugère, par le vicomte de Grouchy (1890) :
<r Vous êtes prié d'assister au convoi, service et enterrement de
défunt BLAISE PASCAL, vivant escuyer, fils de feu messire Es-
tienne Pascal, conseiller d'Etat et président en la cour des Aydes
de Clermont-Ferrand ; décédé en la maison de M. Périer, son
beau-frère, et conseiller en ladite cour des Aydes, sur les fossés de
la porte Saint-Marcel, près les Pères de la Doctrine chrétienne ;
qui se fera le lundi vingt et unième jour d'août 1662 à dix heures
du matin, en l'église Saint-Estienne-du-Mont, sa paroisse, et lieu
de sa sépulture, où les dames se trouveront, s'il leur plaît. »
Ainsi Pascal s'en remet absolument à sa sœur du soin de veiller
à sa sépulture, en accomplissant strictement ses volontés.
Pascal fut donc inhumé à Saint-Etienne-du-Mon t, non, comme on
l'a cru, dans l un des deux caveaux qui sont à droite et à gauche
de l'autel de la Vierge, mais près de la sacristie, auprès du pilier
de droite. Son tombeau attendit longtemps une épitaphe : celle
qui est près du jubé date sans doute de 1687, c'est-à-dire de vingt-
cinq ans après la mort de Pascal. Elle fut probablement posée
l'année de la mort de Gilberte Périer, qui avait demandé à être
enterrée auprès de son frère et réclamait une épitaphe où le
nom seul de son frère serait mentionné.
C'est le moment de songer, maintenant, à cette pensée de
Pascal lui-même : « La fin est toujours sanglante; on jette de la
terre sur la tête et en voilà pour jamais. »
Pourtant, tout n'était pas fini. On procéda encore à une sorte
LES « PENSÉES » DE PASCAL
803
d'autopsie, non une autopsie officielle, mais, si Ton peut ainsi
parler, à une autopsie particulière. On ouvrit le corps du défunt :
mais était-ce pour le partager et disperser ensuite son cœur, ses
entrailles, etc. dans les différentes églises, comme on le fît pour
la duchesse de Longueville, par exemple? Non; ce fut simplement
dans Tintérêt de la science que cette famille de savants consentit
à laisser examiner le corps de Pascal, pour faciliter l'étude de
l'étrange maladie à laquelle il avait succombé, et qui étonnait
encore lès médecins.
On n'avait pas de portrait de Pascal. Cet ascète, qui ne jugeait
point nécessaire la présence d'un balai dans une chambre, n'avait
que faire des vaines reproductions de la peinture, « cette vanité ».
Lorsqu'on voulut donc avoir un portrait de Pascal, il fallut faire
exécuter un moulage. Ce fut d'après ce moulage que le peintre
Quesnel (qui est peut-être le frère du célèbre Père Quesnel), qui
n'avait jamais vu Pascal, fit un portrait de l'auteur des Provin-
ciales, que l'on trouva généralement fort ressemblant. Un horlo-
ger du quartier habité par Pascal, à qui l'on présenta ce portrait,
le reconnut fort bien. 11 en existe, aujourd'hui, 24 ou 25 repro-
ductions.
Pascal mort, il fallut s'occuper d'examiner et de tirer les pa-
piers qu'il laissait. L'Apologie était évidemment morte avec lui. Il
n'en est pas question dans son testament, qui est rédigé, comme
tous les testaments, dans le style banal et formulaire des notaires,
et il n'est pas dit un mot des manuscrits. Tout est donc aban-
donné à la discrétion de l'exécuteur testamentaire de Pascal, de
son beau-frère Florin Périer ou de sa sœur Gilberte Pascal.
Nous avons vu le rôle joué par Florin Périer lors de la publica-
tion des Provinciales. Il n'est pas besoin de rappeler cette anec-
dote des feuillets encore humides des Provinciales séchant sur un
lit, tandis qu'un Jésuite pénétrait dans l'appartement. Florin
Périer aura aussi son rôle dans l'histoire de la publication des
Pensées. Mais ce sera vraiment sa femme, Gilberte Pascal, qui
sera l'âme de cette publication. C'est elle qui est l'héritière de son
frère, et elle aura bien soin de ne rien perdre de ce qu'a produit
son puissant génie. Il faut s'arrêter un moment devant cette
figure si originale et si intéressante.
Gilberte Pascal était née en 1620 : elle avait donc trois ans de
plus que son frère Biaise. Nous savons qu'elle lui ressemblait
beaucoup. On peut s'en assurer en contemplant le beau portrait
de Gilberte, récemment découvert à l'hôpital général de Clermont-
Ferrand : son beau front, ses beaux yeux, ce nez si fortement
arqué et presque en disproportion avec le reste du visage, cette
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
bouche fine et spirituelle, cette chevelure abondante et frisée :
tout nous rappelle physiquement le portrait de Biaise Pascal. Au
moral, la ressemblance est tout aussi frappante : on retrouve,
chez la sœur comme chez le frère, la ténacité des anciens Ar-
vernes, des fils de Vercingétorix ; enfant, elle osa résister à Riche-
lieu et refusa carrément déjouer la comédie devant lui. Elle
était instruite, sans être pédante : elle savait un peu de latin, ce
qui ne nuit pas, et assez de mathématiques pour parler des ou-
vrages de son frère sans commettre d'erreurs ; elle avait des con-
naissances étendues en histoire et surtout en histoire religieuse.
Mariée à vingt et un ans avec un commis de son père, qui eu
avait trente-six, elle eut beaucoup d'enfants et en éleva cinq.
Elle survécut à tous les siens, à son mari qui mourut en 1672, et
à ses enfants, sauf à Louis et à Marguerite (la miraculée de la
Sainte Epine). C'était un caractère antique, qui rappelle par son
élévation celui de Cornélie, mère des Gracques. Elle mourut à
Paris en 1687, et fut, selon son désir, inhumée à Saint-Etienne-du-
Mont, auprès de son frère.
Ce fut de 1662 à 1664 qu'elle fit opérer le triage des papiers de
Pascal. Des recherches furent faites de tous côtés> partout où
Pascal avait pu laisser des traces de son passage, à Paris, près de
la place Saint-Michel d'alors (aujourd'hui place Médicis), où
Pascal avait son domicile, à Rouen, à Clermont, etc.. Puis il fallut
classer tout cet amas, brouillons, papiers intimes, notes pour
les Provinciales et les facturas, enfin notes pour la fameuse
Apologie.
On en fit deux catégories : 1° Celle des papiers qu'il ne fallait
pas publier : on y rangea les lettres, les effusions, les prières,
les méditations, les écrits contre les Jésuites ;
2° Celle des papiers qu'il était utile de donner au public : les
notes sur Y Apologie, et les travaux de géométrie et de physique.
Dès 1663, la famille de Pascal publia son Traité sur l'équilibre
des liqueurs, qui est encore aujourd'hui très estimé des savants.
En 1665, paraît le Traité du triangle arithmétique.
En 1666, la famille de Pascal fait paraître, à Cologne, parmi
divers traités de piété, la Prière sur le bon usage des maladies.
Quant aux notes sur Y Apologie, on attendit sept ans avant de
les faire imprimer. Pourtant Gilberte Pascal les connaissait bien ;
elle en avait écrit plusieurs de sa main ; elle les croyait utiles,
puisqu'elle en avait môme communiqué quelques-unes à des
amis. Comment donc expliquer ce retard dans la publication
de ces notes, que Gilberte savait être la pensée intime de l'au-
teur des Provinciales, et qu'elle estimait devoir faire connaître ?
LES « PENSÉES » DE PASCAL
803
Sainte-Beuve dit qu'on attendait des temps meilleurs : après la
longue querelle de Port-Royal et des Jésuites, la paix de l'Eglise
de 1668 va ramener la tranquillité et rendre la situation favorable
à la publication de l'œuvre de Pascal.
Cette raison ne saurait être admise. Sainte-Beuve paraît oublier
que le privilège de l'édition est daté du 27 décembre 1666; or,
on est à cette époque en pleine persécution, et la lutte est tou-
jours ardente jusqu'à l'avènement du pape Clément IX. Le privi-
lège dit expressément qu « il est permis au sieur Périer, con-
seiller du roi en la cour des aides de Clermont-Ferrand...,de faire
imprimer les Pensées de M. Pascal sur la religion chrétienne et
sur quelques autres sujets ».
Ainsi, dès 1666, c'est-à-dire quatre ans avant la première édi-
tion, le titre de Pensées est trouvé. D'où vient donc le retard ?
D'abord, la publication fut retardée à la suite d'événements
intéressant directement la famille de Pascal : en 1664, les Périer
sont forcés de quitter Paris ; les occupations de Florin Périer
exigent sa présence continuelle à Clermont ; toute la famille
quitte la capitale, — sauf le neveu de Pascal, Etienne Périer,
qui est élève au collège d'Harcourt. Tous les papiers de Pascal
sont donc emportés à Clermont-Ferrand.
Mais les choses se compliquèrent, lorsque l'archevêque de
Paris, Hardouin de Péréfixe, se mit de la partie. En janvier 1665,
les cendres de Pascal furent, grâce à lui, en danger d'être jetées
aux quatre coins du ciel, sinon à la voirie. L'archevêque, dans un
nouvel accès de haine contre le jansénisme, fit appeler M. Beur-
rier, curé de Saint-Etienne-du-Mont, et lui reprocha d'avoir con-
fessé Pascal et de l'avoir enterré dans son Église. L'archevêque fît
même déclarer au curé que Pascal s'était rétracté en mourant et
avait abandonné le jansénisme. Le curé se laissa arracher cette
déclaration sous le sceau du secret: mais l'archevêque de Paris
n'eut rien de plus pressé que de communiquer cette soi-disant
rétractation de Pascal au P. Annat, qui la publia. Or, rien n'était
plus odieux que cette légende: il n'y avait eu qu'un malentendu
passager entre Pascal et Nicole. C'est ce dissentiment léger que
Hardouin de Péréfixe essaya d'exploiter. La famille de Pascal
s'inquiéta : enfin, les amis de Pascal, Messieurs de Port-Royal
et autres, répondirent au P. Annat, et la querelle parut s'apaiser.
C'est alors, eu 1666, que Florin Périer obtient le privilège de
l'édition des Pensées, par l'intermédiaire de puissants amis ;
le duc de Roannez et M me de Longueville le secondèrent.
Mais toutes ces démarches avaient lieu à un moment où il
n'était nullement question de paix religieuse. Les persécutions
publication qu'en 1668. L'éloignement de la famille de Pascal
était un grand obstacle. Son seul représentant à Paris, Etienne
Périer, alors âgé de 28 ans, s'occupait surtout de mathématiques
et de droit : il venait de prendre ses degrés. On réunit alors une
sorte de commission de publication, composée du duc de Roan-
nez, de Nicole, de M. de Tréville, de l'académicien Du Bois,
d'Etienne Périer et de M. Filleau de la Chaise.
Etienne Périer fut chargé d'écrire la Préface. La Notice biogra-
phique fut attribuée à Gilberte Périer, qui la rédigea dans une
intention d'édification. On ne peut s'empêcher de songer, en la
lisant, à la Vie de saint Louis par le sire de Joinville. Cette notice
resta pendant quinze ans en manuscrit; malgré toutes les pré-
cautions prises, on n'osait la donner au public.
En 1669, on imprima des pensées sur la religion, puis des
pensées sur quelques autres sujets.
Les difficultés allaient croissant. On ne pouvait publier un ou-
vrage touchant à la religion, sans une approbation d'un évêque
ou de docteurs de Sorbonne. Il fallut donc chercher des appro-
hnlpnre On An Irnnva 00170 Hnnt frnis ÂVPrniPS. ailhiVQ CUféS
aumôniers, qui paraissait fort empressé, les Pensées de M. Pascal
que le sieur Desprez avait imprimées, et lui fit dire que, sachant
qu'il y en avait deux impressions, il désirait en avoir de Tune et
de l'autre, afin d'en voir la différence. » Desprez protesta qu'il n'en
avait fait qu'une impression, et qu'il n'avait encore aucun exem-
plaire de relié; il prit ensuite conseil d'Àrnauid, qui lui au ue
communiquer un exemplaire à l'archevêque. Desprez porta donc
le livre à l'archevêché, où Hardouin de Péréfixe lereçut fort bien ;
l'archevêque déclara qu'on lui avait signalé ce livre comme admi-
rable, mais qu'il y avait quelque chose qui pouvait favoriser les
Jansénistes : il conseilla donc au libraire de « ne point y laisser
quelque chose qui en pût troubler le débit ».
Desprez envoya une relation de cette conversation à Gilberte
Périer. L'archevêque essaya même de prendre le libraire par son
faible en lui « enseignant une chose qui serait bonne à mettre au
commencement. C'est un témoignage par écrit de M. le curé de
Saint-Etienne, de l'esprit dans lequel est mort M. Pascal ». Puis il
lui fit l'éloge de M. Pascal, disant « que l'Eglise avait beaucoup
perdu à sa mort..., et que, pour peu qu'on lui eût témoigné (à lui
archevêque) désirer son approbation, il l'aurait donnée de tout
son cœur ». II est facile de voir que la rancune se dissimule mal
sous ces louanges.
Florin Périer avant. rp.mp.rcié Tarchevêcrue «delà manière obli-
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; - — t • ~j ~ ijuucAïaïc ues exemplaires ae ce pre-
mier tirage des Pensées, et qui ne portent pas du tout la men-
tion : deuxième édition.
Enfin, après tant de difficultés, le 2 janvier 1670, les Pensées
voient le jour. Le succès fut si considérable que les Jésuites
eurent le bon esprit de ne pas épiloguer.
Cependant il faut constater que les éditions ne furent pas en-
levées aussi vite que celles des Provinciales. Il y eut trois éditions
en 1670, et deux seulement en 1671. C'est que les Pensées ne
ressemblent pas à l'œuvre de polémique de 1656-1657. Elles sont
tout le contraire d'un pamphlet; elles veulent être un livre de
piété et d'édification.
De plus, il faut noter qu'en 1656, Te siècle n'avait pas encore
été gâté et qu'il y avait de la place pour les œuvres de génie ;
tandis qu'en 1670, toutes les gloires du siècle brillent de leur plus
vif éclat: Racine, La Fontaine, Bossuet, Fléchier, Mascaron sont
en pleine possession de leur talent ; La Rochefoucauld a donné
ses Maximes en 1665. Les chefs-d'œuvre abondent. — Enfin, il
ne faut pas oublier que le livre des Pensées n'a point été lancé par
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«... cu .»cnee ae quelque obscurité, c'est que le terme de réalitéi
que j ai employé, présente, dans l'usage ordinaire, quelque
équivoque. Le nœud de la question réside, par conséquent, dans
«sens qu il convient de donner au mot réalité. Qu'est-ce qui
l'L T t C | , SOnt 188 P hén «mènes, ce sont aussi les essences,
hf« i . 1 ualités q«i «>e passent pas, qui demeurent à
mllTl letem P s - ~ qualités qui ne diffèrent pas des phéno-
mènes dans leur nalure, mais qui triomphent du temps. Les
Phénomènes sont donc réels, et aussi les essences phénomé-
«n„! a y A en plus ' de8 substances, des choses en soi; ce
sont des réalités étrangères au temps; et si les substances
<>nmm i qua i ltes ' ces essences des substances sont réelles
comme les substances. Ainsi, ce qui peut recevoir l'attribut de la
Mih.u cesont , le8 Phénomènes, les essences phénoménales, les
substances et les qualités essentielles des substances.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Maintenant, en quoi consiste la réalité de ces objets ? J'ai traité
cette question autrefois en étudiant les problèmes de la métaphy-
sique; mais elle s'impose à moi de nouveau, et je vais donner, en
la justifiant brièvement, la solutipn que j'ai déjà proposée. La réa-
lité des phénomènes, des essences, des substances ou des attri-
buts des substances consiste dans leur position dans l'espace et
dans le temps ; mais, comme l'espace est relatif au temps, il suffît
de dire dans leur position dans le temps. Les phénomènes sont
réels parce qu'ils ont une place déterminée dans la durée. De
même, les essences sont des phénomènes qui durent plus que les
autres. Quant aux substances, elles sont posées en dehors du
temps sans doute, mais aussi comme contemporaines du temps.
La même solution s'impose au sujet des attributs essentiels des
substances. Voilà comment on peut définir la réalité.
La thèse ïnnéiste considère les idées innées comme des phéno-
mènes de très grande importance qui ont leur place au commen-
cement de la vie consciente et qui trouvent de nouveau, plus
tard, leur place, dans la durée consciente, toutes les fois qu'elles
réapparaissent. Il faut affirmer que ces idées sont innées parce
qu'il est impossible de les construire.
La doctrine des virtualités ou des formes intellectuelles affirme
des phénomènes constants, qui coexistent avec la succession
des phénomènes passagers. L'analyse dégage des phénomènes
passagers des formes constantes. Ces phénomènes successifs
ne rendent pas compte de leurs formes ; ce sont, au contraire,
ces formes qui rendent compte de ces phénomènes, de ce qu'ils
ont de commun. Ainsi, les formes générales des phénomènes
successifs, ce sont comme des essences des phénomènes perma-
nents de l'âme, conditions des phénomènes passagers, conscients
dans les phénomènes passagers.
L'apriorisme ne diffère guère de la doctrine précédente, et, si j'ai
séparé les deux doctrines, c'est parce que l'apriorisme tend géné-
ralement à la métaphysique ; la constance des formes de la
pensée est interprétée, par beaucoup d'aprioristes, comme une
projection sur le temporel psychique d'une réalité intemporelle
qui ne peut changer. Les noumènes, les choses en soi, ne sout
pas considérées, dans cette doctrine, comme des réalités nues,
dont on ne peut rien dire ; elles ont des attributs, intemporels
comme elles, et les successions de phénomènes qui manifestent
les substances, qui les symbolisent dans le temps, sont comme
colorées, au cours du temps, par les essences des substances.
Les principes a priori, dans cette doctrine, existent de deux
façons : 1° hors du temps, comme qualités des choses en soi ;
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la perfection.
Que, du reste, cette théorie s'applique au senliment, à la
volonté, à l'intelligence, elle consiste toujours dans celle thèseque
le général est préalable au particulier, au passager, qu'il lui est
antérieur d'une antériorité de fait (doctrine dei'innéité) ou d'une
antériorité plus subtile qu'on a appelée quelquefois l'antériorité
logique, ce qui signifie qu'il est la condition cachée, virtuelle,
des phénomènes particuliers d'intelligence, de sentiment et de
volonté.
L'empirisme est, au contraire, une doctrine qui s'efforce
d'appliquer l'idée de loi naturelle à la psychologie. Les premiers
psychologues empiristes ont dit, en ce sens, qu'ils voulaient
faire une « physique de l'âme », ce qui ne veut pas dire une
psycho-physique ou une psycho-physiologie, mais qu'on prélend
découvrir des lois de l'âme" du même type que les lois des corps
par la physique. On se place alors au point de vue de la psycho-
logie pure et, néanmoins, on veut appliquer à cel objet la mé-
thode de la nhvsimip
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
dans celles qui les apprennent. Or, en tant que réalités, les lois
physiques ne sont jamais trouvées ou apprises qu'après un temps
très long où elles ont régi les faits sans être connues. On les
trouve par la comparaison de ces faits, une fois ces faits ob-
servés et réunis, et quand les lois de la nature ont été trouvées,
quand elles sont formulées, conscientes, réelles dans les esprits,
elles peuvent servir de principes, de guides à la pensée déduc-
tive.
Selon l'empirisme psychologique, les lois de l'âme sont comme
les lois physiques : en tant que réalités, elles existent après les
faits qu'elles régissent, car on les découvre après qu'elles se sont
exercées. Assurément, la conscience sera encore sous leur domi-
nation dans la suite, mais elles sont après les faits dans cette
doctrine, puisque ce sont les faits de conscience passés qui, réunis
et généralisés, leur donnent l'être dans l'esprit du psychologue.
L'innéisme et Tapriorisme confondent vérité et réalité. Ils po-
sent des lois qui ne sont pas inductives, qui ne sont pas l'œuvre de
Fesprit. Ces lois, ce sont, pour eux, des réalités constantes, éter-
nelles, et ils leur donnent, quand ils les considèrent comme des
réalités, les caractères de la vérité, alors que, considérées comme
vraies, les lois de l'âme, comme toutes les lois, sont des irréalités.
Voilà ce que j'entends par la position des lois dans le temps
après les faits qu'elles régissent. Les lois ne sont réelles qu'une
fois découvertes ; avant, elles sont vraies, mais non réelles.
Autrement dit, les lois de l'âme ne sont conscientes à aucun
degré par le seul fait de s'exercer : elles ne le sont que pour
l'esprit qui s'est appliqué à la connaissance de l'âme.
Mais la question des lois de l'âme n'épuise pas l'étude de la na-
ture de l'àme. Les lois supposent une matière à régir. Or la ma-
tière est actuelle ; c'est ce qui est conscient. Nous devons nous
demander maintenant si l'âme n'a pas des éléments pre-
miers, des données premières. La conscience n'a pas que des
lois, caries lois sont ce qu'il y a de commun entre les faits succes-
sifs et complexes que l'analyse décompose en éléments : il faut
donc se demander quels sont ces éléments. La nature de l'âme ne
consiste pas seulement en lois ; elle consiste aussi en éléments
conscients non dérivés, qui ne renaissent et ne se continuent que
parce qu'il est de la nature de l'âme de les fournir sans cesse ou
fréquemment et dont la répétition, la combinaison, le mélange,
l'association sont régis par les lois.
Quels sont donc les éléments irréductibles de la conscience ?
Ce problème est celui des catégories psychiques, celui de l'ana-
lyse du donné. J'ai étudié ce problème comme le problème fon-
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donc dire que la conscience réagit aux chocs physiques par la
production de qualités conscientes qui correspondent aux quan-
tités externes. En parlant ainsi, nous sortons de la psychologie
pure ; mais il convient peut-être, puur dire quelle est la nalure de
l'âme, de la rapprocher de ses connexes sur ce point spécial.
Concluons donc, sur la nature de Tâme, que l'âme ne nous
apparaît pas le moins du monde comme un reflet du monde exté-
rieur. Elle a une originalité constituée par des lois qui lui sont
propres (celle de l'habitude, par exemple), et, déplus, par des
éléments réels (les lois n'étant que vraies, et non réelles, avant
d'être trouvées), irréductibles les uns aux autres et irréductibles à
ce qui est en dehors de l'âme, à la nature spatiale, physique et
vivante. Parmi ces éléments, il faut mettre à part l'effort, le seul
qui soit constant, le seul qui soit essentiel. Les autres éléments
irréductibles, ce sont les sensations, et la doctrine que je résume
serait presque identique à l'empirisme traditionnel si l'effort pou-
vait être ramené à une sensation. Mais l'effort résiste à toute
réduction ; il intervient à tous les moments de la vie psychique; il
se mêle à toutes les transformations des sensations et des images
rrni crmt Hirio-éoc narloc \r\\a Aa l'âmP Tl flMllhle même CeS lOlS,
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KEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Tout Le Brun est là, avec son orgueil, sa méfiance, sa sournoise
méchanceté et ce quelque chose de distant qu'il a toujours mis
dans ses rapports avec ses semblables.
L'épigramme X sur la Mort nous montre l'attitude philoso-
phique ordinaire à Le Brun, une espèce de stoïcisme qui est assez
loin du fond de son âme, et qui est comme une allure qu'il
donne à son esprit,
L'épigramme XXIV est lancée contre les prudes :
Qu'en son faux zèle une prude est amère !
Damner le monde est un plaisir d'élus ;
Mais le Sauveur, à la Femme adultère,
Dit sans courroux : « Allez, ne péchez plus ! »
Telle est du ciel la sublime indulgence :
t 11 plaint Terreur, il pardonne à l'offense ;
11 n'arme point ni le fer ni le feu.
La pécheresse eut sa grâce accordée ;
Mais qu'on suppose, à la place de Dieu,
Prude ou docteur, elle était lapidée !
Gomme art de suspendre et d'amener peu à peu, sans trop
de lenteur, le trait final, c'est tout à fait excellent.
Sur Dorât, l'éternel ennemi de Le Brun :
Phosphore passager, Dorât brille et s'efface :
C'est le ver luisant du Parnasse.
Sur le même :
Dorât, qui veut tout essayer, tout feindre,
Trompe à la fois et la Gloire et l'Amour :
11 est si bien le poète du jour
Qu'au lendemain il ne saurait atteindre.
Ces vers peuvent s'appliquer, hélas ! à beaucoup de renommées
éphémères.
Sur La Harpe, qui venait de parler de Corneille avec irré-
vérence :
Ce petit homme à son petit compas
Veut sans pudeur asservir le Génie :
Au bas du Pinde il trotte à petits pas,
Et croit franchir les sommets d'Aonie.
Au grand Corneille iK a fait avanie ;
Mais, à vrai dire, on riait aux éclats,
De voir ce nain mesurer un Atlas,
Et redoublant ses efforts de Pigmée,
Burlesquement roidir ses petits bras
Pour étouffer si haute renommée.
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Voici qui devrait être tout à fait en préface des deux volumes
des épigrammes composées par Le Brun. C'est d'un homme qui
avait réfléchi sur un art qu'il pratiquait d'instinct :
Le seul bon mot ne fait une épigramme,
Il faut encor savoir la façonner,
Avec adresse en nuancer la trame. . .
Si l'épigramme, à la vingtième fois,
Ne vous plaît mieux, elle n'est assez bonne.
Cela est très exact ; il faut que le bon mot, comme le mot de
génie, ait quelque chose d'inépuisable et qu'on le trouve meilleur
chaque fois qu'on le répète.
Voici un simple bon mot, mais si amusant qu'on croirait
presque qu'il est historique. Vous savez que Lemierre n'était pas
sans mérite, et qu'on lui doit le vers du siècle :
Le trident de Neptune est le sceptre du monde.
Lemierre était d'un orgueil un peu balourd, et l'excellent Le
Brun lui servit, un jour, cette épigramme :
J'aime Lemierre et son orgueil naïf :
Bien franchement, le bonhomme s'estime
Plus dur parfois que Ronsard et Baïf,
Du moins il pense, et fit un vers sublime .
Onc cet orgueil ne fut déconcerté :
Un jour, donnant tragique nouveauté,
Notre homme voit que le public n'abonde ;
11 sort, revient; et, d'un ton rassuré :
« J'ai vu, dit-il, entrer beaucoup de monde ;
Je ne sais pas où, diable, il s'est fourré » .
Voici encore qui a, sinon une certaine profondeur, du moins
quelque valeur psychologique :
Un partisan de la Métempsycose,
Nommé Le Veau (bien pauvre et bien butor,
Notez cela), pour mieux prouver la chose,
Disait : « Messieurs, je me souviens encor
Qu'au temps jadis je fus, moi, le veau d'or ».
Lors un railleur observant la figure
Du pauvre hére : « Ah ! Monsieur, lui dit-il,
Autant que vous je le crois, je vous jure ;
Même en avez encor tout le profil.
Et rien n'y manque, excepté la dorure ».
C'est toujours extrêmement adroit : cela danse en quelque sorte
entre les doigts de l'auteur ; ce n'est pas de l'esprit le plus fin,
mais c'est de l'esprit joyeux et gaL
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
son temps si cette imagination fut inégale, et de deux genres bien
différents ; tantôt vraie, produit d'un cerveau enthousiaste et
brûlant, tantôt artificielle, empruntant tous les procédés de la
rhétorique: prosopopées, apostrophes, allégories, mythologie,
si bien qu'alors elle n'existe pas. Si je ne craignais pas de faire
des dosages comme en un cabinet de physique, je dirais que Le
Brun a été, pour un quart ou pour un cinquième, un vrai poète et,
pour le reste, un rhéteur très habile. Ce qui est bon dans Le Brun
a survécu dans les imaginations des poètes qui lui ont succédé :
nous avons vu qu'il pouvait y avoir des réminiscences de Le
Brun dans Lamartine et dans Victor Hugo.
Ce qui est certain, c'est que Le Brun a donné une sorte d'im-
pulsion à des esprits qui, depuis bien longtemps, n'avaient aucune
idée de la poésie lyrique. Car, depuis Lefranc de Pompignan, —
ce qui nous fait remonter à la moitié du dix-huitième siècle, —
les seuls vers français de forme lyrique n'ont été que des vers
élégiaques, des plaintes amoureuses. Le grand vers lyrique, celui
qui exprime les grands sentiments de l'humanité, n'a pas été
essayé. Il est peut-être très heureux que Le Brun ait eu plus,
d'imagination que de sensibilité (ce dont il s'est aperçu lui-
même : on le voit au très petit nombre de ses poésies élégia-
ques). Cette imagination a fait qu'il s'est jeté du côté des grands
sujets, et qu'il a écrit cinq ou six morceaux d'initiation, qui
furent singulièrement utiles à ses successeurs.
Je répète que, si Sainte-Beuve a, dans l'un de ses articles, con-
sidéré Le Brun comme un initiateur du romantisme, c'est qu'il
était obsédé de la pensée de son ami Y. Hugo, qui, pendant
tout le premier stade de son évolution, a été doué de plus d'i-
magination sans doute que Le Brun, mais dans le même genre
littéraire. Il est donc juste de considérer l'œuvre de Le Brun
tout au moins comme une date très importante dans l'histoire?
de notre poésie lyrique.
A. B.
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nouveauté ?
Ou bien ils avaient connu personnellement Pascal, et alors
ils étaient au courant de ses projets d'apologétique ; ou bien ils
savaient que l'auteur des Pensées était le même que l'auteur des
Provinciales, et, en même temps, un savant fort illustre. Enfin, il
y en avait qui ne connaissaient ni Louis de Montalle, ni Àmos
Deltonville. Suivant qu'ils appartenaient à l'une ou à l'autre de
ces catégories, les contemporains pouvaient ê(re différemment
impressionnés. Ils devaient être très surpris en lisant le titre de
l'ouvrage : Pensées de M. Pascal sur la Religion et sur quelques
autres sujets. Un livre de M. Pascal publié non à Mons ou à
Cologne, mais en plein Paris, voilà qui devait leur paraître bien
singulier ! On imprimait un livre de celui dont les Petites Lettn*
avaient été condamnées à Rome par la Congrégation de l'Index,
à Aix par le Parlement de Provence, à Paris par le Conseil du Roi I
Certes les gens d alors durent se dire: ou les temps sont bien
changés, ou l'auteur des Pensées est bien différent de l'auteur
des Petites Lettres, ou enfin les éditeurs ont dû être bien habiles,
bien prudents, bien pusillanimes peut-être, et réduits à faire un
grand nombre de corrections.
Or,c'étaient les temps qui étaient changés. Les Jésuites
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envie de les traiter. Au reste, il ne faut pas s'étonner si, dans le
peu qu'on en donne, on n'a pas gardé son ordre et sa suite pour
la distribution des matières. Comme on n'avait presque rien qni
se suivit, il eût été inutile de s'attacher à cet ordre ; et l'on s'est
contenté de les disposer à peu près en la manière qu'on a jugé
être plus propre et plus convenable à ce que l'on en avait. On
espère même qu'il y aura peu de personnes qui, après avoir bien
conçu une fois le dessein de M. Pascal, ne suppléent d'eux-
mêmes au défaut de cet ordre ; et qui, en considérant avec
attention les diverses matières répandues dans ces fragments,
ne jugent facilement où elles doivent être rapportées suivant
l'idée de celui qui les avait écrites. » ...
Voici, plus loin, un autre passage non moins caractéristique :
«sessonffraoe..-/"" 31
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ui'iguiai ei cupies tuait; m uepuses cuei ica u:ucun,uua
Germain-des-Prés. On eut une telle confiance dans les éditeurs
que, durant cent cinquante ans, personne n'a songé à recourir
aux manuscrits autographes. Et, cependant, suivant la dé-
plorable coutume d'alors, ils avaient pris des libertés avec le
texte. Non contents de faire des suppressions, ils avaient intro-
duit des modifications, adouci des expressions qu'ils jugeaient
trop crues : si le lexle authentique avait paru, on aurait crié au
matérialisme et à l'anarchie. Ils ont fait ce que Pascal n'aurait
pas manqué de faire, s'il lui avait été donné de corriger ses
épreuves.
Voici quelques exemples, qui montreront bien que l'édition de
1670 est le complément indispensable d'une étude sérieuse des
Pensées, d'après le texte du manuscrit autographe. On lit dans ce
manuscrit : « Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse
vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par un
raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature,
sans s'arrêter à ces vaines circonstances, qui ne blessent que -
magination des faibles? Voyez-le entrer dans un sermon, ou 1
apporte un zèle tout dévot, renforçant l'égalité, la solidité de
raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec
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des aînés qui ont tout. Mon ami, vous êtes né de ce côté de la
montagne ; il est donc juste que votre aîné ait tout. — Pourquoi
me tuez-vous ? » Ainsi il n'y a là qu'une plaisanterie ! Mais alors
que va devenir le fameux adage : « Vérité au deçà des Pyrénées,
erreur au delà » ? Ne serait-ce pas, là encore, une plaisanterie? Il
y a tout lieu de le croire ; en tout cas, vous jugez de l'embarras
des éditeurs, qui n'avaient pas reçu les confidences de Pascal.
Le public a été transporté d'admiration : le succès fut très
franc, il n'y eut aucune contradiction. Pendant un siècle, il ny
eut pas d'autre édition que celle de Port-Royal. Le volume pri-
mitif s'augmente seulement, à diverses reprises, de fragments
nouveaux, qui furent répartis à travers les divers chapitres du
recueil. En 1678, on avait pris privilège pour publier la \ie de
Biaise Pascal, parM mc Périer ; mais elle ne parut qu'en 1684, en
tête d'une des nombreuses réimpressions qui se faisaient à Ams-
terdam.
Telle a été, au dix-septième siècle, la destinée des Pensées de
Pascal : il nous reste à voir ce qu'elles vont devenir au siècle de
Voltaire et de Condorcet.
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tîi la psycnoiogie que j ai exposée c=i ïiaïc ^ -
réserve), en présence d'une conscience qui commence, on doil
dire : elle sera une continuité d'efforts, les images qui se forme-
ront en elle à la suite des sensations s'associeront en elle de trois
manières, etc., etc. Donc, en présence d'une conscience commen-
çante, on peut prévoir ce qu'elle sera eu tant que conscience
humaine ; mais on ne peut prévoir son individualité, laquelle
dépend uniquement de l'accident complexe du milieu, et de se*
efforts futurs. Selon le préjugé commun, au contraire, lorsquune
conscience commence, cette conscience d'enfant possède oeja
une nature individuelle ou, plutôt, deux. D'abord, 1 enfant sera
tel et tel, comme caractère, esprit, capacités; car ses parer,
sont ainsi. C'est là ce que le vulgaire exprime par les P rove ! DeS Q
« Tel père, tel fils. — Bon sang ne peut mentir », etc. On croit, e
effet, que les ancêtres et surtout les plus proches, détermine ,
pour une part, les virtualités spéciales d'une conscience qui com
mence. Maison croit aussi qu'une conscience qui commeu ,
outre ce qu'elle a de commun avec toutes les autres ei ^
les consciences de ses ascendants, manifestera, au cours -
existence future, quelque chose qui lui sera propre, qui
germe en elle, mais est, pour le moment et provisoirement, iw*r
terminabie. On croit généralement que l'àme naît a™
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830
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
sont généralement héritées. Donc on peut poser en règle générale
que l'animal hérite, et que l'homme se distingue de l'animal en ce
qu'il n'hérite pas au point de vue psychique. Son corps hérite
assurément, mais l'âme recommence dans chaque individu. Toute
âme individuelle est un commencement absolu ; elle n'hérite que
de la nature humaine ; mais est-ce là un héritage ? L'affirmer,
ce serait, je crois, abuser du mot. Toute âme, dans ses grandes
lignes, est identique aux autres âmes ; mais ce qu'elle a d'origi-
nal n'est pas hérité. L'individualité psychique est l'œuvre du
milieu, et de l'effort. Si l'homme est tel, il est assurément un ani-
mal, un vertébré ; mais c'est un animal et un vertébré exception-
nel. L'homme est un animal qui hérite du corps seul de ses ascen-
dants et non de leur âme. Il faut commenter, sans trop y insister,
cette assertion.
L'instinct animal, qu'est-ce au juste? S'il y a des préjugés
sur l'instinct des hommes, il y en a aussi sur l'instinct des
animaux. Une observation minutieuse montre que l'instinct
animal change : l'abeille n'a pas toujours les mêmes fleurs
à sa portée. Donc l'instinct est toujours, plus ou moins, mé-
langé d'intelligence. Voilà ce qu'il faut constater d'abord. Mais ce
dont l'animal hérite, qu'est-ce à l'origine? Eh! bien, sans m'at-
tarder à citer beaucoup de faits et à user de dialectique, je dirai;
il est impossible d'expliquer les instincts des animaux autrement
que comme des habitudes transmises et figées, formées jadis par
l'adaptation intelligente de certains moyens à certaines fins. Les
ancêtres des animaux actuels étaient donc plus intelligents qu'ils
ne sont. La preuve, c'est que l'adaptation des instincts aux milieux
nouveaux est parfois très imparfaite. Il y a même des instincts au-
jourd'hui absurdes, dangereux pour la race qui les possède et
s'obstine à les suivre. Mais, si ces instincts ont été inventés jadis,
c'est qu'ils s'adaptaient au milieu d'alors. (Voir Perrier, Préface
à Romanes, L'Intelligence des Animaux, trad. française.)
L'animal hérite, et c'est là son infériorité. Il est comme ces fils
de famille qui, entrés dans la vie avec trop d'aisance, ne peuvent
faire effort quand les circonstances changent. Si nous jetons un
regard circulaire, superficiel, mais ici suffisant, sur les animaux,
nous devons conclure que les animaux sont en décadence, et c'est
pour cela sans doute que l'homme est le roi de la création. Il y
eut un temps où les animaux s'adaptaient à leurs milieux ; ils
étaient alors intelligents, et, s'ils ne l'avaient pas été, la vie ani-
male aurait vite cessé : carie milieu n'a jamais été immuable. Si
les animaux, actuellement, n'ont guère que des instincts, c'est
qu'ils sont en décadence. L'homme, un jour, est apparu, qui, lui,
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iiummes r 11 ne s agit plus ici ni d hérédité, ni de vocation, ni de
l'influence d'aucun milieu. Car il ne s'agit pas d'expliquer com-
ment un homme est grand dans telle ou telle spécialité; il
s'agit d'expliquer comment on est grand homme en général.
J'ai commencé l'explication du génie, lorsque j'ai parlé de la
richesse de la conscience et quand j'ai montré la volonté prépa-
rant, puis achevant les œuvres de la conscience dont l'ensemble
est cette richesse, la volonté organisant, administrant sagement,
habilement, la conscience dans la durée qu'elle remplit. Simpli-
fions un peu cette conception pour l'adapter au problème que
nous traitons. Le degré supérieur de l'intelligence, voilà ce qui,
en fait, caractérise surtout le génie. Or, dans notre théorie, cette
action complexe de la volonté a pour résultat suprême de faire
des intelligences supérieures. Oublions la cause et ne considé-
rons que l'effet ; transportons à l'effet tout ce que nous avons
dit de la cause ; et disons simplement que le génie comme tel, en
général, a une condition première, inexplicable, qui est la supé-
riorité de l'intelligence dans une conscience individuelle. Voilà ce
qui peut être considéré comme natif, comme primitif. Mais y a-
t-il, en plus, des dispositions natives à appliquer cette supério-
rité dans un sens ou dans un autre ? Lorsqu'on lit l'histoire des
grands hommes, celle de NaDoléon on de V. Cousin, nar
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Robert Garnier
<< PRINCE DES POÈTES TRAGIQUES »,
d'après un livre récent (i).
Au mois de février de Tan 1565, la ville de Toulouse était en
liesse : elle se préparait à recevoir le roi Charles IX, qui, ayant
atteint sa quatorzième année, venait de se déclarer majeur.
Sachant que les huguenots l'appelaient « un petit royat de rien »,
auquel ils donneraient « des verges », la reine mère, Catherinede
Médicis, voulait montrer le royal élève du vertueux Amyot à
toutes les provinces, pour lui concilier leur sympathie et pour les
rattacher à sa cause; aussi, sous couleur de le conduire àBayonne,
où elle désirait conférer elle-même avec le duc d'Albe, lui fai
sait-elle faire un long détour par Lyon, Avignon, Marseille,
Nîmes, Carcassonne et Toulouse, malgré un hiver terrible, dont
les vieux chroniqueurs nous ont transmis le souvenir : durant
deux mois entiers, les rivières restèrent gelées ; beaucoup de
routes, obstruées par la neige, étaient impraticables ; et « maints
voyageurs, rapporte Mézeray, perdirent leurs oreilles ou leur
nez, détachés par le froid. » Mais les rigueurs de la température
pouvaient-elles refroidir l'enthousiasme de la veille cité toulou-
saine, toujours ardente et passionnée entre toutes? Elle oublia
les deuils causés par les discordes religieuses, la peste, qui se
dressait, menaçante, à ses portes, et ne songea qu'à fêter digne-
ment l'enfant roi.
Entre ses maisons de briques, dans ses rues pavoisées, elle éleva
sept arcs triomphaux, de styles différents, et plusieurs écha-
fauds, qu'ornaient des festons de lierre, des tapisseries, des pein-
tures et des inscriptions poétiques : comment les vers n'auraient-
ils pas été en place d'honneur dans la ville de Clémence Isaure et
des Jeux Floraux? Beaucoup de poésies étaient signées : Robert
Garnier; on lisait notamment sur le théâtre de la rue de Salinière,
le plus curieusement regardé de tous à cause de la statue de
(1) Robert Garnier y sa vie, ses poésies inédites, avec son véritable portrait et
un fac-similé de sa signature, par Henri Chardon. 1905, Champion, éd., 9,
Quai Voltaire, à Paris.
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de La Fresnaye, qui, né lui-môme en l'année 1536, l'an
Que le grand roy François conquesta la Savoye,
écrivait à Garnier :
Je suis plus vieil quetoy de quelque dix années.
Robert Garnier appartenait à une ancienne famille bourgeoise
de La Ferté, où ses deux sœurs se marièrent, l'aînée, Roberde, à
Denis Gaudard, sieur de Ja Rouillerie, la cadette, Magdeleine, à
Etienne Boudin, sieur des TeUengères.
Ses humanités terminées, le jeune homme partit pour Tou-
louse, séduit peut-être par la célébrité de son école de droit, où
Jean Coras, celui-là même qui devait être pendu à laSaint-Bar-
thélemv, attirait alors autour de sa chaire plus de deux mille
écoliers, séduit surtout, je crois, par ce Collège de la gaie
science, qui, en 1554, avait décerné à Koosard une Minerve
d'argent, et dont presque tous les membres du Parlemenl de
Toulouse étaient fiers de s'être disputé les prix.
Il n'y eut pas de concours en 1563, à cause des discordes reli-
gieuses qui troublaient l'Université ; mais, au mois de mai 1564,
vainqueur de six concurrents, parmi lesquel du Bartas, dans
la « MiftP ripe fleure accoir U,-,1,ût.» (.ornicr rarllPllX. Se VOVait
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REVUE DES COURS ET. CONFÉRENCES
Et mesme le Mary ne se promettre pas
Que sa femme au danger ne courre à son trépas ;
rappelez-vous, d'autre part, les admirables vers de Cinna :
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé,
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire;
et vous ne serez pas surpris que les deux poètes concluent, Gar-
nier en maudissant
Le populaire estât de cette belle Romme,
et Corneille en faisant dire à l'un de ses personnages :
Le pire des états, c'est l'état populaire.
L'unique remède aux ligues sanglantes qu'a enfantées la liberté
publique, tous deux nous le montrent dans le pouvoir clément
et juste d'un monarque fort. Au dénouement de la tragédie cor-
nélienne, Livie, illuminée d'un rayon prophétique, dira à Tem-
pereur Auguste, sacré par la clémence :
Rome n'a plus de vœux que pour la monarchie ;
mais déjà Garnier avait rendu grâces à la monarchie d'avoir as-
suré le salut du peuple romain :
Tu mis en son giron ce grand Monarque Auguste,
Qui le régît long tems d'une clémence iuste (1).
Ainsi — et le rapprochement me paraît intéressant — dans
les deux poèmes môme inspiration et même conclusion.
Je me hâte de dire qu'au moment où Garnier écrivait son
Hymne de la Monarchie,* au milieu des troubles civils qui déchi-
raient et faillirent perdre la France, ces idées étaient en honneur
parmi tous les hommes modérés et cultivés ; elles remplissent
le discours Pour l a Monarchie contre la division, que Vauquelin
de la Fresnaye avait dédié en 1563 à Catherine de Médicis, et
l'Hymne de la Monarchie, qu'avait fait imprimer en 1565 Guil-
laume de Poëtou-Bellièvre. L'état des esprits explique donc
amplement l'enthousiasme reconnaissant avec lequel la France,
enfin apaisée et unifiée, allait saluer dans Henri IV « le père du
(1) Dans la Dédicace de son Antigone (1580), Garnier exprimera l'espoir que
le roi Henri 111 va être « un second Auguste » et ramener «le siècle d'or. »
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Qu'il faut invoquer Dieu par cantiques divers,
L'avoir toujours au cueur, en la bouche, en nos vers,
Chantant, comme tu fais, son éternelle essence.
C'est luy vrayment qui peut nos douleurs étouffer,
Qui peut nous ramener le bonheur en la France
Et faire un siècle d'or de ce siècle de fer.
Les huit célèbres tragédies de Garnier n'ont point été com-
posées à Paris.
Sans doute, le poète se plaisait fort dans la capitale, où il en-
tretenait les plus agréables relations avec les meilleurs écrivais
de l'époque, avec Baif, Jean Dorât, Claude Binet, Etienne Pas-
quier, Robert Estienne, avec Remy Belleau, presque son compa-
triote, car le gentil poète était né à Nogent-le-Rotrou, où il a au-
jourd'hui une bien vilaine statue, avec Ronsard enfin, qui lui
fera l'honneur insigne de présenter au public son flippolyle, sa
Cornélie, sa Troadv, et, en 1585, l'édition complète de ses œuvres.
Mais, soit que les causes, soit que la voix eussent manqué à l'a-
vocat, Garnier n'avait pas plaidé longtemps à Paris ; il était re-
venu, en mai 1569, dans sa province natale avec la charge de
conseiller au présidial du Mans; cinq ans après, il yfr
nar Charl^c TY mnimani An \ n Pn.nnH~ n A „ i; n ,,i nnnn »
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portes, il rima une originale et curieuse tragi-comédie de Brada-
mante, dédiée au chancelier de France. Enfin, il lit en 1585, pour
l'offrir au roi, une édition complète de ses œuvres.
Afin de l'en remercier, comme de vers à sa louange glissés dans
une élégie dont nous parlerons tout à l'heure, Henri III, peut-être
à l'instigation de son grand favori, le duc de Joyeuse, auquel
Garnier venait de présenter une nouvelle tragédie, Les Juives, lui
donna enfin au Grand Conseil un office de conseiller, qu'il venait
de créer le 13 mai 1586.
Mais la récompense arrivait trop tard. Tant de douleurs étaient
venues assaillir Je poète, que la joie ne pouvait plus trouver place
dans son cœur meurtri.
En 1583, au Mans, tandis qu'il se dévouait pour ses concitoyens
décimés par la peste, ses serviteurs avaient formé l'abominable
projet de l'empoisonner avec sa femme et ses jeunes enfants, pen-
sant que l'on mettrait sur le compte du fléau ces quatre décès et
qu'ilsauraientainsi toute sécurité pour piller la maison. Françoise
Hubert, qui avait bu le poison la première et fait découvrir le
crime par les syncopes qui la saisirent aussitôt, ne s était pas
rétablie, et elle traînait depuis une vie languissante, qu'assombrit
encore la mort de sa mère en 1586. .
Quelques mois auparavant, la mort de Ronsard avait eie
„ d n : j^-l: . „„.,ni of lui avait inspire une
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à « toute la cour céleste » ; qui fonde pour lui-même et pour les
siens une messe basse de Requiem « chacun dymenche de Tan à
perpétuité », et qui fait dresser un crucifix et chanter à toutes
les grandes fêtes le Stabal en l'église de sa ville natale.
Nous y voyons la générosité de Robert Garnier, qui l'oublie
ni sa nièce, ni son serviteur, ni sa servante, et qui, par un mé-
lange singulier de piété et de bonté, veut léguer une rente de
« deux escus sol » aux Cordeliers du Mans, qui devaient veiller
sur sa dépouille mortelle, pour que les bons Pères puissent
« s'éjouyr au jour de mardi gras. »
Nous y voyons sa tendresse paternelle éclairée, qui demande
qu'on ne laisse pas ses filles se marier avant qu'elles aient assez de
raison pour choisir leurs maris, avant « qu'elles aient ateinct et
accomply l'aage de dix-huict ou vingt ans », qui supplie quelles
ne soient unies qu'à des hommes dignes d'elles parleur naissance
et par leur rang et appartenant comme elles à la religion catho-
^ous y voyons, enfin, le pieux souvenir que gardait Robert Gar-
nier pour celle qui avait été son grand amour, la joie et 1 orguei
de sa vie, pour la femme charmante qui avait consenti d associe
sa destinée à la sienne. Il veut être uni, dans la tombe même, a
i7„o™™; eû Hnh^ri . il vpnt. p.»™ inhumé auDrès d'elle dans lacna-
bustede Robert Gari
reproduire fidèlement
celui qui offre le plus
toe le portrait plein
lui-même a fait gravei
138 3(l). C'est d'aprè
Garoier voudrait voii
ou tout au moins poi
11 est bien certain an
l ¥es, serait pl U8 à s
J'er celle du vieux R 0 ]
fançois. »
i 1 ) On le troi
«ivera en tête
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trouver l'équivalent dans les faits matériels et observables.
(M. Lalande.)
n
UNIVERSITÉ DE POITIERS
Composition française.
LICENCE.
Comparer les Deslins de Sully Prud'homme aux fragments du
poème philosophique d'André Chénier, Y Hermès (Chénier, edU,
Gabriel de Chénier ou édit. Becq de Fouquières, petite Biblio-
thèque Charpentier, 1894).
Dissertation latine.
Quœretur utrum Horatius in Epistula ad Augustum sequus
veterum poetarum judex atque existimator callidus extitent.
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1° Le réalisme de Ge>rge Eliot.
2° Apprécier cette pensée de La Rochefoucauld: « Il faut de
plus grandes vertus pour soutenir la borne fortune que la
mauvaise.»
Dissertation anglaise.
1° George Eliot as a pàinter of rural life.
2° « Social changes in english life during the 19th century. »
3° « Thechild isfatber of the man. » (Wordswortn.)
Leçons.
I. _ George Eliot ; sa vie, son œuvre.
II. — La Révolution française et l'Angleterre moderne.
LICENCE D'ALLF.MAND.
II. Apprécier cette
Siècle de Louis XIV
faut qu'il dégénère»
HI. «La Bruyères'
la société de son temj
J'«t pas dans Boileau
faire jour. » (F. Brun<
Histoire
I- U comédie en F r;
v 11 ^tyssée deJea
™ qu'il a habités, ]
œuvres.
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Platon.
II. Rapports de l'entendement et de la volonté dans la philoso-
phie de Descartes.
III. La doctrine morale dans la philosophie deKant.
A nos lecteurs.
UNIVERSITÉ DE LILLE
L'Université de Lille a décidé, cette année, d'organiser des
cours de vacances, qui auront lieu, à Boulogne-sur-Mer, du 1 au
30 août. .
Ils comprennent un cours élémentaire, qui donne les nouons
les plus simples, un cours supérieur, qui s'adresse aux personnes
qui ont déjà une teinture du français, et des conférences suraes
sujets variés. . ... j p
Ces cours sont faits par des professeurs de 1 Université ae
Lille et du collège de Boulogne-sur-Mer. La direction en a ei
confiée à notre collaborateur M. Henri Born ecque, P ro r e ™»'
vTT^u^oUAj* niio onnnoi n» npn t. s'adresser pour tous rensei-
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1656
la police et la guerre
en 1656
la publication des Pro-
vinciales
suite de l'examen des
Provinciales ....
les deux dernières Pro-
vinciales
génie et caractère de
Pascal pamphlétaire.
interruption des Provin-
ciales en 1657. . . .
les suites des Provin-
ciales
Pascal apologiste. . .
les sources de Pascal
apologiste
Pascal de 1658 à 1662. .
préparation de la pre-
mière édition des
13 avril 05, 269, II
20 avril 05, 289, II
20 avril 05, 290, II
27 avril 05, 370, II
4 mai 05, 400, H
11 mai 05, 459, U
18 mai 05, 492, II
25 mai 05, 561, U
8 juin 05,644, ||
15 juin 05,673,
22 juin 05, 744, jj
22 juin 05, 753,
20 juin
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860
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
LITTÉRATURE LATINE
Les discoursjudiciairesdeCicéron :
— introduction. . . . J. Martha.
— Pavocat romain. . . —
— l'avocat au temps de Ci-
céron —
— les causes préférées de
Cicéron —
— les raisons de ses pré-
férences —
— la préparation de l'af-
faire. ..... —
— une audience à Rome. —
— le talent de l'avocat. . —
— les exordes —
— les narrations. ... —
— l'argumentation. . . —
La littérature latine chrétienne :
— considérations gé-
nérales. ... P. de Labriolle.
— YOctavius de Minu-
cius Félix. . . —
— la science et l'ascèse
chez saint Jérôme. . —
Dale du N\ Page. Tome
22 déc. 04, 299, I
5 janv. 05, 404, I
9 févr. 05, 63*, l
2 mars 05, 777, I
16 mars 05, 56, Il
20 avril 05, 296, II
27 avril 05, 359, II
18 mai 05, 500, II
25 mai 05, 537, II
25 mai 05, 540, II
1er juin 05, 593, II
8 juin 05, 634, II
29 juin 05, 791, II
17 nov. 04, 80 I
24 nov. 04, 114, I
20 avril 05, 324, II
4 mai 05, 418, II
LITTÉRATURE GRECQUE
La civilisation attique du \ e au iv«
siècle (suite) :
— la femme et l'enfant.
— l'enfant dans la fa-
mille : Hémon. . .
— — Antigone. . .
— l'homme dans la so-
ciété
— Euripide etson temps.
— Euripide; son tempé-
rament d'artiste. .
Les orateurs attiques :
— introduction. . . .
— Antiphon
A. Croiset. 17 nov. 04, 49, I
8 déc.
15 déc.
29 déc.
15 janv.
04, 201,
04, 250,
04, 347,
05, 433,
26 janv. 05, 546,
2 févr. 05, 587,
23 févr. 05, 730,
30 mars 05, 153,
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862
REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
La philosophie de Renouvier :
— introduction ....
— Renouvier en 1842. .
— Renouvier infinitiste.
— la loi du nombre. .
— premier Essai de cri-
tique générale. . .
— 2e Essai de critique
générale
3 e et 4 e Essai de cri-
tique générale. . .
la Science de la Morale.
la polémique. . . .
le problème du mal. .
la théorie des Trois
Mondes
Conclusion
G. Milhaud.
Date du N°. Page. Tome
5 janv.
26 janv.
2 févr.
9 févr.
05, 411,
05, 555,
05, 609,
05, 666,
46 févr. 05, 701,
9 mars 05, 39, 1
16 mars 05, 89,
23 mars 05, 111,
6 avril 05, 226,
13 avril 05, 277,
20 avril 05, 312,
4 mai 05, 408,
4 mai 05, 412,
4 mai
4 mai
05, 413,
05, 416,
HISTOIRE
.Les questions sociales et indus-
trielles aux Etats de 1560. . .
Les phénomènes généraux en his-
toire ; conditions universelles
communes à toutes les sociétés
(suite) :
— la famille
— les phénomènes écono-
miques
— la vie matérielle. . .
— la vie intérieure. . .
Histoire générale de la fin du xv»
siècle à 1789 :
— introduction» . . »
— formation des grands
Etats
— grandes découvertes
des xv« et xvi e
siècles
— la Renaissance . .
H. Hauser. 15 déc. 04, 268, I
Ch.Seignobos. 10 nov. 04, 12, I
— 17 nov. 04, 69, I
— 8 déc. 04, 221, I
— 22 déc. 04, 314, I
— 29 déc. 04, 365, I
19 janv. 05, 519,
9 févr. 05, 656,
16 févr. 05, 692, I
23 févr. 05, 746, 1
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REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES
Auteurs anglais.
Date du
N".
Page. Tome
2
îev.
05,
614, I
Z
Iév.
05,
614, I
Shakspeare : King Henry IV. .
2
fev.
05,
615, I
John Ford : Perkin Warbeck. . .
—
2
fev.
05,
617, I
Clarendon : History of the Recel-
tev.
05,
617, I
Milton : Samson Agonisles. . . .
—
2
tev.
05,
618, I
Congreve : Fhe Way of the World.
—
2
ex...
fév.
05,
619, I
Fielding : Joseph Andrews. . . .
—
lév.
05,
619, I
Galt : TheAnnals of the Parish. .
Z
îev.
05,
620, I
îev.
05,
768, I
Coleridge : 2«£ Ancient Mariner
2
fév.
05,
621, I
Moore : Fw<J</e Family in Paris.
2
fév.
05,
622, I
G. Eliot : Afiddlemarch
2
fév.
05,
622, I
J. R. Green : A s^orf History of the
fév.
*05,
623, I
23
fév.
05,
768, I
Sujets de devoirs, leçons et compositions. — Soutenances de
thèses. — Programmes de cours et d'examens. — Listes d'au-
teurs. — Ouvrages signalés. — Renseignements divers.
Le gérant : E. Fromantin.
^ POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE BT DE LIBRAIRIE.
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^ JUN 1 4 1962
1
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